La Diplomatie secrète de Louis XV
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 87 (p. 769-820).
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LA
DIPLOMATIE SECRETE
DE LOUIS XV

II.
INVASION DE FREDERIC II EN SAXE[1]


I

Le changement de front inattendu qui sépara en 1756 la France de la Prusse pour la jeter dans les bras de l’Autriche, qui renversa ainsi toutes les traditions de la politique européenne, et qui fut l’origine de la terrible guerre de sept ans, est un fait dont les conséquences ont eu une portée incalculable, dont la cause première n’est pas impossible à déterminer, mais dont les détails demeurent enveloppés de mystère. La plupart des négociations qui précédèrent cette célèbre révolution diplomatique s’étant traitées à huis clos sans laisser de trace dans aucune archive, l’histoire, à sa honte, en est encore réduite à emprunter le récit fait en l’air par un littérateur agréable et la justification suspecte d’une des parties intéressées. Nous en sommes toujours aux ouï-dire rapportés par Duclos dans son Histoire secrète du règne de Louis XV, et à l’exposé présenté trente ans après l’événement par Frédéric II dans ses mémoires, deux documens aussi peu dignes l’un que l’autre d’une foi complète, et qui ont de plus l’inconvénient de s’accorder assez mal ensemble.

On connaît la narration de Duclos, qui a fait fortune par un tour piquant et une certaine saveur de scandale. Suivant ce bel esprit, que sa qualité de philosophe épris des droits de l’homme n’empêchait pas d’être historiographe de cour, dans la rupture survenue entre la France et la Prusse, tous les torts furent du côté de la France, et provinrent d’une source aussi impure que méprisable. Au premier bruit du conflit élevé dans le Nouveau-Monde entre les marines anglaise et française, Frédéric, en loyal exécuteur des traités qui le liaient envers nous, fit offrir son concours armé par l’intermédiaire de son ambassadeur à Paris. Il assurait que l’Autriche était de son côté toute prête à venir en aide à l’Angleterre, et proposait de devancer l’intervention des troupes impériales en entrant lui-même en Bohême à la tête de 100,000 hommes. Ce fut le gouvernement français qui déclina cette offre empressée, par le motif ou plutôt sous le prétexte qu’il voulait conserver à la guerre un caractère exclusivement maritime et maintenir aussi longtemps que possible la paix sur le continent. En réalité, ce refus était dicté, assure Duclos, par la vanité de la marquise de Pompadour. Cette courtisane ne pouvait pardonner à Frédéric les plaisanteries cyniques qui, parties de Potsdam, avaient circulé dans toute l’Europe sur son compte. Un habile diplomate autrichien, le comte de Kaunitz, momentanément envoyé à Paris comme ambassadeur, s’était aperçu de cette irritation et n’avait négligé aucun art pour l’envenimer, surtout par le contraste, en comblant lui-même la favorite d’hommages empressés. De retour à Vienne, où il était appelé au poste de premier ministre (qu’il devait garder quarante années), M. de Kaunitz eut soin d’enseigner à sa maîtresse par quelle porte basse on pouvait pénétrer jusqu’au cœur du roi de France. Marie-Thérèse était toujours ulcérée de s’être vue contrainte à céder, par la paix à Aix-la-Chapelle, une des plus belles provinces de sa couronne à un ancien vassal de l’empire. Elle ne rêvait que représailles et vengeance contre Frédéric. Toute la politique était concentrée pour elle dans la passion de recouvrer la Silésie. Elle embrassa donc avidement le dessein de priver à tout prix le roi de Prusse du puissant concours de la France. Ce désir devint si fort chez la dévote princesse, qu’il triompha de l’orgueil du rang comme des scrupules de la conscience. Elle ne dédaigna pas d’écrire de sa main un billet flatteur À la petite bourgeoise que l’adultère avait placée si près du trône., et lit offrir à la France par ce fâcheux intermédiaire un traité d’alliance offensive et défensive.

C’est cette proposition que préféra Mme de Pompadour à l’offre presque simultanée du roi de Prusse, abandonnant ainsi une vieille et solide amitié pour une aventure perfide et précaire. La nouvelle alliance fut débattue (toujours suivant notre historien), à l’insu de toute la cour et de la plupart des ministres, entre l’envoyé d’Autriche, le comte de Stahremberg, et un petit prélat de cour, l’abbé de Bernis, auteur de poésies galantes et médiocres, dont le roi de Prusse avait eu le malheur de se moquer, et qui pour cette cause partageait tous les ressentimens de la favorite. Le lieu de rencontre fut une petite maison de campagne située au-dessous de Bellevue, qui portait le nom de Babiole, et aucun historien, je crois, ne s’est refusé le plaisir de faire ressortir, en passant, combien ce nom ridicule contrastait avec la gravité des intérêts débattus, mais répondait bien aux sentimens frivoles des négociateurs. La discussion, plusieurs fois rompue et plusieurs fois reprise, allait enfin aboutir à une alliance purement défensive par laquelle les deux états se garantissaient réciproquement leurs possessions. Seulement, par un reste de scrupules pour d’anciennes obligations, le roi de France exigeait que la Prusse fût comprise dans la garantie, à moins qu’elle n’engageât la première les hostilités. Les choses en étaient là quand Frédéric eut vent de l’affaire. Justement indigné du manque de foi qui répondait si mal à sa royauté, et craignant avec raison de se trouver isolé en Europe contre la coalition d’ennemis redoutables, il prit son parti avec résolution. Il se retourna du côté de l’Angleterre, et s’engagea envers cette puissance, par un traité signé à Westminster, à ne prendre aucune part à la guerre future. Cette convention de neutralité n’avait rien d’agressif contre personne, pas plus contre la France que contre aucun autre pays. En tout cas, ce n’était qu’une représaille anticipée et une mesure de défense légitime[2].

Tel est le récit stéréotypé que tous les historiens français se sont passé de main en main l’un à l’autre, et comme les panégyristes les plus ardens du grand Frédéric n’en auraient pu inventer un plus favorable à la mémoire du héros, il n’est pas étonnant que les historiens allemands l’aient adopté aussi à l’unanimité. Mme de Pompadour reste donc chargée, seule devant la postérité d’une décision qui fut suivie d’une guerre sanglante, terminée pour la France par une paix désastreuse. À Dieu ne plaise que je plaide devant le mépris public la cause de Mme de Pompadour, ou même que j’invoque pour elle le bénéfice des circonstances atténuantes ! Si elle n’eut pas ce jour-là le tort qu’on lui prête, elle en eut tant d’autres, et sa seule existence, le seul fait que ce nom indigne et ridicule doive être mentionné dans les annales de la monarchie française est en soi-même un tel scandale qu’aucune sévérité à son égard ne paraîtra jamais excessive. Je ne trouve d’ailleurs, on le verra bien, dans l’intérêt du principal personnage de cette histoire pas plus que dans celui de sa famille, aucun avantage à défendre Mme de Pompadour ; mais la vérité a ses droits, et elle m’oblige à reconnaître que le récit de Duclos renferme trop d’anachronismes, trop d’incohérences pour qu’on puisse l’admettre, sur la foi surtout d’un tel garant, sans des réserves qui en annulent tout à fait la valeur. En premier lieu, il est un point par lequel son exposé débute et qui ne souffre pas même la discussion, c’est l’offre de concours que Frédéric est supposé avoir faite à la France et que la France est censée avoir refusée. Là-dessus le témoignage de Frédéric est positif et ne souffre pas de réplique. S’il eût fait à la France une avance de cette nature, s’il eût eu le désagrément de la voir sèchement repoussée, il n’eût pas manqué de faire sonner très haut ce grief dans ses mémoires, où il n’est occupé qu’à rejeter sur la France la responsabilité de la rupture. Cependant il ne dit rien de pareil, et il affirme énergiquement que son principal motif pour s’écarter de l’alliance française fut qu’à propos d’une querelle coloniale et purement maritime nous voulions engager à notre suite le continent, l’Europe et lui-même dans une guerre générale où il ne lui plaisait pas de figurer[3].

On peut donc bien accorder à Duclos que l’Autriche, par les raisons qu’il suppose, fut empressée d’offrir son alliance à la France dès le milieu de 1755, sauf à se méfier un peu de la couleur romanesque qu’il donne aux incidens du récit ; mais il est certain en même temps que, si ces propositions furent faites, l’Autriche eut l’initiative de la bonne grâce, et ne fut devancée à Versailles par aucune invitation pareille venue de Berlin. De plus les dates ici ont une extrême importance, et Duclos indique le 21 septembre 1755 comme le premier jour où fut débattue à Babiole la proposition autrichienne. Or il résulte de documens tirés tout dernièrement des archives de Berlin que dès le mois d’août de la même année l’alliance anglaise était offerte à la Prusse et prise en considération par elle[4], de telle sorte que pendant l’automne de cette année critique, entre Louis XV et Frédéric, l’infidélité fut au moins réciproque ; les deux alliés cherchaient sourdement à se faire pièce l’un à l’autre, et, tout compte fait, le roi de Prusse mit tous les torts de son côté en éclatant le premier.

En second lieu, il résulte du récit de Duclos lui-même qu’aucune parité n’existe entre le mauvais procédé dont Frédéric crut avoir à se plaindre de la part de la France et celui dont il se rendit coupable envers elle. Duclos convient en effet que le traité d’alliance proposé par l’Autriche, et auquel la France, suivant lui, était sur le point d’adhérer, ne contenait autre chose que la confirmation du statu quo territorial de l’Europe, c’est-à-dire le résultat du traité d’Aix-la-Chapelle, dont Frédéric assurément n’avait pas lieu d’être mécontent. Il ajoute que Louis XV insista énergiquement pour faire comprendre en termes formels dans cette garantie la monarchie prussienne avec toute l’étendue que lui avaient apportée ses dernières conquêtes. Quel tort était donc réellement fait aux intérêts de Frédéric ? Tout au plus pouvait-il s’inquiéter pour l’avenir de l’intimité diplomatique établie entre son ancien allié et son ennemi d’hier ; mais c’était aussi pour lui en revanche un avantage qu’une nouvelle adhésion solennellement donnée par l’Autriche, sous les yeux de la France, à la perte de la Silésie. L’alliance de la Prusse avec l’Angleterre avait un caractère tout autre et de bien plus graves conséquences pour nous, car cette alliance survenait au milieu d’une guerre engagée, et en assurant au gouvernement britannique la tranquillité de ses possessions continentales elle lui permettait de concentrer contre les flottes françaises toutes ses forces financières et militaires. En un mot, Louis XV venait consoler dans sa disgrâce l’ennemi vaincu, subjugué, humilié, de Frédéric : c’était peut-être un léger tort d’amitié ; mais Frédéric courtisait l’ennemi présent, puissant, presque vainqueur de Louis XV. C’était un perfide abandon et une hostilité traîtresse à peine déguisée.

Aucun tort de forme ne manqua d’ailleurs pour envenimer le fond déjà si amer de l’injure. Frédéric y mit vraiment un plaisir de bravade et un luxe d’insolence, car il choisit pour faire éclater sa défection le jour même où Louis XV lui offrait, par un noble et sûr organe, le renouvellement public de leur vieille union. C’est un fait que Duclos lui-même ne mentionne qu’avec embarras. Au mois de décembre 1755, M. le duc de Nivernais, pair de France, grand d’Espagne, allié très proche du secrétaire d’état de la guerre, le maréchal de Belle-Isle, et comme tel placé très avant dans les bonnes grâces de Mme de Pompadour, fut envoyé à Berlin en grande cérémonie, chargé de la mission ostensible de renouer avec la Prusse tous les traités existans et en particulier de s’assurer de son concours dans la guerre avec l’Angleterre. Un négociateur de si haut parage n’était pas un homme de paille. Il ne s’exposait pas assurément lui-même et on ne l’exposait pas à son insu à être convaincu publiquement de duplicité ou de duperie. En tout cas, si Frédéric persistait à douter de la bonne foi de Louis XV, si les relations mystérieuses, vraies ou supposées, du cabinet de Versailles avec l’Autriche lui inspiraient une invincible méfiance, c’était le cas d’attendre jusqu’à ce qu’on eût pu couler à fond tout le différend par une franche explication. Frédéric préféra devancer la venue de l’ambassadeur pour lui faire trouver le traité anglais conclu, signé et ratifié à son débotté. On prétend même qu’il assaisonna cette communication d’un trait épigrammatique des moins raffinés. A sa qualité de grand seigneur, le duc joignait celle d’amateur littéraire, auteur de quelques écrits de bon goût qui lui avaient valu l’entrée à l’Académie française. Frédéric II se fit, dans sa première audience, réciter par lui quelques vers de son cru, puis il ajouta en riant : « Je vous montrerai sous peu, moi aussi, une pièce de ma façon. » Cette pièce n’était autre que le fameux traité, produit ainsi grossièrement au jour sous les yeux, presque à la barbe de l’envoyé extraordinaire, qui était en même temps, d’un commun accord, le plus galant homme de son pays et de son temps[5].

Il est donc certain que Frédéric eut son parti pris dès le premier jour, et le traité de Westminster, avec toutes les suites politiques qui en découlèrent, demeure son œuvre propre, dont il répond seul devant l’histoire. La vérité vient ainsi, j’en suis fâché pour la morale, à la décharge de Mme de Pompadour. Maintenant est-il nécessaire de fouiller les archives, d’écouter à la porte des cabinets et même des boudoirs, et de se perdre en conjectures pour deviner quels mobiles influèrent sur les acteurs de ce drame historique, et se rendre ainsi un compte naturel de leurs actes ? Il me semble au contraire qu’il suffit de jeter les yeux sur une carte et d’interroger le cœur humain. Les comparaisons les plus vulgaires ne sont pas les moins saisissantes. Les rapports de la France et de la Prusse dans cet instant décisif m’ont toujours paru ressembler à ce que deviennent aisément les relations d’un tuteur et d’un pupille quand, l’un ayant vieilli et l’autre grandi, le mineur redemande ses comptes et sa liberté. Au fond, le lien que le traité de Westphalie avait établi entre la France et les membres du corps germanique, et qui s’étendait à la Prusse comme à tout autre, était beaucoup moins un lien d’amitié que de protection. Les petits états d’Allemagne cherchaient un point d’appui en France contre l’ambition envahissante de la maison d’Autriche, qui, peu satisfaite de présider à un empire fédératif, tendait toujours à les englober tous dans une monarchie unitaire. La France leur accordait d’autant plus volontiers cet appui, que son intérêt sur ce point était tout pareil au leur, et que la formation d’une grande unité monarchique sur le Rhin, à 60 lieues de notre capitale et sur notre frontière la plus découverte, a toujours paru aux politiques français doués de quelque sens le plus grand danger qui pût menacer notre grandeur et même notre indépendance nationale ; mais la condition pour que cet échange de bons offices pût se prolonger, c’était évidemment qu’aucun des états ainsi protégés ne fût assez fort pour faire ses affaires lui-même, et surtout ne le devînt assez pour aspirer à remplacer l’Autriche dans ses vues de prépondérance et d’unité.

Or c’est précisément cette hypothèse dont l’ambition ardente de Frédéric tendait visiblement de jour en jour à faire une réalité. Qu’il eût conçu le projet de porter d’un seul coup la Prusse au point de grandeur où il la vit avant de mourir, et surtout au degré où nous la voyons nous-mêmes aujourd’hui, c’est ce qu’on n’oserait affirmer. Il est rare que les calculs humains, même les plus réfléchis, aient cette précision ; mais il était dans l’âge de l’orgueil et de l’espérance, porté par l’ascendant du génie, et décidé à épuiser les faveurs de la fortune. Il ne voulait surtout à aucun prix être contrôlé et surveillé dans l’usage des forces nouvelles qu’il venait d’acquérir. Toute clientèle donne un droit de conseil à celui qui l’exerce, et impose un devoir de déférence à celui qui la subit. Frédéric était résolu à secouer, dans ses rapports avec la France, la gêne de ce rôle subalterne. De là ses plaisanteries amères sur le compte du gouvernement français, plus dignes d’un écolier émancipé qui se raille de son maître que d’un souverain qui traite avec un frère en royauté. De là ces plaintes hautaines qu’il exprime dans ses mémoires sur les habitudes impérieuses du cabinet de Versailles, qui « comptait, dit-il, la Prusse à l’égard de la France comme le despote de Valachie à l’égard de la Porte[6]. » De là enfin chez lui une tendance à faire bande à part à la première occasion, peut-être seulement pour faire preuve d’indépendance. De son côté, la France, satisfaite d’avoir créé sur les derrières de l’Autriche une puissance capable de tenir son ancienne adversaire en échec, n’avait aucune raison de compromettre cet heureux résultat en le poussant trop loin. L’antagonisme de la Prusse et de l’Autriche suffisait à son repos. Son intérêt était désormais de tenir l’équilibre entre ses deux rivales, non d’agrandir démesurément l’une aux dépens de l’autre. Or l’équilibre, dans toutes les balances du monde, ne s’établit qu’en penchant alternativement dans l’un et l’autre sens. Un certain éloignement pour la Prusse et une certaine sympathie pour l’Autriche étaient donc des sentimens très naturels, bien que nouveaux, dans les conseils du cabinet français. Et quant à l’Autriche elle-même, en faisant taire toutes ses anciennes répugnances pour ne songer qu’à l’ennemi domestique qui s’attachait désormais à ses flancs, elle obéissait au plus impérieux instinct de défense. C’est ainsi que, sans qu’il y ait grand reproche à faire à personne, chacun suivit en cette occurrence la pente de sa situation dans la mesure de son caractère, Marie-Thérèse avec l’ardeur et la perspicacité de la jalousie féminine, Louis XV avec la timidité irrésolue d’un vieil enfant, Frédéric avec la hautaine et impétueuse détermination du génie.

Pour reprendre, après ces considérations générales, le fil de l’histoire particulière qui nous occupe, il est probable que si le comte de Broglie, au lieu d’être relégué au fond d’un pays perdu comme la Pologne, avait été envoyé d’abord sur quelque grand théâtre comme Vienne, Londres ou Berlin, il eût compris de bonne heure et vu venir de loin cette révolution inévitable qui déplaçait insensiblement le centre de gravité de tout le système européen. Même dans le cercle étroit où il était placé, quelques symptômes en avaient été visibles d’assez bonne heure. Avant d’éclater, le refroidissement de sa cour et de celle de Berlin s’était trahi à Dresde même par quelques indices assez clairs, auxquels son esprit ardent avait eu le tort de ne pas prêter une attention suffisante. Ainsi, à son arrivée à Dresde, trouvant les deux légations de Prusse et de France placées depuis longtemps sur un pied d’amitié officielle, il avait noué tout de suite avec son collègue le comte de Maltzahn les meilleures relations. Les deux envoyés vivaient ensemble comme de vrais camarades ; mais toutes les fois que le comte de Broglie avait tenté de transformer cette bienveillance personnelle en intimité politique, et surtout d’établir un concert d’action dans les affaires de Pologne, il avait rencontré tour à tour à Berlin et à Paris une répugnance marquée qui, sans rompre les nœuds existans, avait toujours empêché de les resserrer.

C’était la France d’abord qui avait marqué la plus mauvaise volonté. Dès le mois de juin 1753, la Prusse avait fait offrir d’entrer pour un tiers environ dans les dépenses que pouvait causer l’entretien du parti national en Pologne. Cette offre fut déclinée poliment, au grand déplaisir du comte de Broglie, non-seulement par le ministre (ce qui allait sans dire dans la disposition de réserve où le cabinet français était alors), mais même par le prince de Conti, qui répondit au nom du roi qu’il valait mieux travailler chacun de son côté. « Autant vaudrait dire que la France veut y travailler seule, » avait répliqué le comte de Broglie avec un peu d’humeur ; cependant après réflexion il s’était expliqué la réserve du prince par la crainte de mettre le roi de Prusse dans la confidence du plan secret, projet d’ambition monarchique auquel aucun souverain étranger ne pouvait s’intéresser bien vivement. Plus tard, lorsque son bonheur et son habileté eurent rétabli et placé très haut, comme on l’a vu, la situation de la France en Pologne, ce fut chez le ministre de Prusse que le comte de Broglie commença d’apercevoir des traces évidentes de jalousie et de mauvaise humeur, sentimens d’autant plus dignes de remarque que, comme ils étaient étrangers au caractère de l’envoyé lui-même, on ne pouvait y voir que le reflet de ceux de son souverain. L’idée d’un traité d’alliance entre les cours de France et de Saxe, ce plan favori du comte, paraissait surtout causer un assez vif déplaisir à Berlin. Loin d’y trouver lui-même la possibilité d’acquérir un allié de plus, Frédéric ne semblait y voir qu’un moyen pour la France d’acquérir à ses dépens une influence dangereuse en Allemagne. La première fois qu’on lui en parla, il répondit sèchement que, le roi de Pologne n’ayant jamais eu que de mauvais procédés à son égard, ce serait un manque d’amitié de la part de la France que de s’allier avec un prince si mal disposé pour lui. Il y eut même à ce sujet une explication assez vive entre les deux envoyés, presque au lendemain du retour du comte de Broglie à Dresde, et M. de Maltzahn s’échappa jusqu’à dire que, si ce traité se concluait, cela seul pourrait mettre en péril celui qui était à renouveler entre la France et son maître. Le comte de Broglie bondit à cette parole et la releva avec hauteur.

« J’ai cru devoir lui répondre, écrivait-il le lendemain au ministre, qu’un pareil propos, qu’il n’était pas sans doute chargé de me tenir, ne tirait à nulle conséquence entre lui et moi par l’habitude où nous étions de parler souvent plutôt comme des amis que comme des ministres, mais que par cette même raison, je ne pouvais pas me dispenser de lui dire qu’un tel langage serait bien déplacé, s’il était tenu avec l’intention qu’on l’entendît dans toute son étendue, et que l’intérêt que je prenais à nos deux puissances me faisait désirer bien véritablement que M. de Kniphausen (l’envoyé de Prusse à Paris) ne hasardât pas vis-à-vis de nous une phrase de cette nature. Je l’ai prié ensuite de me dire avec sa confiance ordinaire à quel titre le roi de Prusse croyait pouvoir gêner le roi dans ses alliances, lorsqu’elles ne portaient rien de contraire à ses intérêts particuliers. Je lui ai fait sentir que des conditions aussi dures pouvaient même le paraître à un allié inférieur, qu’en réfléchissant il devait comprendre combien il serait extraordinaire de les dicter à un prince qui ne pouvait être dans la dépendance de personne. J’ai ajouté à ces raisons générales, auxquelles j’ai tâché de donner la tournure noble et ferme dont elles sont susceptibles, j’ai ajouté, dis-je, des réflexions particulières sur le cas présent, qui tendaient à prouver que l’opposition de son maître était plus fondée sur un mouvement de caprice que sur des raisons d’intérêt, puisque certainement il gagnerait beaucoup à notre alliance avec la Saxe, et j’ai fini par le faire convenir que j’avais raison dans tous ces points, en m’avouant que je savais qu’il avait toujours été de cet avis, mais que son maître avait apparemment des motifs, qui lui étaient inconnus, de penser différemment… Je souhaite que vous approuviez ma conduite dans cette occasion, où j’ai cru devoir me conformer au ton ferme et convenable que vous avez toujours pris avec les ministres de ce prince, puissant allié sans doute, mais qui ne sera jamais utile que quand on lui fera sentir aussi l’utilité dont nous lui sommes, et qui ne saurait se séparer de nous sans des risques évidens pour sa puissance, qu’il ne peut encore regarder comme indépendante et existante par elle-même[7]. »

Il y avait bien dans ce fier langage quelque chose de ce ton impérieux, de cette prétention d’exiger des comptes de clerc à maître que Frédéric se plaignait de rencontrer trop souvent chez les agens français, et si la conversation lui fut rapportée textuellement dans le moment où il hésitait encore à opérer son changement de front, elle ne dut pas contribuer à l’en détourner. Au demeurant, il avait d’autres moyens de savoir à quoi s’en tenir, s’il le désirait, sur le compte des sentimens que nourrissait envers lui l’ambassadeur de France à Dresde. Peu de jours en effet après cet entretien, le comte de Broglie, faisant la revue de ses papiers pour les mettre en ordre, comme c’est l’ordinaire après un voyage, s’aperçut avec surprise que les minutes de dix dépêches officielles et (chose plus grave encore) le chiffre de la correspondance secrète avaient disparu de ses cartons. Il apprit alors avec un redoublement d’effroi que, durant son absence, le secrétaire resté seul chargé des affaires, M. de Linan, était tombé gravement malade d’un accès de fièvre chaude qui semblait menacer ses jours. M. de Maltzahn, en sa qualité d’ami, s’était empressé de faire prévenir le ministre de France à Berlin, et en attendant il était venu s’installer à l’ambassade pour veiller à la sûreté des archives. Il est vrai qu’il avait eu soin de faire mettre les scellés sur tous les tiroirs en présence du secrétaire de la légation de Suède ; mais cette précaution n’avait été prise qu’une heure après son entrée à l’ambassade, et pendant cette heure d’horloge tous les papiers étaient restés à sa discrétion.

« On ne peut douter, écrivait tout effaré le comte de Broglie au prince de Conti en l’avisant de cette découverte fâcheuse, que ce ce ne soit le ministre de Prusse auquel nous avons l’obligation de ce qui fait la matière de cette lettre. Je n’entrerai pas dans la discussion de savoir s’il a agi comme il le devait, et si c’est un procédé, autorisé par le caractère de ministre. Je sais seulement que je ne l’aurais pas fait sans en avoir l’ordre, et qu’il m’aurait furieusement répugné de l’exécuter[8]. » Quoi qu’il en soit, le roi de Prusse avait dû trouver dans les dépêches surprises tout le détail des dernières transactions engagées entre l’ambassade et la cour de Saxe. Quant au chiffre également intercepté de la correspondance secrète, le mal était moins grand, puisque, l’ambassadeur étant absent depuis le larcin consommé, aucun usage n’en avait été fait. Pourtant, comme plus d’une fois dans les années précédentes les lettres chiffrées avaient été confiées aux postes prussiennes, si on en avait gardé copie au passage, Frédéric, possédant maintenant la clé, pouvait se donner le plaisir rétrospectif de les faire mettre au clair, et surprendre ainsi tout le fil des projets suivis par le prince de Conti.

Le lecteur conviendra que j’aurais beau jeu à reprendre ici à mon profit la théorie des grands effets expliqués par les petites causes, et de substituer au conte de Duclos un roman de ma façon qui, au mérite de la nouveauté, joindrait celui de ne pouvoir être contredit par personne. Je pourrais supposer par exemple que depuis plusieurs années Frédéric s’était fait remettre par ses agens des postes copie de toutes les dépêches provenant de la légation de France à Dresde, qu’en trouvant un grand nombre de chiffrées, dont la destination même était inconnue, il les avait précieusement mises de côté en se creusant la tête pour deviner l’énigme d’une correspondance si active et si mystérieuse. Je le peindrais ensuite mis inopinément en possession de la clé, l’appliquant lui-même aux pièces suspectes, et voyant se dérouler devant lui tout un plan redoutable, qui n’allait à rien de moins qu’à établir à sa porte un prince français, bon militaire et politique renommé, pour monter en quelque sorte la garde sur ses frontières. J’imputerais hardiment à cette découverte l’irritation dont il fut saisi contre la France, le parti qu’il prit de lui rompre en visière, et ainsi un incident ignoré dont j’aurais eu la première confidence serait la cause véritable qui a inondé l’Europe de sang et changé la face des empires.

On me saura gré de m’arrêter en si belle carrière d’imagination, par la raison très vulgaire que je n’ai vraiment aucune raison de croire que les choses se soient ainsi passées, ni que Frédéric ait tiré aucun parti du secret intercepté par son ambassadeur ; mais en échange de ma sincérité on me laissera bien affirmer ue la jalousie conçue par cet ombrageux souverain contre la résurrection de l’influence française en Allemagne, la crainte de se trouver bloqué dans le nord par l’union intime de la Saxe et du parti national de Pologne, opérée sous les auspices de la France, l’idée vague et malheureusement trop bien justifiée par la suite que son ambition pourrait se donner quelque jour carrière aux dépens de l’indépendance polonaise, et qu’il fallait entretenir plutôt qu’arrêter l’anarchie dans ce malheureux pays, — tous ces motifs secrets contribuèrent à l’éloigner du gouvernement que représentait le comte de Broglie, et qu’ainsi l’impatience excitée chez le grand monarque par la petite personne active et altière de l’ambassadeur fut au nombre des gouttes d’eau qui firent déborder le vase[9].

C’est de quoi le comte de Broglie aurait pu se douter, mais ce qui ne paraît pas même lui avoir traversé l’esprit, car lorsque la nouvelle de la convention anglo-prussienne arrivait à Dresde, elle le surprit à l’égal de tout le monde, et il reçut le coup sans préparation en pleine poitrine. C’était son plan favori qui s’écroulait de toutes pièces. Plus de traité possible avec la Saxe ; on ne pouvait demander à Auguste III de renoncer à ses anciennes liaisons pour n’acquérir en Allemagne aucun appui nouveau, et pour encourir au contraire le mécontentement d’un proche et puissant voisin. Plus de confédération non plus, au moins immédiatement, possible en Pologne, car cette levée de boucliers ne pouvait se justifier que dans l’hypothèse où, la lutte nouvelle s’engageant dans les mêmes conditions que les guerres précédentes, l’Angleterre serait attaquée par la Prusse dans l’électorat de Hanovre, et la Russie, pour voler à son secours, menacerait de se frayer un passage par le territoire de la république. Le péril éloigné, la précaution défensive devenait inutile. Enfin quel affaiblissement pour un ambassadeur de France vivant au cœur de l’Allemagne que d’y voir son souverain bravé par le plus ancien de ses alliés ! Aucune de ces conséquences n’échappa au comte, qui les sentit toutes amèrement ; mais il supporta le choc avec un calme merveilleux. Dès le lendemain, on le voyait reparaître à la cour le sourire sur les lèvres et affectant de ne rien comprendre à l’émotion qu’on venait lui témoigner de toutes parts. « L’ambassadeur comte de Broglie, écrivait M. de Brühl à son envoyé à Paris, témoigne une indifférence vraiment surnaturelle pour cet événement, prétendant qu’il fera peu d’impression sur sa cour, vu qu’elle n’a jamais voulu porter la guerre sur le continent. » — « Ne témoignez aucun mécontentement, écrivait-il lui-même à M. Durand, nouveau résident de France à Varsovie, de ce que vient de faire le roi de Prusse ; posez-vous au contraire vis-à-vis des Polonais comme si ce n’était qu’une conséquence des projets que nous avons formés, qui ne tendent pas à entrer en Allemagne, et que notre allié a voulu également se garantir d’y voir entrer d’autres troupes. Il faut encore supposer que nous avons consenti d’autant plus volontiers à cet arrangement qu’il remplit à coup sûr l’objet de préserver la Pologne du passage des troupes russes. Après avoir fait cette confidence avec quelque dextérité, il faut ajouter que, malgré cette assurance, il ne convient pas de perdre de vue tout projet de confédération, parce que la Russie pourrait fournir une occasion à la Pologne de se venger de toutes les insultes qu’elle a reçues, si elle prenait le parti de faire un transport de troupes considérable en Angleterre,… et si la Porte se déterminait à profiter d’une circonstance aussi favorable ; il faut parler sur ce sujet en oracle, c’est-à-dire ambigument et d’une façon qui ne nous compromette pas, et qui nous mette en même temps à portée de juger le plus positivement qu’il sera possible la disposition de nos amis[10]. »

M. Durand, qui était un très bon agent, doué d’un excellent esprit politique, trouva pourtant la dissimulation un peu forte et le rôle d’oracle difficile à garder, surtout en présence d’un événement qui parlait si clair. « Il s’élève, répondit-il à l’ambassadeur avec beaucoup de sens, à chaque événement un cri général qui détermine le jugement des gens les plus bornés. Vouloir l’étouffer serait faire, selon moi, des efforts inutiles ; il ne faut songer qu’à diminuer l’impression qui, allant toujours au-delà de ce qu’elle devrait être, perd de sa force avec le temps. C’est ce qui ne m’a point porté à donner comme notre ouvrage le traité du roi de Prusse avec l’Angleterre ; mais je n’ai pas laissé que d’insinuer que nous en avons eu quelque connaissance, et que ce traité, devant produire la tranquillité du nord, ôte à la cour de Vienne le seul motif qu’elle pouvait avoir de prendre part à la querelle de l’Angleterre, et indispose cette, puissance, qui voit ainsi consolider la possession au roi de Prusse de la Silésie[11]. » M. Durand n’avait que trop raison. Personne ne se laissa prendre ni au contentement excessif que simulait l’ambassadeur, ni même aux raisonnemens plus mesurés, mais tout aussi peu vraisemblables, du résident, d’autant plus qu’à ce même moment à Versailles le roi, Mme de Pompadour et toute la cour jetaient feu et flamme contre ce qu’ils appelaient sans ménagement la défection du roi de Prusse. Aussi dès le 4 mars M. Durand devait-il prévenir l’ambassadeur que le comte Braniçki avait rappelé ses agens de Turquie et des provinces danubiennes, et décommandait ostensiblement tous les préparatifs de la confédération, le comte de Broglie eut beau presser, conjurer, menacer, faire parler au grand-général tantôt par sa femme et Mokranowski, tantôt par la princesse Lubomirska, sa sœur ; rien ne put empêcher le prudent seigneur de mettre en panne pour voir d’où le vent allait s’élever. De Paris en même temps, où l’incertitude semblait régner dans le conseil, le comte reçut l’ordre de suspendre toute démarche et de reprendre une attitude purement spectatrice.

Ainsi s’évanouissait en un jour le résultat de quatre années de travail. Le comte était outré, non découragé. Au contraire son cerveau, fermentant sous l’empire d’une irritation concentrée, enfantait projet sur projet. Enfin il accoucha d’un plan qu’il se décida à soumettre au roi à la fois par la voie officielle et par la voie secrète, et dont il fit confidence à M. de Rouillé en même temps qu’au prince de Conti. Suivant lui, il importait à l’honneur de la France de châtier, toute affaire cessante, l’insolence de son ancien protégé et de faire rentrer dans de justes bornes une puissance et une ambition débordantes. Pour mettre Frédéric à la raison, le concours de l’Autriche était nécessaire, il ne fallait pas hésiter à le provoquer ou à l’accepter. Seulement le comte ne dissimulait pas qu’un tel rapprochement avec l’Autriche offrait des dangers sérieux et de plusieurs genres. Ce qu’on pouvait craindre, ce n’était pas seulement de faire renaître une prépondérance qu’un siècle de combats et d’efforts avait suffi à peine à écraser, c’était encore et surtout de jeter dans le découragement tous les anciens cliens de la France, petits états d’Allemagne, Turquie, Suède, Danemark et principalement Pologne, qui, tous engagés avec nous dans cette lutte séculaire contre l’Autriche, pourraient se croire au premier moment abandonnés et sacrifiés. Pour parer à ce double inconvénient, un moyen simple se présentait et devait être saisi : c’était de promettre d’avance les dépouilles de la Prusse, non à l’Autriche elle-même (sauf peut-être la Silésie, qu’il faudrait bien lui restituer), mais à un des états secondaires du corps germanique. Or ce tiers était tout indiqué : c’était l’électorat de Saxe, dont le territoire, contigu à celui de la Prusse, pouvait naturellement être agrandi aux dépens de son voisin. En engageant dès lors Auguste III dans une ligue contre Frédéric, et en lui laissant espérer comme indemnité les futures conquêtes, on préparait les conditions d’un nouvel équilibre de l’Allemagne, faisant contre-poids tout aussi bien aux nouvelles espérances des margraves de Brandebourg qu’aux vieilles prétentions des héritiers de Charles-Quint. De plus le souverain de la Saxe, accru en importance, aurait droit à échanger son titre d’électeur contre la couronne royale. En lui promettant de le faire ainsi monter en grade, on le déciderait sans peine à renoncer à la couronne de Pologne, qui pour lui n’était guère qu’un vain titre, et le trône, devenu vacant à Varsovie, pourrait être occupé par un candidat français ou agréable au parti national. Moyennant cette combinaison ingénieuse, Prusse, Autriche et petits états, tous étaient ou contenus ou satisfaits, et (pensait aussi probablement tout bas le comte de Broglie) on contentait du même coup la dauphine et le prince de Conti. « J’avoue, disait-il en communiquant au prince ce dessein hardi, que l’agrandissement de la maison d’Autriche et de celle de Saxe paraît au premier coup d’œil peu analogue aux vues de sa majesté ; mais d’un autre côté il faut faire attention que celui du roi de Prusse y est encore plus contraire, et que sa position, eu égard à la Pologne, rendrait son opposition plus dangereuse, pour peu que sa puissance augmente encore, avec l’habitude qu’il cherche à prendre de donner la loi à tout le monde et à nous particulièrement… Je croirais donc pouvoir affirmer que de le remettre dans la classe dont nous l’avons aidé à sortir, et de l’y bien tenir après, serait une des choses que nous pourrions faire la plus favorable à la politique générale de sa majesté… C’est un objet principal de s’opposer à l’agrandissement du roi de Prusse, de qui on peut juger par l’exemple d’aujourd’hui qu’on ne disposera jamais. Il serait d’ailleurs bien avantageux de prouver qu’on ne nous manque pas impunément, et que la fidélité que nous avons envers nos alliés nous fait trouver mauvais qu’on en use différemment avec nous… Nous sommes dans une crise fort importante pour le moment présent et pour l’avenir ; je désire bien vivement que nous ne prenions que des partis glorieux pour sa majesté et avantageux pour son service[12]. »

À ces ouvertures patriotiques faites avec tant de chaleur, M. de Rouillé ne répliqua rien du tout, et le prince de Conti se bornait à faire une réponse assez sèche qui équivalait à dire au comte de se tenir tranquille. « Quant à votre plan, disait-il, de détruire la puissance de la Prusse par une négociation avec l’Autriche, il ne peut être mis en pratique[13]. » Ce serait bien le cas de dire, comme dans la comédie de Beaumarchais, qui trompe-t-on ici ? Était-ce le prince de Conti qui trompait le comte de Broglie, ou qui était lui-même trompé par le roi ? Il faut bien que ce fût l’un ou l’autre, car ce plan de détruire la puissance de la Prusse par une négociation avec l’Autriche, ce plan qui ne pouvait être mis en pratique, était au même moment non-seulement pratiqué, mais activement poursuivi et déjà presque passé en exécution à Versailles.

L’irritation causée au sein du cabinet par l’abandon inattendu de Frédéric avait reporté tous les esprits vers les propositions autrichiennes rejetées l’automne précédent. Marie-Thérèse était revenue à la charge, plus avide que jamais d’unir ses ressentimens à ceux de Louis XV contre l’ennemi qui leur était désormais commun. Ses offres étaient chaudement appuyées par Mme de Pompadour, que je n’ai plus cette fois la prétention d’en défendre ; mais ce qui pouvait dans ce sens plus encore que l’influence de la favorite ou même que le ressentiment du souverain, c’était l’évidence de l’intérêt et le cri de la nécessité. Il n’était pas possible à la France, engagée comme elle l’était dans une guerre maritime très périlleuse contre l’Angleterre, de rester sur le continent absolument dépourvue d’alliances. Vainement Frédéric assurait-il que, ne s’étant obligé qu’à rester neutre, il ne méditait contre nous aucune agression. La parole du conquérant qui pour ses premières armes avait envahi autrefois la Silésie sans déclaration de guerre ne méritait et n’obtenait aucune confiance. On pouvait tout craindre de son audace sans scrupule, même une réconciliation subite avec l’Autriche, dont la France eût été chargée de faire les frais. En acceptant les offres de Marie-Thérèse, on s’assurait au moins l’avantage de rompre le lien de l’Autriche avec l’Angleterre, union redoutable, qui durait déjà depuis un siècle, et qui, sous la conduite d’Eugène et de Marlborough, avait mis la France à deux doigts de sa perte. En les repoussant au contraire, la France courait risque de se réveiller un jour isolée, avec une flotte anglaise sur ses côtes et une coalition européenne sur ses frontières.

Il faut donc bien reconnaître, malgré l’opinion contraire, mais irréfléchie, de la plupart des historiens, que l’alliance de l’Autriche était devenue pour la France une condition de sécurité, presque d’existence, et que Frédéric ne lui avait pas laissé d’autre choix. Seulement, comme le voyait très bien le comte de Broglie, c’était une nécessité pleine de périls. La transition était très difficile à ménager, surtout pour que l’alliance nouvelle ne coûtât point à la France la perte de plus modestes, mais de plus anciens, de plus fidèles amis. Entre le péril d’être victime de Frédéric et celui d’être dupe de Marie-Thérèse, la France avait navigué dans une passe semée d’écueils, où les meilleurs pilotes ne pouvaient avancer que la sonde en main. À ce point de vue peut-être, un homme comme le comte de Broglie, à la fois militaire et diplomate, initié par quatre ans d’expérience à toute la politique de l’Allemagne, connaissant à fond la force de toutes les armées et le ressort de tous les cabinets, ayant fait ses preuves d’habileté, de résolution et surtout de fidélité dans la garde d’un secret, eût-il été un meilleur agent à employer que les instrumens dont se servit Mme de Pompadour : un vieil intendant comme Rouillé et un poète comme l’abbé de Bernis. En tout cas, le comte de Broglie lui-même étant d’avis de l’opération, on ne risquait rien d’écouter ses conseils et de le mettre dans la confidence.

Il n’en fut rien cependant : le fidèle serviteur que le roi avait bien jugé digne d’être chargé d’une mission politique ignorée de tous ses ministres, avec qui il n’avait pas dédaigné de conspirer contre son propre cabinet, fut tenu à l’écart, comme le premier venu, d’une négociation qui touchait de si près aux intérêts mêmes qu’on lui avait confiés. Pour l’admettre à ce nouveau secret, il aurait fallu commencer par avouer à Mme de Pompadour la nature des services analogues qu’il avait rendus, et les titres qu’il s’était acquis à la reconnaissance. Louis XV ne l’osa pas ou n’y songea même point. Trois mois durant, le comte de Broglie restait à Dresde sans instructions ni officielles ni secrètes, apprenant comme tout le monde par le bruit public que les entrevues du comte de Stahremberg et de M. de Rouillé à Versailles étaient quotidiennes, assiégé de questions auxquelles il ne pouvait répondre, d’inquiétudes qu’il ne pouvait calmer, et tendant l’oreille au vent pour recueillir l’écho de vagues rumeurs. Ce ne fut que le 25 mai que M. de Rouillé se décida enfin à lui dire un mot du traité déjà signé à Versailles trois semaines auparavant. « Je vous confie, monsieur, lui écrivait-il (la confidence devançait de huit jours à peine la publication), que le roi a conclu, le 1er de ce mois, avec l’impératrice-reine de Hongrie et de Bohême, un traité de neutralité et un traité d’alliance purement défensif… C’est un événement auquel le bruit public a dû vous préparer… L’alliance que les deux cours viennent de contracter vous surprendra d’autant moins que vous en avez vous-même eu l’idée, et que dans la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 13 février vous la portiez plus loin[14]. »

Cette remarque dut peut-être consoler le comte de Broglie en lui faisant voir (ce dont il aurait pu douter jusque-là) qu’au moins le ministre s’était donné la peine de lire sa lettre ; mais, quand il eut en main l’instrument même des deux traités annoncés, j’imagine qu’il fut tenté de refuser le compliment, car il lui suffit de les parcourir pour s’assurer que, si sur le fait même de l’alliance avec l’Autriche le plan adopté était conforme à son désir, tous les complémens et tous les correctifs qu’il avait proposés pour conjurer les périls de cette scabreuse évolution avaient été uniformément négligés. Le traité, comme le disait le ministre, se composait de deux parties. La première n’était qu’une simple convention de neutralité exactement calquée sur celle qui était intervenue entre la Prusse et l’Angleterre. L’Autriche, comme la Prusse, s’engageait à s’abstenir de toute participation dans la guerre actuellement allumée, et à préserver ainsi pour sa part la paix du continent. La seconde allait plus loin, elle obligeait les deux parties contractantes à se garantir mutuellement leurs possessions, à se prêter aide en cas d’agression, et à tenir, pour cette éventualité, chacune à la disposition de l’autre, un corps de 24,000 hommes, dont 18,000 d’infanterie et 6,000 de cavalerie[15].

Ce n’était donc pas la guerre immédiatement déclarée au roi de Prusse pour le faire repentir de son infidélité, aventure hardie que le comte de Broglie n’aurait pas hésité à courir ; mais, sous une apparence plus inoffensive, c’était, comme il arrive souvent aux demi-mesures adoptées dans les grandes crises, un engagement beaucoup plus compromettant, car ce n’était rien de moins qu’une déclaration de guerre en blanc mise entre les mains de l’Autriche, pour en faire usage quand et comme il lui conviendrait. Vainement était-il stipulé que le secours promis par la France ne serait exigible qu’en cas d’agression de la part de la Prusse ; cette réserve était manifestement illusoire. Tout le monde sait que quand deux puissances voisines vivent mal ensemble, celle qui veut transformer la malveillance en hostilité a mille moyens de susciter des occasions de conflit, de se dire, de se croire même attaquée, et de forcer son adversaire à prendre l’offensive en le poussant à bout par une série de provocations détournées, ou seulement en l’inquiétant par l’excès de ses armemens. Or, comme il était certain que l’Autriche n’avait recherché l’alliance française que pour prendre le plus tôt possible une revanche armée sur la Prusse, on devait s’attendre qu’elle n’épargnerait rien pour faire naître le cas prévu par le traité, et de l’humeur peu endurante dont était Frédéric, il était probable que lui-même se prêterait aisément à ce jeu peu déguisé. De manière ou d’autre par conséquent, de gré ou de force, on pouvait prévoir qu’avant la fin de l’été les deux puissances allemandes en seraient venues aux mains, et que la France se verrait appelée à intervenir. C’était donc la guerre certaine dans un temps donné et même à très court délai ; seulement ce n’était pas la guerre entreprise par la France pour venger sa propre injure, avec le choix des armes et du terrain ; c’était la guerre à la remorque de l’Autriche, à une date, pour une cause et dans des conditions dont la France ne serait ni juge ni maîtresse.

Les conséquences de cette situation subordonnée, fatalement assignée à la France par le traité de Versailles, paraissaient au comte de Broglie aussi évidentes que déplorables. Dans une entreprise faite pour son compte, sous son propre drapeau, la France assurément aurait porté le poids du jour ; mais en compensation elle aurait eu la direction et la conduite de toutes les opérations diplomatiques ou militaires : c’est elle qui eût déterminé l’instant, le point, le but de l’attaque, et assigné le rôle à remplir, comme la récompense à espérer par chacun de ses auxiliaires. On a vu comment le comte de Broglie faisait d’avance cette répartition de rôles, et espérait, en mettant la Saxe en avant, contenir l’Autriche, rassurer le corps germanique et tenir les Polonais en haleine. Bon ou mauvais, applicable ou non dans tous ses détails, ce plan partait d’une idée juste et profondément politique : c’est qu’il importait à la France de prendre tout de suite la haute main dans le nouveau système fédératif, d’y entrer en maîtresse avec le cortège de tous ses cliens, et de ranger tout le monde derrière elle. Du moment au contraire où c’était l’Autriche qui donnerait le signal de la guerre et où la France n’y prendrait part qu’en seconde ligne, et n’y serait représentée que par un faible corps de 24,000 hommes, ce rôle prépondérant lui échappait pour passer à sa nouvelle alliée. C’est l’Autriche qui, en sa qualité de principale intéressée, déterminerait les conditions auxquelles son injure pourrait être vengée et son ambition satisfaite ; c’est elle aussi (et ceci était le capital), c’est elle qui réglerait le choix et la mesure de ses alliances. Or parmi les alliés de l’Autriche il en était un très intime, très entreprenant, aimant beaucoup à se mêler des affaires d’autrui. On a nommé la Russie. Comment douter que du jour où les hostilités seraient allumées en Allemagne, l’Autriche appellerait à son aide la Russie en même temps que la France, en vertu du traité de Pétersbourg, non moins explicite que celui de Versailles, et que les troupes russes seraient sur pied avant les nôtres ? Pour accourir en Europe, les armées russes n’avaient guère qu’un chemin à suivre et elles aimaient beaucoup à le prendre : c’était la route de Varsovie. Le fantôme d’une invasion russe en Pologne, faite de connivence, presque de concert avec la France, se dressa devant le comte de Broglie et le pénétra d’effroi.

Trois semaines n’étaient pas écoulées que ce cauchemar était devenu une menaçante réalité. Toutes les prévisions du comte de Broglie se réalisaient à point nommé l’une après l’autre avec une effrayante célérité. À peine le traité de Versailles était-il publié, et le public européen n’avait pas eu encore le temps de se remettre de cette surprise, que l’Autriche levait des soldats et les massait sur la frontière de Bohême, comme si elle eût dû entrer en campagne dès le lendemain ; la Prusse répondait à ces menaces ou plutôt les devançait par des arméniens tout pareils en Silésie et le long de la frontière de Saxe. Enfin la Russie ne faisait pas attendre sa voix dans ce concert, et garnissait de troupes toutes les provinces voisines de la Pologne. Les patriotes polonais, beaucoup plus ennemis de la Russie encore qu’amis de la France, accouraient à Varsovie chez M. Durand, ou écrivaient à Dresde à l’ambassadeur pour demander quel sort leur était réservé, et si la France les sacrifiait à ses nouvelles amitiés. Leurs craintes redoublèrent lorsqu’ils apprirent successivement que la Russie, un instant incertaine entre ses deux anciennes alliées, prenait décidément parti contre l’Angleterre et pour l’Autriche, que le ministre britannique à cette cour (notre ancienne connaissance le chevalier Williams) quittait Pétersbourg en pleine déroute, puisque la France y envoyait un nouveau ministre, Anglais de naissance, mais catholique et réfugié, le chevalier Douglas, dont le seul titre à cette haute faveur était d’avoir su dans un voyage précédent captiver les bonnes grâces de l’impératrice Élisabeth. Cette recherche de politesse alarmait justement les patriotes, car, si la France voulait plaire à Pétersbourg, quel moyen pour elle de rester à Varsovie patronne des libertés publiques ? Des inquiétudes du même genre, bien que moins explicitement avouées, se trahissaient dans le conseil du roi Auguste, qui, ne sachant de quel côté se tourner, mais se sentant à découvert sur le chemin de toutes les armées, se demandait avec trouble ce qu’il aurait à faire, si l’une des puissances dont le conflit était imminent réclamait passage sur le territoire d’un de ses deux états. Jour par jour, le comte de Broglie informa le ministère français de l’angoisse et de l’urgence de cette situation. Il envoyait courrier sur courrier à M. de Rouillé pour le prévenir que du train dont les choses marchaient sous ses yeux, la Prusse pourrait être à Dresde, l’Autriche en Silésie, ou la Russie à Varsovie, avant que la France eût le temps de la réflexion. Il conjurait qu’on lui fît connaître au moins quel langage il devait tenir. Ces avis comme ces prières restaient habituellement sans réponse, toujours sans effet. M. de Rouillé opposait à tout une réserve pédante et une incrédulité béate. Il ne sortait pas de ce bel argument que, le traité de Versailles étant purement défensif, la guerre n’en pouvait découler que par le fait du roi de Prusse, à qui on ne devait pas supposer tant d’audace. « J’ai peine à croire, disait-il gravement, que ce roi veuille s’engager dans une guerre dont les premiers momens peuvent à la vérité lui être favorables par la surprise où il trouverait la puissance qu’il veut attaquer, mais dont les suites pourraient lui être funestes, lorsque cette même puissance, soutenue des secours de sa majesté, rassemblera toutes ses forces pour résister à ses ennemis… Quant à la Saxe, continuait-il, M. de Vitzthum (l’ambassadeur de Saxe à Paris) ne m’a parlé de rien… Il faut attendre que cette cour nous parle, nous fasse connaître sa situation, ses forces,… et que la cour de Vienne nous propose elle-même des arrangemens à prendre en commun[16]. »

Même réponse expectante, mêmes espérances aussi bien fondées au sujet des armemens de la Russie. Ceux-là aussi paraissaient au ministre purement défensifs et ne pouvant donner aux Polonais aucun sujet d’inquiétude. « La mission du chevalier Douglas était nécessaire, disait-il, pour prévenir à Pétersbourg l’effet des intrigues de l’Angleterre ; mais ce ministre aurait ordre d’employer toujours ses bons offices en faveur des Polonais. A la vérité, dans le cas que prévoyait le comte de Broglie (celui d’une agression prussienne suivie par représailles d’une invasion russe), la situation de l’ambassadeur de France en Pologne deviendrait très embarrassante, et il faudrait pour s’en tirer beaucoup d’art et de dextérité ; mais l’hypothèse n’avait rien de vraisemblable, et, le cas échéant, on pourrait toujours compter sur un agent aussi habile que le comte lui-même pour sortir heureusement de ce mauvais pas[17]. »

Le comte aurait donné tous les complimens du monde pour une instruction plus claire et plus à son goût. Ne l’obtenant pas de la correspondance officielle, pouvait-il au moins l’espérer de la correspondance secrète ? Il en fit l’essai ; mais, chose étrange, depuis la conclusion de la nouvelle alliance, le prince de Conti semblait avoir pris le parti de ne plus écrire. Il n’avait accompagné l’annonce du traité faite par le ministre d’aucune espèce de commentaire. Le 11 juin, c’est-à-dire trois semaines après le premier avis de M. de Rouillé, le comte de Broglie écrivait à M. Durand : « M. d’Arbo (c’était le nom de guerre qu’ils étaient convenus de donner entre eux au prince) ne m’a pas donné signe de vie depuis ce qui se passe… Cela méritait pourtant un petit article, ainsi que les liaisons que nous ne tarderons pas à prendre avec la Russie. Cela est de quelque importance pour la réussite de son projet[18]. » Il ne tint pas au comte de Broglie que le prince n’ouvrît les yeux sur cette importance. Chaque courrier lui porta une lettre particulière où la situation, décrire dans la dépêche officielle, était commentée dans des termes plus vifs encore et plus colorés. Le comte insistait surtout sur ce point, qui devait être particulièrement sensible à son royal correspondant : c’est que, si un seul soldat russe franchissait la frontière de Pologne avec la permission de la France, cette trahison paraîtrait impardonnable au parti national, et ruinerait pour jamais les espérances d’un candidat français. Puis dans toutes ces épîtres, bien qu’elles dussent passer sous les yeux du roi et peut-être à cause de cela même, il ne se gênait pas pour déplorer par des critiques acerbes les lacunes du traité de Versailles, et la position pleine d’équivoque et de péril qui en était la conséquence. Il conjurait qu’on adoptât un plan de politique quelconque, soit le sien, soit tout autre, le plus mauvais valant mieux pour la France que de rester, au milieu d’un tel orage, flottante au gré des événemens, pour finir par être tramée à la remorque d’ambitieux auxiliaires. « Je crains, disait-il, que les ouvriers du traité de Versailles n’aient négligé quelqu’une des précautions qu’il aurait été convenable de prendre pour s’assurer que les liaisons entre les deux cours impériales ne prendraient pas par cet ouvrage une solidité qui peut nous être nuisible, ainsi qu’à nos amis ; je veux dire les Turcs et les Polonais… J’ignore si ces précautions ont été omises, mais j’ai tout lieu de le craindre… Je conviens qu’il était délicat de soupçonner la bonne foi de la cour de Vienne dans le moment où l’enthousiasme de la nouvelle liaison doit subsister encore ; mais, quelque sincérité qu’on lui suppose actuellement, elle pourrait bien méditer des stipulations plus étendues que celles de Versailles,… et j’aurais mieux aimé que nous restassions plus maîtres de ne porter la correction du roi de Prusse, si on ose se servir de ce terme, que jusqu’au point que cela nous conviendrait Si les deux impératrices se chargent de cette correction, il est fort apparent qu’elle sera un peu trop sévère pour ce prince et même pour nous… » Puis, revenant en quelques mots sur le projet qu’il avait proposé pour contenir l’Autriche en grandissant la Saxe et en affranchissant la Pologne : « J’aurais voulu que, soit ce projet-là, soit un autre, au moins on en eût un en vue, et qu’on prit et suivît les moyens de le faire réussir. Si au contraire nous nous laissons entraîner par nos alliés, et si nous leur servons d’instrument pour la réussite de leurs desseins, je crains fort que nous n’ayons à nous repentir. Je crois en général que la puissance de sa majesté est telle que le choix de ses relations lui est assez indifférent ; elle est en état de les conduire toutes au but qu’elle se propose, pourvu que la détermination soit fixe, et qu’il ne survienne ni variation ni contrariété dans le plan que nous avons adopté… » — « Je crois devoir encore représenter à votre altesse sérénissime, dit-il dans une troisième lettre, que si sa majesté n’avait pas eu le dessein de contribuer à l’abaissement du roi de Prusse, on aurait dû prendre des précautions qui ont été omises pour prévenir le feu qui est prêt à s’allumer. J’aurais de beaucoup préféré de convenir avec nos alliés des bornes qu’il convient de mettre à la puissance de ce prince que de nous voir entraîner dans une guerre contre lui sans y être préparés… C’est un vilain rôle à jouer et duquel il résultera beaucoup d’inconvéniens. Il me semble qu’il faut nous décider, après avoir mûrement réfléchi, à ce que nous allons faire, et ensuite parler clairement à nos alliés et les obliger à user de même pour convenir d’un plan qui certainement ne sera pas difficile à exécuter. » Enfin, ne pouvant arracher un mot de réponse du prince pas plus aux considérations d’intérêt général qu’à celles de son intérêt particulier, il finit par lui mettre à peu près le marché à la main. « Nous voilà donc pleinement réconciliés avec la Russie, lui dit-il en apprenant le départ du nouveau ministre, le chevalier Douglas. Cela est-il favorable ou contraire aux vues de sa majesté en Pologne ? C’est un problème pour moi. Je prie votre altesse sérénissime de le résoudre[19]. »

Pressé de la sorte dans ses retranchemens, le prince dut enfin, le 9 août, sortir de son incroyable réserve ; mais avec quels ménagemens encore et quel embarras ! On aurait cru entendre M. de Rouillé lui-même. D’abord point de relations nouvelles avec la Saxe, il sera temps d’y penser plus tard, si la guerre s’allume ; puis, quant aux rapports de la Russie et de la Pologne, « le roi, dit le prince, sent tout le délicat et l’embarrassant du cas où les impératrices entreprendraient de violer le territoire de la Pologne, il sent que ces nouvelles liaisons le gênent d’un côté dans les moyens de protection qu’il pourrait accorder à la république, et que d’un autre, de lui retirer cette protection, les mêmes motifs de justice subsistant, ce serait commettre beaucoup son crédit et son influence en Pologne et en Turquie. C’est pourquoi sa majesté se détermine d’abord de ne rien négliger pour détourner ou empêcher un événement où les partis seraient aussi délicats et aussi embarrassans. En conséquence elle a donné ordre pour faire sentir, tant à la cour de Vienne qu’à celle de Saint-Pétersbourg, combien toute entreprise contraire aux droits et immunités de la Pologne et à l’intégrité de son territoire serait contraire à l’union nouvelle,… et il me charge de vous mander que vous ne devez pas changer de langage en Pologne, mais que vous devez continuer d’assurer que sa majesté accordera toujours sa protection aux libertés de la république, tant par les bons offices que ses liaisons nouvelles le mettront à portée d’employer que par les grâces que les citoyens attachés à leur patrie recevront pour les mettre en état de soutenir leurs prérogatives[20]. »

« Voilà de ces choses, dit le comte de Broglie en recevant la lettre, qu’il est plus facile de dire que d’exécuter. » Qu’aurait-il dit, s’il avait connu le vrai motif de l’étrange embarras qui se trahissait dans toutes les paroles du prince ? qu’aurait-il dit, s’il avait su que ce choix du chevalier Douglas, qui lui causait, comme aux patriotes polonais, un si légitime souci, était l’œuvre du prince en personne, agissant par l’ordre du roi, et le résultat d’une mission secrète toute pareille à celle que lui-même remplissait en Pologne ? Le fait est certain cependant, tout étrange qu’il puisse paraître, et des documens sans réplique, ne permettent pas d’en douter. Le nouveau ministre de France à Saint-Pétersbourg, le chevalier Douglas, et son secrétaire, le chevalier d’Éon (dont le nom reviendra plus d’une fois dans ce récit), étaient des agens de la diplomatie secrète, employés par le prince de Conti aux commissions confidentielles du roi. C’est en cette qualité qu’avec des déguisemens divers, ils avaient fait l’un et l’autre l’hiver précédent un voyage à Saint-Pétersbourg sous prétexte d’acheter des fourrures, mais en réalité pour s’informer de l’état de la puissance russe et des diverses influences qui prévalaient à la cour de l’impératrice Élisabeth. Conti lui-même avait rédigé leurs instructions, et était convenu avec eux d’un certain nombre de mots de passe qui devaient servir à correspondre par la poste sans craindre les indiscrétions de la police. Ainsi le renard noir désignait le ministre d’Angleterre, et la phrase le renard se vend cher signifiait que le crédit de cet agent était dominant. L’hermine est en vogue ou les martres zibelines sont en baisse indiquaient au contraire la prépondérance ou le déclin d’autres influences. Satisfait de la manière dont ses deux commissaires clandestins avaient rempli leur tâche, le roi s’était décidé à les renvoyer à la même cour avec des qualités officielles, mais en gardant toujours avec eux une relation spéciale dont Conti était l’intermédiaire. Ils devaient travailler à établir entre le souverain de France et la tsarine une correspondance directe et privée sur les affaires publiques.

Ce jeu si compliqué et si peu sérieux aurait pu avoir son explication et quelque utilité, si au moins les deux agens secrets, Broglie à Varsovie, Douglas à Pétersbourg, avaient été mis en relation l’un avec l’autre et chargés de combiner leur action pour tendre au même but, le premier calmant les inquiétudes causées par la nouvelle alliance aux patriotes polonais, le second s’efforçant de détourner l’impératrice de toute atteinte à la liberté de la Pologne. A la rigueur même, on aurait pu comprendre que, sans les faire connaître l’un à l’autre et sans établir entre eux de correspondance, le prince de Conti se fût réservé le soin de les diriger dans le même sens, et peut-être aurait-il pu trouver quelque avantage à faire arriver par un canal intime jusqu’aux oreilles de la tsarine une déclaration très nette du roi de France prenant sous sa garantie l’inviolabilité du territoire polonais ; mais il ne paraît pas qu’aucune précaution semblable eût été prise, et dans les instructions du chevalier Douglas, qui existent encore, le nom même de la Pologne n’était pas prononcé. Ainsi deux représentans de la diplomatie secrète étaient lancés à 1,000 lieues de France, sur deux théâtres rapprochés et très intimement liés l’un à l’autre, pour y travailler en sens directement contraire, celui-ci excitant les passions antirusses, celui-là ne cherchant qu’à plaire à la souveraine de la Russie, celui-ci dressant la mine et celui-là la contre-mine, jusqu’au jour inévitable où les deux ouvriers souterrains finiraient par se rencontrer face à face. On conçoit que le prince de Conti fût embarrassé de voir arriver ce moment critique ; mais ce que l’imagination se confond à chercher, c’est le succès que se promettait Louis XV en croisant ainsi tous les fils de ses intrigues jusqu’à ce que l’écheveau fût trop emmêlé pour être débrouillé par aucune main humaine[21].


II

Par malheur, il y avait en ce moment à Berlin un roi qui ne suivait qu’une politique, trompait ses ennemis et non pas ses serviteurs, et mentait sans scrupule, jamais sans nécessité. Le 18 juillet, Frédéric mandait dans son cabinet M. Mitchell, ministre d’Angleterre nouvellement arrivé à sa cour, lui donnant lecture des dépêches qui l’informaient des mouvemens opérés par les troupes autrichiennes en Bohême, il lui annonça qu’il allait demander à Vienne des explications, et que, si elles n’étaient pas de son goût, il s’arrangerait pour en obtenir de plus claires les armes à la main. Le ministre anglais s’étant récrié sur le danger de provoquer l’intervention de la France en se donnant ainsi, au moins pour le public, l’apparence des premiers torts : « Regardez-moi en face, lui dit le roi en se levant brusquement ; que voyez-vous sur mon visage ? Ai-je un nez fait pour porter des nasardes ? Par Dieu ! je ne m’en laisserai pas mettre. Cette dame veut la guerre, elle l’aura ; je n’ai rien à faire que de prendre les devans sur mes ennemis. Mes troupes sont prêtes ; il faut rompre la conjuration avant qu’elle soit trop forte… Je connais le ministère français : il est trop faible et trop borné pour sortir des griffes de l’Autriche. Le comte de Kaunitz les aura entraînés où il lui convient avant qu’ils aient ouvert les yeux. Ma situation est entourée de périls, je ne puis en sortir que par un coup d’audace[22]. »

Voilà le cri du cœur et le coup d’œil du génie. Depuis lors, dans ses protestations diplomatiques comme plus tard dans ses mémoires, Frédéric, pour plaider sa cause devant la postérité et régler ses comptes avec la philosophie, a donné aux motifs de son agression une précision factice dont l’histoire a eu la naïveté d’être dupe. Il a soutenu de sang-froid qu’un traité d’alliance offensive dirigé contre lui, et comportant le partage de ses états, était déjà signé entre les deux impératrices, et l’exécution assignée à jour fixe pour le printemps suivant. Il a énuméré les troupes que chacune des alliées était convenue de mettre sur pied, 100,000 hommes pour l’Autriche et 120,000 pour la Russie. Ledit traité (toujours suivant lui) était déjà présenté à l’accession de la France, qui ne s’y refusait pas, et avait obtenu celle de la Saxe, engagée pour sa part à porter dans le cours de l’hiver sa petite armée de 18,000 hommes à 40,000. Il était donc en défense légitime, et le coup qu’il allait porter n’était qu’une parade. Toute cette fantasmagorie est encore prise au sérieux par les écrivains allemands, et il faut les voir, depuis que les archives des cabinets leur sont ouvertes, suer sang et eau avec la conscience et la pédanterie tudesques pour retrouver vestige de ces documens imaginaires, dont la trace leur échappe toujours au moment qu’ils croient la tenir. La vérité est qu’ils ne trouvent rien par la bonne raison qu’il n’y eut jamais rien, et que Frédéric ne s’y était pas mépris un seul instant. Parfaitement instruit de l’état de toutes les armées et de toutes les cours par les rapports d’excellens agens diplomatiques avec lesquels il correspondait lui-même tous les jours de sa propre main, il savait mieux que personne qu’à Pétersbourg régnait uniquement un désir vague de se mêler des affaires d’Europe, et surtout de mettre la main en Pologne, tandis que la peur dominait à Dresde et l’indécision à Versailles. Cette misère de la politique française et saxonne, que nous attestent les gémissemens patriotiques du comte de Broglie, l’œil perspicace et railleur du grand homme l’avait percée à jour. Il ne craignait rien de toutes ces vanités tortueuses et peureuses ; mais à Vienne veillait une haine ardente dont il était l’unique objet, à qui le traité de Versailles avait mis en main un puissant moyen d’action, et qui, pour peu qu’on lui laissât le temps de s’en servir, allait entraîner tous ces élémens encore mous et confus, les coaguler pour ainsi dire dans une coalition redoutable, pour les animer ensuite par l’énergie de la passion et du caractère. Voilà ce que savait Frédéric et ce qu’il avait hâte de prévenir. La conjuration n’existait que dans le cerveau de Marie-Thérèse ; mais c’est là qu’il voulait l’écraser dans son germe. Telle est la réalité pure. Si elle le justifie à la rigueur d’avoir poussé le cri de guerre, rien ne saurait excuser le cynique abus de la force et de fraude insolente qui déshonora ses premiers exploits dans le rôle déjà par lui-même assez odieux d’agresseur.

Quoi qu’il en soit, dès le 1er août, la demande d’explications annoncée au ministre anglais était parvenue à Vienne, et l’impératrice-reine ayant fait réponse en termes à la fois hautains et ambigus, une seconde missive partit sous la forme d’une véritable sommation de désarmer. Celle-ci n’ayant pas eu meilleur sort, dès le 29 du même mois Auguste III et le comte de Brühl, à leur retour d’une partie de chasse, étaient prévenus par le comte de Maltzahn que le roi de Prusse, à la tête de ses troupes, déjà rassemblées sur la frontière, demandait à traverser le territoire saxon pour entrer par la Bohême dans les états de l’impératrice.

Sans être imprévue, cette brusque demande jeta le conseil saxon dans la stupeur. C’était une chance terrible qu’on s’était toujours flatté de conjurer. Dans les derniers temps principalement, il n’était sorte de prudente et même de lâche précaution qui n’eût été mise en œuvre pour détourner de la Saxe les regards et les soupçons de son redoutable voisin. Non-seulement le roi Auguste n’était entré en aucuns pourparlers avec les signataires du traité de Versailles, mais l’envoyé saxon à Paris, ayant accepté une fois la conversation sur ce sujet avec M. de Rouillé, avait reçu courrier par courrier une sévère réprimande. Non-seulement aucun armement extraordinaire n’avait été préparé ou médité, mais les mesures de défense ou d’entretien commandées par la sécurité des territoires et les besoins de l’armée existante n’étaient pas prises, et le commandant en chef, le général Rustowski, entassait mémoire sur mémoire pour présenter ses réclamations les plus urgentes sans pouvoir obtenir de réponse. Enfin, dans les derniers jours, comme la marche des troupes prussiennes vers la frontière devenait très apparente, toutes les troupes saxonnes avaient reçu ordre de se replier vers l’intérieur du pays, les garnisons même des places avaient été réduites à leur minimum d’effectif pour éviter, comme le fit dire le comte de Brühl par son ministre à Berlin, que le rapprochement des deux armées ne fit naître entre leurs avant-postes quelques bisbilles. Que voulait donc l’impérieux capitaine, que tant de condescendance ne semblait pas contenter ? Un simple passage à travers la Saxe, ce qu’on appelait, dans le langage du droit public germanique, un transilus innoxius ? Évidemment non, car, sa nouvelle province de Silésie confinant à la Bohême par une vaste frontière, il pouvait sortir de chez lui tout à son aise, sans avoir le moindre besoin de passer chez autrui[23].

Ce qu’il voulait, on put s’en douter lorsque, ayant obtenu sans peine le droit de passage, au moment où il commençait à l’opérer sans permission, on le vit tranquillement occuper le pays, comme s’il en eût été le maître ou le conquérant, démanteler les forteresses, lever des contributions, s’emparer des deniers qui se trouvaient dans les caisses publiques et mettre aux arrêts les officiers ou les fonctionnaires qui faisaient mine de résister à ces étranges procédés. Aux réclamations épouvantées du roi de Pologne, Frédéric répondit sans s’émouvoir qu’il était plein d’affection pour un si grand prince, mais que le soin de sa propre sûreté l’obligeait de prendre ses précautions contre les noirs complots d’un premier ministre devenu l’instrument de ses ennemis. Seconde, puis troisième ambassade du pauvre roi, jurant qu’il n’y avait dans son fait, pas plus que dans celui de son ministre, la moindre trace ni de complot ni de noirceur, et offrant, sous la forme d’une convention de neutralité, toutes les garanties qu’un belligérant pouvait désirer. Point d’autre réponse à ces propositions que le même mélange de plaintes vagues et de violences effectives. Le ministre d’Angleterre lui-même, lord Stormont, qui, sur la demande du roi de Pologne, consentit à se rendre au camp prussien, ne put rapporter aucune parole claire. Enfin, au bout de quinze jours d’allées et de venues, Frédéric consentit à s’expliquer. Ce qu’il lui fallait, ce n’était ni un simple passage de troupes, ni même une simple neutralité ; c’était l’incorporation des troupes saxonnes dans sa propre armée, en les soumettant d’abord à la formalité préalable de lui prêter serment de fidélité à lui-même. « Grand Dieu ! s’écria en bondissant l’envoyé saxon, pareille chose est sans exemple dans le monde. — Croyez-vous, monsieur ? répliqua le roi. Je pense qu’il y en a, et quand il n’y en aurait pas, je ne sais si vous savez que je me pique d’être original…- Enfin telle est ma condition. Il faut que la Saxe coure la même fortune et le même risque que mes états. Si je suis heureux, le roi de Pologne sera dédommagé de tout, et je songerai à ses intérêts autant qu’aux miens, et pour le qu’en dira-t-on, nous enjoliverons le traité de quantité de bonbons… Faites bien mes complimens au roi de Pologne, et dites-lui que je suis bien fâché de ne pouvoir me désister de mes prétentions… C’est mon dernier mot, et il m’enverrait un archange que je n’y pourrais rien changer. Dans la position où je me trouve, sachant tout ce qu’on a fait ou voulu faire contre moi, je pourrais faire l’impertinent, mais j’offre le plus doux[24]. »

C’était la force qui parlait, comptant sur la peur pour être obéie. Chose étrange, la lâcheté qu’on attendait n’arriva pas. De retour à Dresde, l’envoyé ne retrouva plus au palais que la reine, les princesses et leurs jeunes enfans. Le roi, ses trois fils, le premier ministre, avaient quitté la capitale depuis plusieurs jours pour se rendre, au sud de Dresde, sur la route de Bohême, dans une position militaire très forte, autour de laquelle toute l’armée s’était rapidement groupée. C’était un vaste amphithéâtre de plusieurs lieues de profondeur, dont la petite ville de Pirna formait le centre, et qui, d’un côté faisant face à l’Elbe, était dominé sur tous les autres par un couronnement circulaire de rochers inexpugnables. Aux deux extrémités, de petites forteresses commandaient le cours du fleuve. Dans ce camp fortifié par la nature et dont tous les passages étaient aisément gardés, 18,000 hommes, campés à l’aise, pouvaient se défendre indéfiniment. C’est là que le roi Auguste, à l’abri d’un coup de main, attendait le secours des Autrichiens, auxquels il venait de faire appel.

D’où lui était venue cette détermination imprévue ? Qui avait inspiré au voluptueux souverain et à son vil confident la résolution presque héroïque de venir partager les périls et les privations d’un camp ? Un seul homme avait conçu, presque dicté ce dessein, et n’a jamais craint, même après les trahisons de la fortune, d’en revendiquer la responsabilité tout entière. C’était l’ambassadeur de France. Appelé dès le premier jour au palais, le comte de Broglie y avait trouvé la famille royale en larmes, les conseillers éperdus, et mille projets divers tour à tour discutés et abandonnés, mais qui tous commençaient uniformément par la fuite : tantôt le roi devait fuir seul, en licenciant son armée, pour se réfugier en Pologne, tantôt il devait emmener l’armée elle-même dans les rangs des Autrichiens. Le comte ne perdit son temps à débattre aucun de ces projets. Remontant le cœur de tout le monde par ses exhortations énergiques, il fit sentir au roi que sa place était au milieu de son armée, et celle de l’armée sur le sol de la patrie, et ce fut lui aussi qui lui indiqua le lieu privilégié, déjà connu de tous les tacticiens du temps, où il pouvait soustraire sa liberté et sa couronne aux première coups d’une brutale surprise. C’était le conseil de l’honneur, et nul doute que le comte le donnaît en conscience, comme il l’aurait suivi lui-même ; mais peut-être aussi que la dignité du roi Auguste n’était ni son unique ni sa première préoccupation. Le roi, l’armée, la Saxe, n’étaient qu’un instrument entre ses mains pour déjouer le calcul qu’il avait lu tout de suite dans le fond même de la pensée de Frédéric. Que prétendait l’audacieux agresseur ? Arriver à Vienne avant que l’Autriche fût prête et la France avertie, frapper ainsi la nouvelle alliance au défaut de la cuirasse tant de fois signalé par le comte lui-même ; mais, aussi prudent qu’intrépide, Frédéric ne se risquait pas à pousser cette pointe périlleuse en laissant sur ses flancs un petit état et une petite armée prêts, en cas de revers, à venir lui barrer la retraite. S’emparer de l’armée saxonne, c’était moins pour lui grossir ses propres forces qu’assurer ses derrières. En fuyant devant lui, même pour venir apporter aux Autrichiens leur faible concours, ces régimens saxons, mal équipés, mal armés, mal commandés, auraient fait précisément le jeu de leur vainqueur, car c’est en queue et non en face qu’il les redoutait. Enfermés dans Pirna au contraire et pouvant en sortir inopinément un jour de déroute, ils demeuraient comme une menace toujours suspendue sur sa tête. C’était véritablement le pion avancé dont l’échec empêche la pièce capitale de passer. Dussent-ils y périr jusqu’au dernier, ils donnaient à l’Europe le temps de s’éveiller, aux courriers du comte de Broglie celui de semer partout l’alarme.

Effectivement, à peine le roi avait-il pris position à Pirna, que ces courriers, expédiés dans toutes les directions, quittaient la légation de France. A Versailles, ils portaient, avec l’odieux récit de l’invasion prussienne, une lettre pressante du roi Auguste, réclamant l’aide du roi de France au nom des libertés violées du corps germanique, et les supplications éplorées de la reine de Pologne à la dauphine sa fille. A Vienne, c’était le propre beau-frère du comte, M. de Lameth, en ce moment en visite chez lui, qui était expédié en toute hâte sous prétexte d’emporter les papiers secrets de l’ambassade, afin de les mettre à l’abri d’un coup de main, en réalité pour aller trouver le comte de Kaunitz, au besoin même l’impératrice, et leur dépeindre à tous deux l’urgence du péril. A son retour, il devait s’arrêter au camp autrichien et y prendre du service pour hâter lui-même les mouvemens. Dans ce branle général ainsi donné à l’Europe, la Pologne et la Russie ne pouvaient être oubliées. Il était trop tard, le comte le sentait avec désespoir, pour arrêter le passage des Russes par la Pologne, car il fallait bien courir au plus pressé ; mais on pouvait au moins tenter de concerter ce passage de manière à ménager l’amour-propre de la république, peut-être même à l’intéresser dans la destruction de l’ennemi commun. « Faites sentir au grand-général, écrivait le comte à M, Durand, que la France ne peut être responsable de ce que vient de faire le roi de Prusse contre tout droit et toute prévision, mais qu’elle va tout faire à Saint-Pétersbourg pour que la république n’en souffre pas. » Et le porteur de la lettre, prêt à continuer son chemin vers la Russie, en faisait voir à M. Durand une autre destinée au chevalier Douglas, nouveau collègue auquel le comte s’adressait sans le connaître, pour qu’il obtînt du gouvernement russe de ne faire aucun mouvement de troupes sans s’être concerté d’abord avec le grand-général de Pologne. « Ne pouvait-on pas, disait le comte, borner l’expédition russe à un débarquement opéré sur les côtes de Poméranie ? » En tout cas, il fallait au moins ménager le plus possible le territoire polonais, s’écarter du centre et de la capitale, et se tracer sur l’extrême limite de la Lithuanie un itinéraire dont toutes les étapes seraient prévues d’avance, ainsi que le nombre, la nature et le prix des réquisitions à fournir. Enfin le même courrier avait ordre de traverser en revenant la ville libre de Dantzick pour engager les magistrats de cette cité, au cas où ils se croiraient menacés par la Prusse, à faire appel aux troupes polonaises : moyen ingénieux de flatter l’amour-propre de la république en lui assignant un rôle actif dans la croisade européenne. Toutes ces instructions si variées, mais rattachées à un plan général, étaient tracées par le comte de Broglie en une seule nuit, où il dicta, dit-il, plus de cinquante pages de chiffres. Joignez-y les communications constantes soit avec le palais, où la reine l’appelait à toute heure pour consoler sa détresse, soit avec le camp, où les généraux, dépourvus d’expérience, recouraient sans cesse à ses avis, et où le roi avait besoin d’être réconforté dans l’héroïsme un peu factice qu’on lui avait inspiré, et l’on comprendra que le comte de Broglie pouvait écrire sans exagération : « Me voici devenu en vérité le chef des conseils du roi de Pologne. C’est la chose du monde à laquelle je me serais le moins attendu[25]. »

Tout en faisant face avec cette activité à tous les points de l’horizon, à tous les périls du moment, la dévorante imagination du comte de Broglie trouvait encore le loisir de se donner carrière sur l’avenir. Son plan favori, celui que lui avait suggéré dès le premier jour la révolution de la politique européenne, lui revenait sans cesse à l’esprit, d’autant plus qu’il lui semblait que la fortune, en dépit de l’incurie des hommes, avait pris soin d’en préparer les voies. Le roi de Saxe ne se trouvait-il pas devenu malgré lui et malgré tout le monde, mais par la brutalité même du roi de Prusse, d’abord la première victime, puis le champion, peut-être le sauveur de la nouvelle alliance ? C’était lui qui subissait, qui amortissait sur sa personne et en quelque sorte sur son propre corps le premier choc des armées prussiennes. Quoi de plus juste alors que de le dédommager après la victoire de ses services et de ses épreuves aux dépens de son provocateur ? Le projet d’enrichir la Saxe des dépouilles de la Prusse, d’ériger l’électorat en royaume pour séparer ensuite la couronne nouvellement créée de celle de Pologne et rasseoir sur des bases raffermies l’équilibre du nord, sortait ainsi tout naturellement de la force même des circonstances, sans que l’Autriche, dont le dévoûment d’Auguste allait sauver les états, pût, à moins d’un excès d’ingratitude, faire mine de s’y refuser. Frédéric avait ainsi préparé lui-même le jeu de la France, qui n’avait plus qu’à lever les cartes. C’est ce que le comte s’efforçait de démontrer à M. de Rouillé dans le post-scriptum même de la volumineuse expédition où il lui racontait tous les incidens orageux de l’invasion. Il s’enhardissait même jusqu’à faire d’avance le partage du butin, et désignait les districts prussiens qui pouvaient être le plus naturellement incorporés à une royauté saxonne. N’espérant probablement pas beaucoup d’attention du ministre, il reprenait le même thème dans une lettre confidentielle au premier commis des affaires étrangères, M. Tercier. « Vous trouverez, lui disait-il, dans une lettre au ministre, quelques mots jetés d’un projet que je roule dans ma tête depuis six mois. J’ai de bonnes raisons pour ne pas l’avoir expliqué mieux ; mais à vous je peux dire en peu de paroles qu’en prenant Magdebourg, Halberstadt et une partie de Mansfeldt au roi de Prusse pour le joindre à l’électorat de Saxe, j’en ferais un joli petit royaume militaire, pour lequel je ferais renoncer à celui de Pologne, que je donnerais à vous ou à moi ou à un tiers qui conviendrait mieux au roi que nous deux. Si jamais on peut bien faire cet arrangement, c’est quand on a un dédommagement à donner au beau-père de Mme la dauphine, et qu’on est dans le cas d’exiger de la reconnaissance de la cour de Vienne et de Russie. Quant aux moyens à employer et à la tournure à donner à ce plan, rien de plus simple, mais vous n’en saurez rien aujourd’hui, et d’ailleurs vous le devinerez bien sans que je vous le dise. Pesez cela avec vos confidens, et, si on mord à la grappe, on n’a qu’à me laisser faire[26]. » C’était naturellement au prince de Conti que ces confidences auraient dû être adressées ; mais bien que la correspondance secrète allât toujours le même train (ce qui dans les circonstances n’était pas un petit supplément de travail), évidemment le comte n’y mettait plus aucune confiance. L’irrésolution du prince, ses craintes puériles de tous les projets qui pouvaient servir la maison de Saxe, tous ces indices d’un égoïsme vulgaire avaient de quoi décourager. Aussi le comte, tout en lui faisant un rapport succinct des événemens, ne lui parlait plus que sur un ton de déférence ironique qui cachait mal l’irritation. « Votre altesse sérénissime, lui disait-il avec une indifférence apparente, fera facilement les réflexions que les événemens actuels ne peuvent manquer d’occasionner. Tout ce que je puis lui dire, c’est que la cour de Saxe est dans une triste situation… On peut de là conclure, à la vérité, que cela est une sûreté de plus que le prince royal ne pourra pas prétendre à la succession du trône de Pologne. J’avoue que je ne crois pas que cela fasse un grand changement sur cet objet, et je pense qu’en tout, pour les intérêts de sa majesté, j’aimerais mieux que dans ce moment-ci on eût mis la Saxe en état de jouer un autre rôle. 40,000 hommes de plus dans notre alliance ne nous feraient pas de mal… Quant à la Pologne, Dieu veuille qu’en notre absence il n’y passe pas mauvaise compagnie. Cela est très apparent, et il eût été bien nécessaire de le prévoir pour l’empêcher… » Puis, revenant en peu de mots aux idées qu’il avait tant de fois développées sans succès, « tout cela, disait-il, eût été admirable il y a six mois, et est encore possible aujourd’hui, bien que plus difficile… » D’ailleurs, ajoutait-il, c’était de Vienne, du centre même de l’alliance nouvelle, non de Dresde ou de Varsovie, qu’un tel plan de politique générale pouvait être dirigé. Si on y donnait suite, c’était à Vienne qu’il fallait envoyer celui qui, l’ayant conçu, pouvait seul l’exécuter. « Telles sont mes idées ; mais j’ai lieu de penser que votre altesse sérénissime ne regarde pas l’objet sous le même aspect[27]. » Il eût été difficile de signifier plus clairement au prince qu’il était pressé de quitter son service pour n’appartenir qu’au bien de l’état, et qu’il se sentait aussi las d’intrigue et de mystère qu’avide d’action et d’éclat.

Le temps qu’employait si bien l’ambassadeur, Frédéric, on le peut penser, n’était pas d’humeur à le perdre. La manœuvre inattendue de la cour saxonne l’avait pourtant visiblement déconcerté. Sa marche, si impétueuse la veille, devint hésitante. Trois semaines durant, trois précieuses semaines du mois de septembre, les dernières de la belle saison, il piétina, pour ainsi dire, en Saxe, ne prenant son parti ni d’avancer ni de reculer, et n’osant pas approcher de la capitale. De légers, mais sûrs indices, trahissaient son irrésolution. Un jour, il arrêtait les courriers du comte de Broglie et les faisait conduire à son camp ; le lendemain, il les renvoyait à Dresde avec une escorte d’honneur et un sauf-conduit dans les règles. Au fond, ce qui le troublait, c’est que non-seulement la direction matérielle, mais encore et surtout l’effet moral et dramatique de sa campagne était manqué. Grand comédien lui-même, très habile metteur en scène de ses propres œuvres, toujours occupé de l’effet qu’il produisait sur l’opinion, il avait compté, pour perdre le roi Auguste, sur le ridicule plus encore que sur la force. Il avait espéré que le vieux souverain, pris à la gorge dans son palais par la terreur et la surprise, accourant au camp plein d’effroi pour y devenir malgré lui le général d’une armée prussienne, ferait sur le théâtre politique la figure d’un de ces niais de comédie dont les mésaventures, méritées ou non, divertissent toujours le spectateur. La résolution imprévue d’Auguste III trompait cette attente. Au lieu d’un jouet qu’il croyait tenir, il avait devant lui une victime qui tentait de se transformer en héros, et lui-même, au lieu d’un bon tour, se trouvait avoir fait un crime. Déjà, de toute l’Allemagne, un cri s’élevait contre lui, tous les petits princes se sentaient blessés dans leur dignité ; en Pologne aussi, l’émotion causée par les premières nouvelles avait été grande, et, si peu populaire que fût la maison de Saxe, l’orgueil de la république était offensé de l’affront fait à son élu.

A tout prix, il fallait prévenir aux yeux de l’Europe attentive et déjà indignée ce dangereux renversement de rôles. Après quelques jours d’incertitude, Frédéric se décidait à payer d’audace. Très peu scrupuleux, nous l’avons vu, sur la manière de se procurer des renseignemens diplomatiques, il savait, grâce à la trahison d’un employé, que le ministre saxon à la cour d’Autriche, le comte Fleming, était animé de dispositions très hostiles à la politique prussienne. Des dépêches de cet agent, dont il avait acheté les copies, portaient la trace de ces sentimens, et contenaient le récit d’épanchemens confidentiels échangés avec le comte de Kaunitz sur les éventualités d’une guerre future. C’étaient des paroles en l’air qu’aucun acte effectif n’avait suivi, et Frédéric, qui en connaissait le texte, savait parfaitement à quoi s’en tenir ; mais il calcula que ces documens, de nulle valeur aux yeux du moindre apprenti politique, pourraient, en les présentant avec un mystérieux appareil, donner le change au lecteur inattentif. Il résolut de se procurer, par quelque moyen que ce fût, pour les jeter en pâture au public, la minute de ces pièces, dont il ne possédait que la reproduction frauduleusement soustraite[28].

L’agent infidèle, pressé de questions, fit connaître le lieu où étaient renfermées les dépêches secrètes de la diplomatie saxonne. Elles étaient, dit-il, déposées dans le cabinet de la chancellerie d’état, au palais même, et déjà emballées dans une cassette pour être, au premier jour, expédiées sous escorte en Pologne. L’avis fut mis à profit sans délai. Un matin, en s’éveillant, la reine apprit que la garde suisse, chargée de veiller à sa sûreté personnelle, avait été pendant la nuit expulsée de ses postes par un détachement de troupes prussiennes. Des factionnaires, placés à toutes les entrées du palais, avaient pour consigne de ne laisser ni entrer ni sortir personne des papiers à la main. Mandé aussitôt devant la reine, l’officier prussien qui commandait le détachement exhiba un ordre de son maître qui lui enjoignait de se faire remettre, au besoin par la force, les clés des portes et des armoires de la chancellerie. La reine, au comble de la surprise, appela sur-le-champ tous les conseillers d’état, et leur demanda ce qu’elle devait faire. Tous furent d’avis qu’aucune résistance n’était possible. Elle ne consentit cependant à la remise exigée qu’après avoir apposé elle-même de sa main son propre sceau sur toutes les ouvertures. Le Prussien la laissa faire, mais aussitôt après joignit son propre cachet au sceau royal ; puis il se retira pour porter les clés au camp de Sedlitz, à quelques lieues de la ville, où le roi de Prusse les attendait.

Dès le lendemain, il était de retour avec de nouveaux ordres. Ce n’étaient plus les clés seulement qu’il lui fallait, c’étaient certains papiers désignés, enfermés dans telle cassette, qui devaient se trouver dans tel lieu. Cette fois la reine, outrée, déclara que la mesure était comble, et qu’on n’obtiendrait rien d’elle. Elle s’asseyait sur la cassette, et défiait qu’on mît la main sur elle. « On eut beaucoup de peine, dit Frédéric, à lui faire comprendre qu’elle ferait mieux de céder par complaisance pour le roi de Prusse, et de ne pas se raidir contre une entreprise qui, quoique moins mesurée qu’on ne le voudrait, était cependant la suite d’une nécessité absolue. » Cette scène de larmes et de violence dura plus d’une heure. Enfin la malheureuse princesse céda, et le soir même Frédéric reçut le trophée de son ignoble victoire, le secret arraché à une femme par un soldat[29].

« Le premier usage, dit-il lui-même, qu’on fit de ces archives fut d’en extraire la pièce qui est connue du public sous le nom de mémoire raisonné. » C’était un long plaidoyer rédigé par lui-même, et dont le but était de prouver à l’Europe, titres en main, que son attaque n’avait eu d’autre intention que de prévenir des complots déjà ourdis contre lui par le roi de Pologne. Ce document subsiste encore, et chacun peut se donner le plaisir et l’édification de le lire à la suite de l’histoire de Frédéric. Depuis le réquisitoire, raisonné aussi, du loup contre l’agneau, je ne crois pas que jamais la force ait parlé avec un tel mélange de cynisme et de pédanterie le langage du droit. En tête des pièces probantes, figure effectivement un traité de partage éventuel de certaines provinces prussiennes conclu par le roi Auguste avec les deux cours impériales ; mais ce traité remonte à 1745, au moment où la guerre était générale en Europe, et où le roi de Prusse lui-même traversait en belligérant le territoire saxon. L’auteur néglige de dire que depuis lors un petit événement, était intervenu, à savoir la paix d’Aix-la-Chapelle, qui, rétablissant en Europe un nouvel équilibre, avait mis à néant toutes les transactions précédentes. Suit un article secret d’un autre traité, celui de Saint-Pétersbourg, également antérieur à la paix d’Aix-la-Chapelle, renouvelé, il est vrai, après la conclusion de ce grand acte européen, et où le roi de Prusse est également fort malmené ; mais, outre que les mesures prévues dans cet article sont purement défensives et calculées en vue de répondre à la chance d’une agression prussienne, il est constaté par le mémoire lui-même que les cours d’Autriche et de Russie seules y prirent part, et que la Saxe refusa constamment d’y adhérer. Tout le reste est de moindre valeur encore : ce sont des extraits de dépêches relatant de mauvais propos tenus sur le compte de Frédéric, des craintes exprimées sur son ambition future par les envoyés de Saxe à Vienne ou à Saint-Pétersbourg. En vérité, s’il suffit de pareils griefs subrepticement surpris dans des correspondances interceptées pour justifier une invasion armée en pleine paix et sans déclaration de guerre, on peut hardiment affirmer qu’il n’y a pas un jour ni une heure où chaque puissance d’Europe ne soit en aussi bon droit d’entrer en armes chez son voisin.

Quoi qu’il en soit, le mémoire, ainsi rédigé en peu d’heures, fut promptement expédié à toutes les cours d’Europe, pour être ensuite inséré dans toutes les gazettes, et avec un public moins habitué que le nôtre aux communications diplomatiques ce tissu d’anachronismes et de mensonges était assez bien calculé pour faire sensation. Il faut même que le calcul ait été encore meilleur que Frédéric ne l’espérait, car, grâce aux commentaires des flatteurs à gage qu’il trouva parmi ses confrères en philosophie, grâce aussi aux connivences criminelles que l’histoire a trop souvent pour le génie et pour la fortune, la postérité elle-même s’y est laissé prendre. Vous lirez dans tous les historiens de la guerre de sept ans, et principalement dans les historiens français (si singulièrement indulgens pour l’ennemi de leur patrie), que les découvertes faites dans les archives saxonnes justifièrent pleinement Frédéric d’être tombé par guet-apens sur un prince inoffensif, d’avoir mis son argent dans ses poches et levé la main sur sa femme. Il reste à se demander si ceux qui répètent cette phrase stéréotypée se sont donné la peine de lire les documens qu’ils relatent avec ce degré soit de sincérité, soit d’intelligence.

Soigner sa renommée était utile, mais il fallait pourtant finir par agir. Aussi bien Frédéric apprit-il, dans les derniers jours de septembre, que les troupes autrichiennes se mettaient en marche pour venir tirer de peine le monarque saxon. Ce n’était pas sans hésitation que l’impératrice se décidait à éloigner son armée de sa capitale, et le commandant supérieur, le feld-maréchal Braun, ne se montrait guère pressé non plus de quitter la Bohême, théâtre qui lui était familier et où il avait préparé de longue main son plan d’opération, pour s’avancer dans un pays qu’il connaissait peu. Avec une insistance qui pouvait faire mal augurer de son coup d’œil militaire, il pressait le roi Auguste, par des messages répétés, de quitter sa retraite fortifiée pour venir, lui et son armée, chercher un asile au camp impérial. Enfin, voyant qu’il ne gagnait rien et qu’une influence supérieure à la sienne arrêtait l’effet de ses conseils, il lui avait bien fallu se résoudre à entrer en marche ; il accourait, et Frédéric n’avait plus que le temps de se porter à sa rencontre, s’il voulait éviter une jonction qui l’eût perdu.

Il prit le parti de diviser ses troupes en trois corps d’armée. L’un, qu’il commandait lui-même, devait l’accompagner dans sa pointe au-devant du maréchal Braun. L’autre, confié au maréchal Keith, restait en observation sur la frontière pour assurer les derrières du corps expéditionnaire. Le troisième enfin, dirigé par le prince Maurice d’Anhalt et le margrave Charles de Brandebourg, était chargé de serrer l’armée saxonne d’aussi près qu’il serait possible pour lui interdire toute communication avec le dehors et tout ravitaillement de vivres et de munitions. Ce n’était pas un blocus proprement dit, car, si l’accès du camp de Pirna pouvait être fermé du côté du fleuve, les défilés des montagnes auxquelles il s’appuyait restaient toujours ouverts aux cavaliers et aux piétons, et les messages, tant du maréchal Braun que de la reine et du comte de Broglie, passaient librement par cette voie ; mais c’était assez pour rendre la vie pénible et pleine d’angoisse à des soldats mal pourvus et à un prince très délicat sur ses aises.

L’Autriche était en mouvement, que faisait la France ? D’heure en heure, avec une impatience croissante, le comte de Broglie attendait le retour de son courrier. Le 23 septembre, il n’avait encore aucune nouvelle. « Il faut qu’on soit bien sûr de moi, écrivait-il à M. Tercier, pour me laisser dans cette ignorance. Cela peut être flatteur, mais cela est terriblement incommode. » Enfin, le 27, arrivaient toutes ensemble les réponses à tous les envois : d’abord une lettre très affectueuse du roi de France au roi de Pologne, l’assurant de son intérêt et de son prompt secours, et que le comte de Broglie était spécialement chargé de lui remettre en mains propres, puis les tendresses de la dauphine pour ses parens, enfin une dépêche de M. de Rouillé, qui approuvait explicitement toute la conduite de son ambassadeur et lui demandait des éclaircissemens plus détaillés sur le plan de politique qu’il avait indiqué ; mais, si tout dans l’expédition officielle était effusion et complimens, en revanche les lettres du prince de Conti ne contenaient qu’humeur et reproches. La gravité inattendue de la situation semblait véritablement avoir renversé l’esprit du prince. Il se plaignait de tout, principalement du conseil donné au roi de Pologne et de l’affection qu’on lui témoignait. Suivant lui, il aurait fallu l’abandonner à son sort et l’engager à licencier son armée. Tout valait mieux que de l’avoir mis en hostilité ouverte avec la Prusse, ce qui allait nécessairement le jeter, la Pologne avec lui, dans les bras de la Russie ; et toutes ces belles réprimandes, venues si à point au milieu du feu d’une telle action, étaient envoyées au nom du roi et armées de toute l’autorité souveraine. Enfin, en post-scriptum, le prince, sentant lui-même combien son langage trahissait l’intérêt personnel plus que la fierté royale et le patriotisme, ajoutait : « J’oublie, monsieur le comte, de vous dire que j’ai fort bien remarqué, tant dans votre dernière lettre que dans la précédente,. que vous imaginez que je souhaite la ruine de la maison de Saxe, pensant que cela lui ôterait les moyens de disputer la couronne de Pologne ; je pense tout le contraire, car je suis persuadé qu’étant affaiblie, cela augmenterait sa popularité, diminuerait la crainte qu’on peut avoir d’elle, et lui serait plus utile que nuisible pour cet objet[30]. »

Ces billevesées portèrent au comble l’irritation de l’ambassadeur. Ainsi, dans cette crise suprême, et pendant qu’il tenait dans sa main la carte sur laquelle se jouait le sort de l’Europe, on recommençait avec lui ce ridicule double jeu d’ordres contradictoires, cette sotte manière de jeter sur les événemens un regard louche en poursuivant deux buts à la fois, avec la certitude de les manquer l’un et l’autre ! C’en était trop, et le péril public ne comportait plus de telles plaisanteries. Son parti fut pris d’exécuter hardiment, même en les exagérant un peu, ses ordres ostensibles, et de tenir absolument pour néant ses instructions secrètes, si tant est qu’on pût donner ce nom aux plaintes maussades du prince de Conti. Il envoya demander au camp prussien un sauf-conduit pour aller remettre lui-même au roi de Pologne la lettre du roi son maître, et, en attendant le retour de son message, il se mit à sa table pour décharger tout à l’aise son cœur et sa bile avec le prince de Conti. Ce qui achevait de l’exaspérer, c’est que son courrier, qui n’était autre que son secrétaire et son confident, M. de Linan, lui avait rapporté confidentiellement qu’il avait été fort question de lui à Versailles pour l’ambassade de Vienne, mais que le prince s’opposait à sa promotion afin de conserver à ses propres intérêts en Pologne des services dont il tirait si bon parti. L’idée d’être sacrifié, avec les grands projets dont son âme était pleine, à une sotte chimère lui faisait bouillir le sang dans les veines.

« Je vois parfaitement, monseigneur, disait-il, que le parti que sa majesté polonaise a pris ici n’a nullement votre approbation. Je ne dissimulerai cependant pas que j’ai eu la plus grande part à cette détermination… N’ayant nul ordre sur un cas imprévu, ce qui était assez naturel, et n’ayant qu’une communication très imparfaite du plan général de la politique, lorsque sa majesté prussienne a fait une invasion inouïe, mais inattendue seulement pour la forme, j’ai examiné ce que cet événement pouvait avoir de relatif aux intérêts de sa majesté, et j’ai cru apercevoir clairement que l’invasion de la Saxe n’était qu’un accessoire, mais essentiel, au projet que le roi de Prusse avait formé d’attaquer l’impératrice-reine, et de la forcer par des succès rapides à une paix prompte avant que le secours de ses alliés la mît en état de résister à son ennemi… En partant de ce principe incontestable, et en jugeant un peu militairement du camp saxon et de la possibilité d’y tenir avec 17,000 hommes contre une armée encore plus nombreuse que la prussienne, toute mon attention a dû se porter à persuader le ministre saxon d’y faire rassembler toutes les troupes de son maître… Et si cette position, qui peut empirer pour sa majesté prussienne, se soutient seulement quelque temps, nous aurons gagné deux mois, l’impératrice-reine aura rassemblé 120,000 hommes en Bohème, la Russie en aura 70,000 en Prusse, et notre contingent sera près d’arriver à sa destination. Je compte donc, monseigneur, que le parti que j’ai conseillé peut devenir, sauf les événemens de guerre dont personne ne peut répondre, l’époque heureuse d’où suivront tous les avantages que nous aurons à désirer… Quant au plan pour lequel votre altesse sérénissime paraît pencher, je la supplie de me pardonner si je lui dis que ce ne saurait être sérieusement qu’elle regarde comme praticable la proposition de licencier l’armée au moment qu’un ennemi tel que le roi de Prusse entre dans un pays… Serait-il possible que sa majesté eût voulu que son ambassadeur eût proposé un parti aussi honteux au père de Mme la dauphine ?… » Je n’aurais jamais pu faire une pareille proposition sans un ordre clair et exprès à cet égard… Et j’aurais cru manquer au plus essentiel de tous mes devoirs, si, sans ordre formel, j’avais donné lieu par ma conduite d’en soupçonner mon maître. Je conviens que le conseil de désarmer la Saxe (qui, malgré le peu d’opinion qu’on a peut-être avec raison de l’honnêteté du comte de Brühl, n’aurait pas réussi) était fait pour ruiner à jamais les affaires de la maison de Saxe, et qu’avec les vues que nous avons, on pourrait regarder ce malheur comme un avantage ;… mais, parce que sa majesté désire de mettre votre altesse sérénissime sur le trône de Pologne, est-ce une conséquence qu’elle veuille ruiner de fond en comble la maison électorale de Saxe, et d’une manière qui ne soutiendrait pas l’idée si bien fondée de la justice et de la générosité du roi ?… Du reste j’avais prévu tout ce qui arrive, je l’ai mandé, je n’ai cessé de demander des ordres ; j’ai fait connaître l’impossibilité de rester dans l’indécision où on était, et j’ai assuré qu’il en résulterait de grands inconvéniens. Toutes ces représentations ont été inutiles. L’inquiétude où était votre altesse sérénissime que des mesures à prendre avec sa majesté polonaise ne rapprochassent les deux cours a empêché sans doute qu’on ne se décidât à rien, et nous sommes arrivés au moment où il est devenu indispensable de prendre un parti… »

Enfin, laissant tout à fait éclater le fond de son âme, il offrait à peu près en termes formels sa démission plutôt que de subir le renouvellement des dégoûts auxquels on l’exposait. « Je vois, disait-il, que tous ceux qui sont employés à l’affaire secrète qui regarde votre altesse sérénissime sont condamnés à ne jamais faire autre chose. Je comprends que tous les changemens qui se font dans le ministère ne peuvent par cette raison jamais me regarder. L’abbé de Bernis va d’un bout de l’Europe à l’autre, reçoit toutes les grâces et est chargé de toutes les choses brillantes qui font la réputation. Pour moi, je travaille comme un forçat dans un puits, ignoré de tout l’univers, et le séjour qu’on me fait faire dans une pareille mission est bien fait pour décrier mes services. Je prie votre altesse sérénissime de juger si cela est agréable… Je suis sûr que c’est elle qui a empêché que sa majesté ne me destinât à la cour impériale, où M. de Rouillé et Mme de Pompadour m’avaient voulu faire aller, suivant ce que me mande mon frère… Je ne me plains pas de cette opposition relativement à moi, quoique je sente très bien la différence pour ma réputation et pour ma fortune d’occuper un emploi pareil dans l’occurrence ;… mais votre altesse sérénissime me doit la justice de convenir que rien ne m’a arrêté : j’ai hasardé et entrepris assez heureusement tout ce qui m’a été possible. Je dois après cela me tranquilliser, et ce ne sera pas sans besoin. La couronne de Pologne a déjà épuisé une partie de ma santé, et je la rechercherais pour moi-même, que ce ne pourrait être avec plus de peine et des soins plus suivis ;… mais… tout est dépendant d’un plan général, et je ne sais que trop qu’il n’est pas formé… Si tout le monde y travaille et si l’on dérange aujourd’hui ce qui a été décidé la veille, comme cela est déjà arrivé depuis la crise où nous sommes, tout sera perdu ; le maître sera indignement servi, et tout honnête homme sera obligé de se retirer. C’est sur quoi votre altesse sérénissime peut compter de ma part. Ma vie et tout ce que j’ai au monde est au service de sa majesté, et dans quelque état que je puisse lui être utile, elle n’aura qu’à en disposer ; mais j’aimerais mieux renoncer à avoir jamais l’honneur de la servir en rien que d’être l’instrument de ce qui serait aussi nuisible à ses intérêts que déshonorant pour moi : j’ai souvent eu l’honneur de dire à votre altesse sérénissime que je n’étais pas propre aux démarches équivoques et entortillées. Elle ne manquera pas de sujets capables de bien jouer ce rôle, et elle fera très bien, si elle en a besoin, de les employer[31]. »

La lettre n’était pas encore expédiée lorsque le messager revint du camp prussien. Il ne rapportait pas le sauf-conduit attendu. On avait envoyé consulter sur la frontière de Bohême Frédéric lui-même, qui avait fait réponse que, si l’ambassadeur de France voulait pénétrer auprès du roi de Pologne, il devait prendre l’engagement de ne plus sortir de la place assiégée, mais que, le blocus existant, on ne pouvait lui accorder la facilité de le traverser à son gré. Dans la rigueur du droit, si on eût eu affaire à des belligérans véritables et à un siège régulier, la réserve eût été peut-être fondée ; mais il n’y avait en réalité ni guerre, puisqu’elle n’était pas déclarée, ni siège, puisque les communications n’étaient pas véritablement interrompues, et d’ailleurs il était trop étrange d’invoquer les principes les plus rigoureux du droit des gens au moment où on venait de fouler aux pieds les plus élémentaires. Le comte jugea que le temps des ménagemens était passé, et le 5 octobre au matin il se mit en route pour se rendre aux avant-postes prussiens. Le temps pressait, car le bruit circulait déjà qu’un premier engagement avait eu lieu en Bohême entre les deux armées en présence, et que le succès en avait été favorable aux armes prussiennes. Arrivé en vue de Sedlitz, il fut abordé par un officier de dragons du régiment de Wurtemberg qui lui demanda son nom, ses qualités et le but de son voyage. Satisfait sur toutes ces questions, l’officier déclara qu’il ne pouvait lui laisser faire un pas de plus avant d’avoir pris les ordres du margrave. Une garde fut placée à la tête des chevaux, et deux heures durant l’ambassadeur attendit dans sa voiture que le margrave eût été prévenu. Celui-ci arriva enfin très troublé et suppliant l’ambassadeur de ne pas insister contre les ordres exprès du roi. Après une longue altercation sur la grande route, il fut convenu que le margrave enverrait chercher de nouveaux ordres au camp royal, et en attendant il assignait à l’ambassadeur un logement dans un village voisin avec une garde pour sa sûreté.

« Vingt-quatre heures se passèrent, puis j’envoyai, dit le comte de Broglie, demander à M. le margrave si les réflexions qu’il avait faites sur l’événement de la veille l’avaient convaincu de la solidité de mon droit. Réponse que les ordres n’étaient pas arrivés. Après-midi, j’envoyai à ce prince un second message pour lui notifier que j’allais de nouveau me présenter à l’entrée du camp… Je partis, je fus encore arrêté par une sentinelle et une barrière qu’on avait placée pendant la nuit. M. le prince de Wurtemberg vint me dire de la part du margrave qu’il n’y avait pas d’ordre du roi son maître, et que je ne pouvais passer. Nous eûmes une conversation très longue et très vive, et sur le refus qu’il continuait de me faire, je lui dis qu’il n’y avait que la force qui pût m’empêcher d’exécuter mes ordres, que j’avancerais seul et à pied comme j’étais, que c’était à lui, s’il croyait pouvoir le faire, à arrêter l’ambassadeur de France de telle manière qu’il jugerait à propos. Je voyais son embarras par tout ce qu’il faisait pour m’en gager à attendre encore quelques heures… Cependant j’avançais insensiblement, ayant toujours le prince et quelques officiers devant moi ; lorsque je n’étais qu’à quelques pas de la garde, il en fit tourner le premier soldat de mon côté et me supplia de ne pas le mettre dans la situation la plus cruelle où il pût se trouver ; il ajouta : « Votre excellence ne passera pas, je l’en assure, » et étendit en même temps le bras comme pour me barrer le chemin, sans cependant me toucher. Je lui dis : a Mon prince, vous m’arrêtez. — Oui, reprit-il, par l’ordre du roi mon maître, ajoutant, c’est-à-dire par l’ordre général de ne laisser passer personne. » Il y eut encore quelques discours entre le prince et moi ; puis, jugeant aussi indécent qu’inutile de demeurer plus longtemps à cet endroit, je suis revenu ici le samedi 9 à dix heures du soir[32]. »

S’il n’avait pu s’acquitter de sa commission, le comte avait obtenu un résultat auquel il n’attachait guère moins de prix : il revenait muni d’un bon grief diplomatique propre à la cour de France, et qui permettait à son gouvernement d’entrer en campagne pour son compte personnel, et non simplement comme allié et à la suite de la Saxe et de l’Autriche. Les nouvelles qu’il eut à Dresde achevèrent de le convaincre qu’il ne s’agissait plus désormais que de la guerre générale et de la manière de l’engager et de la conduire.

Les bruits répandus sur les premiers faits d’armes survenus en Bohême étaient fondés. Le 1er octobre, Frédéric avait rencontré le maréchal Braun à Lowositz, petit village situé sur la rive gauche de l’Elbe, à très peu de distance de la frontière de Pirna. Une action assez vive s’était engagée, et, bien que les pertes eussent été égales de part et d’autre, les Autrichiens avaient dû rentrer dans leur camp, désespérant de pénétrer en Saxe et d’arriver jusqu’à Pirna en descendant cette rive du fleuve. Sur la rive droite, le chemin restait libre, il est vrai, mais la jonction ne pouvait s’opérer de ce côté que si les Saxons s’aidaient eux-mêmes en traversant l’Elbe sous le feu des régimens prussiens qui les tenaient assiégés, pour venir au-devant de leurs libérateurs.

Il fut donc convenu que, dans la nuit du 11 octobre, les Saxons passeraient le fleuve au-dessous de la forteresse de Königstein, attaqueraient les Prussiens en face le 12 au matin, tandis que le maréchal Braun, arrivé le même jour sur leurs derrières, les prendrait à revers. Au jour et à l’heure convenus, les Saxons commencèrent leur mouvement ; mais ils furent contrariés par un temps orageux et d’abondantes pluies d’automne. Il fallut employer plus de vingt-quatre heures à jeter un pont sur l’Elbe, et comme on s’était éloigné à dessein des lieux fréquentés pour échapper à la surveillance de l’ennemi, le débouché de ce pont se trouvait aboutir à un sentier très étroit, longeant une colline escarpée, et qui, déjà défoncé par la pluie, devint, dès que quelques bataillons y eurent passé, parfaitement impraticable. Au lieu de pousser droit sur les Prussiens, comme c’était le projet formé, il fallut se masser en désordre sur une pente très raide où les hommes avaient à peine place pour se tenir, il fallut laisser en arrière l’artillerie et les gros bagages en les abandonnant en partie sur le pont ! même, en partie dans le camp évacué. De son côté, le maréchal Braun arriva au point convenu, mais, n’entendant pas le signal du canon, il crut devoir demeurer dans l’inaction, et la journée du 13, qui devait être décisive, s’écoula ainsi des deux parts dans une infructueuse attente. Cette perte de temps fut désastreuse. Averti en effet le soir même que le camp saxon était vide, le prince Maurice ne perdit pas un instant pour s’en emparer. Franchissant l’Elbe lui-même, il se rendit maître de la position, que rien ne défendait plus, et le 14 au matin les Saxons aperçurent avec désespoir les étendards et les uniformes prussiens qui se dessinaient sur les rochers, dont personne ne connaissait mieux qu’eux-mêmes la force inexpugnable. Ainsi tournés, coupés de leur artillerie et de leurs munitions, entassés sans abri sur un terrain étroit et glissant, une seule ressource leur restait : c’est que le général autrichien tentât un coup de main pour les délivrer à tout prix. Dans la journée, ce dernier espoir fut perdu. Le maréchal fit savoir que la manœuvre concertée ayant manqué, et n’ayant pas lui-même assez de forces pour attaquer seul les troupes supérieures en nombre de la Prusse, il rétrogradait à regret vers la Bohême.

Il ne restait plus qu’à céder à la nécessité. Une capitulation, proposée le 15 octobre, fut acceptée le 16. Le roi et ses fils, toujours retirés dans la forteresse de Königstein, refusèrent obstinément d’abord de l’autoriser, puis d’y prendre part. Ce fut le général en chef qui stipula pour l’armée et pour le souverain. Les conditions furent très dures. Tous les Saxons durent mettre bas les armes et se rendre comme prisonniers de guerre. Frédéric se réserva le droit de les incorporer dans sa propre année. Seuls, les officiers ne durent pas être astreints à cette trahison forcée, mais ceux qui ne répugnaient pas à s’y associer furent déclarés libres de le faire sans être exposés dans l’avenir à aucune poursuite. L’artillerie, les bagages, tout le matériel de l’armée devint propriété prussienne. Le roi fut autorisé à sortir librement pour se rendre où bon lui semblerait, pourvu que ce fût hors du territoire saxon. Ce fut en Pologne qu’il décida de se rendre.

Le pauvre souverain n’avait pas encore quitté le sol de son royaume que déjà, presque sous ses yeux, ses soldats et même sa garde étaient enrégimentés de force sous le drapeau prussien. Frédéric ne voulait pas en avoir le démenti, il mit un grossier point d’honneur à exécuter après coup cette violation de tous les droits humains et politiques, qui ne présentaient plus pour lui aucun intérêt sérieux ; ce fut une scène aussi grotesque qu’odieuse. Les officiers, sauf quelques-uns d’origine ou de famille prussienne, ne voulurent pas profiter de la faculté que la capitulation leur avait réservée, bien qu’on leur offrît un avancement dans leur grade, et qu’en attendant on les laissât dans la misère, presque dans la famine, en leur retenant l’arriéré de leurs traitemens. Quant aux soldats, on les traîna devant le roi, pour leur lire la formule du serment au milieu d’un morne silence. Les officiers prussiens répandus dans les rangs levaient eux-mêmes et soutenaient la main des hommes, qui ne desserraient pas les dents ; puis, les déshabillant aussi par contrainte, on leur fit revêtir sur place des uniformes prussiens préparés pour eux : puéril abus de la force qui ne devait pas tarder à obtenir sa juste récompense, car on sait que le serment ainsi extorqué fut tenu avec la même sincérité qu’il avait été prêté, et dès la campagne suivante tous les Saxons avaient déserté pour former, sous les ordres d’un de leurs princes, un corps détaché qui joua un certain rôle pendant toute la durée de la guerre. C’est là pourtant ce que l’un des flatteurs de Frédéric, un Français, le marquis d’Argens, appelle gravement dans sa correspondance « incorporer Albe dans Rome et faire que les ennemis de l’état en deviennent les défenseurs. »

Peut-être au fond y avait-il dans l’ostentation tyrannique de Frédéric II plus de dépit encore que d’orgueil ; peut-être exagérait-il ainsi les apparences de la victoire, parce qu’il sentait au fond de son âme que le but réel du combat était manqué. « Nous sommes vaincus, mais la Bohême est sauvée, » avait dit le général en chef saxon en rendant son épée. « Tout le monde a manqué son objet dans cette affaire, écrivait avec raison l’abbé de Bernis ; les Autrichiens n’ont pas délivré les Saxons, les Prussiens n’ont pas pénétré en Bohême. » Effectivement l’excès même du désastre dont la Saxe était accablée ne prouvait que mieux la justesse profonde du conseil suggéré au roi Auguste par l’ambassadeur de France. Que serait devenue l’armée autrichienne et l’Autriche elle-même, si Frédéric, avec l’irrésistible génie dont il venait de donner une nouvelle preuve, eût pu disposer librement de toutes ses forces et prendre son véritable ennemi à l’improviste dès le premier jour ? Marie-Thérèse eût succombé avant même d’avoir le temps d’appeler à l’aide. Au lieu de cette chute irréparable, la Saxe seule avait péri, mais en couvrant ses alliés de son corps. Ne pouvant plus songer à marcher sur Vienne à cette époque avancée de l’année, Frédéric restait exposé à tous les périls du rôle d’agresseur sans en avoir recueilli les avantages. Il avait fourni un prétexte à la coalition, et il était contraint de lui laisser tout loisir pour se former. France, Autriche, Russie, pouvaient maintenant travailler à l’aise, ouvertement, et se donner rendez-vous sur le champ de bataille à l’heure convenue. La catastrophe présente n’était qu’un douloureux incident qui sauvait l’avenir.

Si l’on veut du reste juger par une comparaison saisissante quelle eût été l’issue d’une conduite contraire, un exemple tout récent, présent à toutes les mémoires, permet de le deviner à coup sûr. Notre génération vient de voir la même partie, livrée sur le même échiquier par les mêmes joueurs, avec toutes les pièces placées de même. A cent ans de distance, la Saxe est devenue de nouveau le chemin choisi par un capitaine prussien pour pénétrer au cœur de l’Autriche. Autant que deux événemens de l’histoire peuvent être calqués l’un sur l’autre, autant qu’une copie peut être taillée sur un modèle, la campagne dirigée par M. de Bismarck en 1866 a eu évidemment pour but de reproduire trait pour trait l’agression demeurée fameuse du héros de la maison de Brandebourg. Procédés diplomatiques et mouvemens militaires, l’imitation est partout sensible. Même frivolité dans les prétextes de l’attaque, même dessein de tout emporter par la surprise, et, presque étape par étape, même distribution et même itinéraire des divers corps d’armée, même soin de s’assurer en envahissant la Saxe la base des opérations ; mais, si M. de Bismarck n’a fait que répéter le rôle que lui avait appris le grand Frédéric, la Saxe ne lui a pas donné la réplique. Effrayé par le souvenir des malheurs de son aïeul, le roi saxon de nos jours n’a pas osé disputer le terrain. En se réfugiant à l’état-major autrichien, il a suivi exactement le conseil qu’avait donné autrefois le maréchal Braun et fait écarter le comte de Broglie. On sait ce qui est advenu, et si, une fois les aigles prussiennes maîtresses des fortes positions, rien a pu arrêter leur élan vers le Danube. Sadowa est venu après un siècle justifier par une démonstration tardive le roi Auguste et le conseiller qui l’inspira.

Ce conseiller, en attendant, n’en restait pas moins, en face de Frédéric maître du terrain, dans une situation difficile et peut-être périlleuse. L’offense qu’il avait reçue au camp prussien (et qu’à dire vrai il avait été un peu chercher lui-même) faisait grand bruit dans toute l’Europe. À peine informé de l’affront fait à son ambassadeur, le roi de France retirait son ministre de Berlin, faisait partir de Paris l’envoyé de Frédéric, et cessait toute relation diplomatique avec la Prusse. De quel œil, après une telle rupture, le conquérant allait-il voir l’agent français qui en avait été ouvertement et de propos délibéré l’instigateur ? Supporterait-il la présence d’un ennemi si déclaré dans une capitale dont lui-même comptait faire son quartier-général ? Respecterait-il le caractère d’un ambassadeur accrédité auprès d’une cour qui n’existait plus ? À la vérité, le comte aurait pu couper court à la difficulté en suivant Auguste en Pologne, comme c’était peut-être le devoir de sa charge ; mais la reine n’avait pas accompagné son mari : elle restait à Dresde, malgré sa santé délicate et son âge déjà avancé, en proie à des privations et à des outrages sans nombre, exprès pour ne pas avoir l’air d’abandonner tout à fait la partie. Le comte croyait de son honneur de rester jusqu’à la dernière heure auprès de la mère de la dauphine pour lui prodiguer les consolations, quelquefois les secours pécuniaires dont elle avait besoin chaque jour. Une autre raison le retenait aussi : il ne voulait pas rentrer en Pologne sans savoir quelle figure il y allait faire. Lui donnerait-on les moyens de soutenir encore le drapeau du parti qu’il y avait formé lui-même ? Devrait-il au contraire assister la tête basse et l’arme au bras à l’invasion des armées russes, accueillies en triomphe par la faction qui avait toujours placé son espoir dans l’étranger ? Ce n’était pas à Varsovie, c’était à Vienne ou à Versailles qu’il pouvait se flatter d’arracher sur ce sujet, de la débile incertitude de la cour ou de ses alliés, une explication décisive. Il résolut de demander un congé pour retourner à Paris, en passant, s’il se pouvait, par l’Autriche, et jusque-là d’attendre et de braver de pied ferme dans son ambassade le mauvais vouloir de Frédéric.

Trois semaines s’écoulèrent ; le choc inévitable arriva enfin. « Le roi, dit Frédéric à son retour de Bohême, fut obligé de faire signifier à M. de Broglie à Dresde, où il établissait son quartier, que, toute intelligence venant d’être rompue entre les deux cours par le rappel des ministres, il n’était plus séant qu’un ambassadeur de France résidât dans un lieu où se trouvait sa majesté, et qu’il n’avait qu’à se préparer à partir incessamment pour se rendre auprès du roi de Pologne, auprès duquel il était accrédité. M. de Broglie reçut cette déclaration avec cet air de dignité et de hauteur dont les ministres français savent se revêtir lorsqu’ils se souviennent des belles années de Louis XIV. Cependant il n’en partit pas moins promptement pour Varsovie. M. de Broglie, ajoute-t-il, était l’homme le plus propre qu’on pût choisir pour brouiller des cours[33]. »

N’en déplaise au grand homme, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi, et tant de faiblesse ne succéda pas, comme il le dit, à tant de hauteur. L’exact récit des faits se trouve dans un procès-verbal dressé le jour même de la notification prussienne par le secrétaire de l’ambassadeur de France, et inséré alors dans plusieurs gazettes d’Europe sans recevoir aucun démenti : nous en citons le texte même.

« M. le comte de Broglie s’étant rendu le dimanche 14 novembre, à onze heures du matin, à la cour de la reine de Pologne, son page l’est venu avertir une demi-heure après qu’il y avait dans l’antichambre un officier prussien qui demandait à lui parler de la part du roi son maître : sur quoi, M. l’ambassadeur l’a fait prier d’entrer dans un petit cabinet, près de la garde-robe de la reine. Cet officier, y étant entré, lui a annoncé qu’il était le lieutenant-colonel Cocey, adjudant de sa majesté le roi de Prusse, qu’il avait eu ordre de ce prince de se rendre chez l’ambassadeur pour lui porter ces propres paroles :

« Monsieur, le roi mon maître m’a chargé de dire à votre excellence qu’il lui défendait de paraître devant lui, qu’il lui conseillait de ne pas abuser de son indulgence ou complaisance (M. l’ambassadeur ne se souvient pas exactement duquel de ces termes M. Cocey s’est servi), et de lui ajouter qu’il savait très bien qu’il était accrédité auprès du roi de Pologne, mais que pour lui il ne le regardait que comme un particulier. »

« M. le comte-de Broglie, quoique extrêmement surpris de cette signification, lui a répondu : « Monsieur, je vous prie de dire au roi votre maître que je ne me suis jamais proposé d’avoir l’honneur de lui faire ma cour, que je ne sais pas en quoi j’aurais pu mettre à l’épreuve l’indulgence ou la complaisance de sa majesté prussienne, puisque je n’ai été chargé d’aucun ordre qui me mette à même de l’importuner le moins du monde, et qu’au reste, étant à la place où mon devoir m’appelait jusqu’à ce que j’eusse reçu l’ordre du roi mon maître, je comptais pouvoir rester tranquille à l’abri du droit des gens et couvert du caractère le plus respectable dont on pût être revêtu. »

« C’est ainsi que la conversation a fini, M. Cocey y ayant seulement ajouté quelques politesses personnelles sur le chagrin qu’il avait d’être chargé d’une pareille commission.

« Un demi-quart d’heure après, M. Cocey est revenu dans le même endroit où il avait avant trouvé l’ambassadeur, et lui a déclaré que le roi son maître le renvoyait pour lui dire très sérieusement qu’il se disposât à partir de Dresde très promptement.

« M. le comte de Broglie lui a répondu : « Monsieur, sa majesté prussienne doit être informée déjà des raisons qui me retiennent ici. Dès que les ordres que j’attends et qui doivent arriver incessamment me seront parvenus, je les exécuterai sans délai. Je ne saurais m’imaginer que sa majesté prussienne veuille prendre aucune mesure pour me les faire parvenir. Vous sentez bien d’ailleurs qu’il faut des préparatifs pour un voyage de cette espèce ; de plus il est nécessaire que sa majesté prussienne ait la bonté de charger quelqu’un de concerter avec moi les arrangemens convenables pour la sûreté du secrétaire que j’ai ordre de laisser auprès de la reine de Pologne, afin d’entretenir la correspondance de cette princesse avec Mme la dauphine. »

« M. Cocey est entré dans quelques raisonnemens assez polis, mais trop longs à déduire, et a fini par dire « qu’il doutait que le roi son maître voulût écouter ces représentations, et qu’il comptait qu’il aurait encore une troisième commission à exécuter, demandant à cet effet à M. l’ambassadeur s’il le trouverait au même endroit. » Sur quoi il lui a été répondu : « Monsieur, dès que j’aurai eu une audience de la reine, je retournerai chez moi, où il me semble qu’il serait plus convenable que vous eussiez la bonté de vous rendre. »

« L’audience que la reine de Pologne a donnée à M. l’ambassadeur ayant duré une demi-heure, ce ministre est revenu chez lui, où il a trouvé M. Cocey, qui s’y était déjà rendu ; il a de plus trouvé la maison pleine de soldats prussiens conduits par deux officiers qui venaient s’y loger. M. Cocey a dit à M. l’ambassadeur qu’il venait lui réitérer une troisième fois de la part de son maître que sa majesté prussienne désirait qu’il partît, et qu’elle espérait qu’il recevrait d’ici à trois ou quatre jours les ordres qu’il attendait, et qu’alors il devait emmener avec lui toute sa suite généralement, sans exception du secrétaire qu’il se proposait de laisser auprès de la reine de Pologne, à quoi sa majesté prussienne ne consentirait pas.

« L’ambassadeur a répondu au premier point : « Dès que mes ordres seront arrivés, je me mettrai en marche, mais je ne peux me dispenser de laisser ici le sieur Hennin auprès de la reine de Pologne. Je vous prie de faire sentir au roi votre maître que, cela m’étant ordonné expressément, nulle considération ne peut s’y opposer. Je vous prie aussi, lui a ajouté l’ambassadeur, de lui dire que vous avez trouvé ici grand nombre de soldats qui veulent se loger dans une maison où j’habite… Vous sentez combien cela est contraire à ce qui est dû aux ministres étrangers, et j’espère que vous voudrez y mettre ordre incessamment. »

« M. Cocey est en effet revenu vers les trois heures après-midi, et a dit à l’ambassadeur que le roi son maître ne changeait jamais les ordres qu’il donnait, et qu’il voulait absolument que le sieur Hennin partît avec lui tout le plus tôt qu’il serait possible ; il a ajouté que les logemens étaient si rares dans la ville de Dresde qu’on ne pouvait en exempter aucune maison, pas même celle des ministres étrangers, et qu’ainsi il priait l’ambassadeur de céder quelques-unes des chambres de ses gens pour loger les soldats prussiens. Sur quoi, il lui a répondu : « Monsieur, je n’ai rien à ajouter et ne peux rien changer à ce que j’ai eu l’honneur de vous dire sur la demeure de mon secrétaire auprès de la reine de Pologne. Sa majesté prussienne sera la maîtresse de faire ce qu’elle jugera à propos. Je le laisserai sous la protection du droit des gens. Il m’est également impossible de partager mon logement avec des soldats, ce qui serait contre toute décence et toute règle. C’est à vous d’user de violence, si vous croyez le devoir faire. Je l’attends avec tranquillité, mais certainement je n’aurai pas l’air d’avoir consenti à une chose si irrégulière, et je réclame contre autant qu’il est en mon pouvoir. »

« C’est ainsi qu’a fini cette journée. M. Cocey s’est déterminé à faire établir chez l’hôtesse de la maison, qui loge au troisième étage, vingt ou vingt-deux Prussiens[34]. »

Et ce fut seulement six jours plus tard, le 19 novembre, après s’être librement promené dans la ville pendant ces six journées, pour constater qu’aucune contrainte ne pesait sur lui, que le comte de Broglie, averti par une lettre particulière que son congé lui était accordé, fit prendre ses passeports à l’état-major prussien. Avant de partir, il accrédita régulièrement son secrétaire, M. Hennin, auprès de la reine de Pologne, en lui laissant l’ordre de ne quitter son poste que s’il en était arraché par la violence, puis il prit la route de Prague, pour attendre dans cette ville l’expédition régulière du congé qui lui était annoncé.

« Vous jugerez, monsieur, écrivait-il à M. Durand à Varsovie en lui annonçant son départ, de l’indécence des procédés de sa majesté prussienne. Ce prince a voulu répondre au parti de dignité qu’il a obligé le roi de prendre vis-à-vis de lui, et il ne fait qu’ajouter à des manquemens réels le ridicule de paraître piqué du ressentiment qu’on lui a témoigné. Le roi de Prusse m’apprend à être prudent et modéré ; mais il ne me corrigera pas d’être ferme, d’autant qu’avec des caractères comme le sien c’est le seul parti qui puisse réussir, pourvu qu’il soit accompagné de beaucoup de circonspection… En passant par la Bohême et la Moravie, j’aurai un assez grand détour à faire, mais je n’aurai que 4 milles de domination prussienne à traverser, et j’en suis si excédé que je ferais volontiers 100 lieues pour m’y soustraire… Il s’agit seulement de tirer ma personne d’ici, ce que je compte faire demain matin à la pointe du jour. Je laisse ici M. Hennin chargé d’affaires du roi auprès de la reine de Pologne. Le roi de Prusse m’a fait dire le même jour que j’ai reçu des marques de son souvenir qu’il ne permettait pas qu’il restât ici. J’ai répondu que sa volonté ne pouvait détruire les ordres que j’avais eus de l’y laisser, et je lui en donne de ne pas partir à moins qu’on n’emploie la violence pour l’y obliger[35]. »

« Vous remarquerez, écrivait-il également au comte d’Estrées, ambassadeur de France à Vienne, en lui annonçant son arrivée à Prague le 26 novembre, que depuis le 14 du mois, que j’ai reçu les ambassades, de sa majesté prussienne, jusqu’au 20 que je suis parti de Dresde, elle ne m’a plus donné de marques de son humeur, d’où il arrive que toutes celles qui ont précédé sont en pure perte pour le roi de Prusse, puisque cela ne m’a pas fait partir de Dresde un quart d’heure plus tôt que je ne l’avais projeté, et qu’ainsi que je lui avais annoncé dès le commencement, ce n’a été, comme de raison, que sur l’ordre du roi que je suis parti, moyennant quoi il m’a été prouvé qu’il sentait lui-même qu’il ne pouvait pas soutenir les illégalités qu’il a commises[36]. »

A Prague, il n’était plus qu’à quelques jours de Vienne, et il brûlait d’impatience d’aller exposer lui-même à l’impératrice les hautes conceptions de politique générale qui fermentaient dans son cerveau, de plaider surtout la cause de ses chers patriotes polonais, en un mot de mettre la main lui-même sur le levier de la nouvelle alliance ; mais il attendit vainement la permission qu’il avait sollicitée de passer par l’Autriche. Aucune des insinuations très claires qu’il avait faites à ce sujet dans ses lettres au prince de Conti ne fut relevée, aucune de ses instances ne parut même avoir été entendue. En reprenant tristement sa route vers la France, il voulut au moins se donner la consolation de coucher par écrit son plan tout entier pour en gratifier son collègue le comte d’Estrées, plus heureux que lui. Au ton qu’il prit dans cette communication confidentielle, on dirait vraiment que, seul dans cette chambre d’auberge, il se fit un instant l’illusion d’être le Richelieu de la politique nouvelle, tenant dans ses mains tous les fils des cabinets d’Europe, et les faisant mouvoir à son gré dans l’unité d’une direction puissante.

« Je me chargerai bien de démontrer, dit-il, que rien n’est actuellement plus intéressant que d’empêcher la destruction du parti patriotique ou plutôt français en Pologne, puisque cela doit nous servir de point d’appui pour le soutien de toute notre influence dans le nord. Ce n’est que par le moyen d’un crédit prédominant dans cette république que nous pouvons mettre quelque liaison entre la Turquie et la Suède. Si une fois nous laissons les deux impératrices, et surtout celle de Russie, en possession de décider du sort des Polonais, cela leur donnera la facilité de joindre leurs forces dans toutes les occasions, et certainement nous aurons à nous en repentir. Dans l’ancien système général que les traités de Versailles et de Westminster ont dérangé, nous avions toujours la Prusse à opposer à cette jonction, et cette puissance, toujours armée comme elle l’est, était entre nos mains un instrument admirable. Ce système est changé, mais il n’est pas remplacé, et quoique personne ne sente mieux que moi la nécessité d’ôter à sa majesté prussienne une supériorité dont elle a fait un si mauvais usage, j’avoue que je regretterais de voir qu’il l’aurait perdue, si on ne trouvait pas le moyen d’y suppléer. C’est, selon moi, cet objet qu’on doit avoir principalement en vue dans toutes les opérations militaires et politiques que nécessairement nous allons entreprendre. En ayant l’air et le jeu de remplir nos engagemens avec la cour de Vienne, en affichant le désir le plus vif de venger les injures faites au père de Mme la dauphine, en témoignant beaucoup d’envie de nous unir sincèrement avec la Russie, il me semble qu’il faut travailler à prévenir les dangers que nous trouverions nécessairement dans le trop grand agrandissement de la maison d’Autriche, et si nous contribuons à lui procurer la restitution de la Silésie, au moins faut-il, par d’autres arrangemens, y mettre des modifications capables de nous tranquilliser. A plus forte raison faut-il contenir la puissance moscovite dans les bornes les plus étroites qu’il sera possible. Il serait bien dangereux de l’accoutumer à trop influer dans les affaires de l’Europe et de faire connaître à la cour de Pétersbourg toute sa force, dont une administration vicieuse et des divisions perpétuelles dans le ministère l’ont empêchée jusqu’à présent de se servir avec succès[37]. »

On peut croire que le comte d’Estrées, honnête agent qui exécutait ses instructions sans les discuter, et n’avait garde de se lancer dans ces visées de haute politique, fut plus étourdi que touché de ce flot de confidences qu’il n’avait rien fait pour s’attirer, car dans sa réponse, qui ne rejoignit le comte qu’à Paris, en lui faisant compliment sur son génie politique, il le rappelait avec une douce ironie au sentiment de leur condition, c’est-à-dire de leur impuissance commune. « Je n’entreprendrai pas, disait-il, de discuter avec vous sur le fond de l’opinion que vous embrassez et sur le système que vous vous êtes formé, étant persuadé que toutes les conséquences que vous en tirez sont justes, réfléchies, et tendent toutes à l’activité d’un système qui vous est connu, et pour la réussite duquel vous voulez préparer tous les moyens ; mais je serai assez hardi pour vous demander si vous êtes bien sûr que ce système soit conforme à la volonté du roi et aux nouvelles idées politiques qu’il s’est formées. Voilà un premier point dont il faut être bien assuré, et que je ne puis connaître qu’après que le ministre du roi m’aura fait savoir ses volontés… Autant il est sage à un ministre éclairé comme vous de mettre sous les yeux du roi un projet dont les objets sont aussi éloignés pour lui en faire connaître l’utilité ; autant est-il, je crois, de la prudence de ce ministre de ne pas l’adopter avec la même fermeté et constance que s’il lui était personnel. Je pense que le roi seul et les ministres, après avoir été informés du pour et du contre d’une affaire aussi délicate, peuvent décider sur le parti qui doit être suivi. Peut-être connaît-il déjà, et je n’en serais pas surpris, d’autres équilibres que celui que vous avez en vue, et peut-être ne se soucie-t-il pas de fonder de loin une faction ou un parti dont il ne fera jamais usage… Comme le roi connaît tous ces objets et que vous serez à portée de lui montrer la plus grande utilité de son service, il vous fera instruire de sa volonté, et en même temps me la fera savoir. Alors, sans entrer en discussion, s’il a choisi le bon ou le mauvais parti, je suivrai les instructions qu’il me fera donner… Ne croyez pas, je vous prie, que je veuille condamner votre façon de penser : je n’en connais pas assez toute l’étendue et les moyens de le faire valoir pour en décider[38]. »

L’humilité prudente du comte d’Estrées n’avait que trop aisément raison du patriotisme présomptueux de son collègue, et de deux esprits ainsi faits il n’était pas malaisé de deviner celui que préférerait toujours Louis XV ; mais où l’un sentait comme un citoyen et jugeait comme un homme d’état, l’autre pensait et parlait comme un serviteur.


A. DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 mai.
  2. Duclos, Mémoires secrets du règne de Louis XV ; — Histoire des causes de la guerre de 1756.
  3. Frédéric le Grand, Histoire de la guerre de sept ans, ch. III.
  4. Schœffer, Geschichte des siebenjährigen Krieges. Berlin 1768. Appendice. Pièces tirées des archives de Berlin, p. 606 et suiv.
  5. Ces pages étaient écrites quand une communication pleine de bienveillance m’a fait connaître les Mémoires entièrement inédits du cardinal de Bernis, écrits par lui dans sa retraite pour l’instruction de sa famille. C’est un document très curieux, et dont la publication nous paraît impérieusement réclamée par l’intérêt de la vérité historique. On y trouve le seul récit détaillé et complet qui existe, à ma connaissance, des négociations secrètes qui ont précédé les traités de Westminster et de Versailles. Il est clair, comme on le soupçonnait déjà, que Duclos avait emprunté aux confidences du cardinal la plupart des faits de sa narration, auxquels il a donné une forme littéraire et dramatique qui dénature en plus d’un point la vérité. En particulier, la prétendue proposition de concours faite par le roi de Prusse et refusée par la France, suivant Duclos, n’est mentionnée nulle part, et la sincérité de Louis XV dans le désir de rester en bonne intelligence avec la Prusse ne parait pas douteuse depuis le commencement de la négociation jusqu’à la fin.
  6. Histoire de la guerre de sept ans, loc. cit.
  7. Le comte de Broglie à M. de Rouillé, 25 novembre 1755. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  8. Le comte de Broglie au prince de Conti, 12 décembre 1755. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  9. A l’appui de cette conjecture, je trouve parmi les pièces des archives de Berlin publiées par Schœffer dans l’ouvrage déjà cité cette phrase extraite d’une lettre de Frédéric à son ambassadeur à Paris, M. de Kniphausen, le 18 octobre 1755 : « Je veux bien vous confier, mais pour votre direction seule, que, pourvu que la France prendra des engagemens avec la cour de Dresde, je ne pourrai faire que de me retirer du jeu, et que je ne mettrai pas la plume à la main pour le renouvellement de mon traité avec la France. »
  10. Le comte de Broglie à M. Durand, 4 février 1756. (Correspondance officielle, ministère. des affaires étrangères.)
  11. M. Durand au comte de Broglie, 28 février 1756. (Dépêche officielle, ministère des affaires étrangères.)
  12. Le comte de Broglie au prince de Conti, 6 février 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  13. Conti à Broglie, 11 mars 1756. (Correspondante secrète, ministère des affaires étrangères.)
  14. M. de Rouillé au comte de Broglie, 25 mai 1756. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  15. Le traité de Versailles contenait de plus cinq articles secrets dont le comte de Broglie ne reçut pas communication, et qui n’ont été connus qu’assez tard. Ils éclaircissaient les dispositions principales sans y apporter aucun changement important. — Voyez Schoell, Histoire des traités de paix, III, 19, ot Schœffer, Geschichte des siebenjährigen Krieges, t.1, Appendice, p. 584.
  16. M. de Rouillé au comte de Broglie, 16 juillet 1756. (Dépêche officielle, ministère des affaires étrangères.)
  17. Rouillé à Broglie, Ibid., 19 juillet et 7 août 1756.
  18. Le comte de Broglie à M. Durand, 11 juin 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  19. Le comte de Broglie au prince de Conti, passim, 2 juin, 25 juin, 2 juillet, 21 juillet, 25 août 1756. (Correspondance secrète, ministère de » affaires étrangères.)
  20. Le prince de Conti au comte de Broglie, 9 août 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  21. Tout le détail de la mission du chevalier Douglas se trouve dans la publication de M. Boutaric, t. I, p. 203-209.
  22. Schœffer, Geschichte des siebenjährigen Krieges, t, I, p. 196 et 198, d’après les papiers du ministre Chitchel.
  23. Goheimnisse des sächsischen Cabinets, t.1, p. 350-370, 380-385.
  24. Geheimnisse des sächsischen Cabinets, t. II, p. 94-100.
  25. Le comte de Broglie à M. Durand, 6, 14, 22 septembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.) — Geheimnisse des sächsischen Cabinets, t. II, p. 120, 189 et suiv.
  26. Le comte de Broglie à Tercier, 18 septembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  27. Le comte de Broglie au prince de Conti, 29 août, 14 et 27 septembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  28. Voyez l’interrogatoire de l’agent acheté par Frédéric et depuis lors découvert et puni par le cabinet saxon. Cette pièce a été publiée à Leipzig en 1741 sous ce titre : Einige neue Actenstücke über Veranlassung des siebenjährigen Krieges, p. 5 et suiv.
  29. Geheimnisse des sächsischen Cabinets, t. II, p. 32 à 35 ; Frédéric, Histoire de la guerre de sept ans, ch. IV.
  30. Le prince de Conti au comte de Broglie, 17 septembre, 1er octobre. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.).
  31. Le comte de Broglie au prince de Conti, 7-27 septembre, 4-13 octobre 1756, passim. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  32. Le comte de Broglie au marquis de Valori, ministre de France en Prusse, 11 octobre 1756. (Mémoires du marquis de Valori, t. II, p. 353.)
  33. Frédéric II, Histoire de la guerre de sept ans, ch. V.
  34. Relations de ce qui s’est passé entre M. le comte de Broglie et M. le lieutenant-colonel Cocey, que sa majesté prussienne lui a envoyé. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  35. Le comte de Broglie à M. Durand, 29 novembre 1756. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  36. Le comte de Broglie au comte d’Estrées ; Prague, 26 novembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  37. Le comte de Broglie au comte d’Estrées, 26 novembre 1756.
  38. Le comte d’Estrées au comte de Broglie, Vienne, 2 décembre 1756. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)