LA
DIPLOMATIE SECRETE
DE LOUIS XV

La diplomatie secrète de Louis XV, dont l’existence était depuis longtemps connue, a fourni tout dernièrement à un érudit distingué, M. Boutaric, sous-directeur aux archives de l’empire, le sujet d’une publication justement remarquée et pleine d’intérêt; mais en portant à la connaissance du public tout ce que les archives impériales contenaient de documens relatifs à cette mystérieuse partie de notre histoire diplomatique, M. Boutaric a pris soin de signaler lui-même les regrettables lacunes qui l’avaient empêché de compléter son travail. Il n’avait eu sous la main que les instructions données ou les réponses faites par le roi à ses agens, simples ordres ou accusés de réception assez brefs d’ordinaire et conçus en termes fort peu clairs. La correspondance des agens n’avait pu être retrouvée. C’était donc en quelque sorte le titre du dossier qu’il publiait, le dossier même faisait défaut. De là, malgré tous les soins apportés par l’ingénieux éditeur pour éclaircir et relier ensemble ces pièces incohérentes et décousues, bien des faits mal expliqués ou connus seulement par d’obscures allusions, bien des conjectures hasardées, un nuage de confusion et d’obscurité répandu sur l’ensemble du récit.

La publication de M. Boutaric, excitant ma curiosité sans la satisfaire, m’a donné l’idée de rechercher si je ne retrouverais pas quelques-uns des documens dont il déplorait l’absence, soit dans d’autres dépôts publics, soit dans les papiers de ma famille, à laquelle appartenait le plus actif des correspondans secrets de Louis XV. Cette enquête, comme on pourra le voir, n’a pas été infructueuse; mais le résultat en aurait été encore très imparfait, si un puissant auxiliaire, M. Faugère, directeur des archives au ministère des affaires étrangères, ne m’avait prêté le concours de sa bienveillante amitié. C’est lui qui a découvert d’abord, puis mis à ma disposition, les originaux eux-mêmes de la correspondance secrète, épars au milieu de tant d’autres trésors inconnus dans le vaste dépôt confié à sa garde.

Grâce à cet ensemble de lumières puisées à des sources diverses, je puis mettre aujourd’hui sous les yeux du public le tableau complet de l’origine, du but et de toutes les péripéties de la diplomatie intime de Louis XV. Je serais bien trompé si la surprise du lecteur n’égale pas la mienne, s’il ne s’étonne pas lui-même de prendre à ce récit un autre intérêt que celui que procure le développement d’une intrigue amusante, et si en particulier le caractère du personnage principal de ce petit drame, le comte de Broglie, ne lui présente pas le spectacle toujours attachant d’un esprit familier avec les plus hautes vues de la politique et d’une âme passionnée pour le bien public.

J’avertis charitablement le lecteur qu’il ne trouvera dans cet écrit rien de ce que le titre lui fera peut-être supposer : aucune histoire romanesque, très peu d’intrigues de cour, pas la moindre chronique scandaleuse. Je n’écris pas les mystères de Versailles, et je n’apporte aucune découverte sur les amours de Louis XV, le nombre, la figure et le caractère de ses maîtresses. Je prends cette précaution d’avance, parce que la renommée si bien établie de ce triste monarque pourrait autoriser des suppositions compromettantes pour la gravité d’un écrivain. Sous un règne où la politique officielle a été ouvertement gouvernée par des Pompadour et des Du Barry, quelles révélations du même genre plus piquantes ou plus choquantes encore ne serait-on pas en droit d’attendre de la politique clandestine ! Il n’en est rien pourtant, et la présomption bien naturelle qui devine d’ordinaire ce qui se cache d’après ce qui se montre serait ici complètement en défaut. Par une bizarrerie peut-être sans exemple, ce que le débile Louis XV a pris soin de déguiser pendant vingt années à ses sujets comme à ses ministres, c’est ce qu’il y avait de meilleur en lui-même. S’il s’est passé l’étrange fantaisie d’avoir à la fois deux ministères en exercice, l’un actif, l’autre consultatif, du moins n’a-t-il pas cherché dans cette complication un moyen de se procurer des flatteurs de rechange, et d’établir entre ces deux ordres de serviteurs une émulation de complaisance. Au contraire, pendant qu’il abandonnait trop souvent l’exercice de son pouvoir à des courtisans protégés par des favorites, c’est dans l’ombre qu’il allait chercher (à la vérité pour ne pas les suivre) les conseils francs jusqu’à la rudesse d’austères politiques. C’est sous le triple cachet d’une correspondance chiffrée qu’il épanchait tout ce qui restait au fond de son cœur de sentimens dignes du trône et de velléités de bien public. De là un contraste sur lequel je compte pour faire l’intérêt de ce tableau. J’aurai à tout moment à mettre en regard, à l’occasion des mêmes événemens, les actes de la diplomatie ministérielle et les avis de la diplomatie confidentielle. D’un côté régneront presque sans partage la légèreté et l’imprévoyance, de l’autre de sages inconnus feront entendre tout bas un langage sévère qui devance le jugement de la postérité. Une frivolité licencieuse s’étale sur le devant de la scène, le bon sens, la moralité et le patriotisme paraîtront souvent réfugiés dans les coulisses.

Il y a une faute en particulier, à la fois politique et morale, qui pèsera toujours sur la mémoire de Louis XV, et dont, si je ne me trompe, la découverte de la correspondance secrète doit altérer complètement sinon la gravité, au moins la nature. On devine que je veux parler de l’exécrable démembrement de la Pologne, ce brigandage diplomatique opéré sous les yeux de l’Europe indifférente, sans que le souverain de la France ait eu soit la perspicacité d’en pénétrer le complot, soit, à la dernière heure, le courage d’en arrêter l’exécution. La France ne pardonnera jamais à ceux qui l’ont fait assister inattentive ou impuissante à la ruine d’une antique alliée et au plus insolent attentat qui ait jamais outragé le droit de la nature et des gens. Cet abandon de la plus juste des causes présente un caractère de duperie mêlée de faiblesse dont une nation généreuse et spirituelle ne peut, même après un siècle écoulé, encore prendre son parti. Des deux reproches qu’on peut faire à Louis XV sur ce triste sujet, il en est un dont les pages qu’on va lire le déchargeront, je crois, complètement. A la vérité, c’est en aggravant l’autre. Louis XV n’a pas été pris inopinément par les malheurs de la Pologne; il n’a jamais cessé de les prévoir et d’en faire l’objet d’une constante bien qu’inerte et inutile préoccupation. Averti de bonne heure du péril par ses conseillers intimes, pendant que ses ministres en méconnaissaient soit la gravité, soit l’imminence, il n’a été dupe d’aucune illusion. Son regard a été constamment fixé sur le lit de douleurs où la victime dévouée se débattait entre les bras de ses ravisseurs. La Pologne fait, à vrai dire, on va le voir, le principal, presque l’unique objet de la diplomatie secrète. La première mission des agens secrets fut de préparer l’avènement au trône de Pologne d’un prince français dans la pensée avouée d’étendre sur ce malheureux pays l’influence et la protection de la France ; puis, quand ce dessein dut être abandonné et que le cercle des relations une fois établies s’étendit à d’autres pays et à d’autres affaires, la Pologne demeura toujours le point central auquel étaient rapportés tous les fils de cette trame mystérieuse. Envisagée de ce point de vue, qui est le véritable, la diplomatie secrète devient un monument qui honore la droiture du sens et des intentions de Louis XV autant qu’il accuse l’incurable infirmité de son caractère. On y voit à découvert et on y suit pas à pas ce qu’il a médité de faire, et ce qu’il n’a pas fait pour épargner à son règne une tache ineffaçable, à l’Europe une source d’agitations qui n’est pas encore fermée, et à la conscience des peuples un scandale qui a ébranlé, par une atteinte peut-être irréparable, les fondemens mêmes du droit public.


I.

L’histoire politique (et sous certains rapports même l’histoire philosophique et morale) du XVIIIe siècle peut être divisée en deux moitiés très distinctes par le traité conclu à Aix-la-Chapelle en 1748, qui mit fin à la grande lutte européenne connue sous le nom de guerre de la succession d’Autriche. On sait quelle avait été l’origine de cette guerre et à quelles conditions elle se termina. Pour la France et pour ses alliés, ce n’était que la continuation naturelle de la grande tradition politique inaugurée par François Ier, réduite en système par Henri IV, poursuivie avec une sagesse heureuse par Richelieu et par Mazarin, glorifiée, puis dénaturée et compromise par l’ambition de Louis XIV. L’empereur Charles VI étant mort sans enfant mâle et en laissant à sa fille unique une succession litigieuse, il était tout simple qu’un monarque français voulût profiter de cette heureuse circonstance pour porter le dernier coup aux plus anciens ennemis de sa famille et de sa couronne. Un instant en effet, on put penser que la rivalité séculaire des maisons de Bourbon et d’Autriche allait se terminer par l’anéantissement d’une des deux parties adverses. L’héritière de Charles-Quint, l’illustre Marie-Thérèse, erra fugitive et détrônée dans ses domaines héréditaires, et la couronne impériale sortit, pour la première fois après trois siècles, de la descendance de Rodolphe de Habsbourg. Un retour de fortune arrêta cette ruine presque consommée, et remit en définitive chacun des belligérans à peu près dans la situation où la guerre l’avait trouvé. La France dut restituer toutes ses conquêtes et rentrer dans les limites que lui avait laissées Louis XIV. Marie-Thérèse recouvra la plus grande partie de son héritage, dont le saint-empire, assuré à son époux et à son fils, continua de faire partie. Deux puissances seulement, de grandeur récente l’une et l’autre, tirèrent avantage de cette lutte, à laquelle elles n’avaient pourtant pris part qu’en qualité d’auxiliaires. Ce furent d’une part la Russie, tout nouvellement élevée par la volonté d’un grand homme de la condition de peuple barbare à la dignité d’état civilisé, et qui trouva ce jour-là la première occasion de faire sentir sa main dans la politique de l’Occident, — de l’autre la jeune royauté prussienne, tombée en partage à un souverain, plein du feu de la jeunesse et du génie, qui osa risquer sur un champ de bataille et sut doubler du premier coup le patrimoine de richesse et de force légué par d’obscurs prédécesseurs; mais ces deux états, et, pour ainsi dire, ces deux acteurs nouveaux intrus sur la scène politique de l’Europe, ayant figuré pendant la guerre dans des camps opposés, — la Russie du côté de l’Autriche, et la Prusse dans les intérêts de la France, — leurs accroissemens semblaient se faire contre-poids, et n’altéraient pas la proportion relative des forces. Voltaire a décrit cette situation par quelques-uns de ces traits nets et sobres qui sont le grand secret de son art. «Après cette paix, dit-il, l’Europe chrétienne resta divisée comme en deux grands partis qui se ménageaient l’un l’autre et soutenaient chacun de leur côté la balance. Les états de l’impératrice, reine de Hongrie, une partie de l’Allemagne, la Russie, l’Angleterre, la Hollande et la Sardaigne, composaient l’une de ces factions; l’autre était formée par la France, l’Espagne, les Deux-Siciles, la Prusse et la Suède. Toutes les puissances restèrent armées, et on put espérer un repos durable par la crainte même que ces deux moitiés de l’Europe semblaient s’inspirer l’une à l’autre[1]. »

On remarquera que dans cette énumération détaillée n’est pas mentionné le nom de la Pologne. Il suffit pourtant de jeter les yeux sur une carte pour comprendre quel rôle important cette division de l’Europe en deux moitiés si bien équilibrées devait assigner à un royaume peuplé de soldats, placé comme entre les plateaux de la balance, sur les derrières de l’Autriche, à égale distance de la Russie et de la Prusse, au centre de tous les intérêts en litige et sur le chemin de toutes les armées. De tout temps d’ailleurs, et pendant tous les incidens de leur conflit prolongé, la France et l’Autriche avaient soigneusement recherché et s’étaient disputé l’une à l’autre l’amitié de la Pologne. Par malheur, une commune expérience leur avait appris que cette utile alliance, très difficile à obtenir, était, une fois obtenue, encore plus difficile à garder. À aucune époque, la Pologne n’avait possédé ce qu’on appelait dans la langue politique d’alors un cabinet, c’est-à-dire un souverain et des ministres engageant leur état entier par leur parole, et pouvant offrir une sécurité suffisante à ceux qui entraient avec eux dans un système fédératif. La constitution intérieure de ce pays unique en son genre ne livrait pas seulement le trône au hasard de l’élection : pendant la durée même de ces royautés viagères, la direction de la politique était partagée entre le roi et les nobles, habituellement divisés et souvent armés les uns contre les autres. Pour traiter avec la Pologne, il était donc aussi vain qu’insuffisant de s’adresser à son chef nominal. Un ambassadeur devait descendre lui-même dans la mêlée des partis, embrasser une des factions, appuyer l’un des compétiteurs qui se disputaient soit le pouvoir, soit la couronne. C’était bien le rôle qu’avaient joué à plusieurs reprises les envoyés de France, de Russie, d’Autriche et même de Saxe; mais cette manière de faire de la diplomatie par voie d’intrigues factieuses et souvent même de guerre civile était aussi coûteuse que compromettante. Pour la France en particulier, le jeu était entièrement à son désavantage. A la distance où elle était placée, tout ce qui émanait d’elle, conseils ou subsides, arrivait rarement à l’heure et à propos. En promettant sa protection à un parti, elle encourait plus de responsabilité qu’elle n’acquérait d’autorité véritable. Tant que ses amis étaient puissans, ils se dérobaient aisément à l’influence de ses avis; dès qu’ils se sentaient menacés, ils réclamaient un appui qu’elle était souvent en peine de leur donner. A plus d’une reprise, elle avait dû abandonner la partie après l’avoir engagée, et, au grand détriment de son honneur, laisser dans le péril ceux qui s’étaient mis en avant sur sa parole. C’est ainsi qu’on avait vu, au XVIe siècle, le duc d’Anjou (plus tard Henri III), porté au trône par une faction nombreuse, s’enfuir de Pologne à peine couronné, puis, au siècle suivant, le prince de Conti, envoyé par Louis XIV pour tenter la même aventure, ne pas même attendre qu’on l’eût proclamé. Enfin on venait de voir le propre beau-père de Louis XV, Stanislas Leczinski, rétabli, puis abandonné par nos armes, réduit à fuir sous un déguisement obscur pour sauver sa tête, déjà mise à prix par les Russes; en définitive, il avait dû céder ses droits à son compétiteur, Auguste III, électeur de Saxe, le protégé des cours impériales. Ces échecs successifs, surtout le dernier, avaient grandement compromis le crédit de la France en Pologne, et par un contre-coup naturel mis la Pologne elle-même en mauvais renom auprès des politiques français. Comme il est assez dans la nature humaine de déprécier les avantages qu’on ne peut obtenir, la mode était venue, à Versailles comme à Paris, dans tous les cercles où l’on discourait des affaires d’état, d’affirmer dédaigneusement que ce malheureux pays, désormais réduit à une anarchie sans remède, ne pouvait plus offrir à personne d’utile alliance, que dès lors tous les soins et tous les frais pour s’y ménager une influence étaient autant de peine et d’argent perdus, et que le mieux était de l’abandonner à son mauvais sort sans en prendre souci davantage. Ce n’est pas la première fois que, pour masquer son découragement ou son impuissance, la politique a raisonné comme le renard de La Fontaine. Le silence de Voltaire, très mêlé aux affaires diplomatiques de son temps, ayant plus encore la prétention de l’être, est à lui seul un indice de cette indifférence affectée.

Quoi qu’il en soit, telles étaient, à la cour comme à la ville, les dispositions générales, lorsque, quelque temps avant la conclusion de la paix, plusieurs gentilshommes polonais vinrent à Paris, envoyés en mission secrète par leurs compatriotes. Ils appartenaient aux familles anciennement en relation avec la France, à celles qui avaient appuyé, soixante ans auparavant, le dernier prince de Conti dans l’expédition malheureuse que je viens de rappeler; ils étaient restés en rapports bienveillans avec cette branche cadette de la maison royale. Le héros de cette triste équipée était mort lui-même depuis longues années ; mais son petit-fils avait hérité de son titre et de ses dignités. Ce fut au Temple, demeure du nouveau prince, que les envoyés se rendirent, et, admis en sa présence, ils lui représentèrent que le déclin prématuré de la santé de l’électeur-roi, Auguste III, faisait pressentir à tout le monde en Pologne une vacance prochaine du trône, qu’à cette époque une vive réaction éclaterait contre la famille de Saxe et d’odieux favoris auxquels elle s’était entièrement livrée, et rendrait impossible de faire passer la couronne, comme les Saxons l’espéraient, sur la tête d’un des fils du roi, que dès lors le moment serait favorable pour lui, s’il avait l’ambition de reprendre le dessein paternel, à la condition de s’y préparer un peu d’avance, et que le fils, au moment de l’action, fît preuve d’un peu plus d’ardeur et de décision que le père n’en avait montré.

L’intelligence et la valeur étaient des qualités héréditaires dans la maison de Conti. Le frère et le neveu du grand Condé avaient été doués à un rare degré du mélange de ces qualités heureuses, comme l’attestent les brillans portraits que Saint-Simon nous a laissés d’eux. Leur successeur était digne de leur race. Dès sa jeunesse, François de Conti avait fait preuve à la guerre d’une capacité brillante. Une victoire remportée à vingt-sept ans à Coni, en Italie, l’avait fait comparer au héros de Sens et de Rocroi. Comme son oncle également, il excellait dans le maniement de la parole. Son éloquence facile, son esprit ouvert aux affaires, avaient fait souvent la surprise et le charme du parlement. Il jugeait bien des affaires publiques, s’entendait au bel esprit; il était d’un commerce aussi agréable que sûr, et tenait au Temple une maison ouverte, fort goûtée par les gens du monde autant que par les gens de lettres, à laquelle présidait une charmante amie, la marquise de Boufflers, que la facilité des mœurs du temps ne s’étonnait pas de trouver toujours à ses côtés. Une existence si considérée et si douce aurait dû lui inspirer peu de goût pour les aventures; mais tous ces avantages étaient gâtés par un secret malaise. Le pauvre prince souffrait de briller partout sans dominer nulle part; son rang élevé, mais secondaire, ses facultés distinguées sans être de premier ordre, lui inspiraient le désir de commander sans lui en donner les moyens. Il ne faisait plus la guerre parce qu’il n’avait pas voulu servir d’aide-de-camp au maréchal de Saxe. Le roi le consultait volontiers sur la politique; mais après la régence du duc d’Orléans et le ministère malheureux du duc de Bourbon, Louis XV aurait cru rentrer en tutelle, s’il avait mis une troisième fois un prince du sang à la tête de son cabinet. Ainsi placé à côté, mais en dehors de tout, amateur en tout genre, Conti sentait se glisser dans son âme ce vague ennui qui souvent, surtout vers le milieu de la vie, vient corrompre les plus heureuses conditions de l’existence.

Dans un tel état d’esprit, la proposition brillante des envoyés polonais était d’autant mieux faite pour lui sourire que, l’exécution n’en étant pas immédiate, on pouvait la caresser longtemps en imagination avant d’en courir les risques. Toutefois Conti connaissait trop bien ses devoirs de prince français pour accepter la conversation sur un sujet si délicat avant de s’être assuré du bon plaisir du roi. L’occasion ne se fit pas attendre, car il avait ses entrées familières à Versailles, où sa conversation était fort goûtée. Il ne lui fallut pas longtemps pour s’apercevoir que Louis XV ne partageait nullement le dédain et le dégoût qui étaient de mode à la cour pour les affaires de Pologne. Son orgueil royal était resté blessé de l’humiliation éprouvée dans la personne de son beau-père; puis, portant ses regards un peu plus loin que ses ministres, il s’apercevait bien que rien ne reste vide en ce monde, que la place abandonnée par la France à Varsovie était déjà occupée par de plus actives et de plus ardentes ambitions. De là cependant à faire accueil au projet d’une entreprise nouvelle sur le trône de Pologne, de là surtout à proposer à son conseil la reprise d’un dessein tant de fois avorté, de cette vue juste en un mot à une action quelconque, il y avait un abîme que la mollesse de l’égoïste souverain n’était nullement disposée à franchir. Eût-il eu le courage d’entamer la discussion avec ses ministres, eût-il su assez bien user de son autorité pour faire prévaloir son opinion, il lui fallait mettre la main lui-même à l’exécution de son projet, choisir et guider les instrumens, se donner la peine de penser et de vouloir, deux choses qui répugnaient également à ses habitudes; puis ce n’était pas seulement dans son conseil, c’était dans son intimité, presque dans sa famille, que le dessein d’enlever à la maison de Saxe l’héritage du trône de Pologne aurait suscité des orages. Cette puissante maison était représentée à la cour de France par le propre frère et par la fille d’Auguste III. L’illustre bâtard Maurice, le héros de Fontenoy, l’honneur des armes françaises, était alors au comble de la renommée. En venant apporter et chercher la gloire sous les drapeaux de la France, il n’avait nullement renoncé à faire servir sa grandeur à celle des siens, et son active influence venait de faire conclure tout récemment le mariage de sa nièce, la princesse Marie-Josèphe, avec le dauphin. La nouvelle dauphine, pleine d’agrémens et de vertus, avait promptement gagné tous les cœurs; elle faisait le charme du cercle de la reine, et trompait même l’ennui du roi toutes les fois que la décence l’obligeait de quitter ses ménages clandestins pour donner quelques instans à son intérieur légitime. Cette âme si douce n’avait qu’une seule passion, l’attachement à sa famille. En lui laissant seulement entrevoir la pensée que sa nouvelle et son ancienne patrie pourraient entrer en conflit l’une avec l’autre, on l’aurait pénétrée de la plus vive douleur.

Il y avait là bien plus de difficultés de tout genre, personnelles et domestiques, qu’il n’en fallait pour décourager Louis XV de suivre une idée politique. Aussi n’osa-t-il même pas faire part de la confidence du prince de Conti à son ministre des affaires étrangères, le marquis d’Argenson, esprit entier et caustique, des plus hostiles à la Pologne, et qui n’accueillait d’ailleurs qu’avec dédain les idées d’ autrui. Par un de ces moyens termes que goûtent souvent les âmes faibles, ne pouvant renoncer à un dessein qu’il n’osait avouer, il autorisa, il encouragea même le prince à ne pas repousser les ouvertures qui lui étaient faites et à se ménager l’avenir en entretenant des relations avec ceux qui avaient jeté les yeux sur lui. Conti lui ayant alors fait observer qu’un peu d’appui lui était nécessaire pour donner crédit à sa parole dans un pays où il n’était pas connu et où rien ne se faisait sans argent, le roi fit un pas de plus : il lui promit de lui venir en aide sur les fonds de sa cassette privée, et consentit même que subsides et correspondances passassent par l’intermédiaire du résident de France à Varsovie, M. Castéra. Cet agent n’était ni le seul ni le principal qui fût chargé de veiller aux intérêts de la France dans ces contrées lointaines. Un ambassadeur accrédité auprès de l’électeur-roi le suivait dans ses diverses résidences, et habitait ordinairement Dresde, où Auguste III, préférant ses domaines héréditaires à son royaume électif, faisait sa demeure de prédilection. Le résident, fonctionnaire plus humble. restait en Pologne pour entretenir la suite des affaires avec le gouvernement local. Il correspondait en même temps avec l’ambassade à Dresde et avec la cour à Versailles. M. Castéra reçut, à l’insu de l’ambassade comme du ministère, l’ordre secret, signé de la main du roi, d’avoir à recevoir, à transmettre et à entretenir les confidences des nobles Polonais qui songeraient, pour un avenir indéterminé, à l’élection d’un prince français.

Telle fut l’origine de l’affaire secrète, et cet obscur agent fut le premier confident de la pensée intime du roi. Pourtant le cercle s’étendit peu à peu; Conti, à qui le roi se plaisait à faire rendre compte en cachette de sa négociation subreptice, fit observer que, pour que le moment favorable pût être promptement saisi lors de la vacance du trône, il fallait que dans les cours voisines de la Pologne la France fût représentée par des agens, sinon initiés au plan secret, au moins disposés à l’accueillir favorablement et à y prêter de bonne grâce leur concours. Il prit de là occasion pour intervenir dans la nomination des ambassadeurs à désigner pour les différentes cours du nord, et appela le choix du roi sur ses amis personnels. Ce petit manège était d’autant plus aisé à pratiquer et à dissimuler que, la compagnie habituelle du prince se composant des seigneurs les plus éclairés et les plus honnêtes gens de la cour, aucun des noms qu’il suggéra, et que proposa le roi à son ministre, n’était de nature à soulever d’objection grave. C’est ainsi qu’il désigna successivement le marquis d’Havrincourt pour la Suède, M. Desalleurs pour Constantinople, le chevalier de la Touche pour Berlin, sans que ces divers noms causassent aucune surprise. Chacun de ces envoyés sut toutefois en partant à qui sa promotion était due, et fut tacitement autorisé à en témoigner sa reconnaissance en correspondant avec Conti sur les affaires de sa mission. Aucun n’eut le secret proprement dit, mais tous prirent l’habitude d’écrire au Temple en même temps qu’à Versailles.

Conti, très soigneux de se ménager les occasions d’entrer dans le cabinet du roi, ne manqua pas, à chaque envoi qu’il reçut, d’aller en faire part au maître. De là des conversations répétées et bientôt des conférences en règle qui portèrent tantôt sur l’ensemble de la politique de l’Europe, tantôt sur les détails et les anecdotes de chaque cour en particulier. Conti trouvait plaisir à ce rôle de ministre des affaires étrangères en imagination. Le roi trouvait piquant de contrôler pour ainsi dire en dessous la conduite de son ministère, et de s’assurer que rien en Europe ne se passait à son insu. Ce double jeu se prolongea, non sans attirer l’attention et sans exciter la surprise des courtisans. « Le prince de Conti, dit le duc de Luynes dans son journal du 14 février 1748, travailla dimanche dernier avec le roi. Chacun se demande quel est le sujet de ce travail. Il y en a qui prétendent que M. le prince de Conti s’est instruit de différentes matières dont il vient rendre compte au roi. » Les plus curieux, on le pense bien, étaient naturellement les ministres. « On est fort étonné, dit le marquis d’Argenson dans son journal, de l’immixtion du prince de Conti dans les affaires de l’état. Ce prince porte souvent de gros portefeuilles chez le roi, et travaille longtemps avec lui. » Qui fut piquée surtout dans sa curiosité et dans son amour-propre, ce fut la favorite, Mme de Pompadour, alors au comble de la puissance, et qui avait pris l’habitude de se mêler de tout. Elle interrogea successivement le roi et le prince de Conti, et ne put rien tirer d’eux sur le sujet de leurs entretiens. Elle en conçut d’autant plus de dépit que tout ce qui avait une apparence de mystère lui paraissait plus naturellement rentrer dans le ressort de sa charge.

Une fois pourtant le secret si bien gardé faillit être inopinément mis au jour. Un émissaire polonais assez obscur, nommé Blaudowski, chargé d’un envoi du prince de Conti, eut l’idée d’aller porter tout droit ses dépêches au marquis d’Argenson. Quel était le motif de cette trahison? Blandowski voulait-il se faire payer sa confidence, ou bien, comme il l’affirma, voulait-il seulement, par un scrupule assez raisonnable, s’assurer, dans l’intérêt de ses compatriotes, que l’appui royal dont on les leurrait ne leur manquerait pas au jour du péril? Quoi qu’il en soit, d’Argenson se trouva ainsi subitement en possession du fil conducteur de l’intrigue, et il ne tint qu’à lui de le rompre; mais Blandowski avait prononcé le nom du roi. Qu’y avait-il de vrai dans cette prétendue complicité de Louis XV, et comment s’en assurer sans offenser le monarque en paraissant le soupçonner? C’est sur quoi le marquis alla consulter le comte son frère, ministre de la guerre, qui passait pour plus fin courtisan que lui. « Prenez garde, dit le comte; de l’humeur dont est le roi, il pourrait bien être quelque chose de ce que l’on vous a dit, et rien ne serait plus dangereux pour vous que de prendre le roi la main dans le sac. » Le marquis profita de l’avis, et ne fit aucun bruit de la confidence qu’il avait reçue. Seulement, à la première occasion qui se présenta, il rédigea pour l’ambassadeur de France à Dresde les instructions les plus favorables aux vues de la maison de Saxe et les plus contraires à toute idée de l’exclure du trône de Pologne ; puis il porta la dépêche au roi, se promettant bien de lire sur son visage l’impression qu’elle lui causerait. Le roi prit en effet la pièce, la lut jusqu’au bout sans sourciller et la rendit sans observation. Ainsi disparut sinon tout soupçon de l’esprit du ministre, au moins tout moyen de le tirer au clair[2].

Quatre années se passèrent ; le marquis d’Argenson fut renversé par une intrigue de cour et eut pour successeurs M. de Puisieux, puis M. de Saint-Contest, qui n’étaient pas plus l’un que l’autre de taille ni d’humeur à tenir tête aux fantaisies du roi ou à le presser de questions importunes. Enfin en 1752 l’ambassade de Pologne devint vacante par la translation du marquis des Essarts à celle de Sardaigne, et, quand il s’agit de lui désigner un successeur, Conti fit observer au roi que, le moment d’agir pouvant arriver d’un moment à l’autre, il était temps que l’ambassadeur reçût communication du dessein secret et ordre d’y travailler. L’occasion paraissait d’autant plus naturelle pour mettre ainsi plus activement la main à l’œuvre que d’assez graves complications se préparaient en Pologne, auxquelles la plus systématique indifférence du cabinet français ne pouvait se dispenser de prêter un instant d’attention.

Pendant la guerre qui avait précédé le traité d’Aix-la-Chapelle, Auguste III, en qualité d’électeur de Saxe, avait, malgré quelques incertitudes, pris habituellement parti pour les deux cours impériales, qui l’avaient en retour toujours protégé ; mais la Pologne elle-même, dont il n’était que le souverain apparent, la république de Pologne, comme elle s’intitulait, ne s’était jamais crue astreinte à suivre la politique de son roi. Pendant que la Saxe s’engageait de plus en plus dans l’alliance austro-russe, la Pologne avait observé une neutralité très dangereuse pour elle (c’était s’exposer au mauvais vouloir de ses plus proches voisins), mais très utile pour la France et pour ses alliés, car ce vaste territoire, interdit à tous les passages de troupes, gênait surtout les mouvemens des armées du nord vers le midi. Dans la pensée d’une lutte nouvelle à laquelle tout le monde voulait se tenir prêt, les deux impératrices, Élisabeth et Marie-Thérèse, conçurent la pensée de changer cet état de choses, dont elles avaient reconnu l’inconvénient. De concert avec le roi et surtout avec son favori, le comte de Brühl, elles résolurent de faire un effort pour engager non plus la Saxe seule, mais la Pologne elle-même dans l’alliance offensive et défensive qui les unissait depuis longtemps l’une à l’autre, et dont un nouveau traité, conclu à Saint-Pétersbourg, venait de prolonger les conditions. La France apprit par une voie sûre qu’une proposition de ce genre allait être faite à la diète polonaise, et qu’elle serait appuyée par une faction puissante que la Russie avait su gagner à ses intérêts. L’intrigue était activement poussée aussi par le ministre anglais à Dresde, sir Charles Hanbury Williams, dont l’habileté diplomatique était renommée. L’intérêt que l’Angleterre portait à cette négociation était naturel. Ayant pied elle-même sur le territoire germanique par la possession de l’électorat de Hanovre, que la maison de Brunswick avait joint à la couronne britannique, rien ne lui importait plus que d’établir à travers l’Allemagne et jusqu’aux limites de la Russie une chaîne d’états hostiles à la France, dont elle aurait tenu dans sa main le premier anneau. Une fois la Pologne engagée dans cette ligue, la Prusse se trouvait bloquée dans le nord et sans communication avec la France, qui était rejetée vers le midi, tandis que les plaines qui bordent la Vistule offraient aux troupes russes un chemin tout ouvert pour pénétrer jusque dans le cœur même de l’Europe.

Le danger était trop visible et trop sérieux pour ne pas frapper même les yeux les plus prévenus. De gré ou de force, les ministres français durent bien convenir que la neutralité au moins, sinon l’alliance effective de la Pologne était utile à ménager, et il fut convenu que le nouvel ambassadeur recevrait pour instruction de s’opposer par tous les moyens à l’accession de la Pologne au traité de Saint-Pétersbourg. Pour agir dans la diète, il n’y avait toujours qu’un moyen : c’était le vieil expédient de créer ou du moins de ranimer dans les rangs de la noblesse qui composait cette assemblée un parti favorable à la France. Or de là à préparer pour un jour éloigné l’élection au trône d’un candidat français, il n’y avait qu’un pas aussi facile à franchir qu’à dissimuler. Les deux politiques, officielle et confidentielle, se trouvaient ainsi par le fait inopinément rapprochées l’une de l’autre, et le même homme pouvait les pratiquer sans se mettre en contradiction trop apparente avec lui-même. Il n’y avait plus d’opposition directe entre les deux lignes de conduite, il y avait seulement une différence dans le degré d’activité avec laquelle chacune d’elles devait être suivie. Le moment était donc tout à fait opportun pour révéler le secret à un ambassadeur. Restait le confident à choisir; ce fut Conti qui s’en chargea. Il proposa au roi d’appeler au poste vacant un gentilhomme qui n’avait encore figuré qu’à la guerre, mais dont l’esprit piquant était fort apprécié des habitués du Temple. C’était Charles-François, comte de Broglie, second fils du dernier maréchal frère du duc de ce nom, et lui-même, bien qu’âgé de trente-deux ans à peine, déjà brigadier des armées du roi.

Le lecteur pense bien que je ne vais pas me donner le ridicule et lui imposer l’ennui d’établir ici la généalogie en règle de la famille à laquelle appartenait le nouvel ambassadeur. Cependant la situation de cette famille à la cour et dans l’état ayant eu, comme on le verra, la plus grande influence sur les péripéties de la diplomatie secrète, il est indispensable que j’en donne tout de suite quelque idée. C’était une maison de bonne noblesse, originaire du Piémont et établie en France depuis un siècle seulement. Le premier du nom qui eût pris du service dans nos armées y était entré sur l’appel de Mazarin, après la paix de Westphalie, avec le grade de lieutenant-général qu’il occupait déjà dans les troupes du duc de Savoie. Demeuré dévoué à son protecteur pendant les orages de la fronde, il lui avait tenu, lui tout seul, compagnie dans cette nuit terrible où le cardinal dut quitter son palais sous un déguisement pour se soustraire aux coups d’une multitude furieuse; puis il avait pris sous ses ordres le commandement d’un des corps de l’armée qui ramena bientôt après à Paris la cour victorieuse. Cette fidélité méritoire lui fut comptée, sinon à lui-même (il mourut peu après ce retour), au moins à sa descendance, car on avait vu en moins de cent ans son fils et son petit-fils élevés l’un après l’autre à la dignité de maréchal, et le second, employé dans de grandes ambassades en même temps que dans le commandement des armées, avait ajouté à ce haut grade militaire le titre de duc avec hérédité, le plus élevé après la pairie dans la hiérarchie nobiliaire du temps. Une si rapide accumulation d’honneurs ne pouvait manquer de faire un peu murmurer, d’autant plus que le rang de la famille se trouvait ainsi hors de proportion avec son bien, qui était très modique, et avec ses alliances, qui n’étaient ni très nombreuses à la cour, ni des plus éclatantes. Il était difficile pourtant d’imputer cette grandeur si vite acquise uniquement à un caprice de la bienveillance royale, car les traits de caractère qu’on s’accordait à reconnaître et même à reprocher à ces favoris d’un nouveau genre étaient les moins faits pour plaire. Un esprit indépendant et caustique, l’âpre franchise du langage, l’austérité des principes poussés jusqu’à la rudesse et la fermeté des convictions jusqu’à l’entêtement, c’était là, disait-on, leur humeur héréditaire, et ce ne sont pas les qualités qui font d’ordinaire apprécier ou pardonner le mérite par les gens en puissance.

Un seul faisait exception à ce portrait plus sérieux qu’aimable, et par une singularité qui dans ce temps et ce lieu-là ne choquait personne, c’était un ecclésiastique, frère du second maréchal et connu à Versailles sous le nom du grand abbé. Celui-là ne se distinguait pas des autres par le tour même de son esprit, qui était vif et moqueur comme celui de tous ses parens; mais il avait l’art d’employer cette verve mordante à divertir et non à offenser ses supérieurs. Avec une grande taille désossée, une tenue peu soignée, un rabat malpropre, un propos toujours railleur et parfois libre, tout l’air d’un personnage sans conséquence en un mot, l’abbé de Broglie savait se glisser dans l’intimité des ministres et même des princes, intimidant ou servant l’ambition des uns, trompant l’ennui des autres. Ses bons mots étaient à la fois goûtés et redoutés. Un seul, demeuré célèbre dans les mémoires du temps, lui avait suffi pour venir à bout d’une des plus pures renommées, celle du chancelier d’Aguesseau. Comme on s’étonnait un jour devant lui que ce grand magistrat, très obstiné gallican, eût été appelé à la direction des affaires ecclésiastiques dans le moment le plus vif des difficultés suscitées par la constitution Unigenitus, et comme on exprimait la crainte que ce choix n’envenimât le débat engagé avec la cour de Rome, « ne craignez rien, dit l’abbé en souriant, cet homme-là ne sera pas plus tôt dans cette place qu’on lui seringnera une âme de ministre, et il sera tout comme les autres. » ’L’opération fut en effet pratiquée et avec succès, car on n’ignore pas que ce fut d’Aguesseau lui-même qui imposa au parlement l’observation et le respect de la constitution pontificale. De pareilles boutades ne plaisent point assurément aux ministres qui en sont l’objet, mais elles déplaisent souvent beaucoup moins à leurs collègues et aux souverains qui les emploient. L’abbé avait le talent d’être toujours dans les bonnes grâces d’une partie du ministère qui l’employait à travailler contre l’autre, tandis qu’il faisait rire le roi aux dépens des deux. On disait même tout bas que Louis XV se faisait remettre par lui un petit journal des nouvelles de la cour, où chacun était drapé de la belle manière. C’en était assez pour que tout le monde le ménageât; mais le vrai prodige de son habileté avait été de se faire admettre dans le cercle intime de la reine et de la dauphine, sanctuaire de la haute dévotion, d’où il semblait que la liberté de ses allures aurait dû l’exclure. Cependant, comme malgré sa mauvaise tenue on ne lui reprochait aucun désordre grave (il était, dit le président Hénault, intrigant sans ambition et indécent sans que l’on accusât ses mœurs), surtout comme dans les querelles religieuses il avait toujours défendu les intérêts de son ordre contre le parlement et les jésuites contre les jansénistes, il avait fini par forcer la porte de cette enceinte réservée, et, une fois admis, il y apportait un mouvement et une distraction inaccoutumés. Il charmait, pour les princesses, la monotonie de leurs longues soirées, imparfaitement remplies par la tapisserie et le cavagnol, grâce à une inépuisable fécondité d’anecdotes toujours gaiement racontées. Fussent-elles même un peu trop gaies, les saintes dames ne s’indignaient qu’en souriant avec ce plaisir secret qu’éprouvent parfois les bonnes âmes à entrevoir le mal qu’elles ignorent, à côtoyer le vice et le scandale quand elles sont certaines de n’y pas tomber.

Tout ce crédit savamment acquis, l’abbé ne l’employait pas pour lui-même. Il n’avait jamais prétendu à l’épiscopat, et le seul bénéfice qu’il eût jamais demandé était l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il est vrai qu’il avait sollicité cette faveur avec sa manière habituelle de plaisanterie hasardée qu’il portait dans les choses les plus saintes. C’était au régent qu’il s’était adressé pour l’obtenir, et le prince, après lui en avoir fait la promesse, ne se pressait pas de tenir sa parole. Un jour, l’abbé ayant eu occasion de vanter devant lui un vin de Bourgogne excellent dont il prétendait avoir fait la découverte, le régent le pressa de lui envoyer une pièce de cette liqueur de choix. La pièce arriva en effet, peu de jours après, avec une note de frais ainsi conçue : tant pour le prix d’achat, tant pour les droits de circulation, tant pour les frais de transport; total égal : l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Le régent, ainsi sommé, s’exécuta, et, l’abbaye une fois obtenue, l’abbé s’y installa pour la vie, il affectait même d’y faire de temps à autre des retraites avec une sorte d’apparat. Indifférent à sa propre fortune, il avait cette passion de son nom et de sa race qui est le grand ressort des familles aristocratiques, et il semblait avoir fait avec ses parens un partage de rôle, en vertu duquel, pendant qu’eux servaient l’état, lui se chargeait de les servir à la cour, et de leur faire obtenir ce qu’ils s’occupaient à mériter. C’est ainsi que durant la dernière guerre, pendant que le maréchal commandait les armées en Bohême et en Bavière, se faisait accompagner dans cette pénible campagne de ses trois fils dont l’aîné n’avait pas vingt ans, — pendant que la maréchale, sa digne épouse, ne quittait pas Strasbourg pour être plus à portée d’accourir au besoin sur le théâtre des opérations militaires, l’abbé ne sortait guère de Versailles, et, se tenant au courant de toutes les intrigues de la cour, en informait régulièrement son frère et sa belle-sœur par une correspondance suivie des plus piquantes que j’ai sous les yeux. S’il ne dépendit pas de lui de prévenir une disgrâce qui termina tristement la vie militaire du vieux maréchal, au moins réussit-il à en adoucir beaucoup l’amertume[3]. Le maréchal mort, l’affection de l’actif abbé se reporta tout entière sur ses neveux; mais c’était le second en particulier, le comte, auquel il portait un sentiment tout paternel. Dans le tour d’esprit vif et délié du jeune brigadier, qui donnait des marques d’une aptitude précoce pour la politique, l’abbé se plaisait à reconnaître l’effet de ses leçons et l’héritage des qualités qu’il s’attribuait à lui-même; mais il ne se doutait pas que sous cette ressemblance tout extérieure se cachait un fonds d’ambition patriotique dont l’âme du vieux courtisan, n’ayant jamais senti l’atteinte, ne pouvait soupçonner la profondeur.

Je ne ferai pas le portrait du comte lui-même. Outre que je n’ai guère le goût des portraits dans l’histoire, qui m’ont toujours paru avoir l’inconvénient d’avertir le lecteur de ce qu’un récit bien fait doit lui faire apercevoir de lui-même, je n’aurais, dans le cas présent, plus rien à tenter en ce genre. Rulhière, dans son récit des Révolutions de Pologne, a consacré à dépeindre le caractère du comte de Broglie quelques pages empreintes d’une véritable éloquence. Aucun des agrémens classiques n’y manque, ni la savante opposition des traits, ni l’habile gradation des épithètes. Salluste et Tite-Live n’ont jamais été mieux imités. Je confesse pourtant qu’à ce noble tableau je préfère le petit crayon suivant, tracé en trois lignes par le marquis d’Argenson, et qui a pour moi l’avantage de dépeindre le personnage tel qu’il se montrait à ses contemporains le jour que sa nomination leur fut connue. « Le comte de Broglie, dit le marquis dans son journal, vient d’être déclaré ambassadeur en Pologne. C’est un fort petit homme, la tête droite comme un petit coq. Il est colère, a quelque esprit et de la vivacité en tout. » Ajoutons que, suivant un autre de ses contemporains (l’abbé Georgel), « ses yeux étincelans le faisaient ressembler, quand il s’animait, à un volcan en feu, » et vous aurez de son extérieur une image qui donne une idée assez juste de son caractère. « Sa nomination surprend, » dit encore d’Argenson à l’endroit cité.

Personne n’en fut plus surpris que l’intéressé lui-même, qui, n’ayant songé jusque-là qu’à se distinguer à l’armée, ne comprenait pas par quelle fantaisie la diplomatie le venait chercher. Quand il sut le motif, sa surprise fut plus vive encore. Huit jours après sa nomination, et avant qu’elle eût été publiée, le 12 mars 1752, il était mandé chez le prince de Conti, qui lui remit un billet autographe du roi ainsi conçu : « le comte de Broglie ajoutera foi à ce que lui dira Mgr le prince de Conti et n’en parlera à âme qui vive[4];» puis le prince lui fit comprendre en peu de mots de quelle mission secrète sa mission ostensible allait se trouver doublée.

L’étonnement, l’effroi même du jeune homme furent extrêmes. Pour un diplomate improvisé qui faisait ses premiers pas dans une carrière dont le terrain même lui était inconnu, quel début que d’avoir un roi à faire élire à l’insu de son propre gouvernement! quelle tâche de suivre une telle négociation, à mille lieues de Versailles, dans le sein d’une diète en armes, en face de la ligue de trois cours, et en restant à tout moment exposé au risque d’être désavoué publiquement et livré à tout le courroux ministériel par la moindre indiscrétion d’un agent des postes ! Quelle complication que deux maîtres à servir, deux langages à tenir et à mettre d’accord! Le rang auguste des personnages qui l’honoraient de leurs confidences ne rassurait même le pauvre comte que médiocrement, car il avait vécu assez près des grands pour savoir avec quelle tranquillité de conscience ces êtres privilégiés se tirent souvent des embarras où ils s’engagent en y laissant les serviteurs qu’ils ont compromis, et il n’ignorait pas que Louis XV en particulier, dont la faiblesse égoïste avait été mise à plus d’une épreuve, était moins fait que tout autre pour inspirer confiance. D’autres raisons, tirées de sa situation personnelle, accroissaient sa perplexité. Il était pauvre; la légitime d’un cadet dans une famille aussi peu riche que la sienne ne laissait pas beaucoup d’argent à dépenser. Une ambassade en soi était déjà une aventure fort coûteuse, car la noblesse avait en ce genre de fonctions comme en toute autre l’habitude de faire la guerre à ses dépens, sauf à implorer ensuite les grâces du roi pour payer les dettes contractées à son service; mais quelle ruine qu’une mission dont les frais, nécessairement ignorés, ne pourraient pas même, le cas échéant, donner lieu à une demande de remboursement! Enfin il avait appris de son oncle l’abbé à considérer le dauphin et sa digne épouse comme les protecteurs naturels de tout ce qui portait le nom de Broglie. Quelle ingratitude et peut-être quel péril n’y avait-il pas pour lui à s’engager dans une aventure qui blesserait au vif le couple royal dans sa plus sensible moitié!

Conti eut réponse à tout avec le nom du roi. L’ordre du souverain était absolu : s’y soustraire en restant dépositaire de son secret, c’était encourir un déplaisir certain, bien plus à craindre que la chance du mauvais vouloir d’un ministre. Quel ministre d’ailleurs, même s’il venait à tout découvrir, pourrait reprocher à un gentilhomme, sujet du roi comme lui, d’avoir obéi à leur maître commun? Quant aux difficultés financières, le roi y avait songé et pourvoirait à tout. Lui-même, dès que le nom du comte lui avait été prononcé, s’était écrié tout de suite : « Ah! celui-là n’est pas riche, il faudra l’aider. » Enfin l’amitié connue de la dauphine pour la famille de Broglie était un fait des plus heureux, propre à dépister tous les soupçons, soit à Dresde, soit à Versailles, car personne n’irait jamais chercher dans le protégé de la princesse de Saxe l’agent chargé de détrôner sa maison. Convaincu par ces raisons, bonnes ou mauvaises, ou plutôt entraîné par ce goût d’aventures qui, dans l’âge de l’ambition, domine toutes les considérations de la prudence, le comte se laissa faire, et Conti alla rapporter au roi (ce sont ses propres expressions) que « M. de Broglie était prêt à le servir sans ménagemens pour personne ni pour lui-même, et que, avec des talens, de la tranquillité et l’espoir de lui plaire, rien n’était au-dessus de ce qu’on en pouvait attendre. »

Quand la nomination fut connue, elle produisit exactement l’effet que Conti avait prévu. On crut impossible qu’un neveu du grand abbé fût chargé de travailler contre les frères de la dauphine, et le marquis d’Argenson lui-même, qui devait être plus en garde qu’un autre, partagea cette illusion. « Ceci, dit-il dans son journal, repousse loin les vues du prince de Conti, et l’on voit que le roi ne veut pas courir les risques de cette aventure. » Il n’y eut que l’abbé qui, bien que flatté de l’estime qu’on témoignait à son élève, flaira quelque intrigue où il aurait voulu être de moitié, et qui manifesta sa mauvaise humeur en accablant son neveu de conseils de prudence.

Dans ce temps-là, la politique étrangère de la France ayant des traditions, on donnait aux ambassadeurs à leur départ des instructions très détaillées. Le comte de Broglie eut l’avantage d’en emporter une double série, l’une rédigée dans les bureaux du ministère, et l’autre mise par le prince de Conti sous les yeux du roi. Le ton des deux pièces différait sensiblement. Les instructions du ministre recommandaient bien avec instance à son envoyé de s’opposer par tous ses efforts à l’entrée de la Pologne dans l’alliance des cours impériales, et, afin d’éloigner plus sûrement ce péril, d’amener le plus tôt possible la dissolution de la diète, à laquelle la proposition devait être soumise; — mais que ce soit, disait le ministre, sans paraître, si cela est possible, et on lui indiquait un ou deux seigneurs tout au plus, très influens ou réputés tels, anciennement protégés par la France, et derrière lesquels l’action de l’ambassade pourrait se cacher avec avantage. Puis, dans une monarchie élective et avec un roi apoplectique, il fallait bien prévoir le cas d’une élection future et en loucher quelques mots, mais avec quelle réserve et quel embarras !

« Il est apparent, disait à ce sujet la prudente instruction, que plusieurs Polonais chercheront à savoir du comte quels sont les sentimens de sa majesté pour l’élection à la couronne, et si elle verrait avec plaisir que le prince électoral de Saxe l’obtienne après la mort du roi son père. Le comte de Broglie doit se borner à leur répondre que les jours de ce prince sont trop chers à sa majesté pour qu’elle en envisage la fin, que la liberté de la Pologne lui est précieuse, qu’elle la soutiendra et la protégera dans toutes les occasions, et que le prince qu’ils éliront librement et unanimement lui paraîtra toujours le plus digne de les commander. C’est dans ces discours généraux que le comte de Broglie doit se renfermer, sans jamais donner à entendre que sa majesté se déterminera pour la maison de Saxe plutôt que pour tout autre concurrent[5]. »

Naturellement ces discours généraux ne faisaient pas l’affaire du prince de Conti; aussi n’en était-il nullement question dans les instructions confidentielles qu’il remit au comte au nom du roi. Là au contraire tous les moyens d’agir efficacement dans l’élection future étaient passés en revue, tous les agens avec lesquels le prince était déjà en relation étaient énumérés et leur caractère décrit avec soin, tous les appuis que le dessein secret pouvait trouver chez les puissances voisines de la Pologne étaient soigneusement indiqués. Rien, en un mot, n’était épargné pour exciter le zèle de l’ambassadeur, mais comment ferait-il pour accorder le zèle qu’on lui recommandait tout bas avec la prudence qu’on lui commandait tout haut? C’était la difficulté que le prince se posait en terminant, et le procédé qu’il indiquait pour en sortir ne simplifiait guère le problème.

« Il serait très utile, disait-il, d’aiguillonner le ministre et de lui faire prendre par différens points de vue un tel intérêt aux affaires de Pologne, qu’il soit conduit à faire pour l’objet qu’il ignore ce qu’il ferait, s’il le connaissait et qu’il fut chargé de la réussite... Le roi, ajoutait-il, est bien aise que, tout en remplissant ses vues, vous vous procuriez la permission de ceux qui en ont naturellement la direction; cela lui évite des embarras. Pourtant il est des circonstances où cette méthode n’est pas sans inconvéniens[6]. »

Muni d’ordres si concordans et si clairs, le comte se mit en campagne vers la fin de l’été de 1752. Pour se rendre à Dresde, il devait traverser la Silésie, province conquise tout récemment par la Prusse, et rencontrer à Breslau l’illustre Frédéric lui-même, en train de visiter sa nouvelle possession. Là une première difficulté l’attendait. La Prusse comptait toujours au nombre des alliés naturels de la France, et en sa qualité de garant du traité de Westphalie le roi de France était le protecteur de cette monarchie, comme de toutes les puissances secondaires d’Allemagne; mais durant la dernière guerre, si glorieuse et si heureuse pour la Prusse, Frédéric s’était montré allié peu sûr et protégé peu reconnaissant. En campagne, il avait toujours agi comme général en chef et non comme simple auxiliaire, suivant les impulsions de son impétueux génie, sans se mettre en peine de faire concorder ses mouvemens avec les plans de l’armée française, et à deux reprises il avait fait la paix aux conditions qui lui convenaient, laissant ses alliés au cœur de l’Allemagne se tirer d’affaire comme ils pourraient. De plus, il professait tout haut et sans se gêner le plus souverain mépris pour l’état militaire et politique auquel la triste conduite de Louis XV et de ses divers ministères avait réduit la France, et il ne se faisait pas faute d’exprimer ce sentiment en toute occasion par des mots cyniques et caustiques qui faisaient à l’instant le tour de l’Europe, et n’étaient connus nulle part plus tôt qu’à Versailles. Les rapports des deux cours, encore officiellement unies, étaient donc au fond aigres et froids, et la trace de ces dispositions se retrouvait très clairement dans les instructions mêmes que le comte avait emportées. En l’engageant à se concerter avec le roi de Prusse sur l’objet principal de sa mission, on l’avertissait pourtant de se tenir en garde contre l’âpreté égoïste avec laquelle ce souverain pourrait être tenté de se servir de l’influence française afin de satisfaire ses ressentimens ou de suivre ses intérêts particuliers. La nuance était difficile à observer, d’autant plus que, de tous les généraux français avec qui Frédéric avait fait campagne, il n’en était aucun avec qui il eût plus mal vécu, et dont il parlât plus mal que du dernier maréchal de Broglie. On prétendait même qu’en apprenant la nomination du fils en Pologne, il s’était plaint qu’on lui donnât pour voisin un de ses ennemis personnels. Tout cela présageait au jeune ambassadeur, pour son début, une réception médiocre, peut-être de mauvais complimens, en tout cas une conversation pleine de pièges.

Il n’en fut rien cependant. Frédéric était de bonne humeur ce jour-là, et fit bon visage au voyageur. Il l’invita à dîner, et avant le repas lui parla à cœur ouvert de la disposition où il allait trouver leurs partisans communs en Pologne. « Ils sont bien découragés, dit-il, et ont besoin qu’on leur rende du cœur ; mais j’en sais les moyens. » — « À quoi, dit le comte dans sa première dépêche, je pris la liberté de lui répondre que, puisqu’il les connaissait, j’espérais qu’il s’en servirait. » On alla ensuite à table, où prirent place le prince-évêque de Breslau et plusieurs dignitaires ecclésiastiques de la province conquise. À la grande surprise du comte, la présence de cette respectable compagnie n’empêcha pas le roi de mettre pendant tout le dîner le sujet de la conversation sur la religion et d’en parler à sa manière, c’est-à-dire avec une liberté tout à fait cavalière. Adressant une fois directement la parole à l’évêque, il lui dit, à travers la table, que rien ne lui plaisait mieux que de donner à l’occasion quelque chiquenaude à des fanatiques. On n’était encore qu’au milieu du XVIIIe siècle, et ce langage familier sur les choses saintes n’avait pas encore pénétré dans les cercles royaux. Le comte n’avait pas eu le temps de se remettre de son étonnement, que le roi se leva, et, passant derrière sa chaise, lui fit gracieusement ses adieux en lui disant : « Bonne chance! J’apprendrai avec plaisir le succès de vos premières armes[7]. »

Poursuivant sa route, le comte parvint à Dresde juste au moment où la cour allait partir pour Grodno, en Lithuanie, où devait se réunir la diète polonaise. Il la suivit sur-le-champ, et rejoignit le roi Auguste à Bialystock, magnifique demeure où le comte Braniçki, grand-général et commandant de toutes les forces militaires, faisait à son souverain, avec une hospitalité royale, les honneurs de sa patrie. C’était se trouver jeté du premier coup en pleine Pologne, et pour un jeune gentilhomme français du XVIIIe siècle la transition était aussi brusque que si, endormi la veille à l’Œil-de-Bœuf, il s’était réveillé le matin sous la tente d’Alaric ou de Clovis. Autour du grand-général venaient se presser tous les rangs de cette noblesse polonaise dont la fière résistance à la marche générale de la civilisation avait conservé à son pays, suivant la juste expression de Voltaire, le gouvernement des Goths et des Francs.

C’était bien cela en vérité, et jamais définition ne fut plus exacte. Qu’on se représente en effet quinze cent mille gentilshommes tenant en servitude une population tout entière attachée à la glèbe! Tous les membres de cette démocratie nobiliaire légalement égaux entre eux, tous la lance en arrêt ou le sabre au poing, pouvant tous au même titre ou concourir ou prétendre au gouvernement de la chose commune, aucun décret ne pouvant sortir que de leur consentement unanime, mais la majorité armée à chaque instant du droit d’organiser sa résistance en confédération privée, et la guerre civile placée ainsi au nombre des coutumes licites, sinon des institutions légales; une royauté élevée sur le pavois dans une assemblée plénière où chaque noble arrivait revêtu de ses armes et monté sur son cheval; le pouvoir sortant de ces ondes orageuses non pas seulement électif, mais conditionnel, et ne jouissant d’autres prérogatives que de celles dont une convention spéciale, renouvelée au début de chaque règne, voulait bien le laisser investi; nulle police, à peine une ombre d’armée permanente, mais une nuée de cavaliers indisciplinés toujours prêts au premier appel; la justice elle-même rendue par les élus d’une faction victorieuse, qui siégeaient sur leur tribunal l’épée au côté : n’était-ce pas là le régime politique d’une émigration conquérante et comme un flot d’invasion solidifié? Chez une tribu nomade répandue au hasard sur un terrain illimité, le liberum veto, le droit de confédération privée et les pacia conventa, ces trois étranges fondemens de la constitution polonaise eussent été la chose du monde la plus simple. Ce n’était que l’usage de la liberté naturelle qui appartient à chaque membre d’une telle bande d’échapper au joug d’une majorité qui le gêne pour aller un peu plus loin planter sa tente et se constituer à sa guise. Appliquées au contraire à une société fixée sur le sol, où les hommes, rapprochés les uns des autres, sont tenus de se rencontrer, de se toucher, de vivre en commun, ces institutions réunies formaient l’essence même de l’anarchie. On peut aussi dire que le petit nombre d’attributions que conservait la royauté convenait mieux au chef d’une tribu envahissante qu’au premier magistrat d’un grand état, car c’était moins le droit d’associer les particuliers au pouvoir par l’exercice des fonctions publiques que de distribuer entre eux des dignités fructueuses et des biens à gros revenus. Les starosties, comme on appelait les bénéfices dont la couronne conservait la disposition, étaient une sorte de butin à partager entre des leudes et des compagnons d’armes. Même caractère dans les relations qui unissaient les nobles entre eux. Aucun lien de suzeraineté et de vasselage ne subordonnait le grand au petit, mais le riche nourrissait, armait, défrayait le pauvre, et le tenait ainsi engagé à son service et librement enrôlé sous son drapeau par l’appât de la convoitise ou le lien de la reconnaissance.

Depuis des siècles, la Pologne maintenait cette forme ou plutôt cette absence de gouvernement au centre de l’Europe monarchique, et tenait contre le bon sens une gageure qu’elle aurait dû perdre cent fois déjà. Un patriotisme ardent, l’attachement répandu dans toutes les classes pour des libertés que leur péril et leur excès même rendaient chères, la ferveur du sentiment religieux et le respect pour l’autorité de l’église conservaient encore entre les citoyens, malgré la fréquence des luttes civiles, un fonds de sympathie et de confraternité qui suppléait au défaut de lien politique, et retardait, sans les arrêter, les progrès d’une dissolution fatale. En attendant ce terme, malheureusement inévitable, on se figurerait difficilement avec quel charme original et quelle variété pleine d’attraits se développait le caractère de ce peuple doué par la nature des plus heureuses facultés, dont aucun frein ni même aucune convention sociale ne venait arrêter l’essor. Chaque classe, et dans chaque classe chaque individu, trouvant devant soi le champ parfaitement libre, donnait carrière à ses goûts comme à ses instincts avec une spontanéité d’où jaillissaient à tout instant les plus piquans contrastes.

A côté du pauvre gentilhomme n’ayant d’autre bien qu’une fourrure grossière, son cheval, son sabre et ses titres de noblesse, ne sachant ni tracer ni lire un caractère d’écriture, pour qui le monde s’arrêtait aux limites de son horizon abaissé, passait emporté par un fougueux attelage et dans un élégant traîneau, coiffé d’une aigrette brillante, chargé de bijoux et vêtu de la martre la plus fine, le grand seigneur qui était allé à Paris se faire initier à toutes les recherches du luxe, ou bercer à Constantinople dans les voluptés de l’Orient. Le don d’imitation et la souplesse naturelle aux races slaves mettaient dans un relief plus saisissant encore cette opposition entre les emprunts faits aux mœurs étrangères et la rudesse persistante des mœurs nationales. Même diversité dans les rangs du clergé : ses chefs appelés aux plus hauts emplois de l’état, siégeant au premier rang dans les diètes, dépositaires parfois du pouvoir suprême pendant les interrègnes, voyageant par toute l’Europe en ambassade, avaient acquis de bonne heure l’expérience des grandes affaires, le tact politique, le savoir-vivre de la bonne compagnie, et gagné quelque chose aussi du libertinage de pensée et de mœurs propre aux prélats de cour de Versailles ou de Rome; mais le pauvre curé et le moine gardaient dans leurs mœurs la rusticité austère, dans leur croyance la foi naïve, et prêchaient dans les carrefours à la foule assemblée la superstition et le fanatisme du moyen âge. Ces caractères si opposés, au lieu d’être séparés comme dans d’autres pays par les barrières artificielles de l’étiquette, étaient au contraire à toute heure rapprochés, confondus, coudoyés par les devoirs de la vie publique, dans les camps, dans les tribunaux, dans les diètes et dans les diétines. Le moindre noble était un électeur qui voulait être ménagé, courtisé, hébergé à son heure. Du sentiment énergique du droit ou plutôt du privilège propre à chacun naissait d’ailleurs dans toutes les classes un esprit juriste et chicanier, très étrange à rencontrer dans une race toute militaire. Tout Polonais était un soldat doublé d’avocat, aussi ferré sur ses textes de loi que solide sur ses étriers, et toujours prêt à enter un combat sur un procès. C’était toujours la loi à la main qu’il recourait à la force.

Cette sève exubérante de vie politique animait d’un mouvement continu même la monotonie des plaines boueuses ou neigeuses qui composaient tout le sol de la Pologne. C’étaient à toute heure et partout des tentes dressées pour la délibération ou pour le combat, des escadrons passant à toute bride pour aller former quelque part un comice ou un tribunal. Au milieu des huttes enfumées des paysans s’élevaient subitement des palais splendides comme Pulawi, où étaient rassemblés des modèles de tous les monumens européens, et Bialystock, dont les coupoles brillantes rappelaient les minarets du Bosphore. Au fond des appartemens ou des jardins de ces somptueuses demeures, des femmes pleines de grâce, d’une toilette éblouissante, tenaient leur cercle de conversation dans le plus joli français du monde. On se serait cru chez Mme de Sévigné ou chez Mme de La Fayette, si les nouvelles des factions politiques n’avaient remplacé les caquets de cour, et sans quelque chose de mignard dans le parler et de traînant dans l’accent qui, sous des lèvres rosées, était un charme de plus. Au même moment, dans les cours et dans les halles, se pressait la foule des combattans et des votans futurs, faisant retentir les voûtes du cliquetis de leurs armes et de leurs chants patriotiques, perçant les nuits par d’interminables repas, où des quartiers de bœuf mis tout entiers à la broche étaient largement arrosés par des flots de vin de Hongrie.

Précipité dans ce milieu si nouveau pour lui avec une intrigue en partie double à poursuivre, à la fois dans les salons et dans la foule, le nouvel ambassadeur surprit tout le monde et se surprit lui-même par son air d’aisance et de sang-froid. Dès le 17 septembre, écrivant au prince de Conti, il s’étonnait de ne pas éprouver plus d’embarras. « Je ne me sens pas intimidé par l’air avantageux du parti qui nous est opposé. Quand j’aurai reçu les visites de tout le monde et que je serai un peu plus dans la société, j’espère qu’on ne me trouvera ni empêtré ni embarrassé... Si on m’avait pourtant dit, il y a un an, que je jouerais ce rôle-là, on m’aurait bien étonné; je souhaite d’étonner les autres à mon tour en le jouant bien. Ce sera une preuve qu’avec de la bonne volonté on réussit à tout[8]. »

Effectivement il serait difficile de trouver la moindre trace de gêne dans la peinture vive et leste qu’il adressait presque le même jour à son ministre de la vie qu’on menait à Bialystock et de la compagnie qui s’y trouvait. « Vous ne vous souciez peut-être pas de savoir, écrivait-il au marquis de Saint-Contest, que Bialystock est un très beau lieu, et que cette maison a l’air de l’habitation d’un très grand seigneur; véritablement celui à qui elle appartient peut être regardé comme un des plus puissans particuliers d’Europe, et je ne l’appelle particulier que parce qu’il n’est pas souverain, car d’ailleurs il a de plus belles prérogatives qu’un très grand nombre de princes, et son revenu est à 1,200,000 livres de rente. On assure cependant qu’il n’est pas suffisant pour la dépense qu’il y fait. Je ne crois pouvoir mieux comparer la façon dont il vit qu’à celle de M. le duc d’Orléans à Saint-Cloud quand il donne quelque fête, à quoi il faut ajouter une cour militaire d’un nombre prodigieux d’officiers que sa charge de grand-général rassemble toujours autour de lui. »

Le jeune ambassadeur poursuit, décrivant sur le même ton l’attitude agitée et bruyante de son rival et collègue le ministre d’Angleterre, qui l’avait devancé à Bialystock pour presser la négociation du fameux traité d’alliance. Sir Charles Williams paraît avoir été un de ces diplomates à prétentions de roués tels qu’on en rencontre assez souvent dans les légations anglaises, où la pruderie britannique les relègue volontiers, comme si, les jugeant indignes de participer aux devoirs austères de la vie parlementaire, elle ne les trouvait propres qu’à se mêler aux mœurs relâchées du continent. Il avait promis à ses amis de Londres, en particulier au prince de Galles, dont il était le compagnon de débauche, d’amener les choses au point qu’une armée de 100,000 Russes pourrait arriver au premier signal au cœur de l’Allemagne, à travers la Pologne tout ouverte, et il suait sang et eau pour faire honneur à sa parole. Le comte de Broglie le regardait faire en souriant.

« Ma présence, dit-il, l’avait contenu les premiers jours; mais cela n’a pas duré longtemps. Il s’adresse à tout le monde, il est devenu plus caressant qu’aucun Italien... Il baise toute la journée les nonces jeunes ou vieux[9]. Je lui ai vu parler en particulier aux jeunes princes, dont l’influence est plus que médiocre, et jusqu’aux femmes de chambre de la reine. Il ne néglige rien pour les séduire, il a eu publiquement un entretien d’une heure, dont j’ai été témoin, avec celle qui est actuellement en faveur avec sa maîtresse. Toute cette agitation me fait plus de plaisir qu’elle ne me donne d’inquiétude. Quand on est sûr de son fait, quand on a sa partie bien liée, on est plus tranquille. Je crois qu’il voudrait le paraître dans le cas contraire; mais chacun suit son caractère, et celui de ce ministre est si bouillant qu’il ne saurait se contraindre. J’espère que cet exemple me sera fort utile. Je deviens flegmatique, à ce qu’il me paraît, à mesure que je vois mon adversaire se remuer. Je crois pouvoir dire que j’ai eu l’air très peu occupé pendant ce séjour à Bialystock ; je me flatte cependant que je n’y ai pas perdu mon temps[10]. Je me borne à écouter, ajoute-t-il quelques jours plus tard, ce qui dans ce pays-ci est déjà une grande occupation. »

Ce calme était d’autant plus méritoire qu’il ne tarda point à s’apercevoir qu’il était tombé à Bialystock en plein centre d’ennemis, non que le maître du logis, le grand-général, eût par lui-même aucun parti-pris contre la France, où il avait passé les belles années de sa jeunesse à servir dans les mousquetaires du roi : au contraire il eût aimé par nature à tenir du haut de sa grande situation la balance égale entre les partis ; mais, usé par une vie de plaisirs, le vieux Braniçki venait, dans un accès de sensualité sénile, de contracter un mariage tardif avec la belle comtesse Poniatowska. La jeune dame, vive et pleine de charmes, qui exerçait sur son époux tout l’empire d’un nouvel amour, appartenait par sa mère à la puissante maison des Czartoryski, branche collatérale de la race royale des Jagellons. Or le lecteur de nos jours aura peine à croire que cette illustre famille, maintenant naturalisée parmi nous par un glorieux exil, était à ce moment, de toutes les têtes de la noblesse polonaise, la plus opposée aux vues de la France et la plus engagée dans les desseins de la Russie. C’était de sa part, à la vérité, un changement de front assez récent, car jusqu’au commencement du XVIIIe siècle elle avait été au contraire l’âme du parti français. Dans ses malheurs, Stanislas n’avait pas eu d’amis plus fidèles que ses deux chefs encore vivans, les princes Auguste et Michel, deux vrais Français d’ailleurs par la politesse de leurs mœurs et la culture de leur esprit; mais ils ne pouvaient pardonner à la France la triste issue de leur dernière entreprise, et, s’étant crus joués ou sacrifiés par elle, le dépit les avait jetés dans le camp de leurs vainqueurs. Leurs lumières d’ailleurs et leurs vues politiques, très supérieures à celles de leurs compatriotes, les engageaient par un calcul singulier, mais compréhensible, dans cette voie contraire à tous leurs précédens héréditaires. Ayant beaucoup voyagé et avec fruit, ils comprenaient que les détestables institutions de la Pologne conduiraient leur patrie tôt ou tard à sa perte, et ne voyaient d’autres ressources pour l’y soustraire qu’une révolution qui fortifierait le pouvoir monarchique en restreignant les prérogatives exagérées de la noblesse. Or attendre une pareille réforme d’une réaction intérieure eût été une espérance chimérique, car comment décider les intéressés à se démettre volontairement de leurs prérogatives? Force était donc à leurs yeux de recourir au concours d’une puissance étrangère. Désespérant de celui de la France, ils se décidaient, faute de mieux, à s’appuyer sur la politique russe, dangereux auxiliaire assurément, et qui pouvait faire payer cher son assistance ; mais, enivrés de leur vaste clientèle et de leur immense fortune, les Czartoryski se flattaient qu’ils sauraient se servir de l’influence de la Russie tout en contenant son ambition et arrêter l’incendie après avoir fait au feu sa part. Telle est l’explication que cette famille a toujours donnée de son intimité avec la Russie pendant la période critique qui précéda l’agonie de sa patrie. Si ce calcul fut une illusion, et il serait difficile aujourd’hui de le qualifier autrement, la suite a bien prouvé que la source en était pure, et jamais erreur d’un jour ne fut plus cruellement rachetée. Rien ne peut dispenser l’historien qui le signale de s’incliner en même temps devant un nom qui est devenu le symbole même de la résistance à l’oppression, et que la vertu, le malheur et la grâce ne cessent d’entourer d’une lumineuse et mélancolique auréole. Quoi qu’il en soit, les deux princes Czartoryski, parlant en maîtres sous le toit de leur nièce, étalaient avec ostentation aux yeux de l’envoyé français leur alliance intime avec les ministres anglais et russe, ainsi que leur crédit, alors sans bornes, sur le roi Auguste et sur son favori, le comte de Brühl. Ce souverain et ce ministre, bien dignes l’un de l’autre, ne songeant, celui-ci qu’à ses plaisirs, celui-là qu’à ses intérêts pécuniaires, se sentaient mal à l’aise en Pologne, où la langue même ne leur était pas familière, et où tous les ressorts du gouvernement leur paraissaient difficiles à manier. Ils se jetaient volontiers dans les bras d’une maison très puissante qui, en échange de cet abandon du pouvoir, leur assurait, à l’un le repos, à l’autre l’argent qu’ils désiraient. Les Czartoryski avaient donc, sous le nom du roi, la pleine disposition de toutes les grâces. Pour lutter contre des adversaires si bien pourvus, le comte de Broglie ne trouvait autour de lui qu’un parti épars, découragé par le souvenir de sa défaite et par le long jeûne de toute espèce de faveurs qui en avait été la suite. Pour rallier ce parti, il n’avait sous la main que quelques agens usés et vieillis, dont toute l’action se bornait depuis des années à distribuer à des amis aussi impuissans qu’eux-mêmes quelques milliers d’écus que le ministère français leur faisait passer par habitude, et dont ils ne manquaient pas de garder la plus grosse part. On ferait un tort injuste à la noblesse polonaise, si l’on considérait comme de véritables moyens de corruption ces dons pécuniaires qu’elle ne se faisait aucun scrupule de recevoir des cours étrangères. C’étaient plutôt des subsides de guerre, tels que les états pauvres en ont toujours publiquement reçu de leurs alliés plus riches. Tout seigneur polonais se considérait comme le capitaine d’une petite armée, et trouvait naturel qu’elle fût équipée et nourrie par la puissance dont il embrassait les intérêts. Toujours est-il que le nombre et surtout l’ardeur des partisans de chaque puissance dépendaient plus ou moins de sa générosité, et, celle de la France s’étant fort réduite dans ces derniers temps, son crédit baissait en proportion. Ce n’était pas avec uns modique somme de 80,000 francs, prélevée sur la cassette particulière du roi, que le comte de Broglie pouvait espérer de le relever en un jour. Il le tenta cependant, et moyennant cet argent, placé en à-compte de promesses plus brillantes, il eut bientôt trouvé à Bialystock même des agens plus jeunes et plus actifs, en compagnie desquels il arriva, dès le commencement d’octobre, sur le théâtre de la diète. Là, ses nouveaux amis l’introduisirent dans les groupes nombreux qui se formaient autour de l’assemblée, et le mirent en rapport avec les meneurs. Leur tâche fut singulièrement facilitée par la familiarité de bonne humeur avec laquelle on vit, dès le premier jour, l’ambassadeur, dépouillant toute étiquette, se mêler à ces bruyantes réunions, comme s’il n’eût fait ni vu autre chose de sa vie. « Je n’ai été occupé depuis que je suis ici, écrivait-il un peu plus tard, qu’à réchauffer nos anciens amis et à en faire de nouveaux. Je vois avec beaucoup de satisfaction que ma peine n’est pas inutile. La façon de vivre militaire à laquelle je suis accoutumé approchant beaucoup de la populaire, j’ai moins de mérite que n’en aurait un autre à me conformer au goût de la nation. C’est une façon de négocier qui réussit aussi bien avec les grands seigneurs qu’avec l’ordre équestre; ils sont assez honnêtes pour savoir gré aux étrangers, et surtout aux Français, de prendre part à leurs tumultueuses assemblées, dont les repas font la principale partie. Il faudrait être bien ridicule pour négliger un moyen de réussir qui exige aussi peu de talent. Il est vrai qu’on a besoin de plus de santé et de dépense[11]. »

Les instructions du comte de Broglie lui prescrivaient d’amener au plus tôt la rupture de la diète, pour empêcher, s’il était possible, même la proposition du traité d’alliance; mais il ne tarda point à reconnaître que là n’était pour lui ni la véritable difficulté ni le vrai péril. Faire rompre une diète avec le liberum veto pour instrument, et quand il suffisait d’une seule protestation pour tout paralyser, ce n’était certes pas un bien grave obstacle; c’eût été à la faire durer et aboutir qu’aurait consisté l’habileté véritable ; seulement le lendemain de la diète rompue s’ouvrait l’exercice de ce singulier droit de confédération dont je parlais tout à l’heure, et qui était à la fois le correctif et le complément du liberum veto. En vertu de cet incroyable usage dont on parvient à grand’peine à se faire une idée juste, la majorité d’une diète impatiente d’être arrêtée dans le cours de ses volontés par l’opposition de quelques membres avait la ressource de déclarer en quelque sorte l’état en péril, et de s’unir par une ligue particulière pour mener à fin son dessein interrompu. Tous les moyens lui étaient alors ouverts, y compris le recours à la force des armes, et tout de suite, dans l’intérieur de la ligue elle-même, l’exercice du veto personnel était suspendu, et toutes les décisions étaient prises à la pluralité simple. Quand on réussissait, comme cela était arrivé en plusieurs circonstances, à faire accéder à la ligue les grands dignitaires de la couronne et le roi lui-même, la confédération se trouvait alors représenter tous les pouvoirs de la société. C’était en réalité l’état tout entier, mais modifié momentanément dans sa constitution, et retrouvant pour une fois la liberté de mouvement et d’action que lui refusaient les entraves de la légalité ordinaire. C’était sur ce moyen extrême, sorte de coup d’état ou de dictature légale, et nullement sur un assentiment régulier de la diète, qu’avaient compté les Czartoryski et tout le parti anglo-russe. Ils se flattaient que l’envoyé français ferait la faute de provoquer lui-même, par ses agens connus, la rupture de la diète, et se promettaient de profiter de l’impatience causée par cette ingérence étrangère pour faire embrasser aisément l’idée d’une confédération. Le comte de Broglie comprit le jeu et n’eut garde d’y entrer. Bien loin de rien tenter pour s’opposer à la marche régulière de la diète, il repoussa avec une tranquillité affectée toutes les propositions de ce genre qui lui étaient faites par des officieux de différens partis, et qui n’étaient pas toutes désintéressées. « Cet air de tranquillité, écrivait-il, épargnera bien à sa majesté quelques milliers de ducats. » L’effet en fut plus heureux encore. Au bout de quelques jours, les Czartoryski, désespérant de lui voir prendre l’initiative et la responsabilité de la rupture, se résignèrent à la provoquer eux-mêmes par l’organe de quelques nonces de leurs affidés, qui firent mine de se détacher d’eux pour cette occasion. La protestation par laquelle ces dissidens interrompirent les opérations de la diète était rédigée dans des termes si outrageans pour le roi et pour ses ministres, que l’intention d’irriter le souverain par une violence calculée fut évidente pour tous les yeux perspicaces.

Effectivement, dès le lendemain de cette démarche inattendue, les meneurs du parti russe, feignant de prendre en main les intérêts du monarque offensé, vinrent lui proposer d’engager la noblesse dans une confédération dont le but serait de le défendre contre une injuste agression. Le roi n’ayant pas fait de résistance à un projet qui semblait tout en sa faveur, l’acte fut dressé, circula bientôt de rang en rang, et en peu de jours se couvrit de signatures. La plupart des sénateurs y accédèrent, et le grand-général, cédant à l’influence de sa jeune épouse ou séduit par l’espoir de plaire au roi, avait déjà promis son adhésion, ce qui d’un seul coup aurait mis au service de la confédération toutes les forces militaires de l’état.

Ce fut alors que le comte de Broglie crut devoir faire entrer en scène un des nouveaux amis que son active habileté avait su s’attacher. C’était un jeune gentilhomme du nom de Mokranowski, remarquable par la beauté de ses traits, sa haute taille, le feu de son caractère et l’impétuosité naturelle d’une rude éloquence. La vigueur de son corps égalait l’énergie de son âme; on disait qu’il pouvait abattre d’un seul coup de poing la tête d’un taureau et broyer dans ses doigts une baguette de fer; mais, aussi aimable qu’ardent, il excellait à plaire aux femmes autant qu’à effrayer les hommes, et il passait en ce moment pour offrir à la nouvelle comtesse Braniçka des hommages qui ne la trouvaient pas tout à fait insensible. C’était, dit le comte de Broglie, un homme en tout genre propre aux grands coups. Ce fut ce puissant lutteur qui se présenta résolument pour arrêter l’entraînement général. L’acte de confédération était déposé dans une tente qu’assiégeait la foule des signataires. Se frayant un passage comme s’il eût voulu se joindre à eux, Mokranowski s’avance brusquement jusque vers la table où le papier était placé, et le saisissant, puis le serrant contre sa poitrine, il déclara qu’on ne le lui arracherait qu’avec la vie. Suivi alors de la multitude qu’attirait autour de lui cet acte audacieux, il se rendit tout droit vers la demeure du grand-général, et là, d’une voix forte et entendue de tous, il exposa au vieux patriote les conséquences de la démarche dans laquelle il allait compromettre ses cheveux blancs. Il fit voir derrière la confédération nationale l’invasion étrangère qui n’attendait qu’un signal pour accourir, une armée russe, déjà rassemblée sur la frontière et toute prête à venir en aide à la guerre civile, et, comme conséquence de cette odieuse intervention de l’étranger, non-seulement un traité d’alliance contraire aux intérêts de la Pologne, mais une révolution qui sacrifierait au pouvoir royal les vieilles libertés des citoyens.

On connaît la versatilité des masses populaires, et toute assemblée est peuple, dit le cardinal de Retz, même une assemblée de nobles comme celle qui écoutait le jeune orateur. Le feu de ses regards, la chaleur de son langage, répandirent dans tous les rangs comme une commotion électrique ; puis, au dernier moment, l’allusion habilement faite aux desseins déjà soupçonnés des Czartoryski, blessant chacun des assistans au point sensible, provoqua une rumeur et un murmure universels. Cédant à cet entraînement, le grand-général se leva et serra Mokranowski dans ses bras en le remerciant d’avoir sauvé la patrie, pendant que le jeune homme, déchirant le parchemin qu’il tenait encore, en foulait aux pieds les fragmens lacérés. Après une telle scène, rien n’était plus possible ; l’intrigue était déjouée et le sentit elle-même. La diète se sépara dans une confusion inexprimable. Un seul résultat était clair : après trente ans d’éclipse, le parti français était reconstitué cette fois sur le terrain excellent et presque inexpugnable de la défense des institutions nationales.


II.

Une si belle victoire n’avait aux yeux du comte de Broglie qu’un inconvénient, c’était d’être à la fois trop prompte et trop éclatante, et plus propre par là même à refroidir qu’à encourager le timide gouvernement qu’il représentait. Il était à craindre en effet que le ministère français, une fois rassuré sur l’unique objet qui l’eût préoccupé, la conclusion du traité d’alliance, ne se montrât pressé de rentrer dans sa politique de réserve et d’abstention, et qu’ainsi, pour avoir trop vite réussi dans sa mission ostensible, le comte ne se trouvât privé des moyens de poursuivre la partie réservée et plus importante de sa tâche. Prévoyant ce péril, il n’imagina rien de mieux que de se vanter le moins possible de son succès, d’en présenter les résultats sous une forme modeste et dubitative, en les accompagnant des réflexions les plus insinuantes qu’il put trouver pour décider son ministre à faire un pas de plus dans la voie qu’il avait ouverte.

« Je ne prétends pas, monsieur, disait-il, que j’aie eu beaucoup besoin d’habileté pour parvenir à remplir les ordres dont j’étais chargé : quand sa majesté n’aurait point eu de ministre ici, la diète aurait eu le même sort; mais je prends la liberté de dire naturellement ce que je pense. Il me semble qu’il faudrait donner au parti de la France un autre ton que celui qu’il a. A l’exemple de mes prédécesseurs et croyant me conformer à vos instructions, je n’ai pas pris l’air que je croirais le plus convenable à l’ambassadeur de sa majesté, qui serait d’avouer que la France a des partisans dans ce pays-ci et même qu’elle désire en avoir, que sa majesté, étant garante de la liberté de la république, doit y conserver des amis et protéger ceux qui ont des sentimens conformes au soutien de cette liberté. Cette déclaration dispenserait l’ambassadeur de France de se cacher de ses démarches en lui donnant l’air de protecteur déclaré des bons patriotes et de soutien de la liberté de la république, au lieu de jouer le rôle de quelqu’un qui se cache pour former une conspiration et de faire jouer à nos amis le rôle de conjurés. » Et pour premier essai du système qu’il proposait, il demandait au ministre de récompenser l’acte hardi de Mokranowski par le don public de la croix de Saint-Louis et d’un grade dans l’armée française, et non par le salaire humiliant et secret d’une subvention pécuniaire[12].

Par le même courrier, il faisait part au prince de Conti des embarras qu’il pressentait, et lui expliquait combien était gênante pour lui et allait le devenir encore davantage une situation où il ne pouvait agir qu’en cachant à son gouvernement la moitié de ses efforts et de ses succès. Le récit des artifices auxquels il se voyait réduit était fait sur un ton comique qui dissimulait mal une secrète impatience. « Ce que je trouve de plus difficile à remplir, disait-il, c’est de rendre le compte que je dois au ministre de tout ce qui se passe, de tout ce que j’ai fait, de tout ce que je vois, et de le rendre conforme aux intentions de votre altesse sérénissime et aux grandes vues qu’elle a été chargée par sa majesté de poursuivre. Cela me met dans le cas de lui cacher bien des choses que je vois et d’en supposer beaucoup que je ne vois pas, et cette conduite est bien éloignée de ma façon de penser, car... si je lui parlais avec la même sincérité qu’à votre altesse sérénissime, cela diminuerait sûrement l’attention qu’il faut qu’il donne à la Pologne, et en conséquence les secours qu’il est nécessaire d’envoyer pour entretenir les bonnes dispositions... M. de Saint-Contest, par exemple, me marque dans sa dernière lettre que tout ce qui lui revient de la santé du roi de Pologne paraît annoncer une chute prochaine, et il me charge de lui en rendre compte. Si je lui avais répondu ce que je vois et ce que je pense, je lui aurais dit que je le trouve très bien portant : il mange très bien et a très bon visage; mais, comme il me semble que l’intention de votre altesse sérénissime est qu’on fasse regarder comme prochaine la mort de ce prince, je réponds à ce ministre que le roi de Pologne n’est pas réellement malade dans ce moment-ci, mais qu’il est si gros et qu’il a le cou si court qu’il me paraît menacé d’une apoplexie prochaine. Je n’ai jamais eu l’esprit de trouver autre chose, et par réflexion je crains que cela n’engage M. de Saint-Contest, qui n’a pas le cou long, à songer à sa conscience. J’ajoute encore qu’on m’a assuré qu’il avait des suffocations d’estomac toutes les nuits, qui doivent avec raison faire craindre qu’il n’éprouve quelque accident considérable[13]. »

En dépit de toutes les précautions de langage, la nouvelle de l’attitude prise par l’ambassadeur à Grodno causait à Versailles l’impression qu’il avait pressentie et qu’il aurait voulu prévenir. L’idée de reconstituer en règle le parti de la France en Pologne fut accueillie par le ministre des affaires étrangères avec une sorte de terreur. « Les idées que vous nous proposez, monsieur, lui répondait-on courrier par courrier, demandent à être bien examinées... Nous ne sommes pas dans le cas des cours de Vienne et de Russie, à qui leurs états limitrophes de ce royaume donnent une grande influence. Le commerce et mille occasions fournissent à ces deux cours le moyen de récompenser ou de chagriner ceux qui leur sont favorables ou contraires. La position de la France ne le lui permet pas. Lorsque la cour de Saxe persécutera des Polonais attachés à sa majesté, le roi pourra-t-il les soutenir autrement que par des recommandations? et si elles n’ont pas d’effet, le nom de sa majesté aura été compromis vainement[14]. » Et en conséquence, le grade et la croix demandés pour le courageux Mokranowski étaient péremptoirement refusés.

Quant au prince de Conti, il éprouva aussi plus d’une crainte; mais le sujet en était tout autre. Il craignit qu’en mettant un peu indiscrètement le ministre au pied du mur, le comte de Broglie ne s’attirât des ordres négatifs qui rendraient ou la continuation de l’affaire secrète impossible, ou le double jv3u trop apparent; c’est ce qu’il expliquait dans sa réponse.

« Le roi a approuvé ce que vous avez fait, et instruit par moi, qui lui lis vos lettres, de votre véritable façon de penser, il est bien aise que vous poursuiviez les choses qui sont à faire pour suivre ses vues par la permission de ceux qui en ont naturellement la direction; mais en même temps que vous présentez au ministre les choses comme il le faut faire... par un mouvement naturel et pour n’être responsable de rien, vous lui demandez quelquefois des ordres précis. Il y a bien des points pour lesquels cette méthode pourrait être dangereuse, et tous ceux où l’ignorance des volontés du roi... pourrait le forcer (le ministre) à nous donner des ordres qui y sont contraires, seraient, dans ce cas, embarrassans, car comment s’écarter d’un ordre clair et précis, si on n’en a pas (d’autres) qui autorisent à le faire? C’est donc avouer qu’on en a; c’est pourquoi sur tout objet lié avec les affaires secrètes, il est de la prudence de parler de manière à ne point attirer d’ordres précis que vous ne puissiez ni expliquer ni éluder. »

A quoi le comte de Broglie n’était pas en peine de répliquer un peu vertement. « Je conviens qu’il faut bien prendre garde de ne pas m’attirer du ministre des ordres assez positifs pour qu’ils puissent me gêner dans l’exécution de ceux que j’ai directement de sa majesté par le canal de votre altesse sérénissime; mais comment puis-je prendre sur moi de parler au ministre saxon sur le ton qu’elle croit que je peux prendre sans le demander au ministre, qui me prescrit exactement le contraire?.. » Et l’aimable prince, poussé ainsi dans ses derniers retranchemens par le bon sens et l’évidence, s’en tirait de bonne grâce sans rien répondre. « Vous me grondez, monsieur, lui disait-il, faites-le tant que vous voudrez, je vous le rendrai; mais j’exige que ce soit aux mêmes conditions et sans que cela vous altère plus que moi[15]. » Si la politique française était effrayée elle-même de son propre succès, on peut penser que la cour de Saxe ne l’était pas moins de son échec inattendu. Un parti français en Pologne, c’était le fantôme dont elle croyait s’être délivrée par l’alliance d’une princesse saxonne avec le dauphin, et sa résurrection inattendue la jetait dans une violente émotion. Aussi le comte de Brühl ne négligea-t-il rien pour persuader tout de suite aux Polonais et pour se persuader à lui-même que la scène de Grodno était un coup de tête d’un jeune ambassadeur dépassant par irréflexion les instructions de sa cour, et qu’il serait aisé de le faire désavouer. « Quelle confiance, disait-il aux nobles à qui il voyait prendre le chemin de la légation de France, ce ministre peut-il vous inspirer? S’il vous promet quelque chose, il vous trompe; sa cour ne s’inquiète guère de ce qui se passe ici. La France est trop éloignée pour se mêler des affaires de Pologne; je sais mieux que lui ce qui se passe dans son conseil, et je me fais fort de prouver d’ici à peu qu’on n’approuve pas sa conduite. » Sur quoi, pour justifier sa parole, il recourut tout de suite au grand moyen, qui était de faire porter plainte contre l’attitude agressive de l’ambassadeur par une lettre de la reine de Pologne elle-même à la dauphine sa fille.

La bonne dauphine, très ombrageuse sur ce qui touchait à sa famille, n’eut rien de plus pressé, la première fois qu’elle rencontra l’abbé de Broglie dans le cercle de la reine sa belle-mère, que de le prendre à part pour lui communiquer les griefs qu’elle recevait de Varsovie, et tout aussitôt l’abbé, qui, n’étant prévenu de rien, se doutait toujours de quelque chose, se mit à jeter les hauts cris contre l’imprudence et l’ingratitude de son neveu. Il promit qu’il ne manquerait pas de lui écrire de bonne encre; par malheur, quelques jours plus tard seulement, le prince de Conti, rencontrant M. de Revel, frère puîné du comte de Broglie, eut la légèreté de lui dire : « J’ai des nouvelles du petit comte; vous savez qu’il est de mes amis et que je m’intéresse fort à lui. » Il n’en fallut pas davantage pour achever de mettre en campagne l’imagination pétulante du vieil abbé. Averti de son imprudence, le prince s’excusait tout de suite en ces termes à son correspondant secret : « Sur ce que M. de Revel a dit que je m’intéressais à vous, l’abbé s’est mis à politiquer, à trouver que ce soin de ma part n’était pas naturel, à se ressouvenir des bruits qui ont couru sur moi relativement à la Pologne, et à en conclure qu’il fallait vous écrire pour vous dire de n’être avec moi dans aucune correspondance, et de vous défier de donner dans le panneau que je vous tendais... Vous n’avez pas autre chose à répondre, sinon que vous n’êtes pas en correspondance avec moi, que, comme j’ai cherché à vous rendre service pour être fait maréchal-de-camp, vous m’avez touché quelque chose de cela en m’écrivant pour la bonne année quelque temps avant Noël..., ce qui ne peut tirer à conséquence, ni donner aucune inquiétude à M. l’abbé[16]. »

L’avis était bon et envoyé à temps, car le comte ne tarda pas à recevoir de sa famille et de tous ses amis un déluge de lettres où on l’engageait à se méfier du prince de Conti, à ne s’occuper que de plaire à sa majesté polonaise, et surtout à ne s’ingérer à proposer rien de nouveau, ce qui ne pourrait manquer de lui attirer beaucoup d’ennemis. L’abbé en particulier tenait parole à la dauphine, et envoyait (suivant l’expression du comte lui-même) une véritable épitre d’oncle. « A quoi songez-vous, mon neveu? s’écriait-il. Vous décidez et vous politiquez en vérité comme si vous aviez dix ans d’expérience. » Il n’y avait pas jusqu’à l’ambassadeur de France à Londres, le duc de Mirepoix, habitué du salon du prince de Conti, à qui le comte avait écrit pour obtenir des renseignemens sur la situation de sir Charles Williams à Londres, et qui lui répondait évidemment sous la même inspiration : « Croyez-moi, mon petit comte, si j’étais des conseils du roi notre maître, j’opinerais fortement pour que, sans s’embarrasser de ce qui se passe en Pologne, on laissât tranquillement MM. les Polonais disposer de leur couronne et qu’on n’y dépensât pas un quart d’écu. »

Le comte fit tête à l’orage avec beaucoup de sang-froid. Pour dissiper les soupçons, il eut recours à un moyen qu’il faut lui laisser raconter lui-même. J’ai rappelé la relation intime du prince de Conti avec l’aimable comtesse de Boufflers, l’Idole, comme on l’appelait dans la société du Temple pour indiquer le pouvoir souverain qu’elle exerçait sur son auguste amant. Ce fut à elle que le comte imagina de s’adresser.

« Pour tranquilliser toutes les têtes, écrit-il au prince de Conti, j’envoie à mon frère par cet ordinaire une lettre sous cachet volant pour Mme de Boufflers, qui m’a fait faire par lui des reproches très vifs de ne pas lui avoir encore écrit; je donne pour excuse les liaisons qu’elle a avec votre altesse sérénissime, et qui, jointes aux bruits qui ont couru autrefois sur le compte de votre altesse sérénissime, pourraient faire croire que c’est par le canal de cette dame que je reçois ses ordres. Cette lettre ne peut être qu’utile en abusant mes parens et en trompant Mme de Boufflers et les personnes qui ouvrent les lettres tant ici qu’à Paris. — Mais, ajoutait-il, craignant évidemment du prince de Conti quelque tendre faiblesse, elle perdrait tout son effet, si votre altesse sérénissime n’en gardait le secret vis-à-vis de celle à qui elle est adressée. Je suis persuadé qu’elle lui en parlera elle-même, et que votre altesse pourra ainsi juger des effets que la lettre aura produits. » En même temps il assurait le prince de Conti que tout ce bruit ne l’empêcherait pas d’aller droit son chemin, et lui donnait pour preuve de sa résolution qu’il venait de promettre à Mokranowski le grade de général, bien que le ministre l’eût refusé tout net[17].

Il ne pouvait être question de désaveu officiel, puisque après tout le comte n’avait fait que suivre ses instructions, seulement avec un peu plus d’éclat qu’on ne désirait; mais, à partir de ce moment, le comte put pourtant s’apercevoir qu’il était devenu dans toutes les régions officielles l’objet d’une sourde inquiétude. On le considérait comme un homme à surveiller, qui poursuivait un dessein ignoré et mettait sa confiance dans un appui inconnu : soupçon d’autant plus naturel que, malgré le flegme dont il s’était vanté, et qu’il avait réussi à s’imposer dans ses premières démarches, la vivacité de son tempérament, encouragée par le succès, ne tarda pas à reprendre le dessus, et sa manière de faire dans les occasions les plus simples ne pouvait manquer d’entretenir la méfiance de ses supérieurs. Ainsi, à peine de retour à Dresde avec la cour, il crut pouvoir solliciter de Louis XV une indemnité pécuniaire en raison des dépenses extraordinaires que la diète lui avait causées. Cette prière n’avait en soi rien d’exagéré ni d’insolite ; il ne fallait pas habituellement de si bonnes raisons à de plus grands seigneurs pour se recommander aux bontés royales; mais il faut convenir que jamais aumône ne fut demandée sur un ton moins suppliant. Le comte commençait par énumérer les objets auxquels i! avait dû consacrer ces dépenses extraordinaires, et ce tableau de la vie d’un ambassadeur d’autrefois ne paraîtra peut-être pas encore aujourd’hui sans intérêt.

« J’ose espérer que le roi trouvera bon que vous lui exposiez ma situation et les dépenses considérables auxquelles j’ai été obligé depuis mon arrivée dans ce pays-ci. Je ne vous ennuierai pas du détail. J’aurai seulement l’honneur de vous dire que j’ai dépensé cent et quelques mille livres depuis mon départ de Paris, sans compter que la plus grande partie de mon équipage est délabrée et ruinée par le terrible voyage que j’ai eu à faire dans la plus mauvaise saison de l’année... Comme mes appointemens et la gratification usitée ne sont qu’à 65,000 livres, vous voyez de combien je suis en avance, ce qu’il m’est certainement impossible de supporter. Je ne sais si l’article de 100,000 francs vous paraîtra exorbitant, mais je puis avoir l’honneur de vous assurer qu’il n’est pas exagéré de la moindre chose, si vous voulez bien faire attention qu’il y a pour plus de 1,000 louis de chevaux de poste, pour 500 louis de loyer de maison, et pour 500 autres de transport, ayant été nécessaire de porter à Grodno généralement tout ce dont on peut avoir besoin. Vous ne serez pas surpris qu’avec une maison considérable, plusieurs gentilshommes et un grand nombre de chevaux, on dépense en quatre mois 50,000 livres dans un pays où on boit facilement en un repas pour 100 ducats de vin de Hongrie. Je n’en ai pas donné, à la vérité, de cette espèce autant que j’aurais voulu. Je crois seulement pouvoir dire qu’à tous égards j’ai vécu honorablement et convenablement à mon caractère, mais sans magnificence et sans aucune ostentation, ce qui ne serait pas du tout déplacé cependant dans ce pays-ci, et y produirait même un très bon effet[18]. »

« On ne saurait, ajoute-t-il dans une seconde lettre plus pressante, sans avoir été en Pologne, connaître la multiplicité des dépenses que le séjour dans ce pays-ci occasionne. La maison de l’ambassadeur du roi doit, pour l’utilité de son service, devenir celle de tous les partisans de la France; il est fort à désirer qu’elle soit grande et qu’elle en soit remplie... Le faste des seigneurs polonais dans leurs équipages et dans la nombreuse suite dont ils les accompagnent est si grand que, sans vouloir les surpasser ou même les égaler, on ne peut se dispenser d’avoir une maison très considérable. Sans entrer dans un détail ennuyeux, je dirai seulement ici que je ne saurais sortir sans avoir vingt-six ou trente personnes ou chevaux avec moi; les secrétaires ou gentilshommes qu’on est obligé d’envoyer pour les plus petits complimens ne vont qu’en carrosse; jusqu’aux maîtres d’hôtel, la plupart du temps, ne vont pas autrement au marché[19]. »

Ces considérations étaient évidemment destinées à passer par-dessus la tête du ministre pour arriver droit au roi, car il eût été trop naïf au comte de supposer que le ministre allait de bonne grâce lui fournir les moyens de faire de sa maison le centre du parti qu’il lui défendait de constituer; mais le comte espérait que ce tableau, placé sous les yeux du roi, lui remettrait en mémoire l’assistance pécuniaire qui lui avait été promise comme une des conditions de son ambassade. En matière d’argent, les rois ont comme les particuliers la mémoire courte et l’oreille dure. Louis XV fit semblant de ne rien comprendre, et un petit mot très sec de M. de Saint-Contest apprit au comte que le roi ne jugeait pas à propos d’accroître en ce moment ses appointemens. Sans attendre un jour et sans prendre conseil de personne, le comte expédia au duc de Broglie, son frère, une lettre pour M. de Saint-Contest, contenant l’offre de sa démission, fondée sur ce motif qu’il ne pouvait, avec son traitement, faire honneur à ses dettes, et n’en voulait pas contracter de nouvelles. « Je regrette, disait-il à son tour avec une résignation hautaine, de ne pouvoir consacrer les loisirs de la paix à faire quelque chose d’utile pour le service du roi, » et ce ne fut que quand la lettre fut partie et presque arrivée qu’il donnait avis de son coup de tête au prince de Conti.

On juge l’émotion du prince. « La démarche que vous faites, lui écrivit-il en toute hâte, quoique émanée des principes d’honneur, peut être mal tournée et mal prise. Il n’est point de cas où cette façon de parler soit placée vis-à-vis du roi. L’impossible est une raison facile à alléguer; mais, lorsqu’on veut s’en servir après un refus, il faut différer de le faire afin de lui ôter l’air de pique ou de marché à la main, que le roi ne peut admettre, et qu’en général les princes ne peuvent souffrir. » Le comte répliqua sur-le-champ en ces termes, qui ne témoignaient aucune contrition de son impertinence : « Il ne me reste, monseigneur, qu’à me soumettre à tout ce qu’il plaira au roi d’ordonner de mon sort. Mon temps et ma vie sont absolument à son service. Votre altesse n’ignore pas que j’ai souvent sacrifié l’un et l’autre; il ne me restait qu’à lui faire le sacrifice de mon peu de bien, il est maintenant consommé. Ainsi désormais ce serait celui des autres que je devrais y employer, ce que je ne puis envisager sans frayeur, quoiqu’il y ait beaucoup de gens à qui cela coûterait moins. J’espère qu’on veut bien me faire la grâce de croire que je ne suis pas de ce nombre; je sais aussi que sa majesté ne l’exige pas de moi. Aussi, si elle m’ordonne de rester sans augmenter mon traitement, ce que je la supplie instamment de ne pas exiger, dès que j’en aurai reçu l’ordre, je renverrai les gens que je ne pourrais payer, je changerai de logement pour en prendre un moins coûteux, je vendrai en partie mon équipage pour payer ce que je dois, je mesurerai exactement ma dépense à mes appointemens, et votre altesse sérénissime n’entendra plus parler de mes demandes. Je dois lui représenter que mon état de maison n’est pas actuellement plus considérable que celui des envoyés de Vienne, de Londres et même de Hollande, que ces ministres donnent même plus souvent à manger que moi, et que, quand il sera diminué, je serai au niveau des ministres des autres cours, qui assurément ont ici une médiocre représentation. Il me faudrait des volumes entiers pour lui expliquer combien il est essentiel à cette cour. On ne s’occupe que de cela, et on sait journellement jusqu’au moindre détail de l’intérieur de chaque maison, mais surtout de celle de l’ambassadeur de France, qui ne peut presque rien espérer que de la considération qu’il s’attire par la façon dont il vit, ce qui ne lui en a pas souvent procuré[20]

Tout s’arrangea cette fois encore, grâce à l’intervention du prince de Conti. Il fut convenu que, pour sauver aux yeux du ministre l’honneur de la royauté, M. de Saint-Contest serait chargé de laver officiellement la tête au comte de Broglie, que celui-ci ne se gendarmerait pas, et qu’il ferait des excuses, après quoi le roi pourrait avoir égard à sa demande. Le protocole fut exécuté de point en point. M. de Saint-Contest fit savoir au comte que le roi, ne voulant pas accroître son traitement, ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’il réduisît sa dépense, et le même jour le comte reçut, par le prince de Conti, 5,000 ducats sur la cassette du roi pour l’aider à entretenir le train de maison que le ministre lui commandait de restreindre[21].

Aux exigences pécuniaires succédaient des débats d’étiquette, nouvelle occasion pour l’humeur intraitable de l’ambassadeur d’exciter à la fois l’impatience et les soupçons de son ministre. Ce fut, entre autres, une véritable scène faite quasi publiquement à la princesse électorale de Saxe, chez elle-même, dans un bal qu’elle donnait au prince héréditaire de Modène, en passage à Dresde. Cette princesse, d’un esprit vif et altier, avait promptement reconnu dans le comte de Broglie l’ennemi de sa maison et l’adversaire de ses prétentions futures. Elle le traitait avec une froideur marquée, et ce soir-là en particulier, prétextant son état de grossesse avancée, elle déclara qu’elle ne danserait pas, pour se dispenser d’ouvrir le bal avec lui, comme c’était, même en présence d’un prince, le droit de l’ambassadeur de France. Peu d’instans après, il la vit qui dansait avec le prince de Modène : il s’approcha de manière à se trouver juste en face d’elle au moment où elle venait se rasseoir. « Vous me voyez toute hors d’haleine, lui dit la princesse avec une nuance d’embarras. — Cela n’est pas surprenant, répondit le comte, votre altesse ayant fait l’imprudence de danser dans l’état où elle est. — Cela ne m’empêchera pas pourtant, reprit la princesse, quand je serai un peu reposée, de danser une contredanse avec vous. — Je ne suis pas tenté de danser, » répliqua le comte sèchement, et, prenant son épée et son manchon, il gagna la porte sans rien dire. Le lendemain, l’émoi était au comble au palais. La princesse versait des larmes de dépit de l’affront qu’elle avait subi, et le comte de Brühl, pour la consoler, lui promettait qu’il allait faire rappeler de Dresde celui qui l’avait insultée. Nouvelles lettres et nouvelles plaintes adressées par la cour de Saxe à celle de France, et nouveau recours du comte au prince de Conti. « J’espère que le roi verra, écrivait-il, qu’on ne me manque d’égards que pour aller s’en vanter à la cour de Vienne. Tâchez qu’on ne mollisse pas, ces gens-là sont des poltrons : quand on leur montre les dents, ils filent doux; quand on les ménage, ils croient que c’est par peur. » En définitive, le roi, blessé dans son orgueil du peu de cas qu’on avait fait de son représentant, donna raison au comte, et le ministre, tout en maugréant au fond de son cœur contre un agent qui lui causait tant d’embarras, ne lui fit qu’une légère réprimande pour avoir manqué de sang-froid et n’avoir pas couvert son impolitesse d’une meilleure excuse[22].

Après quelques mois de taquineries réciproques, ainsi renouvelées de jour en jour, le comte eut enfin une preuve manifeste du degré de suspicion qu’il faisait naître par cette attitude hautaine et provocatrice. Le résident de France à Varsovie (un des premiers confidens du secret, comme nous l’avons vu) mourut après une longue maladie. A peine avait-il fermé les yeux que le secrétaire de la légation, au lieu d’aviser sur-le-champ l’ambassadeur de cet événement, exhiba un ordre du ministre, reçu depuis quelques jours, qui lui enjoignait de faire mettre les scellés par les officiers de justice de Pologne sur les papiers du défunt, et de ne les lever qu’à la venue de son successeur. Averti de cette étrange démarche, le comte comprit du premier coup ce qu’elle signifiait. C’était son secret qu’on cherchait, et qui effectivement allait se trouver tout au clair dans les papiers séquestrés. Il n’y avait pas un instant à perdre, et il n’en perdit pas. Sur-le-champ il expédia son propre secrétaire avec ordre de faire lever les scellés d’autorité et de lui rapporter tous les papiers compromettans. L’exécution fut faite si promptement, que le prince de Conti ne connut le péril que quand il était déjà conjuré. Sa terreur et celle du roi furent au comble. « Voilà un tour qui me confond, écrivit-il au comte; mais votre énergique détermination a tout sauvé : vous allez avoir une terrible querelle, mais le roi sent bien que vous ne pouviez agir d’autre manière ; laissez-vous quereller, et excusez-vous bien ou mal. C’est le roi qui me charge de vous mander de n’avoir pas de souci. » Le prince et le roi se trompaient : ce fut le ministre qui fut embarrassé d’avoir pris une précaution aussi injurieuse qu’inutile, que l’événement ne lui permettait pas de justifier, et ce fut lui aussi qui, prétextant une méprise, s’empressa de laisser tomber l’incident[23]. Les mêmes soupçons qui rendaient à chaque instant à Versailles la situation du comte de Broglie très critique, la grandissaient au contraire et le fortifiaient de jour en jour en Pologne. A force de le voir braver ainsi ouvertement la maison régnante, à force d’entendre le comte de Brühl annoncer un désaveu et un rappel qui n’arrivaient pas, les patriotes polonais, d’abord assez en méfiance, commencèrent à croire que le comte avait réellement de sa cour la mission de les appuyer plus que la réserve officielle ne permettait au roi de France, allié de la famille de Saxe, de l’avouer tout haut. A ceux même qu’il ne mettait pas dans la confidence du dessein secret (cinq seigneurs seulement y étaient admis en y comprenant le fidèle Mokranowski), le comte de Broglie en disait assez pour les entretenir dans cette utile confiance. Son humeur enjouée et populaire, l’inépuisable entrain de sa conversation et la loyauté de son caractère ajoutaient chaque jour à ses soutiens politiques des amis personnels. Il était fort goûté, même des femmes, et des plus belles et des plus jeunes, malgré l’austérité de ses mœurs, dont quelques-unes le plaisantaient à l’occasion. La charmante princesse Lubomirska, palatine de Lublin, la fille même du comte de Brühl, la comtesse Mnisech, mariée à un des maréchaux du palais de Pologne, étaient avec lui en coquetterie et en correspondance réglée. « Des missionnaires de cette espèce, disait-il, trouvent de la facilité à faire des prosélytes. » Ses relations s’étendaient même en dehors de la Pologne. Le prince de Conti l’avait mis en rapport avec les envoyés de France à Stockholm, à Copenhague, à Berlin, à Constantinople, tous plus ou moins initiés à ses vues. Les petits souverains riverains de la Mer-Noire et du Danube, les khans de Crimée et de Tartarie, qui cherchaient volontiers à Varsovie un point d’appui contre l’ambition menaçante de la Russie, s’adressaient à lui comme à leur protecteur naturel. Sa correspondance était si multipliée et si active qu’il donnait de l’ouvrage à quatre secrétaires, constamment employés à transcrire ou à déchiffrer ses lettres, et qu’il lui arrivait souvent de dicter pendant seize ou dix-sept heures de suite. En un mot, il était rapidement devenu, comme il l’avait souhaité, l’âme d’un grand parti en mesure et même très impatient d’agir. Seulement il sentait avec une cruelle perplexité que tout ce crédit, si promptement acquis, posait en l’air sur des promesses qu’il n’était pas certain de pouvoir tenir, sur des espérances qu’à l’épreuve il serait embarrassé de réaliser. Qu’un incident survînt qui rendit nécessaire aux patriotes polonais le concours dont il les flattait, comment, aussi faiblement appuyé qu’il l’était à Paris, ferait-il honneur à sa parole? Cette incertitude l’agitait sans relâche, et il en faisait part dans toutes ses lettres au prince de Conti, qui n’y répondait jamais. L’épreuve arriva en effet, plus tôt même qu’il ne pensait; mais par un mélange inespéré d’habileté et de bonheur elle tourna entièrement à son avantage.

Voici quel fut l’incident qui détermina la crise. J’ai dit deux mots tout à l’heure de ces vastes domaines relevant de la couronne de Pologne, et dont la jouissance formait une de ses plus importantes prérogatives. En les donnant en usufruit aux gens qu’ils voulaient s’attacher, les rois avaient là un moyen précieux d’entretenir ou de récompenser le zèle de leurs partisans. C’était ce qu’on nommait dans le langage familier de la politique panis bene merentium, le pain des amis qui servaient bien. Ces domaines n’étaient pas toujours des propriétés royales proprement dites : on y joignait aussi des patrimoines nobles dont la succession était litigieuse, et dont, en attendant que le débat fût tranché, la garde appartenait à la couronne. Dans le nombre et au premier rang figurait depuis plus d’un siècle déjà l’héritage de la puissante maison d’Osrog, dont la ligne directe était éteinte. C’étaient d’immenses terres situées dans le voisinage de l’Ukraine, rapportant plus d’un million de revenus, et couronnées par une forteresse qui dominait toute la contrée. Ce beau bien avait été substitué autrefois sous la condition expresse que le titulaire entretiendrait à ses frais six cents cavaliers toujours prêts à guerroyer contre les Turcs. Aucun des collatéraux n’ayant jusqu’ici voulu s’engager à remplir cette charge onéreuse, la succession restait en suspens, et les rois, qui en jouissaient, n’étaient nullement pressés de se dessaisir de ce fructueux intérim. Cependant, par égard pour les souvenirs et les droits de la famille, ils avaient toujours eu soin de n’en déléguer l’administration provivisoire qu’à quelqu’un des membres de la parenté pouvant prétendre lui-même à l’investiture définitive. C’est à ce titre que, depuis plusieurs générations, la possession en avait été dévolue à des seigneurs de la maison Sanguzko. Le dernier, grand dissipateur et pressé d’argent par suite de folles dépenses, n’imagina rien de mieux que de traiter comme sa chose le bien qu’il ne détenait que par une faveur princière, et d’en mettre en vente la transmission éventuelle. Il trouva tout de suite acquéreur pour ce droit imaginaire. Ce furent les princes Czartoryski, qui se le firent transférer moyennant une grosse somme d’écus payée comptant.

La transaction ne fut pas plus tôt connue qu’un cri universel s’éleva contre une violation aussi flagrante des lois constitutives de l’état et de la propriété. Tous les héritiers actuels ou possibles de la maison d’Osrog, se croyant un titre au moins égal à celui du vendeur, firent entendre de vives réclamations. Tous les nobles d’ailleurs considéraient les revenus de la couronne comme un butin dont chacun à l’occasion pouvait avoir sa part; il n’y en eut pas un qui ne s’indignât de voir ce fonds commun réduit par une soustraction illégale. Enfin l’immense accroissement de richesses et de force que les Czartoryski se procuraient à si bon compte ne pouvait manquer d’exciter la jalousie parmi leurs égaux, surtout depuis que la révélation de leur dessein de réforme monarchique commençait à les faire craindre comme les ennemis des libertés publiques. En très vif mouvement d’opinion se déclara donc contre ces seigneurs, et le comte Braniçki lui-même, sous l’influence de Mokranowski, qui avait ses entrées dans le ménage, abandonna les intérêts de ses parens pour embrasser chaudement et tout haut la cause des héritiers lésés.

On pense bien que le comte de Broglie n’était ni le dernier ni le moins actif à souffler contre ses adversaires déclarés le feu de l’irritation publique. C’était peu même d’agir par ses conseils et par ses discours; pour être en mesure de mener les choses plus vivement, il voulut prendre parti lui-même dans la réclamation. Il déterra dans quelques vieux parchemins que la reine Marie Leczinska était parente à un degré quelconque, successible ou non, de la famille d’Osrog, et il n’en fallut pas davantage pour qu’il vînt, au nom de sa souveraine, apposer sa signature à la protestation que les intéressés rédigeaient pour être remise à la prochaine diète. Cette assemblée devait s’ouvrir dans l’été de 1754. Avant qu’elle fût réunie, il était certain qu’une grande majorité se prononcerait contre la validité de la transaction attaquée.

Mais là reparaissait toujours la même difficulté; pour arriver à une décision quelconque, la simple majorité de la diète était insuffisante, et l’unanimité nécessaire à obtenir était impossible à espérer. Une confédération était donc cette fois encore l’unique moyen de sortir d’embarras, et les patriotes, se sentant le vent en poupe, ne firent nulle difficulté d’annoncer tout haut qu’ils comptaient bien y avoir recours. Pour commencer, le comte Braniçki, en sa qualité de grand-général, donna à Mokranowski lui-même le commandement de la forteresse qui dominait la propriété contestée en lui enjoignant de n’en faire livraison à personne que sur son ordre. Les Czartoryski, de leur côté, se mirent en état de défense, et toute la Pologne retentit de l’appel aux armes. Le ministre anglais promettait ses subsides, le ministre russe ses troupes à leurs amis communs. Naturellement les patriotes se retournèrent vers le comte de Broglie pour lui demander d’en faire autant, ou tout au moins de leur fournir des moyens pécuniaires pour s’organiser. Ils lui déclaraient assez nettement que le moment était venu de voir quel fond on pouvait faire sur sa parole, et ils allaient même jusqu’à désigner le chiffre de subside qui leur était nécessaire. Le comte Braniçki exigeait 60,000 ducats pour mettre sur un pied inattaquable les forces de la république. Le comte de Broglie les eût volontiers donnés de sa poche, s’il les eût possédés; mais ni sa bourse, ni même l’épargne du roi de France n’étaient assez bien garnies pour en tirer une telle somme; quant à la demander à son ministre, il n’y fallait pas même songer. Au premier mot d’une confédération possible de la part des amis de la France, le successeur de M. de Saint-Contest (qui venait de mourir subitement), M. de Rouillé, poussa de véritables cris d’effroi. De fait, il est difficile de trouver qu’il eût si grand tort, car, avec l’intervention russe en perspective, qu’aurait fait la France de ses amis confédérés? Devait-elle aller les secourir à travers toute l’Allemagne? pouvait-elle les abandonner après les avoir excités? C’est ce que M. de Rouillé mettait sous les yeux du comte de Broglie dans une dépêche émue et presque éloquente. Ce nouveau ministre, simple intendant la veille, élevé à un poste très supérieur à son origine comme à son mérite, ne prenait pas le ton très haut avec un homme aussi bien en cour que M. de Broglie. Aussi le suppliait-il plus qu’il ne lui ordonnait de mettre tout en œuvre pour que les deux partis en présence n’en vinssent pas aux mains.

« Nous savons, monsieur, disait-il en terminant, comme s’il voyait déjà l’ambassadeur prêt à monter à cheval pour conduire les confédérés lui-même au combat, nous savons quel est votre goût et quels sont vos talens pour la guerre. On craindrait que tout autre, en qui ces deux qualités seraient réunies comme elles sont en vous, ne désirât, peut-être même sans qu’il s’en aperçût, une confédération, afin d’avoir occasion de faire paraître ses talens et de satisfaire son goût; mais nous sommes persuadés que vous sentez que c’est contre les seuls ennemis de sa majesté que vous devez en faire usage, et que, loin de donner entrée à cette idée dans votre âme, vous préférerez dans cette occasion la gloire de sage négociateur à celle de militaire avec distinction. Que si vous avez le bonheur de contribuer à la paix dans une république que sa majesté protège, l’honneur que vous vous attirerez par la sagesse de votre conduite sera infiniment supérieur à celui qui résulterait en pareille circonstance d’actions de guerre, quelque brillantes qu’elles soient, et vous aurez de plus la satisfaction d’avoir exécuté les ordres de sa majesté sur un point qui l’intéresse tant, et d’être en même temps agréable au prince auprès duquel vous résidez[24]. »

De son côté, le prince de Conti faisait savoir au comte de Broglie que le roi était tout aussi opposé que le ministre à une levée de boucliers des patriotes. Seulement, au cas où les Czartoryski seraient les premiers à faire appel aux armes, il se montrait disposé à aider la résistance de quelque argent. Ces instructions sont fort sages, disait le prince, et vous mettent plus à l’aise que vous ne l’avez encore été[25].

Le comte de Broglie, engagé comme il l’était par ses paroles et mis tous les jours au pied du mur par ses amis, ne s’apercevait guère de cette aisance. Heureusement qu’au même moment il fit une découverte qui fut pour lui, dans sa perplexité, un trait de lumière. Il fut averti sous main que le roi et le comte de Brühl (l’un ne marchait guère sans l’autre) étaient plus mécontens qu’ils ne l’avaient laissé paraître au premier moment de la fraude faite aux droits de la couronne par la vente du domaine d’Osrog aux Czartoryski. Était-ce simplement le déplaisir de se voir privés d’une jouissance importante, était-ce fatigue du joug d’une famille exigeante? commençaient-ils à craindre que ces ambitieux seigneurs ne songeassent par cet accroissement de puissance à préparer la voie pour un des leurs à la prochaine élection? Toujours est-il que ce mécontentement était réel chez le roi et chez le ministre, et qu’une fois arrivés à Varsovie, et témoins de l’état de l’opinion publique, très prononcée contre cette transaction, ils laissèrent éclater leur impression avec moins de ménagement. Il arriva au comte de Brühl de dire tout haut devant le grand-général que, puisque l’administrateur actuel du domaine n’en voulait plus garder la gestion, le roi pourrait bien rentrer dans son droit et désigner de nouveaux gérans. Ce propos, rapporté par le comte Braniçki au comte de Broglie, leur parut à tous deux une insinuation qu’il ne fallait pas laisser tomber.

Ils connaissaient l’un et l’autre (et le seigneur polonais mieux que personne) par quels moyens on pouvait agir sur les résolutions du ministre saxon. Il fut donc arrêté entre eux qu’on irait offrir au comte de Brühl une somme de 10,000 ducats à toucher sous les deux conditions suivantes : 1° la diète serait dissoute, et tous les nonces dispersés ; 2° l’administration du domaine d’Osrog serait partagée entre deux patriotes que le grand-général désignerait. L’ambassadeur se chargeait de trouver et de fournir l’argent. Il aurait bien désiré qu’avant de le recevoir le ministre connût à qui il en avait l’obligation; mais le comte Braniçki fit observer que l’habitude de faire acheter les faveurs royales par les seigneurs polonais était invétérée chez le comte de Brühl, tandis que la proposition de recevoir l’argent d’un ministre étranger pourrait réveiller en lui quelques scrupules de conscience. Il demeura donc convenu qu’il ne serait informé de la provenance du don à lui faire que lorsque l’acte étant consommé, il ne pourrait plus reculer devant les conséquences[26].

La négociation eut lieu dans ces termes, et l’intermédiaire fut le maréchal de la cour, gendre du comte de Brühl. À la première ouverture un peu claire qui lui fut faite, le maréchal répondit « qu’assurément le moyen proposé était très capable d’assurer l’avantage qu’on en pouvait attendre ; » mais il crut devoir avertir le grand-général, avec la même sincérité, qu’il était inutile d’employer ce moyen pour obtenir l’administration du domaine litigieux, attendu que la chose était déjà décidée dans l’esprit du roi, suivant le désir des patriotes, et serait déclarée sous peu de jours. Il serait donc préférable d’attribuer le don à quelque autre objet, et mieux encore de le transformer en une pension annuelle qui, dédommageant le comte de Brühl de ce qu’il perdrait du côté opposé, lui permît de prêter au parti patriotique un concours un peu durable. En attendant, pension ou subside, les 10,000 ducats furent toujours mis à la disposition de l’intermédiaire. La conversation avait lieu le 28 octobre, et le 3 novembre la cour apprenait avec surprise que de nouveaux administrateurs, choisis parmi les patriotes, étaient désignés pour la succession d’Osrog[27].

Ce fut un coup de théâtre pour tout le monde, un coup de foudre pour les Czartoryski et surtout pour les diplomates de leur parti. Une heure encore avant la déclaration, le ministre anglais, brusquement averti, pariait 100 ducats que la chose était impossible, et que le roi n’oserait jamais. Quant au ministre russe, il fut littéralement atterré. C’était lui en effet qui se trouvait justement dans l’embarras dont le comte de Broglie s’était cru si peu de temps auparavant menacé. Il lui fallait ou abandonner ses amis ou engager son gouvernement, à leur suite, dans une guerre qui aurait eu aux yeux de toute l’Europe le caractère de la plus injuste agression. Autre chose eût été pour la Russie d’intervenir dans une lutte intérieure de la Pologne pour appuyer la faction royale contre des sujets rebelles, autre chose était de faire entrer une armée pour empêcher le monarque et les pouvoirs réguliers du royaume de faire un usage légal de leurs droits. La puissance russe n’en était pas encore parvenue à un tel degré d’arrogance, et les ministres assez débiles de l’impératrice Élisabeth ne lui donnèrent pas un si audacieux conseil. Les Czartoryski furent donc prévenus qu’ils ne devaient plus compter sur aucun appui effectif de ce côté, et, ne pouvant rien faire à eux seuls, ils durent se résigner en rongeant leur frein.

Quant au comte de Broglie, il sortait de cette redoutable passe sans coup férir et pourtant avec les honneurs de la guerre. Les patriotes, transportés de ce retour inespéré de la fortune, lui en rapportaient tout haut leur reconnaissance, et portaient aux nues son habileté. La cour de Saxe, brouillée tout d’un coup avec ses soutiens habituels et obligée de changer de batteries sur place, dut recourir à ses conseils pour opérer cette manœuvre sans trop de désagrément ni d’humiliation. Il était devenu ainsi en un jour l’arbitre de la situation et pleinement maître de ce terrain si glissant encore la veille. Plus de nuage nulle part, ni à Dresde, où il pouvait désormais protéger ses amis à visage découvert, ni à Versailles, où la bienveillance de la cour de Saxe allait dissiper les soupçons de la dauphine et du ministre. La joie de ce résultat imprévu se trahit dans ses dépêches, où il ne put cette fois s’empêcher de se vanter un peu.

« Personne, écrivait-il, ne peut ignorer la part que la France a eue à cette étonnante révolution. Le parti patriotique sent que c’est au secours et à la protection du roi qu’il doit l’avantage qu’il remporte sur ses adversaires. On sera convaincu en même temps que la Russie, malgré le désir qu’elle a de dominer en Pologne, est obligée de reconnaître que le ministre de France ne s’occupe dans ce royaume qu’à concilier les esprits, bien loin d’éloigner personne de l’attachement qui est dû au roi. Enfin on verra que, lorsque la France juge qu’il est temps de paraître, ce ne saurait être infructueusement envers le parti qu’elle protège, et que ses démarches sont capables d’en imposer non-seulement à des particuliers, mais même à toutes les puissances de l’Europe... Ce n’a pas été sans de grandes difficultés que je suis parvenu à accomplir à cet égard les intentions de sa majesté, puisqu’il me fallait en même temps donner de l’existence à un parti qui n’en avait d’autre que l’intérêt que la France prenait à sa cause, l’encourager sans trop l’animer, et profiter enfin de toutes les circonstances qui pouvaient lui donner l’avantage sur ses adversaires. Je dois avouer que, malgré toutes les espérances que j’avais conçues depuis quelque temps, jamais je n’aurais osé croire que le succès répondît aussi complètement aux peines que je me suis données[28]. »

Le ministre à son tour répondait par une félicitation sans réserve sur un succès qui avait à ses yeux l’avantage de n’avoir pas plus coûté d’argent que de courage. « Le conseil de sa majesté a donné de justes éloges à la conduite prudente que vous avez tenue dans une affaire aussi délicate et où vous étiez environné de tant d’écueils. J’ai, je vous assure, monsieur, un plaisir bien sensible d’en être l’interprète, et je vous félicite sincèrement sur la manière avec laquelle vous avez exécuté les ordres de sa majesté. Les suites, ainsi que vous le remarquez, doivent en être bien glorieuses pour sa majesté, puisque toute l’Europe verra la protection qu’elle a donnée aux lois et aux libertés de la Pologne, et que c’est cette protection qui a su arrêter les violences des ennemis de la république et y rétablir, sinon l’ordre, au moins la tranquillité pour quelque temps[29]. »

L’année 1754 se termina au milieu de ces effusions réciproques, et chaque jour vint attester le crédit croissant de l’ambassadeur. Le brave Mokranowski reçut tout ensemble du roi de Pologne une importante starostie et du roi de France le grade si longtemps désiré d’officier-général. Aux fêtes de la nouvelle année, toutes les princesses se disputaient l’honneur de danser avec le comte de Broglie, et la princesse électorale en particulier, outre la contredanse d’étiquette, réclama pour elle une allemande. Dans les cours étrangères même, le bruit du triomphe remporté par la France à Varsovie avait un grand retentissement. « Ce qui se passe où vous êtes, écrivait de Vienne le marquis d’Aubeterre, ambassadeur de France, à son collègue, fixe l’attention de tout le monde... On voit que le parti russe est absolument abattu en Pologne. Cet événement est fort intéressant pour la France, à qui il importe entièrement de contenir la Moscovie, dont le système favori est de se mêler de toutes les affaires de l’Europe, et qui ne cherche qu’à y créer des troubles[30]. »

Une seule voix dans ce concert paraissait froide et silencieuse. Qui le croirait? c’était celle du confident pour qui seul pourtant le comte de Broglie avait entrepris cette pénible et heureuse campagne. Le prince de Conti ne contestait pas que le comte de Broglie s’était merveilleusement bien conduit dans les diètes, et il avouait que jamais la France n’avait joui en Pologne d’une pareille considération ; mais il demandait avec une nuance d’humeur s’il n’eût pas mieux valu que « les choses eussent tourné aussi heureusement sans que la cour de Saxe s’en fût mêlée? » Évidemment la réconciliation des patriotes polonais avec la maison de Saxe lui donnait à penser. Une fois engagée, qui pouvait dire où cette intimité les conduirait, et si, en cas d’élection, ils ne se dégoûteraient pas d’aller chercher un candidat éloigné quand ils trouveraient près d’eux une famille rattachée à leurs intérêts? Et l’ambassadeur lui-même, comment allait-il faire pour concilier son amitié récente avec la maison régnante et le dessein qu’il avait entrepris de la faire descendre du trône? Le comte de Broglie, en lisant ou en devinant entre les lignes ces réflexions maussades, dut se convaincre plus que jamais de l’impossibilité, si bien décrite par l’Évangile, où le même serviteur est de servir deux maîtres sans les mécontenter tour à tour. Cette fois, par un retour singulier, c’était son maître intime et secret qui s’alarmait des succès mêmes dont lui faisait compliment son maître apparent.

Ce fut bien pis lorsqu’il dut expliquer au prince de Conti un plan très hardi que la nouvelle situation des choses faisait naître dans son esprit, encouragé par le succès et vraiment fait pour la politique. Il ne suffisait plus, suivant lui, de préserver la Pologne seule de l’alliance ou du joug des puissances impériales; quelque chose de plus était possible et devait être tenté. Il fallait essayer d’enlever la Saxe elle-même aux liens qui la retenaient depuis longtemps dans la fédération de nos ennemis, afin de faire ensuite de la Saxe et de la Pologne unies la base solide de tout un système d’attaque ou de défense pour le cas toujours menaçant d’une nouvelle guerre européenne. Le traité de subsides qui existait depuis longues années entre la Saxe et l’Angleterre venait d’expirer, et des difficultés de forme n’avaient pas encore permis de le renouveler. Que la France offrît au roi Auguste des avantages égaux à ceux que lui avait faits l’Angleterre, et tout l’équilibre des forces entre les deux partis qui se divisaient l’Europe se trouvait par là seul interverti. La Saxe, appuyée sur la Pologne, formait contre toute intervention de la Russie en Allemagne un rempart infranchissable. En déchaînant sur les derrières de cette ambitieuse puissance la Turquie et les états riverains du Danube, en la faisant attaquer du côté de la mer par les royaumes scandinaves de la Suède et du Danemark, alliés naturels de la France, on achevait de la paralyser complètement et de la bannir du monde civilisé, où elle n’aurait jamais dû pénétrer. La Prusse, libre de toute inquiétude de ce côté, pouvait employer ses forces à défendre le nord contre les entreprises britanniques, et, pour commencer, enlever à l’Angleterre, avec l’électorat de Hanovre, la porte qu’elle tenait ouverte sur le continent. La France alors n’aurait plus en tête que l’Autriche, dont, à l’aide des petits souverains de l’Allemagne du sud, la plupart engagés dans ses intérêts, elle pourrait venir aisément à bout.

Dans cette vaste combinaison, la résurrection du parti français et national en Pologne, cette œuvre à laquelle le comte de Broglie venait de travailler si heureusement, jouait un rôle très important et presque principal, car c’était ce parti qui, de concert avec la Turquie, devait tenir en respect les armées russes, et refouler, comme disait le comte de Broglie, les successeurs de Pierre le Grand dans leurs déserts. Tout était prêt déjà en Pologne pour cette grande opération, dont le comte se flattait d’être l’âme. Le grand-général travaillait avec ardeur à remettre sur un pied de guerre les forces militaires qu’il commandait. Par l’intermédiaire de l’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Vergennes, l’un des affidés de l’affaire secrète, avec qui le comte de Broglie l’avait mis en relation, il s’était assuré qu’au moment critique le concours de la Porte ne lui ferait pas défaut. Des émissaires envoyés par lui étaient prêts à agir avec efficacité auprès des petites cours barbares de Tartarie et de Crimée. Il n’y avait pas jusqu’aux Cosaques de l’Ukraine qu’on ne fût en mesure de faire travailler. Des jours glorieux pouvaient donc luire encore pour la Pologne, appelée à défendre l’Europe contre une invasion non moins menaçante que ne l’avait été autrefois celle des musulmans. Seulement il était clair qu’en présence de ces grands résultats, presque immédiatement réalisables, l’élection au trône d’un prince français dans un avenir hypothétique et éloigné ne présentait plus qu’une importance bien secondaire, tout ta fait subordonnée à l’intérêt supérieur de ménager l’alliance saxonne.

Tel était le plan aussi grandement que simplement conçu, qu’à lui seul, au fond d’un pays perdu, par le travail solitaire de sa vive intelligence, avait su former un jeune militaire, bombardé diplomate à trente-deux ans. Une intrigue vulgaire s’était métamorphosée entre ses mains en une véritable conception de haute politique. En exposant son dessein à la fois à M. Rouillé et au prince de Conti, le comte procéda avec beaucoup de ménagement. Au ministre, il fit connaître la possibilité qu’il entrevoyait de conclure un traité de subsides avec la Saxe, et discuta avec lui les avantages généraux qui en pouvaient résulter sous une forme modeste, plutôt interrogatoire qu’affirmative, comme il convenait à un simple agent qui n’avait pas mission de diriger la politique générale. Avec le prince de Conti, il s’attacha principalement à démontrer que l’affaire secrète ne pouvait nullement être compromise, et au besoin même serait plutôt secondée par une union intime de la France et de la maison de Saxe. Cette démonstration était difficile, et les argumens employés trop cherchés et trop peu naturels pour qu’on puisse les croire tout à fait sincères. « A l’abri de cette union, disait-il, nous pourrions nous faire beaucoup d’amis qui ignoreraient l’usage auquel nous les destinerions, et, ce qui serait le plus utile, nous aurions la faculté de discréditer prodigieusement la Russie et de diminuer le nombre de ses partisans, ainsi que ceux de la maison d’Autriche... J’espérerais par un traité bien entendu avec la Saxe rendre la France maîtresse de la Saxe et de la Pologne tout ensemble, et nous pourrions couper court par le moyen du comte de Brühl à toutes les propositions embarrassantes, car il ne s’agit que de le bien tenir... Ce ministre se moque des intérêts de son maître et ne pense qu’à ce qui le regarde. » A toutes ces raisons, dont il sentait la faiblesse, le prince de Conti continua de faire la sourde oreille. « Ce traité, répondit-il, dont vous me parlez, sera dispendieux et inutile..., et nuisible pour les affaires secrètes. Cette nouvelle union pourrait mettre la cour de Saxe à portée de faire à la France des demandes embarrassantes pour la succession éventuelle au trône de Pologne, à quoi il serait également dangereux de se prêter ou de se refuser. De plus, en cimentant une nouvelle intimité avec la Saxe, on donnerait à penser au gros de la nation polonaise que la maison de Saxe est favorisée de la France..., et toute la partie de la nation qui, sans être dans le secret du roi, est cependant attachée aux intérêts de sa majesté croirait de pouvoir prendre des liaisons avec la maison de Saxe contraires aux vues du roi, mais dont il serait difficile de les tirer[31]. »

Tout autre fut l’accueil fait par le ministre à la proposition de l’ambassadeur. A la vérité, elle eut la bonne fortune de tomber à Versailles tout à fait à propos. C’était le moment où un démêlé survenu entre la France et l’Angleterre, au sujet des limites de leurs possessions dans le Nouveau-Monde, donnait lieu entre les deux cours à un débat très aigre qui ne paraissait pas pouvoir se dénouer pacifiquement. Un conflit entre les marines anglaise et française pouvait éclater d’un jour à l’autre sur l’Océan, et, la guerre une fois engagée, chacun sentait qu’elle ne resterait pas longtemps à l’état de duel maritime. La contagion de l’incendie ne tarderait pas à gagner le continent. Des deux parts, on se préparait au combat, et on regardait à ses pièces. Dans une conjoncture pareille, séparer la Saxe de l’Angleterre était un avantage très évident, nullement à mépriser, et qu’un ministre pouvait apprécier, même sans partager les vues lointaines et grandioses que bâtissait sur ce fond encore incertain l’imagination ardente du comte de Broglie. On l’invita sur-le-champ à sonder le terrain pour s’enquérir de l’accueil que recevrait à Dresde l’offre d’un traité de subsides.

Voilà donc une seconde fois notre ambassadeur placé entre des instructions directement contradictoires, avec cette différence que cette fois, par un chassé-croisé inattendu, son cœur et son esprit étaient tout entiers passés du côté de ses instructions officielles. Avant de s’engager dans cet embarras d’un nouveau genre, il éprouva le besoin d’aller prendre langue à Paris, et demanda, pour des raisons de santé, un congé de quelques mois. « Aux raisons que je donne à M. de Rouillé pour lui faire approuver mon retour, écrivait-il au prince de Conti, il y en a encore une à ajouter qui aurait seule suffi pour m’y obliger. Il me paraît, par les dépêches du conseil, qu’on ne serait pas éloigné de faire ici un traité de subsides. Je crois au contraire, par celle de votre altesse sérénissime, qu’elle n’approuve nullement ce projet, et je pourrais me trouver très embarrassé à concilier les différens ordres que je recevrais ; il peut au contraire arriver que, lorsque j’aurai eu l’honneur d’entretenir votre altesse sérénissime à ce sujet, elle change d’opinion, et, si elle y persiste, elle me mettra à portée d’éviter sans aucun danger les ordres du ministre[32]. »

Je ne suis nullement persuadé qu’en laissant ainsi sa négociation à moitié route pour aller respirer l’air de France, le comte eût l’intention de venir combiner avec le prince de Conti la manière de désobéir aux ordres qu’il avait lui-même sollicités du ministre. Je serais fortement tenté de croire que son dessein était tout opposé, et qu’il se proposait de se faire donner par le ministre un ordre exprès et précis dont il pût s’autoriser pour faire violence au déplaisir du prince. Ce qui me suggère ce jugement, peut-être téméraire, c’est que, si le comte n’avait songé qu’à éluder des instructions ministérielles, il savait parfaitement comment s’y prendre, et n’avait plus besoin à cet égard ni de conseil ni de secours. Au contraire, s’il voulait, comme je l’en soupçonne, pousser doucement le ministre, à l’insu du prince de Conti, dans la voie où celui-ci refusait de marcher, un tel manège était impossible à faire de Dresde ou de Varsovie sans qu’il fût percé à jour à l’instant. Le prince de Conti lisait toutes les dépêches, qu’un commis des affaires étrangères avait ordre de lui communiquer. A la moindre apparence d’un double jeu de la part de l’ambassadeur, il aurait pris l’éveil et se serait offensé. En un mot, la correspondance secrète avait été organisée de façon à tromper aisément le ministère de concert avec le prince de Conti ; mais la machine ne pouvait servir pour pratiquer le jeu inverse, et dans ce cas, qui n’avait pas été prévu, il fallait de toute nécessité venir soi-même à Versailles.

Le congé arriva en effet, et le comte de Broglie, en le recevant, remercia le roi de sa bonté par une lettre directement adressée au souverain, mais qui, avant de lui être remise, devait passer sous les yeux et aller au cœur du ministre. « J’ai l’espérance, disait-il, que mon zèle ne sera pas inutile, même à Paris, à votre majesté, d’autant plus que depuis le ministère de M. Rouillé, je me trouve exempt des tracasseries et des dégoûts que j’ai éprouvés ci-devant. Je supplie votre majesté de me permettre de lui avouer, avec la confiance que je dois aux bontés de mon maître, que ces dégoûts, connus mal à propos de tout le monde et malheureusement ici, ont occasionné la plus grande partie de ceux que j’ai eu à y essuyer : ils ont aussi beaucoup contribué à détruire ma santé, ne pouvant voir sans un violent chagrin qu’ils influaient nécessairement sur le bien des affaires de votre majesté. Elle a daigné s’apercevoir du prompt changement survenu lorsque des ordres précis et une attention suivie de la part de M. de Rouillé m’ont mis dans le cas de travailler avec quelque succès. J’avoue cependant, et avec grand plaisir, qu’il doit être moins attribué à mes faibles talens qu’au soin que ce ministre a pris de me diriger et à la bonté qu’il a eue de m’instruire avec plus de détail du plan général de la politique qu’il plaisait à votre majesté de suivre. » Et en envoyant au ministre ce véritable satisfecit il ajoutait : « Je vous prie d’être persuadé que, si j’ai cru pouvoir hasarder ces justes éloges sur la façon dont vous remplissiez la place que sa majesté vous a confiée, ce n’a été nullement dans le désir de vous faire une cour, mais par une sincère satisfaction que je trouve à rendre témoignage de la vérité. Je suis bien éloigné de croire que mon suffrage puisse vous être de la moindre utilité. »

Devancé par ces paroles insinuantes et par la réputation de son succès, le comte de Broglie fut reçu au ministère avec une cordialité pleine d’estime. On le consulta sur toutes les affaires du nord, en particulier sur l’état des forces militaires et maritimes des moindres états, dont sa prodigieuse activité d’esprit lui avait permis d’acquérir la connaissance dans le plus minutieux détail. A mesure que, les relations de la France et de l’Angleterre s’aigrissant, la guerre paraissait plus imminente, ce genre de renseignemens devenait plus précieux, et, quand la rupture fut enfin déclarée, le comte ne quitta plus les bureaux, où il rédigeait note sur note sur toutes les affaires courantes. Pendant que ses relations avec son ministre étaient ainsi publiques, fréquentes et familières, avec le prince de Conti il ne pouvait avoir que les rapports les plus rares et les plus gênés. Toute apparence de confidence entre eux eût été suspecte, et le prince était le premier à l’éviter. Ils ne pouvaient se voir que de loin en loin, et chez des tiers devant qui ils devaient encore s’observer. La conséquence de cette intimité d’un côté et de cette gêne de l’autre fut qu’au bout de trois mois le comte repartit pour Dresde, porteur d’un projet de traité à proposer à la cour de Saxe, qu’il avait ordre de faire accepter par tous les moyens, et contre lequel le prince de Conti, averti au dernier moment, ne put élever que de timides et plaintives objections.

Ce projet, c’était le plan politique du comte de Broglie tout entier. Il l’aurait dicté lui-même (et c’était probablement le cas) qu’il ne l’aurait pas rédigé en d’autres termes. La France offrait à la cour de Saxe un subside annuel de 2 millions à la charge par cette cour de fournir un corps de 6,000 hommes pour le cas où les circonstances l’exigeraient, et de concerter son vote dans le collège de l’empire avec le ministre de France auprès de cette assemblée. Telles étaient les obligations que devait prendre Auguste III en sa qualité d’électeur de Saxe ; mais le roi de Pologne, pour sa part, devait en contracter de non moins grandes. Il s’engageait à interdire à tout soldat russe le territoire de Pologne et à autoriser par avance la confédération des nobles destinée à arrêter l’invasion de leurs odieux voisins. Ses agens à Constantinople devaient aussi concerter leur action avec celle de l’ambassadeur de France[33].

Quel eût été le sort de cette convention, qui mettait ainsi près d’une moitié du continent septentrional à la discrétion de la France ? Le comte de Broglie n’avait-il pas trop présumé de son ascendant en promettant de faire accepter des chaînes si étroites à un allié si récent ? S’il eût réussi, que fût devenue l’affaire secrète, et comment aurait-il pu refuser à des amis si commodes la promesse d’assurer à leur famille l’hérédité de leur trône ? Autant de questions qu’il est impossible de résoudre, car à peine le comte avait-il eu le temps de communiquer sa proposition à la cour de Saxe, et le conseil d’état délibérait encore sur l’accueil qu’il y fallait faire, quand un événement inattendu vint changer la face de l’Europe. Un autre traité devançait celui-ci et allait faire plus de bruit dans le monde. Le 18 janvier 1756, le roi de Prusse, quittant l’alliance de la France, s’engageait vis-à-vis du roi d’Angleterre à observer la neutralité dans la guerre qui allait s’ouvrir. La combinaison du comte de Broglie perdait ainsi une de ses pièces importantes et maîtresses. Cette défection était moins inexplicable qu’imprévue, et peut-être, si le comte de Broglie eût été moins préoccupé de ses propres idées, eût-il pu en avoir lui-même le pressentiment. C’est ce que j’essaierai de faire comprendre.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Voltaire, Siècle de Louis XIV.
  2. Mémoires de d’Argenson, t. V, p. 50 et suiv. M. Boutaric, en rapportant cette anecdote, pense que la conduite de Louis XV n’était qu’un jeu, attendu, dit-il, que M. des Essarts, ambassadeur en Pologne, était affilié à la correspondance secrète. Nous n’avons trouvé aucune trace de cette participation de M. des Essarts au secret. Tout prouve au contraire que, jusqu’à la nomination du comte de Broglie, l’ambassade de France en Pologne était restée étrangère aux vues du roi, dont le résident seul avait connaissance.
  3. Voyez, sur les causes de la disgrâce du maréchal de Broglie en Bavière, l’introduction de M. Rousset à la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles, t. I, p. 15 et suiv. et p. 141-144. Les lettres du maréchal de Noailles témoignent de la crainte que la présence de l’abbé de Broglie à Versailles inspirait aux ennemis de son frère.
  4. Boutaric, t. I, p. 195.
  5. Instructions du comte de Broglie. — Dépêches officielles de Pologne, 14 juillet 1752. (Ministère des affaires étrangères.)
  6. Le prince de Conti au comte de Broglie, 26 septembre 1752. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  7. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, 17 septembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  8. Le comte de Broglie au prince de Conti, 17 septembre et 5 octobre 1752. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  9. On sait que les nonces étaient les députés nommés pour faire partie de la diète.
  10. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, Grodno 29 septembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères, et Correspondance secrète, 18 octobre.)
  11. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, Grodno 19 novembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  12. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, 24 octobre 1752, (Dépêches officielles, ministère des affaires étrangères.)
  13. Le comte de Broglie au prince de Conti, 24 octobre 1752. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  14. Le marquis de Saint-Contest au comte de Broglie, 24 et 27 novembre 1752. (Dépêches officielles, ministère des affaires étrangères.)
  15. Correspondance secrète du prince de Conti et du comte de Broglie, 29 novembre, 8 et 15 décembre 1752. (Ministère des affaires étrangères.)
  16. Le prince de Conti au comte de Broglie, 18 décembre 1752. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  17. Le comte de Broglie au prince de Conti, 21 février 1753. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  18. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, décembre 1752. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  19. Cette lettre, d’une date postérieure (25 juin 1754), a été intercalée ici comme étant appelée par le sujet et pour ne pas revenir sur les demandes d’argent qui se retrouvent plus d’une fois dans les correspondances du comte de Broglie.
  20. Le comte de Broglie au prince de Conti, 13 mai 1754. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  21. Conti à Broglie, Ibid., 22 mai 1753. — Broglie à Conti, 1er janvier 1754.
  22. Le comte de Broglie au marquis de Saint-Contest, 19 janvier 1754; — le marquis de Saint-Contest au comte de Broglie, M février 1754. (Correspondance officielle.) — Le comte de Broglie au prince de Conti, 19 janvier 175!. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  23. Broglie à Conti, 12 avril 1754; — Conti à Broglie, 20 avril et 12 mai 1754. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  24. M. de Rouillé au comte de Broglie, 20 septembre 1754, (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  25. Conti à Broglie, 20 juillet 1754. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  26. Broglie à Rouillé, 28 octobre 1754. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  27. Broglie à Rouillé, 28 octobre et 3 novembre 1754.
  28. Le comte de Broglie à M. de Rouillé, 3 novembre 1754. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  29. M. Rouillé au comte de Broglie, 16 décembre 1754. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  30. Le marquis d’Aubeterre au comte de Broglie, Vienne 24 novembre 1754. (Correspondance officielle, ministère des affaires étrangères.)
  31. Conti à Broglie, 29 décembre 1754. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  32. Broglie à Conti, 8 janvier 1755. (Correspondance secrète, ministère des affaires étrangères.)
  33. Ces conditions sont celles que le comte de Broglie proposait à son retour à Dresde au gouvernement saxon. Il résulte d’une publication très intéressante faite par le gouvernement saxon en 1866 (à la veille de la bataille de Sadowa) et intitulée : Secrets du cabinet de Saxe de 1746 à 1756, que d’autres offres moins considérables avaient été expédiées de Paris même pendant le cours de l’été, et portées à Dresde par le secrétaire du comte de Broglie. Ces premières propositions ne demandaient à la Saxe que sa neutralité, et le gouvernement saxon fut très étonné quand il vit cette neutralité transformée en alliance offensive. Il alla même jusqu’à croire que le comte de Broglie exagérait ses instructions. Nous n’avons pas trouvé trace de ce changement dans la suite de la correspondance française ; mais, s’il eut lieu, c’est une preuve de plus de l’ardeur que le comte de Broglie mit à toute cette affaire, et de l’ascendant qu’il exerça pour entraîner son gouvernement dans l’alliance qu’il se faisait fort de lui procurer. (Cf. die Geheimnisse des sachsichen Cabinets; Stuttgart 1866, t. I, p. 245 et suiv.)