La Destruction de la Ligue, ou la Réduction de Paris/Acte II

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ACTE II.


Le théatre représente le camp de Henri. Le roi est dans une tente plus élevée que celles qui sont autour. Des soldats montent la garde aux environs.



Scène premiere

HENRI seul, dans sa tente.

Non, je ne puis me résoudre à donner l’assaut. J’en redoute les horribles suites… Trop de sang a déjà coulé. Épargnons ceux qui reviendront à moi dès qu’ils me connoîtront… C’est un peuple bon, qui se livre à la mort par égarement. Il a été échauffé, séduit, trompé par les ennemis de son bonheur. Sauvons-le, malgré lui, & perdons, s’il le faut, une couronne, plutôt que de livrer au fer cette cité immense, peuplée de femmes, d’enfans, de vieillards… Ah ! je frémis de cette seule image… Non, ce ne sera pas moi qui verserai le sang françois… Il m’est trop précieux. Qu’ils deviennent ou non mes sujets, je dois les épargner. (Il appelle.) Monsieur de Montmorenci !



Scène II.

HENRI, MONTMORENCI.
Montmorenci.

Sire ?

Henri.

Qu’on ne dispose point l’assaut que j’avois ordonné… J’ai changé d’avis.

Montmorenci.

Sire, les assiégés, rebelles à vos bienfaits, ont fait rejeter le pain par-dessus les remparts.

Henri, vivement.

Je suis sûr qu’ils en manquent. En vain Mayenne veut me faire croire le contraire par cette feinte ; je ne veux pas que le peuple soit la victime de cette fausse politique. Je sais que la famine les dévore. Autant que je le pourrai, mon ami, je fournirai des vivres à ces malheureux… Faites dire à tous ceux de mon armée qui ont des parens dans la ville, que je leur permets de leur porter des vivres.

Montmorenci.

Sire, pourvu qu’ils ne s’arment point contre vous de vos propres bienfaits…

Henri.

Quand un peuple immense élève jusqu’à moi ses lamentables cris, je ne puis endurcir mes entrailles, en me rendant sourd à ses plaintes. Que des fanatiques abusent de l’esprit crédule de ces infortunés, c’est à moi de les sauver de leur propre délire. Je sens que je suis leur pere, & qu’il m’est impossible de ne point partager leurs maux. Allez, et proclamez mes ordres.



Scène III.

HENRI, SULLI.
Henri.

Eh bien, mon cher Rosni, causons en secret… Ils ont de la peine à me croire catholique. Ils s’obstinent à dire que je ne puis être absous que par le pape, & régner conséquemment que sous sa bonne volonté.

Sulli.

Sire, le moyen de rendre vains tous les foudres du Vatican, c’est de vaincre : alors vous obtiendrez aisément votre absolution. Mais, si vous n’êtes pas victorieux, vous demeurerez toujours excommunié.

Henri.

J’aurois déjà vaincu : mais j’aime ma ville de Paris ; c’est ma fille ainée. Je suis jaloux de la maintenir dans sa splendeur. Il auroit fallu la mettre à feu & à sang. Les chefs de la ligue & les Espagnols ont si peu compassion des Parisiens ! Ces pauvres Parisiens ! Ils n’en sont que les tyrans ; mais moi, qui suis leur pere & leur roi, je ne puis voir ces calamités sans en être touché jusqu’au fond de l’ame, & j’ai tout fait pour y apporter remede, tout jusqu’à apprendre par cœur & répéter le catéchisme qu’ils m’ont donné[1].

Sulli.

Vous avez bien fait, Sire ; on n’appaise pas autrement des théologiens. Allez, l’action la plus agréable à Dieu sera toujours d’épargner le sang des hommes & de mettre fin aux maux qu’ils endurent, soit par aveuglement, soit par opiniâtreté.

Henri.

Mais n’y auroit-il pas eu plus d’héroïsme & de fermeté à soutenir le protestantisme, à le faire monter avec moi sur le trône, & à donner ainsi à mes sujets une religion plus simple, plus épurée, plus propre à détruire les nombreux & incroyables abus de l’autorité sacerdotale ?

Sulli.

Si cela eût pu se faire sans hasarder votre couronne, sans plonger la France dans une guerre interminable, il eût été bien avantageux à l’état de recevoir de vous le principe de sa félicité & de sa grandeur, & d’anéantir le germe des fatales discordes que Rome nous envoie ; mais il s’agit évidemment de soumettre d’abord la capitale, afin de pousser les ennemis du centre du royaume vers la frontiere.

Henri.

Cette abjuration a coûté beaucoup à mon cœur.

Sulli.

Elle étoit nécessaire… Il faut entrer dans Paris.

Henri.

Vous avez été le premier à me conseiller d’aller à la messe, & vous êtes resté protestant.

Sulli.

Je l’ai dû. Ils haïssoient votre religion, & non votre personne ; il falloit que vous fussiez catholique. Il m’étoit permis, à moi, de demeurer fidele à la loi de mes peres.

Henri.

Je me suis reproché plus d’une fois ma foiblesse ; je ne m’en console que par l’idée que ma conversion rétablira la paix. Eh ! que ne sacrifie-t-on pas à ce grand intérêt ?

Sulli.

Les esprits ne sont pas préparés encore pour un heureux changement… Point de remords, Sire ! les rois doivent dominer les religions, & ne s’attacher qu’à celle qui, composée d’éléments purs, découle du sein de la divinité, dont ils sont ici-bas les images, quand ils sont éclairés, fermes & bienfaisans. Ils doivent être au-dessus de ces pratiques superstitieuses qui avilissent la raison, abâtardissent les peuples, leur ôtent leur énergie & leurs vertus. C’est à eux de préparer de loin à leurs sujets un culte raisonnable, digne de l’homme, & de faire tomber, soit par les mépris, soit par une sagesse attentive, ces querelles misérables qui ont tant de fois ensanglanté la terre ; c’est ainsi que, législateurs sublimes & prévoyans, ils deviennent les bienfaiteurs du genre humain.

Henri.

Que ne puis-je l’être sous ce point de vue, & faire avancer mon siecle vers la vérité ! Mais, né dans une religion qui a rendu à la raison humaine une partie de sa liberté, je me trouve forcé de rétrograder, entraîné par la barbarie qui m’environne de toutes parts ; me voilà obligé d’embrasser un culte chargé d’absurdités révoltantes. Eh ! que deviendra le bien que je voulois faire aux hommes ?

Sulli.

Vous en ferez beaucoup, en paroissant céder au torrent contre lequel il n’y avoit point de digues. Il faut aller d’abord au plus pressé, & terrasser le fanatisme qui, sous vos yeux, égorge vos sujets. Donnez-lui le signal qu’il demande pour appaiser ses fureurs ; touchez les autels où il doit tomber vaincu & désarmé, ôtez-lui son poignard & ses flambeaux… Une messe entendue doit enchaîner le monstre & prévenir l’effusion du sang. Entendez la messe, & regardez ce peuple, tantôt insensé, tantôt furieux, comme un peuple d’enfans qu’il faut conduire par les illusions qui lui sont cheres.

Henri, avec affection.

Toi, mon cher Rosni, que rien n’oblige à ce sacrifice ; toi, dispensé de t’immoler, reste fidélement attaché à la religion réformée. Le poids de ton nom, tes vertus, ta mâle probité te rendent chef d’un parti que je ne puis plus favoriser trop ouvertement, mais auquel je serai toujours attaché de cœur & d’esprit ; non qu’il soit exempt de la fange qu’il a contractée par son voisinage avec le papisme, mais il secouera le reste de ses viles superstitions, & l’on verra naître bientôt une religion que la dignité de la raison humaine pourra avouer sous le regard de la divinité.

Sulli.

Prince ! si je sais lire dans l’avenir, & voir la marche de l’esprit humain, il faut que l’idole de Rome tombe par degrés : les abus & les lumieres conduiront un jour la France au protestantisme ; & le protestantisme lui-même ayant épuré son culte, montrera enfin à l’univers les vrais adorateurs de Dieu en esprit & en vérité. Alors, dégagée d’un mêlange ridicule & honteux, la religion sortira éclatante & pure, le front élevé vers les cieux. Elle enchaînera sans effort les esprits droits & les cœurs vertueux qui chériront ses attraits chastes & nobles, eux qui se refusoient aux idées avilissantes & injurieuses, sous lesquelles on osoit représenter le Créateur de l’univers & le Pere auguste des hommes.

Henri.

Heureux le prince qui pourra présider à cette époque, & qui sera favorisé dans ce grand changement par les lumieres nationales, autant que j’ai été arrêté par la démence & le fanatisme !

Sulli.

Un de vos descendans, Sire, une de ces ames fortes & généreuses que la Providence tient en réserve, chez qui l’amour du bien devient passion, qui conçoivent, veulent & exécutent les grandes entreprises, brisera le joug de ces tyrans religieux qui remplissent les esprits de chimeres mystiques, & dont l’opulence oisive mine les forces de l’état : & la France alors, délivrée du principe secret de sa destruction, reprendra son lustre & son éclat.

Henri.

Puisse-t-il faire ce qu’il ne m’est pas permis de tenter au milieu de tant d’esprits farouches, amoureux de leur servitude ! Ce royaume dégradé par sa fatale union avec Rome, ne reprendra l’ascendant naturel qu’il devroit avoir sur tous ses voisins, que quand il aura adopté une réforme urgente qui proscrive, & le tribut immense & annuel payé à la chaire de saint Pierre, & le célibat scandaleux des prêtres, & cette armée inutile de cénobites, & toutes ces chaînes arbitraires & bizarres qui attentent également aux privileges de l’homme é du citoyen.

Sulli.

Le tems et la raison réaliseront les mouvemens généreux de votre cœur… vos enfans, vous dis-je, se souvenant de vous, rendront à l’homme la liberté que l’atrocité des siecles barbares lui ont ravie ; & la puissance imaginaire de Rome, réduite à sa juste valeur, n’excitera plus que la risée des sages.

Henri.

J’en accepte l’augure, mon cher Rosni ; mais mes amis ne diront-ils pas que j’ai cédé à l’intérêt, au desir de régner ?…

Sulli.

Vous auriez été coupable, lorsque le vaisseau de l’état étoit battu d’une si furieuse tempête, de n’avoir point porté la main au gouvernail. Il n’appartenoit qu’à vous de le sauver. Restaurateur de la France, non, ils ne vous feront pas ce reproche. Ils savent qu’un roi se doit, avant tout, au repos de son pays ; qu’il n’est point hypocrite, pour donner le change au fanatisme… Eh ! mon cher maître, n’est-ce pas le même Dieu que nous adorons, le Dieu qui nous commande de chérir les hommes, & de leur faire tout le bien qui est en notre pouvoir ?… C’est le même évangile, c’est-à-dire, la même morale que vous reconnoissez pour la mettre en pratique… Le reste, Sire, est une vaine dispute de mots.

Henri.

Sans doute, mon cher Rosni ; & ceux qui adorent le même Dieu, qui suivent la morale auguste de l’évangile, devroient bien enfin se réunir, s’embrasser, & se regarder comme freres… Eh ! ne le sont-ils pas, puisqu’ils sont d’accord sur les mêmes devoirs, & qu’ils honorent les mêmes vertus ?

Sulli.

Un culte aussi raisonnable, aussi simple, aussi pur, choquoit trop l’ambition et l’orgueil des prêtres catholiques qui ont surchargé la religion de monstruosités étrangeres. Ils ont besoin d’égarer l’esprit de l’homme dans la confusion ténébreuse de leurs dogmes & de leurs mysteres.

Henri.

Comme mes vœux impatiens hâtent le jour où la France sera éclairée, où l’esprit de persécution cessera, où, faute de controversistes, tombera l’aliment fantastique de ces débats honteux !… En attendant, soyez bien sûr, mon cher Rosny, que, fidele à mes principes autant que je le pourrai sans rallumer les divisions ni les discordes, j’établirai la tolérance dans mes états. Elle seule fait la gloire & la force des empires.

Sulli.

Vous le devez, Sire, & par humanité, & par sagesse, & par reconnoissance, & même par politique.

Henri.

Ah, mon cher Rosny ! je ne pense tout haut sur ces matieres qu’avec vous… Qui plus que moi doit détester le fanatisme ? Que de fois j’ai vu le couteau levé contre mon sein ! J’ai toujours devant les yeux l’infortuné Coligny sanglant & déchiré[2], que ses vertus & sa probité n’ont pu sauver de la férocité des catholiques… Ils me tueront, mon ami, ils me tueront : mais n’importe, je veux tenir les deux religions dans ma main, & je n’en protégerai pas moins, jusqu’au dernier soupir, ceux dont je suis obligé de me séparer.[3]

Sulli.

Agissez & marchez toujours sous l’œil de Dieu, c’est assez pour ne plus craindre les hommes.

Henri.

Oui, je me remets tout entier à la Providence. (Après un silence.) J’ai besoin, pour rendre mon peuple heureux, d’un homme qui ait vos lumieres & votre fermeté ; car il y a bien des malfaiteurs à combattre… Savez-vous quel est le terme de mes souhaits, le but désiré de mes travaux ? C’est de faire en sorte, mon ami, que tout cultivateur, jusqu’au moindre paysan, mette tous les dimanches la poule au pot.[4] Tout dérive de là, mon ami, la joie, la santé, la force, la population, les bénédictions envoyées au ciel, & qui retombent sur la tête des rois… Allez, j’ai bien vos maximes dans le cœur.

Sulli.

Généreux prince, ayez constamment le courage de faire le bien ; car il est toujours difficile à faire, au milieu de ces hommes avides, de ces courtisans orgueilleux, qui ne voient qu’eux et jamais le peuple…

Henri.

Ne me cachez jamais la vérité, mon cher Rosny. Je la désire, je la cherche, et me crois né pour l’entendre.

Sulli.

Sire, je vous prouverai mon dévouement absolu, en ne vous déguisant jamais rien de ce qui pourra intéresser votre gloire ou le bonheur de vos peuples. (Il sort.)



Scène IV.

HENRI, seul.

Voilà l’homme qui m’aidera à porter le fardeau de la royauté ; il ne flatte pas, il est sévere ; tant mieux. Il aura le courage de me représenter mes fautes ; il n’y a qu’un ami qui puisse se charger d’un tel emploi. Grâces à Dieu, j’en ai trouvé un… Dans quelle situation je me trouve ! Obligé tout-à-la-fois de tirer l’épée & de feindre aux pieds des autels, il faut conquérir & sauver en même tems mon royaume ! Quel siecle ! Le sacerdoce combat la royauté ; le fanatisme tient son poignard suspendu sur ma tête, & paroît ne pas vouloir manquer son coup. Un pape m’ordonne d’un ton absolu de descendre du trône. Mayenne, les Seize, le rusé Philippe,[5] les décrets de la Sorbonne ont armé mon peuple contre moi. Quelle foule d’ennemis à domter ! La foiblesse n’est point mon partage. Mais que d’obstacles à vaincre ! que de partis à concilier ! que de factions à combattre ! Répondons à la rébellion par le courage, à la férocité par la constance, au fanatisme par la clémence. Je lasserai peut-être les farouches ennemis de la tranquillité publique. J’armerai du moins contr’eux les vertus faites pour amollir les âmes les plus dures…



Scène V.

HENRI, BIRON.
Henri.

Monsieur de Biron, vous commanderez cette nuit le poste de la Pointe-Notre-Dame : faites charger deux bateaux de farine, que vous conduirez dans la ville. En voici l’ordre écrit & signé de ma main, dont vous ne vous servirez qu’au besoin… Si vous aviez entendu ce qu’on m’a dit de leur misere ! Je vous connois, mon ami ; votre cœur en saigneroit… J’ai été plus d’une fois tenté de lever le siege ; & je ne réponds point, si je ne finis pas bientôt avec Brissac, que je ne décampe. J’aime mieux ne jamais régner que d’obtenir un trône qui coûteroit si cher à mon cœur.

Biron.

Sire, je ne puis qu’approuver ces sentiments si rares dans un roi ; mais cependant que votre majesté considere que les deux bateaux de farine qu’elle m’ordonne de faire entrer produiront un effet dangereux pour ses intérêts & pour la ville même. Les assiégés vont croire que ces vivres leur arrivent d’une main amie ; que c’est un bienfait des Espagnols ; qu’il leur en arrivera de plus considérables. Les ligueurs en profiteront pour accroître l’opiniâtreté du peuple : & qu’en arrivera-t-il ? Le trépas d’un plus grand nombre.

Henri.

Ils sont dans les tourmens de la famine, & vous considérez les cruels droits de la guerre !… Fais ce que je te dis, mon ami. Je connais le malheur. J’ai vu de près le besoin ; & si jamais je regne, je ferai en sorte qu’aucun de mes sujets n’éprouve le mal-aise de la disette.

Biron.

Mais au moins, Sire, que la longueur du siege ne vous rebute point. Vous avez rapproché les postes ; vous avez resserré la ville ; vous avez brûlé les moulins. Toute ressource va bientôt leur manquer ; ne perdez pas le fruit de tant de victoires… Vous emporterez la ville.

Henri.

Je sais tout cela ; mais ce que tu ne sais ni ne sauras jamais, c’est ce qu’il m’en coûte pour rester ici… L’homme de Brissac ne vient point… Voilà deux heures de retard… Je crains beaucoup… Si cette négociation allait manquer… Dieu par-dessus tout… Mais je ne puis rien prévoir de tout ce que deviendront mes affaires… Ô Dieu !… (Il tombe dans une profonde réflexion.)



Scène VI.

HENRI, LANGLOIS

(Un homme du commun, conduit par un garde, entre chez Henri ; M. de Biron se retire au fond de la tente.)

Henri, vivement.

Te voilà ? Eh bien, la lettre ?

Langlois.

Sire, je n’en ai point.

Henri.

Comment, tu n’en as point ?

Langlois.

Je ne suis point un simple courier, mais un agent de confiance ; mes instructions sont verbales.

Henri.

Eh ! pourquoi donc rester si long-tems ?

Langlois.

Votre majesté ne sait pas ce qu’il faut de précautions pour entrer & pour sortir de la ville, & de chez M. le gouverneur.

Henri.

Qu’a-t-il dit ?

Langlois.

De répondre à votre majesté, lorsqu’elle me demanderoit la lettre : les Brissac ont toujours été fideles à leur patrie & à leur roi.

Henri.

J’entends. Reste là un moment.

(Le roi passe dans un cabinet et écrit.)



Scène VII.

BIRON, LANGLOIS
Biron.

Ils sont donc aux derniers abois dans la ville, puisqu’ils ont renvoyé les bouches inutiles ?

Langlois.

Ah, monsieur, heureux ceux qui sont dehors ! Il n’y a plus de place dans les cimetieres, ni dans les églises, pour enterrer les morts.

Biron.

Que me dites-vous !

Langlois.

On peut compter à présent sur quinze cents hommes qui expirent chaque jour.[6]

Biron.

Il ne leur reste donc pas un muids de farine ?

Langlois.

Une mere a mangé son enfant.

Biron.

Ciel ! Et comment, dans leur désespoir, ces malheureux n’égorgent-ils pas la garnison ?

Langlois.

La garnison les égorge.

Biron.

Et les prêtres souffrent de telles horreurs ?

Langlois.

Les prêtres appellent ceux qui meurent des martyrs.

Biron.

Et ces infortunés se croient tels ?

Langlois.

Ceux qui survivent parlent de la gloire de les imiter ; on promene le saint sacrement dans les rues, pour fortifier les courages. Voilà le pain qui les nourrit. Si un homme tombe dans la foule en expirant de besoin : encore une ame dans le ciel, s’écrie le prêtre, réjouissez-vous-en avec moi. Venez, mes amis ; touchons tous ses vêtemens, & prions-le d’intercéder pour nous.

Biron.

Pauvre patrie !… L’humanité sainte a déserté les autels ; où s’est-elle réfugiée ?

Langlois.

Dans le cœur de Henri.



Scène VIII.

HENRI, BIRON, LANGLOIS.
Henri, à Langlois.

Prends cette bourse & cette lettre. L’argent pour toi, la lettre pour Brissac.

Langlois.

Je ne prendrai ni l’un ni l’autre.

Henri.

Pourquoi ?

Langlois.

J’expose ma vie pour mon roi avec plaisir, même avec joie. Je ne la vendrai pas pour tout l’or du monde. Si vous me renvoyez à M. de Brissac, j’y retourne, mais sans lettre.

Henri.

Sans lettre ?…

Langlois.

Oui, je serai arrêté, interrogé, fouillé… Dites-moi ce que vous voulez qu’il sache ; il le saura de vive voix… Songez que, quand j’aurai votre secret, j’en serai plus maître au milieu des tourmens, que la famine n’est maîtresse des entrailles qu’elle dévore.

Henri, après un silence.

Ami, je sens en ce moment que je ne suis pas si grand que toi.

Langlois, s’inclinant.

Henri sera toujours le héros de la France ; & mon premier devoir est de mourir pour elle & pour lui.

Henri.

Eh bien ! dis au gouverneur que Henri savoit bien qu’il auroit toujours lieu de chérir M. de Brissac autant qu’il l’a constamment estimé… (A voix basse.) Ajoute que j’arriverai demain à la porte S. Denis à quatre heures du matin.

Langlois.

A quatre heures du matin ?… Cela suffit, Sire, je lui rendrai vos propres paroles.

Henri. Echappe aux gardes, aux espions.

Langlois, avec une modeste & noble fermeté.

J’échapperai.[7]



Scène IX.

HENRI, BIRON.
Henri.

Eh bien, mon ami, que dites-vous de cet homme-là ?

Biron.

Sire, je ne suis pas encore revenu de mon étonnement ; mais il faut qu’il soit né quelqu’un.

Henri.

Quelqu’un ! C’est un François ! Vous aussi vous auriez l’injustice commune à tous les grands, qui ne veulent croire à l’élévation des sentimens que dans les rangs les plus distingués ? La générosité, la noblesse, la franchise appartiennent aussi aux classes inférieures. Je l’ai éprouvé plus d’une fois. J’ai trouvé des secours dans la plupart de ceux que l’orgueil dédaigne. Oui, oui, c’est le peuple qui est franc, qui oblige & qui aime… Je vois que vous ne connoissez point la nation. Non, mon ami, non, vous ne connoissez pas ce bon peuple. Il est léger, mais sincere ; il est sur-tout sensible, & il m’adoreroit, s’il pouvoit deviner ce que je sens pour lui… Je vous l’avoue : si je n’étois jaloux de son amour, de cette affection vive qu’il sait si bien témoigner, si je n’avois formé le plan de réparer ses malheurs, de le rendre heureux, ne croyez pas que je tinsse contre le tourment d’en voir périr un si grand nombre, mais il s’agit de prévenir le démembrement du royaume. Sans ce puissant motif, certainement, très-certainement je leverois le siège, & m’en irois vivre dans mon petit royaume de Navarre. La, je ne voudrois pas de grands à ma cour, excepté deux ou trois que vous êtes, & que je me plais à reconnoître comme m’étant vraiment attachés… Le reste… ah ! le reste… Savez-vous que le plus infortuné des hommes, le plus trompé, le plus ennuyé, seroit le souverain qui ne seroit environné, qui ne régneroit que sur de grands seigneurs ? Mais en voilà assez là-dessus… Donnez ordre que les généraux se rendent ici.



Scène IV.

HENRI, seul.

Quel est donc le terme fixé par la Providence aux désastres de ce royaume ?… O Dieu, qui lis dans les cœurs, tu vois le mien ! Si la couronne affermie sur ma tête peut sauver cet état divisé, en proie à l’étranger, & commencer le repos de la France, fais que je regne, ô mon Dieu ! que j’anéantisse les projets de la cour d’Espagne, que j’opère la dissolution entière de la ligue ! Si au contraire, la mollesse, l’insensibilité, l’oubli de mes devoirs devoient me saisir sur le trône & corrompre mon cœur (en ce moment sensible & voulant le bien), fais que je n’y monte jamais ! Fais y asseoir l’homme le mieux né pour gouverner la nation, & lui rendre son caractère & sa gloire !… C’est le moins indigne de ce rang suprême, qui, aux yeux de ta justice, doit l’occuper.



Scène XI.

HENRI, LES CHEFS DE L’ARMÉE.
Henri, aux chefs.

Mes amis, que chacun de vous se rende à son poste… Vous ferez avancer les troupes pendant la nuit, mais dans le plus grand silence. Mesurez tellement votre marche, que vous ne vous présentiez qu’à quatre heures du matin aux portes de Paris. Une ombre favorable couvrira nos armes. Là, vous donnerez le signal que j’indiquerai. Si les portes s’ouvrent, si les barrieres tombent, vous entrerez en silence ; vous passerez dans les rues en ordre de bataille, mais les tambours muets, en vous emparant des places & carrefours… Désarmez ceux qui résisteront ; mais épargnez le sang françois ! Et que ce soit plutôt un triomphe pacifique qu’une entrée militaire. Songez que les Parisiens sont mes enfants, et faites qu’il n’y ait point d’autres violences commises que celles que la plus grande nécessité pourroit autoriser.

Un Chef.

Sire, nos vies sont à vous, & nous répandrons notre sang avec joie. Mais nous songeons aux périls de l’entreprise. Il ne faut qu’une barricade pour couper toute communication. Une main forcenée peut mettre en mouvement tout ce peuple & causer un affreux massacre. D’ailleurs, la trahison fut de tous tems l’arme favorite de la ligue. Laissez-nous les dangers, Sire ; & quand nous aurons établi nos postes, votre majesté s’avancera au milieu du corps de sa noblesse.

Henri.

Mes amis, je dois être le premier à la charge, le dernier à la retraite… Je combats pour ma gloire & pour ma couronne.

Un autre Chef

Votre courage, Sire, nous fait trembler. C’est à nous à mourir pour vous ; à vous, Sire, de vivre pour régner sur la France ; & nous osons dire que ce vous est un devoir.

Henri.

Eh bien ! le tout entre vos mains… Je veux que les plus déterminés ligueurs perdent leur férocité en ma présence. C’est au moment que je serai maître de la capitale & que je pourrai me venger d’eux, qu’ils reconnoîtront que mon cœur est porté naturellement à pardonner à ses ennemis.

Un autre Chef, à demi-voix.

Puisse-t-il ne plus se trouver de ces monstres fanatiques, s’élançant de l’ombre des autels, pour signaler leurs religieuses perfidies !



Scène XII.

ACTEURS PRÉCÉDENS, UN NOUVEAU CHEF.
Le nouveau Chef.

Sire, les Parisiens échappés ou renvoyés de la ville, & sauvés de la famine par vos bienfaits, demandent à porter à vos pieds les témoignages de leur amour & de leur reconnaissance.

HEnri.

Qu’ils viennent tous à moi ! Que ne puis-je les arracher tous à la mort, au prix de mon sang ! Il est bien tems que mes sujets respirent après tant de calamités ! Seront-elles éternelles, grand Dieu ! Puisse le feu de la guerre civile s’éteindre pour jamais !



Scène XIII.

HENRI, LES CHEFS DE SON ARMÉE, FOULE DU PEUPLE.
Foule du peuple.

Sire, ayez pitié de nous, ayez pitié de nous, Sire !…

Une Voix qui domine.

Vous êtes bon ; ne nous laissez pas mourir.

Une autre Voix.

Oui, vous avez un bon cœur… Faites-nous encore donner du pain ; que nous en portions à nos femmes, à nos enfants, qui pleurent, qui languissent, qui périssent…

une autre voix.

Vous aimez les Parisiens, sauvez-les, sauvez-nous tous !

Henri.

Mes amis, la ville aura des secours ; je lui ai envoyé des vivres, je lui en enverrai encore… la famine cessera.

Foule du peuple.

On nous tue dans la ville, & l’on ne nous laisse pas sortir. Nous n’espérons plus qu’en vous, nous n’espérons plus qu’en vous !

Un Homme du peuple.

Au moment où je vous parle, Sire, il n’y a personne dans Paris qui n’ait des morts ou des mourans dans sa maison.

Un autre.

Nous serions morts comme eux, si vous n’aviez eu pitié de nous.

Un autre.

Ils mourront tous jusqu’au dernier dans la ville, si vous ne prenez pitié d’eux, comme vous avez pris pitié de nous.

Henri.

Ô mes enfans, mes enfans !… je sauverai la ville, et malgré elle… je vous le promets.

Foule du peuple.

Sauvez nos peres, nos meres, nos freres, nos enfans ! Ils sont François… Ils vous béniront…

Un Homme du peuple.

Ils vont périr si vous ne les secourez… C’est un miracle si nous vivons.

Un autre.

Oui, Sire, ils sont réduits à broyer les os des morts pour en faire du pain.

Un autre, jetant au roi un morceau de pain.

Tenez, Sire, voyez par vous-même, en voici un morceau…

Un autre.

Ne vous a-t-on pas caché, Sire, qu’une malheureuse mere avait rôti son enfant ?…

Henri, se cachant le visage.

Vous m’arrachez les entrailles, mes amis ; arrêtez… Toutes ces horreurs vont cesser… Je suis aussi malheureux que vous l’êtes ; je souffre à moi seul tous les maux des habitans de cette ville… Ils finiront…

Un Homme du peuple.

Nos maux finiront, dit le bon roi, nos maux finiront !

Henri.

Oui, je vous le jure devant Dieu, vous aurez bientôt la paix.

Foule du peuple.

Nous aurons la paix, nous aurons la paix, dit le bon roi.

Henri.

Oui, allez porter aux vôtres et des consolations & des secours. (A ses officier.) Que l’on donne du pain à tous ces infortunés ; qu’on leur en donne en abondance ; en abondance, entendez-vous ? & qu’ils le partagent avec tous ceux qui souffrent.

Un Homme du peuple.

Vive le bon roi qui nourrit ses ennemis !

Cri du peuple.

Il nous donne du pain ! Il est catholique.

Autre Cri du peuple.

Il nous donne du pain ; il doit régner.

Autre Cri du peuple.

Il n’est point huguenot ! Prions Dieu pour lui !…

Cri général.

Vive le roi ! vive le roi ! vive le roi !

Henri, rentrant dans sa tente & s’essuyant les yeux.

Que Dieu dispose de moi selon sa volonté ! Il faut dans vingt-quatre heures que la ville soit sauvée, ou que je renonce à la couronne.



  1. L’archevêque de Bourges lui fit réciter plusieurs fois son catéchisme ; on lui imposa des obligations personnelles d’entendre la messe tous les jours, usage constamment suivi par ses successeurs ; d’approcher des sacremens au moins quatre fois l’an, & de rappeller les jésuites. Ce dernier article est remarquable. Henri devoit passer pour hypocrite aux yeux du catholique, pour ingrat aux yeux du calviniste, pour avare aux yeux du courtisan : il n’est rien de tout cela aux yeux du philosophe.
  2. Coligny eût été le seul homme propre à établir en France une constitution libre ; sa vertu étoit forte, lorsque celle des autres ployoit aux circonstances. Le poignard des massacreurs de la nuit de la S. Barthélemi avoit plongé dans le tombeau le plus généreux défenseur de la liberté des peuples ; l’Hospital étoit plus attaché à l’autorité royale qu’au peuple.
  3. Henri IV donna le fameux édit de Nantes, révoqué par la dure intolérance de Louis XIV. L’état des protestans étoit fixe en France ; ils étoient satisfaits & tranquilles, & cet édit étoit tout-à-la-fois l’ouvrage de sa sagesse, de sa reconnoissance, de son attachement & de sa tolérance ; pourquoi faut-il que le fanatisme le plus aveugle ait détruit ce monument de concorde ? La plaie profonde faite à la patrie, n’est pas encore fermée de nos jours : eh, quelle est donc la malheureuse constitution de notre gouvernement, qu’un seul homme trompé ou orgueilleux puisse faire à la patrie des maux si longs & presqu’irréparables ! Comment une volonté erronée & barbare regne-t-elle encore follement après lui, quand il est descendu au tombeau, chargé des reproches de la saine partie de la nation ?
  4. Henri IV, comme le sait le moindre citoyen, vouloit que tout paysan eût une poule au pot tous les dimanches. Eh bien, voilà tout-à-la-fois le thermometre & le résultat d’une bonne législation. On entasse les raisonnemens à perte de vue. Le paysan a-t-il la poule au pot ? l’état est bien administré : ne l’a-t-il pas ? l’état est mal gouverné. Rois, travaillez pour faire entrer la poule au pot, voilà votre vraie gloire ! Je ne sais pourquoi M. de Voltaire s’obstine à trouver cette expression triviale, ce que ses copistes n’ont pas manqué de répéter. L’auteur de la Henriade auroit-il voulu que Henri IV eût fait une période poétique ? La poule au pot, voilà l’expression simple & vraie, telle que le cœur l’a dictée. J’ai voulu la consacrer comme une des plus belles qui soient sorties d’une bouche royale. Charles IX ne savoit que les noms des chiens de chasse & des oiseaux de proie.
  5. Quel fléau pour le monde que Philippe II ! falloit-il que sa domination cruelle & sa politique destructive s’étendissent non-seulement sur l’Europe entiere, mais encore sur les quatre parties du monde !
  6. Faits historiques.
  7. On a voulu conserver le nom de cet officier de ville, attaché à la cause de Henri. L’histoire ne néglige que trop les noms obscurs, pour tout attribuer aux noms connus. C’est au philosophe à rendre enfin justice à qui elle est due. Langlois contribua tout autant que Brissac à l’entrée de Henri, & son nom ne doit plus être séparé du nom qui a prévalu sous la plume des historiens toujours attentifs à flatter l’homme en place. Langlois paroit même avoir servi Henri d’une maniere plus désintéressée & plus noble.