La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Acte I

Acte II  ►


LA
DESTRUCTION
DE LA LIGUE,
OU LA
RÉDUCTION DE PARIS,
Piece nationale

en quatre actes.



ACTE I


(Le théâtre représente une salle meublée dans le costume du tems : on y voit deux portes. L’une est fermée, l’autre est entr’ouverte. Cette derniere donne dans une autre chambre qu’on entrevoit. Ce logement fait partie de la maison d’Hilaire.)



Scène premiere

HILAIRE pere, HILAIRE fils.

(Hilaire pere s’avance par la porte à demi ouverte ; il est suivi de son fils. Il lui fait signe de ne pas faire du bruit. Ils marchent doucement ; leurs pas sont tremblans. Ils vont visiter en silence si la porte est bien fermée. Le pere prend son fils par la main, la serre avec tendresse, le regarde les larmes aux yeux, & lui dit d’une voix altérée & foible :)

Hilaire pere.

Ne faisons point de bruit, mon fils… Si l’on frappe, taisons-nous & gardons-nous bien d’ouvrir… Une foule de malheureux, presses par la famine, abandonnés au désespoir, errent de tous côtés. Les uns cherchent à ravir le pain de force ; les autres vous déchirent l’ame par leurs gémissements lamentables : & ce n’est qu’aux siens, dans ces momens extrêmes, que l’on doit quelque pitié… Si nous allions heurter à quelques portes, elles seroient de fer… Ô mon cher fils ! comment te trouves-tu ?… Tu me paraîs bien pâle… Prends, prends ce qui nous reste… à ton âge on supporte moins le besoin. Ne me désobéis pas, quand je t’ordonne de vivre.

Hilaire fils.

Ce n’est pas le besoin qui me tourmente, mon pere, mais l’ordre que vous me donnez de prendre sur votre part : portez à ma mere & laissez-moi… C’est vous, hélas ! que mon œil voit dépérir chaque jour : & vous voulez que je vive !

Hilaire pere.

N’augmente point nos douleurs… Si tu veux les appaiser, cede à ce que j’exige…

Hilaire fils.

Ô jour épouvantable ! Nous nous disputons tous trois à qui prendra le moins de nourriture ! Vous unissez votre autorité à celle de ma mere ; je vis, & vous mourez… Vous avez beau me le déguiser, je ne le vois que trop… Mon pere, je ne vous suis plus qu’à charge en cette maison…

Hilaire pere.

Toi, à charge, mon fils, toi ?

Hilaire fils.

Je dévore ce qui vous appartient, la subsistance de mon pere, de ma mere, & de celle encore qui vous a donné le jour… Ah ! je serois dénaturé si je restois plus longtems. Laissez-moi errer par la ville, y chercher des alimens… J’en trouverai.

Hilaire pere, se jetant dans les bras de son fils.

Non, mon fils, non, tu n’en trouveras point, & tu te précipiteras au-devant de la mort.

Hilaire fils.

Et elle nous dévorera ici lentement…

Hilaire pere.

Nous avons l’espérance… Notre fidele serviteur nous rapportera ce qu’il aura trouvé… Ne franchis point cette porte. Au-delà sont la rage & le désespoir ; reste avec nous, ta présence du moins nous console. (On entend un coup de marteau.) On frappe ; silence, mon fils. Ce n’est pas notre domestique, je n’entends point son signal… Retenons nos pas ; que tout soit muet & annonce une maison déserte.

Hilaire fils, prêtant une oreille attentive.

On redouble… Chaque coup me perce l’âme & me trouble d’effroi.

(Au-dehors de la porte une voix s’écrie :)

Ouvrez, par miséricorde ; ouvrez, au nom de dieu : ouvrez, je vous en conjure !

Hilaire fils, se dégageant des bras de son père, & voulant courir à la porte.

C’est sa voix… c’est elle… Ah, mon pere !

Hilaire fils, le retenant.

Paix, paix, mon fils… Que veux-tu faire ?

Hilaire fils.

Elle est là qui nous implore. C’est elle que je viens d’entendre… Lancy !… La laisserons-nous expirer de besoin à cette porte ?

Hilaire pere.

Quoi, la fille de ce traître ?

Hilaire fils.

C’étoit votre ami.

Hilaire pere.

Il ne l’est plus depuis qu’il sert le Béarnois. Son bras aide à l’homme qui nous assiege, nous affame…

Hilaire fils.

Sa fille est innocente ; victime & non complice, elle souffre de ces horribles calamités… Vous la trouviez autrefois si noble, si intéressante. N’est-elle plus votre filleule chérie ? Et puis, est-ce, dans ces cruelles extrêmités, un moment pour la haine ?

Hilaire pere.

Je ne la hais point, mon fils ; mais que puis-je pour elle ? Dois-je livrer à une étrangere notre dernier morceau ?

Hilaire fils.

Étrangere !… Elle souffre… Qu’elle partage avec nous. La providence nous en récompensera… Ne songez point à moi, mon pere ; je lui livre ma part…

Hilaire pere.

Imprudent ! tu ne sais pas tout ce qu’il m’en coûte. Non, tu dois vivre, parce que ta vie est la nôtre.

Hilaire fils, avec un cri douloureux.

Sa vie est aussi la mienne… Elle périroit là, lorsque j’aurois !… Non, non ; tous les tourmens de la faim ne m’obligeroient point… (On frappe encore, & la même voix se fait entendre.) Hilaire, Hilaire ! mon parrain, me laisserez-vous donc mourir sur le seuil de votre porte ?… Ouvrez, au nom de dieu… ouvrez… je vous en supplie…

Hilaire fils, se débarrassant de son père, qui ne le retient que faiblement, court vers la porte qu’il ouvre avec la plus grande action.

Vous allez entrer, chère Lancy ?… Venez, venez au milieu de nous.



Scène II.

HILAIRE pere, HILAIRE fils, Mlle. LANCY.
Hilaire fils, prenant dans ses bras Mlle. Lancy, et la soutenant dans sa foiblesse.

La voici, mon père, la voici. Rejetez-la, repoussez-la. Ah ! si vous aimez votre fils, regardez-la plutôt comme votre fille.

Il la fait asseoir ; elle veut se jeter aux genoux de son parrain qui l’en empêche, la soutient & la fait asseoir.

Mlle. Lancy, voulant se jeter une seconde fois à ses pieds.

Mon cher parrain, ayez pitié de moi…

Hilaire pere, prévenant son attitude.

Pauvre fille ! Non, tu n’es point coupable comme ton pere… Dans quel état te revois-je !… Comme le malheur nous a tous changés !

Mlle. Lancy, prête à se trouver mal, & portant la main sur son cœur.

Helas ! helas ! le besoin… (Hilaire fils, à ces mots, leve les bras & les yeux précipitamment au ciel, & court par la porte entr’ouverte.)

Hilaire pere.

Il va t’apporter le seul pain qui nous reste… Dans quel moment viens-tu ! Nous sommes tous réduits, comme toi, à la plus horrible disette.

Melle. Lancy.

Que j’expire avant vous… Vous êtes le seul parent qui me reste en cette ville ; près de vous, je me rassure contre la terreur de mourir… Je n’ai vu autour de moi que des mourans. Tout ce qui m’approchait n’est plus… Faut-il donc que je meure aussi !…

Hilaire fils, revenant la respiration agitée, & donnant à Lancy un morceau de gros pain noir.

Tenez, prenez… Lancy ! helas !…

Mlle. Lancy.

C’est me rendre à la vie. Il y a trois jours que je n’ai mangé… (Elle mange avidement. Hilaire soupire, se détourne & s’éloigne ; son fils va à lui, le presse dans ses bras, comme pour le remercier de ce qu’il a fait pour Lancy. Ils parlent bas.)

Hilaire pere.

Ô Dieu ! quand l’expiation de nos crimes aura-t-elle mis fin à cette punition céleste ?

Hilaire fils.

Prenez soin d’elle, mon père, & laissez-moi sortir. J’irai, conduit par mon courage, & je rapporterai quelques alimens. Il ne faut plus compter sur notre domestique ; il devroit être de retour… Son zele ne nous aura servi de rien ; l’infortuné aura succombé sans doute au milieu de la rage d’une multitude affamée… Je suis plus jeune, plus adroit, plus robuste ; je serai plus heureux dans mes recherches… Ne me retenez plus ; demeurez avec ma mere, & regardez Lancy comme de la famille…

Hilaire fils.

Tu veux t’exposer ! Je t’accompagne, mon fils ; je ne t’abandonnerai point seul à ta fougue imprudente… Eh bien, nous unirons nos forces ; & soutenus l’un par l’autre…

Hilaire fils.

Ah, voici ma mere ! (A part impatiemment.) Elle va retarder ma sortie…



Scène III.

Les acteurs précédens, Mad. HILAIRE.
Mad. Hilaire, allant à Mlle. Lancy.

J’accours : j’ai entendu sa voix. Vous avez bien fait d’ouvrir à cette chère enfant. Je l’ai toujours aimée ; & tant que j’aurai quelque crédit, elle ne sera jamais regardée ici comme étrangere.

Mlle. Lancy.

Ah ! ma chère marraine… je renaîs.

Mad. Hilaire.

Tu as donc songé à nous au milieu de cette calamité générale ?… Quand cessera-t-elle ? Helas ! nous y sommes plongés comme toi. (Après un silence.) Je vois tes yeux abattus, tes joues sillonnées par les larmes… Tu viens seule, helas !… ton silence… je l’entends… il ne faut point te demander ce qu’est devenue ma pauvre amie.

Mlle. Lancy.

Ma chere tante n’est plus, & j’ai été bien près de la suivre, je le desirois… Il a plû au ciel de vous rendre sensible à mes prieres… Ma tante m’a toujours servi de mere ; votre nom fut toujours dans sa bouche, malgré les débats qui nous séparoient… Elle m’a dit, en mourant, de venir vous trouver ; que sûrement vous auriez pitié de moi… Ses derniers vœux du moins ont été exaucés.

Mad. Hilaire.

Guerre malheureuse ! tu as brisé les liens les plus chers ; le parent repousse son parent, l’ami son ami… Que de désastres effroyables, sans ceux, helas ! qui se préparent !

Mlle. Lancy.

Vous avez du moins pour consolation un époux, un fils, une mere ; & moi, je ne sais quel est le destin de mon pere ; aucune nouvelle n’a soulagé ma douleur inquiete… Il a cru devoir soutenir la cause de Henri… Est-il mort en combattant pour lui ? Cruel devoir ! il est forcé d’obéir à ses sermens. Combien son cœur doit souffrir sur le sort de sa fille, de ses concitoyens, de ses amis !

Hilaire pere.

De ses amis ?… Porteroit-il l’audace jusqu’à s’en croire encore dans cette ville ? Conserve-t-on quelques droits sur le cœur de ses concitoyens, en les assiégeant pour servir la cause d’un prince hérétique, que l’église rejette de son sein, & qui conséquemment n’a plus aucun droit au trône ?

Mlle. Lancy.

Ah, mon parrain ! qu’il y auroit de choses à dire là-dessus !…

Hilaire pere.

Je consens à vous distinguer de lui, ma fille, à cause de votre sexe, & sur-tout de votre âge. Je ne vous enveloppe point dans la haine que je lui voue ; car il s’est élevé entre nous deux une barriere éternelle. Eh ! qui l’eût dit que nos ames différeroient un jour à ce point ? (Mlle. Lancy et Hilaire se regardent douloureusement.) Qu’il serve un usurpateur ; qu’il écrase les murs qui l’ont vu naître ; qu’il aide à faire un monceau de cadavres de tous les malheureux habitans de cette ville : je mourrai du moins sans lui pardonner. Oui, j’aime mieux expirer ici dans les angoisses de la famine, que de vivre comme lui au rang des réprouvés de la secte de Henri.

madamoiselle lancy

Ah ! connoissez-le mieux, mon parrain, & ne l’outragez pas.

Hilaire fils, à voix basse.

Ô chère Lancy ! pardonne…

Mad. Hilaire, à son époux.

Ménagez du moins vos termes en présence de sa fille infortunée, & ne l’obligez pas à condamner son père… Eh ! s’il faut le dire, nous sommes tous assez à plaindre, sans aggraver encore nos malheurs par le sentiment pénible de la haine. Cette funeste guerre, qui depuis si long-tems arme les François, fait plus que répandre le rang ; elle divise ceux qui s’aimoient, ceux qui vivoient sous le même toit dans une tranquille union… Tandis que le carnage ensanglante les remparts de la ville, on se dispute avec acharnement dans l’intérieur des maisons. Et que produisent ces inimitiés particulières ? De nouvelles atrocités… Si Henri a des droits à la couronne, pourquoi les lui ravir, sous prétexte de l’éclairer ? Qu’on soit juste d’abord à son égard ; il le sera sans doute envers Rome & l’église. On tourne le fer contre lui, & l’on voudroit qu’il se laissât percer le flanc ! Au lieu de couvrir la face du royaume de tant de meurtres, n’eût-il pas mieux valu le laisser régner ?… Vous frémissez, mon cher époux ?

Hilaire pere.

Oui, je frémis de vos paroles inconsidérées… Ce n’est pas d’aujourd’hui…

Mad. Hilaire.

Je puis me tromper ; mais quoi, après tout, au milieu de ces dissensions éternelles, Dieu est-il plus adoré, la religion mieux servie, la charité plus observée ? Allez, il faut que cette guerre soit impie, puisque le ciel nous en punit si cruellement. Malheur à qui a pu l’entreprendre ! malheur à qui la continue ! malheur à qui…

Hilaire fils, arrêtant sa mère.

Au nom de la tendresse que vous avez pour moi, ma mere, laissez là ces disputes interminables, & ne les renouveliez pas. Vous le savez, elles irritent mon pere & ne le changent point. On ne les entend jamais sans de nouveaux sujets de douleur & de larmes… N’avons-nous pas assez de soupirs à donner à notre fatale situation, agiter encore ces tristes querelles. Conservons l’amitié, la paix, la concorde, puisque tout le reste nous est ravi… Nous disputons ! & la famine nous dévore ; nous disputons ! & nous oublions les moyens de subsister. Ici je ne fais que languir ; ne me retenez plus…

Hilaire pere.

Et les périls qui vont t’environner…

Hilaire fils.

Attendrons-nous ici une mort affreuse & lente ? Voici le moment de tout hasarder.

Hilaire pere.

Nous ne nous quitterons point.

Mlle. Lancy, les arrêtant.

Ah ! gardez-vous de sortir. Tous ceux qui errent dans les rues, portent la rage dans le regard comme dans le cœur ; on prodigue l’or, sans pouvoir rencontrer le plus grossier aliment. On n’entend que les cris d’une foule féroce qui se dispute la chair des animaux immondes. On les dévore sans horreur, & je n’ai entendu, en traversant la ville, que des plaintes lugubres qui perçoient à travers les murailles.

Mad. Hilaire, à son époux & à son fils.

Songez sur-tout qu’il est défendu, sous peine de la vie, de gémir de la mortalité ou de parler de paix. Quiconque ne proféreroit que ces mots, il faut se rendre, seroit saisi sur-le-champ & précipité à l’instant même au fond de la rivière…[1] Tremblez de dire un seul mot sur les calamités publiques.

Mlle. Lancy.

Cela est bien vrai… Des soldats de la ligue courent en troupes menaçantes, écartent tout ce qui s’assemble, & le mousquet repousse dans l’enceinte des maisons les malheureux, pâles & défigurés, qui implorent quelque secours. Chacun est barricadé ; il n’y a d’ouvert que les temples, où les sermons des ministres des autels promettent la manne du ciel à ceux qui soupirent après du pain.

Hilaire pere.

Les chants consolateurs de l’église, en dérobant aux vrais fideles l’image des maux présens qui ne doivent être que passagers, affermissent la foi, soutiennent le courage, préservent nos autels ; & Dieu qui voit notre constance, fera que d’un moment à l’autre la ville sera miraculeusement délivrée… Oui, la manne tombera plutôt que…

Hilaire fils.

Cet espoir trompa long-tems notre profonde misere, & la famine, malgré l’attente des plus prochains secours, n’en marche pas moins tête levée dans cette capitale & moissonne sous nos yeux…

Hilaire pere, l’interrompant.

Va, mon cher fils, crois-moi, c’est en redoublant la ferveur des prieres, c’est en les unissant en chœur dans les processions publiques, que les vœux d’un peuple entier monteront jusqu’au ciel, & lui feront une sainte violence.

Hilaire fils.

Et moi, oserai-je exposer ma pensée ? Ces processions religieuses & militaires, où le crucifix & les bannières sont mêlés aux arquebuses & aux hallebardes, où les sabres & les surplis se touchent, où les habits pontificaux sont surchargés de cuirasses, où le sommet des mitres marche de niveau avec la pointe des mousquets, où enfin le plain-chant des psaumes est accompagné par de brusques & fréquentes décharges qui exposent la vie des spectateurs ; toutes ces pieuses et nouvelles cérémonies sont faites sans doute pour exalter l’imagination du peuple : mais je crains qu’elles n’y aient déjà produit une impression trop profonde, propre à le rendre opiniâtre, &, pour tout dire, amoureux de ses malheurs.

Hilaire pere.

Ils vont finir, mon fils, si le peuple acheve constamment ce qu’il a commencé pour l’intérêt de l’église & de l’état.

Hilaire fils.

Ils vont finir, dites-vous ? Et les assiégeans, toujours maîtres des environs, ne sont pas repoussés, & l’échelle du vainqueur est encore aux pieds de nos murailles. On ne peut s’échapper dans la campagne, ni faire entrer des provisions dans la ville. La contagion menace de mêler bientôt ses horreurs à celles de la famine… Ah ! mon pere, votre œil se courrouce & s’enflamme… Je n’en dirai pas davantage…

Hilaire pere.

Tu feras bien, mon fils : car tes discours m’affligent ; & la famine qui tue les corps, me paroît cent fois moins hideuse que l’hérésie qui tue les ames. Ces calamités, te dis-je, seront passageres ; & notre sainte religion attaquée, mais triomphante, comme l’ont prédit les prophetes, sera raffermie sur de nouveaux fondemens.

Hilaire fils.

Adieu ma mere, c’est votre subsistance que nous allons chercher.

Mad. Hilaire.

Que la prudence vous guide ; ne vous écartez pas trop au loin, & craignez de tomber dans les corps-de-gardes avancés.

Hilaire pere.

Nous ne tenterons point d’aller jusques là.

Hilaire fils, à Mlle. Lancy.

Adieu chere Lancy. Quel temps pour s’aimer ! Que sont devenus les jours où nos peres, alors amis, nous destinoient l’un à l’autre ! La guerre civile a tout détruit… Heureux ceux qui ne sont plus !… J’avançois avec tant de joie dans la carriere de la vie ; je touchois au terme desiré… Mais la guerre, la famine, tous les fléaux réunis, n’ont pu dessécher ni tarir au fond de mon cœur le sentiment inaltérable qui y est caché. (Avec attendrissement.) Adieu, Lancy. (On entend un certain bruit.)

Mad. Hilaire.

Arrêtez… on vient… ils sont plusieurs… prêtons l’oreille.

Hilaire pere, avec exclamation.

Ah, bénis soient les ministres du Seigneur !… Quoi ! tu ne reconnois pas leurs voix ?… Eh ! ce sont nos défenseurs, nos amis, nos consolateurs… C’est le ciel qui les envoie. Je ne sors qu’après les avoir entendus… Reste, mon fils, reste… Ils nous apportent sans doute d’heureuses nouvelles ; car ils ne viennent jamais ici sans nous prêter le courage & les lumieres qui les animent et les guident.

Mad. Hilaire.

Oui, toujours des espérances & rien de plus… Que vont-ils aujourd’hui nous annoncer ?

(Hilaire pere va leur ouvrir la porte, les reçoit & les salue affectueusement.)



Scène IV.

Les Acteurs précédens, VARADE, GUINCESTRE, AUBRY.
Guincestre, entrant sur la scene.

Salut au bon fidele Hilaire, vrai catholique, zélé pour la religion, charitable ennemi des huguenots, & que le ciel, conséquemment, ne laissera point ici bas, sans ouvrir sur lui les trésors infinis de ses miséricordes.

Varade.

Mais, quoi ! vous semblez tous bien émus… Pourquoi vos visages sont-ils altérés à ce point ?… Qu’avez-vous donc ?

Aubry

Vous étiez tous deux prêts à sortir ; c’étoit sans doute pour aller dans les temples, invoquer la foudre sur la tête du relaps hérétique… Allez, mes amis, le tonnerre ne tardera pas à tomber sur lui.

Hilaire pere.

Le besoin nous tourmente ; notre famille est nombreuse, notre domestique nous manque, & j’allois, avec mon fils, chercher les moyens de trouver quelque nourriture, afin de ne pas voir quelqu’un des nôtres augmenter demain la foule des moribonds ou celle des morts.

Aubry.

Quant à ceux qui meurent, mes bons amis, il ne faut pas les pleurer : félicitez-les plutôt de leur heureuse fin ; leurs ames s’envolent droit au ciel, puisqu’ils expirent dans les bienheureux sentimens de la bonne cause… Vous pouvez sortir ; mais n’affichez point de regrets sur tout ce qui s’est passé : tous ces événemens étoient arrêtés dans les décrets de la Providence, & doivent tourner au profit de la religion.

Guincestre, du ton d’un inspiré.

Il vaut mieux cent fois mourir en martyr que de vivre en hommes tiedes. Ce siege sera une chose mémorable dans les fastes de l’église. Louange éternelle à tous les fideles qui ont eu la foi & la constance ! Ils seront tous comptés parmi les saints du martyrologe, ces héroïques défenseurs de la catholicité !

Varade.

Ô mes enfans ! quelle gloire pour l’église de triompher d’un hérétique comme Henri ! Nous aurons bientôt un roi catholique ; & savez-vous que notre salut éternel dépendoit de notre résistance ? Tout le royaume étoit excommunié, s’il eût souffert à sa tête le Navarrois ; mais le saint pere porte la France dans son sein, & du milieu de Rome il a veillé à la sauver du plus épouvantable, du plus affreux désastre, du danger d’être protestante… Qu’il sera beau, dans quelques jours, d’avoir résisté à l’ennemi de nos autels & d’avoir sauvé la foi des vrais croyans !

Hilaire pere, à sa famille…

Oh, que j’ai de joie à les entendre ! Comme ils remplissent mon ame de consolations pures, de force & d’espérance ! Oui, l’église triomphera, & nous avec elle.

Mad. Hilaire.

Mais, messieurs, arriveront-ils enfin ces secours desirés & si long-tems attendus ?… Pendant ce tems les royalistes sont toujours les maîtres ; ils sont dans l’abondance, & nous gémissons dans la famine. Le légat, le duc de Mayenne, les seize, les prédicateurs, du haut de leurs chaires, nous promettent constamment des merveilles, & rien n’avance que la douleur & la mortalité. Il faut que vous soyez les premiers abusés ; car chaque fois que vous venez nous visiter, vous nous apportez des nouvelles que vous croyez vraies ; & non-seulement elles ne se vérifient point, mais c’est toujours le contraire qui arrive, & qui trompe notre mutuelle attente.

Varade.

L’armée qui vient délivrer la ville, marche à grands pas ; on l’apperçoit déjà, quoique dans le lointain, du haut des tours. On voit briller des lances… C’en est fait, le bled, la farine, les tonneaux de vin, les vivres de toute espece vont entrer à grands flots par les portes, avec la foule victorieuse des soldats. Vous serez bien récompensés de votre constance ; car le pain & la viande seront pour rien. Alors on ne verra de tous côtés que fêtes, plaisirs, divertissemens, où l’on se réjouira (en honnêtes chrétiens s’entend). Après-demain, toute la ville sera illuminée, & l’on chantera, en actions de graces, un beau Te Deum dans l’église cathédrale… Sur ma parole, je vous y ferai bien placer… Le soir, double rang de lampions sur vos fenêtres.

Mad. Hilaire.

Nous avions déjà loué des fenêtres pour voir passer le roi prisonnier, lorsque Mayenne écrivoit à Paris qu’il le tenoit[2], & qu’il ne pouvoit lui échapper qu’en sautant dans la mer.

Aubry.

Plût à Dieu qu’il se fût noyé alors ! Mais si la foudre ne l’écrase, il sera errant dans le monde, le front marqué du sceau de la réprobation… Encore un peu de courage, & nous touchons à la fin de tout ceci : on a un peu souffert, d’accord ; cinquante ou soixante mille hommes sont morts de faim ; mais présentement ils tiennent au ciel pour récompense la palme glorieuse du martyre, & je regarde comme les plus infortunés ceux qui restent sur terre ; car ils n’ont pas, comme eux, l’assurance de la beatitude éternelle.

Mad. Hilaire.

Ah ! messieurs, je ne dispute point contre vous ; mais si l’on avoit pu concilier avec l’intérêt de la foi l’intérêt d’une ville aussi grande, aussi peuplée, éviter de tels désastres, si longs, si terribles, si désolans… Femmes, enfans, vieillards, tous innocens, hélas, ont succombé dans les souffrances !

Hilaire pere, bas à sa femme.

Paix, mon épouse, paix. Vous attirerez sur votre tête l’anathême de l’église & le courroux du ciel. Il ne nous a préservés jusqu’ici ici que parce que nous nous sommes montrés soumis & résignés… Prenez patience.

Aubry.

Mais nous souffrons comme vous, madame, & plus encore, j’ose le dire ; car, exténués de fatigues & de courses, nous allons porter en tous lieux des consolations à nos freres ; il n’y a que le zele pour la religion qui nous prête des forces miraculeuses, & qui nous fasse oublier nos propres besoins ; nous montrons la sérénité de l’ame dans les momens les plus pénibles : & pourquoi ? Parce que nous regardons toujours le ciel, & non la terre.

Guincestre.

Allez, l’ange exterminateur descendra du haut du ciel avec son glaive enflammé, plutôt que de laisser vivre Henri sur le trône de France… je vous l’assure au nom de Dieu même.

Hilaire fils, d’un ton ferme.

Messieurs, les plus magnifiques paroles ne nourrissent point ; & si vous n’avez encore pour secours que de trompeuses espérances à distribuer, je crains bien que l’aveugle désespoir ne s’empare d’un peuple affamé, & qu’il ne se porte au malheur de reconnoître un roi protestant qui lui donnera du pain.

Varade, d’un ton de voix adouci.

Écoutez, jeune homme : il vous faudroit plus de résignation à la volonté céleste ; mais puisque le besoin vous domine, & que Dieu, à ce que je vois, ne vous a pas accordé le courage dont il gratifie ses élus chéris, nous aiderons à votre foiblesse… Suivez-moi en secret ; à condition toutefois que vous maudirez de tout votre cœur le Navarrois, que vous le haïrez, comme vous le devez : je vais vous faire donner d’une certaine nourriture de mon invention, laquelle une fois prise, soutient son homme pour trois jours au moins… c’est de mon invention, vous dis-je…

Hilaire fils, avec un cri de joie.

Est-il possible ! Vous nous donneriez de quoi nous nourrir ?

Guincestre, avec une certaine dignité.

Oui, ayez toujours confiance en nous, & ne murmurez point mal-à-propos. Sans votre grande jeunesse… Mais nous vous pardonnons… Vous pouvez même aller tous de ce pas avec lui, en prenant la précaution de le suivre de loin, afin de ne point faire de jaloux. Chacun de vous obtiendra sa portion ; vous en rapporterez même au logis ; & comme la nature humaine est fragile, vous vous trouverez ainsi en état d’attendre le grand jour qui ne tardera pas à luire.

Mad. Hilaire, s’inclinant.

Mille actions de graces vous soient rendues, généreux bienfaiteurs ! Nous sommes prêts à vous suivre… J’en rapporterai pour sa mere ; elle a quatre-vingts ans passés, messieurs… Elle vient de s’assoupir un peu… Je ne craindrai plus son réveil !… J’aurai quelque chose à lui offrir. C’est un grand miracle que le ciel a accompli sur elle, en nous la conservant jusqu’à ce jour.

Hilaire pere, à sa famille.

Vous le voyez, mes enfans, vous le voyez, le ciel n’abandonne jamais ceux qui esperent en lui… Vous avez blasphémé bien à tort, je vous reprenois à juste titre. Ah ! croyez-en toujours les ministres infaillibles de l’église.

Hilaire fils, aux trois prêtres.

Pardonnez à nos plaintes indiscretes, à nos murmures… La douleur m’égaroit.

Mlle. Lancy.

Ah ! si ce secours étoit arrivé hier seulement, ma pauvre tante… Ah, Dieu ! j’aurois pu la retirer des bras de la mort… Elle est morte, messieurs, en louant votre zele, en vous bénissant, en priant Dieu pour le salut de cette ville qu’elle attendoit de vos prieres efficaces.

Aubry, du ton d’un inspiré.

Vous voyez que les paroles des mourans sont éclairées du jour nouveau dans lequel ils vont entrer. La religion a soulevé à ses yeux le voile de l’avenir ; elle a vu le triomphe prochain de l’église ; les frémissemens de l’enfer ne prévaudront point contre sa base inébranlable. Allez… conduisez-les, discret Varade ; nous vous attendrons où vous savez ; le scientifique Guincestre va rester avec moi ; nous avons quelques dispositions à prendre pour la fête solemnelle qui se célébrera. Je veux qu’on s’en souvienne long-tems, & que les yeux de tous les fideles soient éblouis de sa pompe & de sa magnificence.

(Mlle. Lancy se joint à Mad. Hilaire qui marche en lui donnant le bras ; Hilaire fils prend la main de son pere, & ils suivent avec une espece de transport de joie, Varade qui sort le premier.)



Scène V.

GUINCESTRE, AUBRY.
(Vers le commencement de cette scene, on voit Mad. Hilaire la grand’-mère, qui, du fond de la chambre, s’avance à pas lents à la porte entr’ouverte, le dos courbé et appuyée sur une canne. Elle s’arrête, en prêtant l’oreille aux discours des deux curés ligueurs, qui ne l’aperçoivent point. Cette femme, qui est âgée, doit avoir l’air respectable.)
Aubry, après un silence.

Savez-vous qu’on a assez de peine à leur persuader de se laisser mourir de faim ?

Guincestre.

Le zele s’est étrangement refroidi depuis le jour de la Saint-Barthélemi. C’étoit là le bon tems.

Aubry.

Oui ; l’on faisoit alors du peuple tout ce qu’on vouloit.

guincestre

Aujourd’hui l’on rencontre des raisonneurs ; mais, en allant ainsi de maisons en maisons ranimer le courage des patiens, nous renverserons infailliblement les projets de Henri. La ville, vous le voyez, se soutient, & bien contre son attente. Il se verra forcé de lever le siege, & nous serons délivrés à jamais de lui & de sa race.

Aubry.

Ce diable d’homme-là a de la vigueur au moins. Sa tête ressemble à son bras. Comme il a riposté à Sixte-Quint ! Comme il s’est battu à Arques ! Comme il a négocié à Rome ! Habile dans ses marches, après avoir commandé en capitaine, il se bat en soldat. Nous pouvons bien le rendre odieux, mais non méprisable. Ce n’est point là un Henri III. Entre nous, nous serions-nous jamais imaginé, au commencement de cette guerre, qu’il en seroit venu tout seul au point où il en est ?

Guincestre.

Non, par ma foi. De son côté il sait faire aussi des miracles ; mais c’est avec l’épée… Il est vrai que, pour être aux portes de la capitale, il n’est pas encore dedans. Notre parti est bien plus fort qu’il ne pense. Nous lui avons associé toute la populace. Fiere de cet honneur, elle y répond en mourant de bonne grâce. Le feu du fanatisme, échappé de l’encensoir, brûle mieux que jamais. C’est un vrai plaisir que d’attiser ses flammes, que d’être témoin de leurs rapides progrès ; tant que les esprits seront enflammés à ce point, nous n’aurons rien à craindre. Que revient-il à Henri d’être victorieux, lorsque l’opinion publique est soulevée contre lui ? C’est un homme qui s’épuise par ses efforts même, & qui finira par tomber sur ses trophées.

Aubry.

Mais il vise à se faire aimer, parce qu’il sent bien que la force d’un monarque est nulle tant qu’elle n’est pas dans le cœur de son peuple. Comment lui enlever ce pouvoir qu’il se ménage, car enfin de jour en jour (ne nous le dissimulons pas,) il devient cher à plusieurs ?

Guincestre.

Il faut renouveler l’accusation qui nous a servi à anéantir ses qualités héroïques.

Aubry.

Nous avons les insinuations des confessionnaux…[3]

Guincestre.

C’est là qu’il faut le peindre comme un homme qui détruiroit la dernière messe dans Paris, s’il montoit une fois sur le trône.

Aubry.

Bien dit… Mais, avouez que c’est un bon peuple, un peuple benin, que celui qui ne craint rien tant au monde que de n’avoir plus de messes. Préférer la famine à cette privation, & repousser des victoires avec un tel prétexte, est un prodige non moins étonnant… Ce qui doit nous inquiéter le plus, c’est cette prétendue abjuration de saint Denis.

Guincestre.

Voilà le coup que nous redoutions. Il a été fort habile ; mais nous avons de quoi parer à ce tour d’adresse. En présentant cette conversion comme fausse & dissimulée, en la dénonçant comme une nouvelle hypocrisie, un mensonge public fait au ciel & à la terre, un piege politique pour établir plus sûrement le protestantisme en France, nous l’arrêterons sur les degrés du trône…

Aubry.

Mais il faut persuader cela, & tout le monde n’a pas la même chaleur pour nous croire.

Guincestre.

Tu sais que l’on est toujours éloquent pour la multitude, lorsque l’on crie hautement au nom de Dieu & de la religion ; le peuple s’émeut alors comme par enchantement ; il ne faut pas d’autre argument que celui-ci : le pape ne reçoit point cette abjuration. Alors le glaive que Henri tient dans les combats, se brisera contre le glaive de la parole que nous armons du haut des chaires. Les esprits seront terrassés ; dociles à nos impressions, ils n’agiront plus que conformément à nos volontés ; après tout ce qui s’est fait, on peut tout se promettre ; nous dicterons à l’impétueux Boucher le texte de quelques sermons ; avec une octave il fera perdre à Henri le fruit de deux batailles. Il a embrasé les cerveaux à S. Méry ; & en sortant de là, le peuple va quelquefois plus loin qu’on n’auroit su le prévoir… Tout autres que nous seroient épouvantés de tels succès.

Aubry.

Comme nous nous réjouirons, quand une fois la sainte ligue aura chasse les Bourbons ! Rome nous devra beaucoup, & s’acquittera magnifiquement selon le profit que nous lui aurons fait faire[4]… Aldobrandin n’est pas si rusé que Sixte-Quint, & consentira de bonne grâce à partager. Landriano m’a promis pour ma part une place éminente…

Guincestre.

Mon cher Aubry, sans l’espoir d’une fortune élevée & qui nous fasse dominer le vulgaire, qu’aurions-nous besoin de nous intéresser à ce grand changement ? & que nous importeroit au fond que tel ou tel homme vînt à remplir le trône ? Tous les chefs de la ligue marchent à des intérêts particuliers, & les noms de patrie & de religion ne sont plus que pour les esprits crédules du peuple. C’est un beau morceau à vendre ou à démembrer que la couronne de France. Qu’en pensez-vous ?

Aubry.

Une aussi belle opération ne s’offre pas toujours.

Guincestre.

Mettre le trône en quatre, frustrer Henri de son royaume, se partager ses belles provinces, s’enrichir de ses dépouilles & les distribuer en différens lots ; les circonstances ne sont-elles pas favorables ? Ceux qui veulent en profiter, le sentent bien ; & sans l’imprudente division survenue entr’eux, le partage seroit consommé il y a long-tems.

Aubry.

C’étoit la seule chose qui pût leur nuire. Ils auroient dû se hâter.

Guincestre.

Ils n’ont été politiques qu’à demi… Mais tout n’est pas désespéré, s’ils persistent.

Aubry.

Pour moi, je ne reviens point de ce peuple, qui dans la disette chante des pseaumes de toutes ses forces ; qui, périssant d’inanition, vole entendre des sermons, ranime une voix éteinte pour crier à l’hérétique ; qui, dans l’intérieur de ses maisons, se dispute avec emportement, l’un pour le légat, l’autre pour Guise ; celui-ci pour Mayenne… Il y va de bien bonne foi : & comment est-il dupe à ce point ?…

Guincestre.

Quand on a bien préparé la machine qui doit monter les cerveaux, ils sont disposés à l’enthousiasme, & l’on doit calculer alors l’extraordinaire & le merveilleux, comme les choses naturelles & possibles. D’ailleurs, ce peuple éternellement étranger à ses vrais intérêts, semble né pour être asservi ; tant il s’y prête avec facilité. C’est un immense troupeau, que chacun se dispute pour le tondre à son gré ; il s’abandonne bénignement aux ciseaux ; sa toison le surcharge, & qui l’en débarrasse est toujours bien venu…

Aubry.

Il est vrai qu’il ne connoît guère que la mutinerie, & qu’il a un goût décidé pour la superstition…

Guincestre.

C’est là ce qui l’enchaîne au sol qu’il broute innocemment. Ayons soin de l’entretenir dans son imbécillité native. Étouffons l’aurore d’une raison qui voudroit percer par intervalles. Qu’il ne pense jamais que d’après nous. En fondant notre autorité sur son imagination ardente & foible, craintive & crédule, notre pouvoir régira ses esprits, et notre autorité s’élèvera sans peine au-dessus du pouvoir des rois…

Aubry.

Toute ma crainte est, qu’enfin ce peuple n’ouvre les yeux ; il ne faudroit qu’une lueur rapide & fatale pour lui faire appercevoir ce tas de mensonges que nous avons fabriqués… S’il alloit raisonner, que deviendrions-nous ?

Guincestre.

Ta crainte est justement fondée. Il est une invention récente, que j’ai toujours jugée très-dangereuse, & dont les conséquences n’ont pas encore été apperçues par nos sublimes sages.

Aubry.

Quel est cet objet nouveau, destructeur de notre antique et formidable pouvoir ? Je cherche & n’apperçois pas…

Guincestre.

L’imprimerie… y êtes-vous ?

Aubry.

Il est vrai.

Guincestre.

Je l’ai prédit… cette découverte nous portera malheur. Elle a commencé par nous être utile ; elle finira par nous faire sauter. Tous ces imprimés, forgés par des plumes vénales que nous lâchons contre Henri & sa secte, pourront un jour être anéantis par d’autres à sa louange, & qui n’étant pas payés, seront bien meilleurs. Il n’y a plus d’actions secretes devant cette langue rapide, universelle, indestructible… Songez à la satyre Ménippée ; si cela étoit lu, si cela étoit entendu généralement…

Aubry.

La frayeur me saisit… Heureusement que sur mille, il n’y en a qu’un tout au plus qui sache lire : mais n’importe ; dès ce moment, je vais publier que la lecture conduit nécessairement à l’hérésie, à l’incrédulité, à la révolte, à tous les crimes…

Guincestre.

J’ai toujours conseillé de mettre les plus dures entraves aux progrès de l’imprimerie, de renoncer même aux avantages passagers qu’elle pouvoit procurer, afin de détourner l’attention de ses prodigieux effets ; car on pourroit, en donnant une certaine direction aux esprits, les mener au point diamétralement opposé, où nous voulons les conduire. Si cette force immense est une fois tournée contre nous, il ne sera plus en notre pouvoir de l’arrêter ; elle dispersera nos opinions, comme un vent impétueux dissipe un monceau de paille légere.

Aubry.

Si jamais, comme je l’espère, je monte à certaine place, je ne serai content que lorsque j’aurai aboli la dernière presse…

Guincestre.

Tant que j’en verrai une dans l’Europe, je frémirai dans la crainte que la raison humaine ne rallume subitement son flambeau.

Aubry.

On ne songe point assez à ce que vous venez de dire, & il faudroit à nos chefs la supériorité de votre coup-d’œil.

Guincestre.

N’augmentons point cependant nos alarmes. Ce n’est, pour le moment actuel, qu’un danger imaginaire. L’état où la France est réduite, ne laisse rien à craindre de si-tôt. Elle est trop malade pour vouloir faire l’esprit fort. Le petit peuple sur-tout ne s’en relèvera de long-tems. Il est tellement imprégné d’une salutaire & profonde ignorance, que, dans mille ans d’ici, la chaîne des préjugés dont il est garrotté ne sera point encore usée, & qu’il la traînera à demi rompue, en baisant ses débris, & en regrettant qu’elle ne soit pas entiere.

Aubry.

Gardons toujours la même marche. Tant que nous saurons étudier & conduire les caracteres selon les rangs, & déguiser les vrais motifs qui nous font agir, nous retarderons la funeste époque.

Guincestre.

Consolons les uns par l’espoir de la couronne du martyre ; effrayons les autres avec les mots d’anathême & de Rome ; aux moins aveugles promettons des places qui flattent leur ambition[5] ; & quant à cette tourbe insensible, sur laquelle il y a peu de prise, faisons-lui sentir le fouet de la terreur, en la précipitant indifféremment dans les cachots ou dans la mort.

Aubry.

Tu n’excelles pas mal dans ton rôle toi, & tu possedes au suprême degré l’art de te contrefaire.

Guincestre.

Et toi, ton masque est excellent ! Selon ceux à qui tu parles, on voit ton visage absolument changer. Tantôt ta voix est menaçante, ton œil enflammé, ton geste roide & dur ; tantôt ton regard est doux, ta parole humble, caressante ; ton front charitablement baissé ; & lorsque dans ces tems-ci tu contrefais l’air famélique, exténué, mourant, on diroit que tu vas rendre l’ame, surtout lorsque tu prends la quinte de ta petite toux seche…

Aubry, prenant l’air en question et toussant.

Comme cela, n’est-il pas vrai ?

Guincestre.

Admirable ! en vérité, admirable !… Tu ne te vois pas toi-même… Je te le répète, tu ne sais pas à quel point tu excelles…

Aubry, avec emphase.

Parler au peuple est une sorte d’éloquence que les plus grands clercs de ce monde ne connoissent pas toujours, & à laquelle ils sont bien inhabiles, quand les circonstances les y forcent. Ils n’ont pas la langue qu’il faut alors ; car cette langue-là ne s’apprend point dans le cabinet.

Guincestre.

Il n’y a rien de plus plaisant que de te voir, après t’être bien rassasié avec nos provisions cachées, de te voir, dis-je, prendre tout de suite, en sortant, un visage si alongé que l’on diroit que tu vas tomber au bout de la rue. Comment fais-tu pour figurer si bien tes jambes chancelantes, pour être à la fois si pâle & si bien portant ?

Aubry, se détournant, apperçoit la mère Hilaire qui étoit restée debout à les entendre. Son front est indigné ; elle est appuyée sur sa canne. (D’un ton embarrassé & sourd.)

Paix, paix, paix ! Une femme est là qui nous écoute.

Guincestre, tournant la tête & fronçant mystérieusement les sourcils.

Elle nous auroit entendus ?

Aubry.

Mais, il y a toute apparence.

Mad. Hilaire grand’mere, avec la plus grande indignation.

Oui, je vous ai entendus, misérables que vous êtes, & je viens d’apprendre à vous connoître. Je vois en vous les fléaux de ma triste patrie. Allez, il y a long-tems que je soupçonnois confusément les horribles intrigues que votre bouche a dévoilées. J’ai vu naître la ligue. J’ai vieilli au milieu des désastres qu’elle a enfantés. Que ceux qui sont encore aveugles n’ont-ils assisté, comme moi, à l’entretien qui vient de démasquer vos ames infernales !

Guincestre.

Bonne femme… prenez garde à ce que vous dites… Bonne femme, si l’on n’avoit pitié de votre âge…

Aubry.

Vous oubliez qu’on pourroit vous punir sur la place…

Mad. Hilaire grand’mere.

Me punir ? Lâches que vous êtes, me punir !… Qui de vous aura le courage de me délivrer des courts momens qui me restent à vivre ?… Auteurs de la misere publique, quels maux particuliers vous reste-t-il encore à faire ? La mort est le seul bienfait qui parte de vos mains, & vous ne l’accordez qu’avec une cruauté lente… Osez frapper du dernier coup la femme infortunée que vous faites mourir depuis si long-tems. J’ai perdu cinq enfans dans ces malheureuses guerres que votre génie hypocrite a allumées. Un seul me restoit, helas ! & je ne le vois plus, ni lui, ni sa femme, ni son fils… Me voilà près de mes bourreaux. Un crime de plus ne doit pas les intimider. Ils ont appris à assassiner les miens : qu’ils m’assassinent à mon tour. Mon plus grand supplice seroit d’envisager plus long-tems les monstres qui ont désolé mon pays, les monstres sortis du gouffre des enfers ; & quand, helas ! ô mon Dieu, y rentreront-ils pour ne plus persécuter les humains ?

Aubry, la menaçant.

Si je m’en croyois…

Guincestre, le retenant.

Retirons-nous… Laissons cette vieille femme à elle-même. Que peut-elle avec sa voix cassée, expirante ?… Dans une heure elle ne sera plus.

Aubry, lui jetant un regard furieux.

Puisse-t-elle à l’instant même expirer !…

Guincestre, à la porte.

Si toutefois elle ne mouroit pas dans le jour… Je m’entends. Viens, Aubry, viens… Sortons.



Scène VI.

Mad. HILAIRE grand-mere, seule.

Mon Dieu ! ayez pitié de la France ! En quelles mains je la laisse en mourant ! L’étranger, le citoyen, c’est à qui déchirera ses entrailles ! Pauvres François, comme vous avez été les victimes de votre crédulité ! Vous étiez faits pour être heureux ; & vous livrant à une folle superstition, vous n’avez su ni reconnoître les imposteurs, ni repousser vos tyrans… Voici la quatre-vingt-troisieme année que je supporte la vie : ô mon Dieu ! les quinze dernieres me sont devenues les plus ameres par les horreurs que j’ai vu commettre en votre saint nom. Les crimes de l’hypocrisie ont assez fatigué mes yeux ; ils ne demandent plus qu’à se fermer… Je mange le pain des jeunes & des forts, le pain de mes enfans, moi, rebut inutile & fardeau sur la terre… Je demande d’aller à vous, ô mon Dieu ! Que votre volonté soit faite ; mais envoyez-moi la mort, la mort, la mort, ô mon Dieu, la mort ! C’est la grace que j’implore de votre miséricorde, & je vais l’attendre avec confiance aux pieds de cette croix, où chaque jour de ma vie je vous ai offert l’hommage de mon amour.

(Elle sort à pas lents, & passe dans la chambre voisine, d’où elle est sortie.)



  1. Il y avoit des arrêts qui défendoient sous peine de la vie de parler de paix. On occupoit le peuple de sermons, de processions, de saluts ; les Parisiens souffroient une espèce de mort lente, & les maisons des jésuites & des capucins regorgeoient de bled.
  2. C’est un fait historique.
  3. Les confesseurs exigeoient des pénitens qu’ils regardassent le décret de la Sorbonne, qui excluoit Henri du trône, comme un oracle du Saint-Esprit, & qu’ils eussent à s’y conformer aux dépens de leur vie.
  4. C’est ce même Aubry qui, après la mort de Sixte-Quint, dit publiquement en chaire : Dieu nous a délivrés d’un méchant pape ; s’il eût vécu plus long-tems, il eût fallu prêcher dans Paris contre le souverain pontife. C’est que le pontife, sur la fin de ses jours, avoit refusé de secourir la ligue.
  5. Les moines & les prêtres régnoient non-seulement sur le peuple, mais sur la nation ; & ce qui le prouve, c’est que le duc de Parme, ce grand général, voulut mourir en habit de capucin, & ordonna qu’on mît l’inscription suivante sur son tombeau :

    Hic jacet frater Alexander Farnesius capucinus.