Souvenirs de la vie militaire en Afrique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 154-175).
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LA DERNIERE EXPEDITION


DE KABYLIE.[1].




I.

Ce fut un grand vaurien dans sa jeunesse qu’Ali-Ben-Hamed, et pourtant, de tous les habitués du café de Si-Lakdar à Constantine, Ali était mon meilleur ami. Au fait, devait-on lui chercher chicane de n’avoir eu personne qui lui enseignât les délicatesses dont notre civilisation est si fière ? Sa vie fut celle d’un soldat des beys. Riche souvent quand le coup de main réussissait, pauvre le reste du temps, calme et patient toujours, il avait déchargé son dernier fusil du haut des remparts en 1837, et depuis lors, soumis et résigné, Ali n’avait gardé du service que ses longues moustaches et un regard qui sentait encore le Turc habitué à la domination

Vers la fin du mois d’avril dernier, soucieux et inquiet, car je craignais de ne point faire partie de l’expédition de kabylie dont le départ était annoncé pour les premiers jours du mois de mai, je me promenais sur la petite plate-forme carrée que l’on nomme la place de Constantine, quand la figure d’Ali me revint à l’esprit. Plus d’une fois, j’étais parvenu à le faire parler entre les deux longues bouffées de tabac qu’il aspirait jusqu’au fond de sa poitrine. Les récits du temps passé, de ce temps où celui qui raconte trouve toujours la vie meilleure, s’échangeaient alors entre nous. — Il m’arrachera peut-être à mon ennui, me dis-je, et, descendant du côté du Rummel, je me mis à suivre les ruelles étroites de la vieille ville. Le café de Si-Lakdar est situé au centre du quartier arabe de Constantine, non loin d’un carrefour où viennent aboutir plusieurs rues renommées pour leur commerce. Les rues des Tisseurs, des Selliers, des Restaurateurs, des Forgerons, se croisent tout auprès ; aussi la position centrale de ce café en aurait-elle fait le lieu choisi par les marchands, les étrangers, les savans (et Constantine en compte un grand nombre), pour se livrer, selon leur dire, au repos de l’esprit, si même sa grande vigne courant le long des arceaux, son jasmin, ses roses et sa musique célèbre à juste titre n’eussent pas été un attrait suffisant. Comme de coutume, quand j’entrai, Caddour, le cafetier, me salua d’un cordial bonn jour, et je pris place près de quelques vieux Turcs, amis d Ali, avec lesquels je livrais souvent de rudes combats au jeu de dames, leur passe-temps favori. Ali était, comme moi, de mauvaise humeur sans doute, car toutes mes questions n’eurent pour réponse que des monosyllabes ; alors, impatienté, je demandai les dames et l’eau-de-vie de figue chérie des Turcs, malgré les préceptes du Coran, et je commençai une lutte acharnée avec l’un des hôtes du café.

Le dos appuyé le long des colonnes, les jambes croisées sur une natte, sans nous soucier de la foule bruyante qui se coudoyait à deux pas de nous dans la rue large de quatre pieds, nous étions, absorbés par le jeu. Je me voyais battu, et je cherchais à parer les coups terribles du Turc Ould-Adda, lorsque cinq ou six fusils vinrent rouler sur le damier et renverser nos soldats de bois. Un armurier kabyle, en regagnant sa boutique, avait trébuché, et tombait avec sa charge.

— Fils du démon ! cria mon compagnon d’infortune. Ce fut sa seule exclamation ; il reprit sur-le-champ sa gravité.

— Pourquoi l’as-tu appelé ainsi ? lui dis-je lorsque tout le dégât eut été réparé.

— L’enfant porte le signe de celui qui l’a créé, reprit-il, et ces têtes de pierre ont conservé la marque de leur origine. La parole du prophète les a enveloppées comme un vêtement, mais son rayon n’a pu pénétrer leur peau. Vois comme ils s’en vont, désertant leur terre, courir tous pays, forçant les bras de travailler, non pour rassasier le ventre, mais pour ramasser l’argent. Celui qui a soif de richesse doit la demander à la hardiesse, non au labeur. On dit que dans la montagne de ces sauvages l’autorité est dans la bouche de tous, que leurs femmes sont sans voiles, et qu’au jour de fête ils dansent comme des bouffons. Avec leurs yeux bleus, leurs grands corps et leurs membres couverts d’une mauvaise pièce de laine, ils semblent les serviteurs du lapidé (Satan) ; ainsi que les animaux, leur crâne nu brave le soleil, et durant la neige de l’hiver ils secouent la tête pour s’en débarrasser comme des boeufs.

— « L’ennemi ne devient jamais ami, le son ne devient jamais farine, » dit alors Ali, quittant son silence. Tu as gardé dans ton cœur, Ould-Adda, la mémoire du fils qu’ils t’ont tué au jour de la rencontre, et les souvenirs amers entraînent les paroles. Chaque arbre porte son fruit ; la plante qui fleurit près de la fontaine meurt desséchée sur la pente de la colline. La montagne a des rochers, la montagne a des Kabyles. Dans la plaine, tu trouveras le blé, les troupeaux aux riches toisons, et l’Arabe pour l’habiter. Les deux races sont différentes, le son de leur bouche n’est pas le même. Là est la vérité ; mais, dans la plaine comme sur la montagne, le démon a ses serviteurs, et Dieu ses fidèles. Il ne faut mépriser aucun musulman : chacun suit sa voie.

— D’où vient, lui dis-je, que tu ne partages pas le mépris que les tiens leur portent d’ordinaire ?

— J’ai lu en eux, reprit Ali ; sous leurs dehors sauvages, j’ai trouvé le bien. Ma parole peut le dire en ce moment, car je dois la vie au respect que, dans ces tribus, chacun a pour ceux de sa race. J’étais soldat lors de la course du bey Osman, et j’ai vu le désastre. Vous tous, dit-on dans la ville, vous allez entrer dans leur pays. Si le bras de Dieu dirige vos coups, le succès suivra vos pas ; Dieu seul peut vous le donner. Le Kabyle, quand il défend son village et son champ, c’est la panthère protégeant ses petits : pourquoi aller les chercher ?

— As-tu vu l’huile tomber sur l’étoffe ? lui répondis-je ; la tache gagne, gagne et ne s’arrête qu’à la dernière trame du tissu. Ainsi de nous. Il faut que nous couvrions ce pays ;… puis leurs montagnes sont devenues l’asile des insoumis, les remparts des coupeurs de route. Tous ceux qui nous font du mal sont leurs amis, et nos villages ont été menacés. Nous ne pouvons supporter l’injure. Le cheval qui n’est pas dompté renverse son cavalier. Nous voulons rester les maîtres du pays.

— La vérité est dans ta bouche, dit Ali après un instant de réflexion. Ta pensée est droite ; mais tu trouveras une terre différente de toutes celles que tu as vues jusqu’ici. Les journées suffisent à peine pour descendre les précipices. Le flanc des montagnes est garni de villages bâtis à l’abri du coup de main, et les hommes ont la bravoure dans le cœur, l’œil exercé et un bon fusil. Dans la paix, le jeu des armes est en honneur, et il n’est point de fête, s’ils ne guident leur regard au long du fusil, et celui qui a brisé le plus d’oeufs suspendus à un fil qui leur sert de cible, celui-là est applaudi de tous. Il tient dans son œil la vie de son ennemi, il est bon à la défense de la terre, bon à la protection des siens, car le Kabyle aime la vengeance, il la lègue en héritage, et le sang seul lave l’offense, bien que chez lui la mort ne soit pas dans les lois : le bannissement est regardé comme le plus dur châtiment. Durant la paix, quand ils se livrent au commerce, fabriquant les tissus, les armes, la poudre et — que Dieu les punisse pour cette faute ! — les pièces fausses qui trompent l’Arabe des plaines, le commandement est dans la bouche de tous ; ils ne souffrent point l’autorité, et n’inclinent leurs respects que devant leurs marabouts : les décisions de l’assemblée qu’ils ont nommée sont soumises à l’approbation de chacun, et en temps voulu les crieurs publics courent de village en village, appelant les habitans pour approuver ou rejeter ; mais au jour de l’attaque la volonté de tous se réunit dans le soff (alliance). Les tribus se fondent dans les tribus, les chefs dans les chefs, et un seul est proclamé le maître de la mort. Il fixe le combat et guide les bras. Je te le dis, la poudre est abondante, les défenseurs nombreux : dès que l’enfant peut soulever un fusil, il est inscrit au rang des défenseurs et doit son sang jusqu’à ce que la vieillesse fasse trembler sa main. Les chefs commis par tous veillent à ce que les armes soient toujours en bon état. — A l’heure de la poudre, les plus jeunes prennent leurs bâtons noueux ; ils achèvent l’ennemi, lancent les pierres et emportent les blessés. Les femmes elles-mêmes, dans le combat, excitent les hommes de leurs cris et de leurs chants, car chez les Kabyles la femme doit oser et souffrir autant que son mari, et si le cœur de l’un d’eux faiblit et qu’il vienne à prendre la fuite, elle le marque au haïk d’une marque de charbon. La flétrissure désormais s’attache aux pas du lâche. — Non, jamais tu n’auras entendu autant de poudre, jamais tu n’auras franchi des montagnes semblables ; mais, s’il plaît à Dieu, tu en reviendras, car il est le maître des événemens.

Ali semblait douter dans le fond de son cœur de l’accomplissement de son souhait, et, comme j’allais lui répliquer, il ajouta : — Si un désastre frappait toi et les tiens, souviens-toi de l’anaya[2], et n’oublie pas que les femmes peuvent la donner ; leur cœur est plus facile à émouvoir. C’est à une femme que je dois la vie.

— Je ne sais ce que c’est. Qu’appelles-tu anaya ?

— L’anaya, répondit-il, est la preuve du respect que dans les montagnes chacun se porte à soi-même, le signe de la considération, le droit de protection. Pour un Kabyle, sa femme, son bœuf et son champ ne sont rien, s’il les compare à l’anaya. Le plus souvent un objet connu pour appartenir à celui qui accorde l’anaya est le signe de la sauve-garde. Le voyageur, en quittant le territoire de la tribu, échange ce signe avec un autre gage donné par un ami auquel il est toujours adressé, et de proche en proche il peut ainsi traverser le pays entier en toute sécurité. Il y a aussi l’anaya qui se demande dans un danger pressant : si le Kabyle vous en couvre, eussiez-vous le couteau prêt à frapper votre tête, le salut est pour vous. L’anaya est une grande chose, un grand lien, et, pour des gens dont le commerce est une des occupations, c’est un gage de prospérité, car elle assure la sécurité à ceux que leurs affaires appellent dans le pays. Aussi est-ce un droit qui, s’il était violé, aurait pour vengeur la tribu entière ; mes yeux l’ont vu au jour de la mort du bey, et mon cœur en a gardé le souvenir.

— La journée fut terrible ?

— Mes moustaches sont grises ; bien des fois depuis elles ont été noircies par la poudre, et pourtant jamais depuis je n’ai vu le danger. Quand le souvenir de cette heure me revenait en mémoire, les autres combats n’étaient auprès que jeux d’enfans.

— Mais les forces n’étaient donc pas suffisantes, ou peut-être le bey fut-il abandonné des siens ?

— Prenez garde, s’il vous plaît, lieutenant, me dit en ce moment le cafetier Caddour en glissant ses jambes par-dessus mon épaule, afin d’allumer une petite lampe à trois becs dont les mèches nageaient dans l’huile. — Le jour était brusquement tombé, et avec lui le silence s’était fait dans la rue étroite. Au fond du café, la musique arabe jouait, sur un rhythme brusquement coupé, un air de guerre, tandis que l’improvisateur racontait les hauts faits d’un chef du sud. Les mèches fumeuses de la lampe suspendue au plafond envoyaient, suivant que le courant d’air poussait à droite ou à gauche, une lumière rougeâtre sur les traits d’Ali, puis les rejetait brusquement dans l’ombre pour les éclairer de nouveau. Le vieux soldat relisait le passé, et il se marquait sur sa figure, d’ordinaire impassible, une impression si profonde, que, sans me rendre compte de ce mouvement, je me rapprochai de lui, impatient d’écouter sa parole.

Alors, secouant la tête comme un homme qui voit dans le lointain ce qu’il dit : — C’était un homme puissant qu’Osman-Bey, reprit-il ; c’était un maître du bras. Un jour de poudre, la balle d’un fusil lui avait brisé l’œil droit ; mais sa pensée guidait l’autre et courbait les fronts. Il était le digne fils du bey Mohamed-le-Grand, qui dans l’ouest chassa les gens d’Espagne de la place d’Oran. Après avoir gouverné l’ouest et éprouvé la disgrace du pacha, il fut envoyé à Constantine, où il commandait dans la force et le bien. Durant ce temps se formait dans la montagne la nuée de l’orage ; chez les Beni-Ouel-Ban, non loin de la mer, il était venu un homme ayant nom Bou-Daïli ; il arrivait d’Égypte et faisait partie de cette secte qui a la haine du chef. C’était un de ceux que l’on nomme Derkaoua[3], soit à cause des lambeaux qu’ils portent, soit parce qu’ils affectent de tirer les paroles du fond de leur gosier. Cet homme appelait les montagnards à l’attaque contre les Turcs, leur promettant le succès, le partage des biens et la domination du pays, la ville de Constantine une fois prise. Ses paroles se glissèrent si avant dans leur cœur, que, tandis que le bey Osman était parti vers le sud pour châtier les Ouled-Deradj, Bou-Daïli emmena vers la ville douze mille des gens de la montagne ; mais l’heure de l’abaissement des Turcs n’était pas encore arrivée : nos canons brisèrent les attaques des Kabyles, et le bey, revenu en toute hâte, trouva la plaine balayée de ces corbeaux.

Lorsque le messager porteur de la mauvaise nouvelle fut arrivé à Alger, le divan en prit connaissance, et le pacha répondit : « Tu es bey de cette province, Osman ; le chérif a paru dans la circonscription de ton commandement ; il est de ton devoir de marcher contre lui en personne, de tirer vengeance de son agression, de l’atteindre partout où il sera, et de le tuer ou de le chasser du pays. » Le bey lut cette lettre et réunit en conseil les grands et les puissans. Tous furent d’avis qu’il fallait user de patience, afin d’obtenir par la ruse ce qu’il était dangereux de demander à la force : on n’attaquait pas la bête fauve dans la tanière, on attendait qu’elle descendît dans la plaine ; mais le cœur du bey était trop grand pour s’abaisser à la crainte, et il dit : — Mon père se nommait Mohamed-le-Grand, moi je suis Osman. Le pacha a parlé, j’irai. Tenez-vous prêts au départ.

Aussitôt avis fut donné à toutes les milices que le bey allait brûler la poudre dans la montagne. C’était un beau spectacle, je te le dis, que le départ de tant de braves soldats. En tête marchait le bey ; à droite et à gauche, un peu en avant de lui, ses quinze chaous écartaient la foule qui se pressait pour baiser son étrier d’or. Malgré les coups de bâton, elle était si serrée, que le poitrail du grand cheval noir la coupait comme le couteau coupe la chair. Derrière flottaient les sept drapeaux du bey, puis venaient sa musique retentissante, les officiers de sa maison avec de brillans harnachemens, suivis d’une cavalerie nombreuse. Son plus ferme appui, les compagnies turques au cœur de fer, fermaient la marche. Le premier jour où le bey entra dans la montagne, la poudre parla peu ; les Kabyles méditaient la trahison, ils attendaient l’heure et le moment. Lorsque nous arrivâmes à l’Oued-Zour, jamais nos pieds n’avaient franchi ravins si difficiles, et plus d’un mulet avait roulé le long des pentes. Ils nous attendaient là, cachés presque tous dans les bois épais qui entourent une vallée dont le terrain de boue cède sous le pied de l’homme. Des envoyés des tribus arrivèrent au camp. — Pourquoi la poudre parlerait-elle plus long-temps ? disaient-ils. Un étranger était venu parmi eux et avait égaré leurs cœurs ; mais, puisque le bey ne venait point les arracher à leurs coutumes et ne demandait que la tête du coupable, pourquoi se querelleraient-ils ? Refusait-on jamais d’enlever l’épine d’une plaie ? la guérison n’en est-elle pas la suite ? Donne-nous une partie des tiens, disaient-ils au bey, car Bou-Daïli est retranché dans un endroit plein de forces, et nous le ramènerons à ton camp, où tes chaous agiront selon tes ordres.

Le jour de la mort s’était déjà levé pour, le bey Osman et voilait son regard d’aigle ; il crut à la vérité de ces paroles. La moitié de ses fidèles partit par son ordre et marcha, pleine de confiance, vers l’embuscade. De notre camp, leurs derniers cris furent entendus. Les Kabyles venaient de s’élancer sur eux comme la bête fauve s’élance de sa tanière. Alors Osman sentit battre son grand cœur et bondit pour voler à leur secours. Nous suivions ses pas. Il coupa à travers la vallée, croyant trouver un chemin ; mais le terrain s’affaissait sous nos rangs. Les Kabyles, à ce moment, accourent le long de chaque pente, et leurs longs fusils faisaient pleuvoir les balles ; la grêle, au jour d’orage, tombe moins serrée. Nous étions abattus comme l’herbe, et celui qui était tombé ne pouvait plus se lever. Osman, debout sur ses étriers, semblait les défier de sa haute taille, et son regard portait la menace ; leurs balles s’écartaient de lui. Avec quelques cavaliers, il allait atteindre un terrain plus solide, lorsque son cheval posa le pied sur un trou profond que voilait une herbe serrée ; il disparut, et l’abîme se referma sur lui. Un bey devait mourir, c’était écrit ; mais son corps ne pouvait tomber entre les mains des Kabyles. Moi et quelques autres, nous avions gagné le bois, mais nous quittions la mort pour courir à la mort. Les Kabyles frappaient sans pitié, excités au carnage par les cris de leurs femmes. La dernière minute de l’homme au combat est le miroir de sa vie : tout ce qui lui est cher se présente à sa pensée. — Zarha, ma femme, notre petit enfant et son sourire passèrent devant mes yeux, et mon ame faiblit devant la mort ; Zarha m’apporta une pensée de salut. — Je saisis le vêtement d’une femme en demandant l’anaya. Elle, fière de montrer sa puissance, me jeta son voile, et je fus entouré de sa protection. Bientôt l’on n’entendit que les coups de fusil tirés par les Kabyles en signe de réjouissance. Il n’y avait plus un Turc pour répondre, et le sang coula si fort dans le marais, que depuis les Kabyles l’ont nommé le Mortier. Là où le bey qui, d’un signe de la main, couchait les têtes jusqu’au désert, a vu briser sa puissance, crois-moi, le danger est grand, et le succès incertain. Toutefois, Abi-Saïd l’a dit en ses Commentaires : « Soumettez-vous à toute puissance qui aura pour elle la force, car la manifestation et la volonté de Dieu sur cette terre, c’est la force. » Si vous devez commander, vous arriverez portés par un nuage de poudre, et le Kabyle reconnaîtra sort maître.

Ali avait fini de parler : il ralluma sa pipe, et se replongea dans son silence. La flûte arabe et la viole continuaient toujours pendant ce temps à jouer sur leur rhythme guerrier, et l’improvisateur psalmodiait ces paroles : « Son fusil au long canon faisait mourir l’ennemi la bouche ouverte. »

— Voilà le présage, dis-je en me levant ; merci, vieil Ali ; s’il plaît à Dieu, nous ferons bonne besogne, et nous n’aurons pas le sort du bey[4].

Les ruelles étroites de la vieille ville étaient maintenant plongées dans le silence ; de temps à autre, une ombre blanche glissait le long des murailles. Sur la place, plusieurs courriers arabes, accroupis près de leurs chevaux, attendaient à la porte du palais du bey les dernières dépêches du général Saint-Arnaud ; car, pendant qu’Ali me racontait les désastres du bey Osman, le général avait une conférence avec les divers chefs de service. S’il était loin de partager la terreur superstitieuse du vieux Turc, notre chef n’en savait pas moins qu’un rude ennemi l’attendait, et il voulait avoir toutes les chances pour lui.

En rentrant chez moi, j’appris que les ordres de départ étaient arrivés, et Ina joie fut telle que toute la nuit, dans mes rêves, je vis un Kabyle qui sautait de rocher en rocher, ne pouvant éviter ma balle. Au jour, la réalité avait repris ses droits, et, dans l’après-midi, les clairons du bataillon sonnaient la marche sur la route de Milah, petite ville située à douze lieues sud-ouest-est de Constantine, non loin des montagnes kabyles.


II

Deux brigades d’infanterie, deux cent cinquante chevaux de cavalerie, douze cents bêtes de somme portant un lourd convoi, en tout neuf mille cinq cents hommes venus des différens points de la province, et même d’Alger, se réunissaient, le 7 mai dernier, sous les murs de Milah. Les zouaves, les tirailleurs indigènes, les chasseurs d’Orléans, la légion étrangère, le 8e et le 9e de ligne, tous vieux routiers d’Afrique ; le 20e, qui venait de passer par la brèche de Rome ; le 30e enfin, nouvel arrivé de France, tels étaient les solides bataillons de la colonne de Kabylie. Pour chef, le général Saint-Arnaud, habile dans ces luttes où souvent il faut étonner l’ennemi ; d’une décision rapide ; l’action engagée, ferme en ses desseins et plein d’une entraînante ardeur ; — le général de Luzy, en qui l’on retrouve toutes les traditions de la garde, où il a fait ses premières armes ; — le général Bosquet enfin, dont la calme et belle figure réfléchit si bien la vigueur de l’ame et l’élévation du caractère ; — sous leurs ordres, à la tête de chaque corps, d’énergiques officiers, obéissans, dévoués, assez fermes pour assumer au besoin la responsabilité ; dans les rangs, des soldats passés au crible par les fatigues et les halliers, de ces natures vigoureuses qui saisissent dans son regard la pensée du chef et lancent leurs corps sans songer au péril : — il ne fallait pas moins pour assurer le succès de nos armes dans les montagnes où elles pénétraient pour la première fois. Derrière chacune de ces roches, de ces escarpemens que tous les renseignemens présentaient comme du plus difficile accès, se tenait une rude population prête à disputer chèrement le passage de ses terres que n’avait jamais souillées le triomphe de l’ennemi. Nous allions marcher droit sur le port de Djidgelly, traversant d’abord le pays comme un boulet. Dans la première partie de cette course, nos fusils traçaient un sillon ; dans la seconde, prenant les tribus à revers, nous devions amener les Kabyles à soumission.

Le 8 mai, du haut des remparts à demi ruinés de leur petite ville, à l’ombre de leurs jardins en fleurs, les habitans de Milah regardaient les longues files de la colonne passées en revue par le général Saint-Arnaud dans la plaine qu’un soleil ardent éclairait. Les tambours battaient au champ devant le brillant état-major ; les soldats présentaient les armes, la musique jouait ses fanfares, et à l’horizon se dressaient les montagnes où tant de braves gens allaient rester. C’était dans tous les rangs un frémissement de guerre qui saisissait l’ame, car il n’y avait pas là un spectacle, un des jeux de la paix ; le chef comptait sa troupe avant de la mener au danger. Nul pourtant n’y songeait. L’impatience du général, fier de la mâle attitude des bataillons, était partagée par tous ces cœurs de soldats. Le lendemain, au point du jour, la colonne prenait la direction du col de Beïnem, et, après avoir traversé l’Oued-Eudjà, dont les eaux limpides glissent sous des buissons de lauriers roses, elle s’établissait au bivouac à la limite du territoire ami.

Dans la matinée du 10, vers les neuf heures, le général Saint-Arnaud, accompagné de tous les chefs de corps, se porta vers une crête rocheuse située à environ deux kilomètres du camp. Le regard plongeait de ce point élevé sur le pays des Ouled-Ascars, et se trouvait arrêté à l’extrémité de la vallée de l’Oued-Ja par le rideau de montagnes qu’il fallait franchir le lendemain. La route, ou, pour dire vrai, le sentier, bon tout au plus pour des chèvres, passait par un évasement nommé le col de Menazel ; ce col était dominé par deux pitons. À l’œil nu, le terrain semblait d’abord assez facile ; mais, dès qu’on prenait la lorgnette, on distinguait les ravines profondes qui déchiraient le flanc de la montagne, les bois, les abris pour la défense que présentaient surtout les roches du piton de droite, et les petits plateaux d’un difficile accès où de gros villages étaient bâtis. C’était par ces sentiers affreux, sous le feu d’un ennemi qui, comprenant toute l’importance de cette position, l’avait choisie pour théâtre du premier combat (on le voyait déjà construire des talus de terre, des obstacles de pierre sèche), qu’il fallait faire défiler un par un le long convoi des bêtes de somme. Le général, après avoir examiné le terrain avec soin dans tous ses détails et s’être rendu un compte exact des difficultés, se plaça au centre du cercle formé par les chefs de corps : il expliqua les dispositions qu’il venait d’arrêter dans son esprit, indiquant du doigt la place où chacun devait opérer, écoutant les observations qui lui étaient soumises. La brigade Bosquet balaierait le piton de droite, le général Luzy le piton de gauche ; les deux brigades devaient tourner les Kabyles par la crête. Le général Saint-Arnaud marchait de sa personne droit vers le col, ayant une réserve toute prête pour appuyer celle des deux colonnes qui aurait besoin de secours. À chacune quatre-vingts chevaux étaient donnés, afin de profiter des petits plateaux qui se trouvaient par intervalle dans les escarpemens. Une cavalerie aussi leste que celle d’Afrique pouvait rendre des services même dans un terrain semblable. Derrière cet éventail de feu, le convoi, confié à la garde du colonel Jamin, qui commanderait l’arrière-garde, s’avancerait dans le sentier nettoyé par les colonnes d’attaque. La mission n’en était pas moins difficile et importante, car, selon toutes probabilités, une partie des Kabyles refoulés des sommets se rejetterait, en se coulant le long des ravines, sur l’extrême arrière-garde. Tous ces gens de guerre discutant à cheval offraient un spectacle simple et grand. Les paroles étaient brèves, comme sont les paroles d’hommes dont le corps portera l’heure d’après la responsabilité de la discussion. C’étaient des pères de famille cherchant à dérober à la mort le plus grand nombre possible de leurs enfans. — Ben-Asdin et Bou-Renan, les deux chefs du Zouargha, assistaient à la conférence de nos généraux. Ce pays offre en effet le singulier contraste de grands feudataires rappelant les ducs de Bourgogne et de Bretagne de notre ancienne France, et entourant une contrée dont toutes les institutions sont essentiellement républicaines dans la plus large acception du mot. Ben-Asdin, pendant toute la conférence, resta triste et silencieux : il doutait du succès. Bou-Renan, grand soldat bien découplé, homme de cheval, sauvage, leste et hardi, avait au contraire jugé d’un coup d’œil ceux qui allaient marcher au combat et calculé les chances de réussite : tout en lui respirait la confiance. Il se croyait déjà chef des populations nouvellement soumises. Quant aux généraux français, ils avaient plus d’une fois vu le danger, et ils étaient habitués à le dominer par cette union intelligente qui fait des efforts de tous un seul effort que guide la pensée d’un seul homme.

Au retour, lorsque le bivouac eut été porté plus en avant, à Ferdj-Beïnem, chacun prit du repos et se prépara ainsi aux luttes promises pour le lendemain. À quatre heures du matin, la musique des régimens fêtait le réveil par une marche de guerre. Tous furent bientôt debout, les tentes abattues, les mulets chargés ; en un clin d’œil, la ville de toile avait disparu. Le trompette de l’état-major sonna alors la marche, les clairons de tous les corps la répétèrent ; les régimens prirent les positions assignées, les colonnes toutes formées étaient prêtes à se déployer lorsque le moment serait venu.

— J’ai vu ce matin en me levant un chacal, et deux corbeaux à ma droite, en me mettant en route, me disait un guide kabyle ; la journée sera heureuse. — Qu’il soit fait selon ton dire ! lui répondis-je, et toute mon attention se porta bientôt sur le mouvement des troupes qui se dessinaient. Nous arrivions aux premières pentes de la montagne de Menazel. Pour ceux qui faisaient partie de la colonne du centre, le coup d’œil était plein d’intérêt. À notre approche, le bourdonnement lointain de l’ennemi avait cessé ; puis tout à coup de ces roches, de ces ravins, de ces bois, sortent des cris, des rugissemens de bêtes fauves ; les Kabyles se glissent entre les broussailles ; habiles à l’embuscade, habiles à la retraite, ils rampent le long des terres pour joindre l’ennemi de plus près, tirer leur fusil à bout portant, puis bondissent, afin d’éviter la balle qui répond à leurs coups. Peu à peu le nuage de poudre se forme, l’ivresse monte à leur tête, et pour celui qui ne s’est jamais trouvé à pareille bagarre, leur vue seule alors est un effroi. Il n’y a plus là des hommes, ce sont des animaux déchaînés. Les têtes de colonne s’inquiètent peu de ce bruit ; les oreilles des soldats y sont endurcies depuis long-temps. À droite, les zouaves et les chasseurs d’Orléans, les Loupes de Zaatcha : — le général Bosquet les guide et leur communique son énergique sang-froid. Une balle brise son épaulette, déchire son épaule, il est toujours à leur tête. — En avant ? crie-t-il ; la charge bat ; pas un coup de fusil, on perdrait du temps ; en haut, à bout portant, la revanche sera prise. — Zouaves et chasseurs escaladent les broussailles. À la colonne de gauche, pendant ce temps, le 20e de ligne, commandé par le colonel Marulaz, gravit les pentes en régiment qui se souvient de sa gloire d’Italie. Les obusiers suivent, et au plateau d’un village, Bou-Renan, ses cavaliers et 80 chevaux réguliers joignent, avec le commandant Fornier, les Kabyles, qu’ils percent de leurs sabres. Le commandant Valicon tombe mortellement blessé à la tête des soldats, pendant que les turcos du commandant Bataille soutiennent l’héroïque tradition de valeur de la milice des beys. La mêlée fut rude en cet endroit ; la longueur du fusil séparait souvent seule les combattans, et la redoutable épée kabyle, la flissa, fit plus d’une blessure. M. de Vandermissen, officier belge, donna là des preuves d’une brillante et imprudente valeur en se laissant entraîner à la poursuite de l’ennemi. Au centre, le colonel Espinasse poussait vivement la charge, tandis que le général Saint-Arnaud embrassait tous les mouvemens d’un coup d’œil, prêt à réparer le moindre accident. Les coups de feu remontent bientôt la montagne ; le piton de droite est escaladé par les zouaves ; leur turban vert paraît au sommet. Ils jouent de la baïonnette et jettent les Kabyles du haut des roches. — Saute, s’il vous plaît, monsieur Auriol ! disait l’un d’eux en regardant un Kabyle qui venait de faire la cabriole devant sa baïonnette, et, tout riant, il essuyait le sang de sa joue légèrement entaillée par la flissa du montagnard. — Sur la gauche en même temps, les tambours battent, les clairons sonnent, le col de Menazel est enlevé. Chefs et généraux viennent faire leur rapport, et n’ont qu’à témoigner de la bravoure de leurs soldats.

Les troupes reprirent haleine. Chacun essuya la sueur glorieuse du combat. On apportait alors un à un aux chirurgiens militaires ceux que les balles kabyles avaient frappés, et, tandis que le lourd convoi se traînait péniblement dans les étroits sentiers, les soldats, libres maintenant de tout souci, s’abandonnaient au repos. Plus d’un regardait avec étonnement du haut de ces crêtes les escarpemens qu’il avait parcourus dans l’ardeur de la lutte, et à cette vue seulement il songeait à la fatigue. Quelques compagnies maintenaient à distance les Kabyles ; mais, lorsqu’il fallut descendre les pentes opposées pour gagner El-Aoussa, où l’on devait bivouaquer, le général Saint-Arnaud, craignant de voir tous les efforts de l’ennemi se porter sur l’arrière-garde, donna l’ordre aux deux généraux de brigade, MM. Bosquet et de Luzy, de garder leur position jusqu’à l’entier défilement du convoi. On marcha de longues heures ; la nuit était venue avant que les troupes eussent atteint le lieu du repos. Bien des coups de fusil s’échangèrent encore ; l’arrière-garde fut parfois rudement attaquée. Le colonel Jamin, qui depuis le matin se montrait digne de la délicate mission confiée à son intelligence et à sa vigueur, prenait place à huit heures du soir, avec les dernières compagnies, dans la ligne du camp, d’une défense difficile. Si l’eau avait forcé de s’établir là, le général Saint-Arnaud du moins s’était promis d’empêcher les Kabyles de venir troubler le sommeil de sa troupe. Aussi toutes les positions militaires furent-elles occupées même à de grandes distances par des bataillons. La légion étrangère reçut l’ordre de passer la nuit sur un piton séparé du camp par un bois qu’elle devait surveiller avec soin. En se rendant à son poste, elle trouva déjà une troupe ennemie qui s’y était logée. Les Kabyles préparaient tranquillement leur repas en attendant l’heure de l’attaque. Aussitôt une chasse vigoureuse aux Kabyles commença à travers les arbres, et toute la nuit les grand’ gardes eurent l’œil et l’oreille au guet, de telle sorte que pas un montagnard ne tenta l’aventure.

M. le commandant de Neveu, chef du bureau arabe, avait appris par ses espions que de nombreux contingens des Ouled-Aouns s’étaient réunis pour nous attaquer le lendemain. Ces contingens avaient pris position dans une ravine non loin du camp. Le général Saint-Arnaud résolut de les prévenir et de les faire attaquer pendant qu’une brigade raserait les Ouled-Ascars, nos ennemis de la veille. Le général Bosquet eut à se charger des Ouled-Aouns ; les Ouled-Ascars furent le partage du général Luzy. Après ces débuts heureux, les troupes étaient, selon l’expression du soldat, en confiance dans la main du chef ; on pouvait tout leur demander, mais c’était le lendemain que devaient commencer les plus rudes fatigues.

Lorsque pour tout chemin il y a un étroit sentier de deux pieds de large, descendant à pic les ravins, courant le long des escarpemens, à droite, à gauche, dominé par des rochers, des bois épais ; quand souvent même ce sentier vient à manquer et qu’il faut le tailler dans le terrain pierreux, c’est une rude tâche que de protéger un convoi qui s’allonge homme par homme, bête de somme par bête de somme, sur un espace de plus d’une lieue et demie. Pour mettre les vivres, les munitions de réserve et les blessés à l’abri d’un ennemi audacieux, agile, nombreux et déterminé, il faut l’entourer d’une haie vivante. L’avant-garde, suivant l’étroit sentier, fraie la route. À droite et à gauche, sur le flanc du convoi, des bataillons ont l’ordre de marcher parallèlement à sa hauteur, quel que soit le terrain, détachant des compagnies, occupant en entier, s’il est nécessaire, les positions qui dominent le chemin. On comprend maintenant quelle est la fatigue du soldat, chargé d’un sac rempli de vivres, quand, durant une journée entière, du point du jour au coucher du soleil, il coupe à travers un pays bouleversé, sans cesse la cartouche aux dents, le fusil à la main. L’arrière-garde vient ensuite ; c’est elle d’ordinaire qui a la plus grande part dans la lutte. Le général Saint-Arnaud avait donné l’ordre que, d’intervalle en intervalle, le convoi fût divisé par des compagnies d’infanterie, tant il craignait de le voir coupé. Les renseignemens étaient exacts ; le pays parcouru jusqu’alors par la colonne semblait une plaine en comparaison de celui qu’elle traversait dans la journée du 13. Tout se passait cependant avec ordre. Le convoi, pressé par les sous-officiers du train, serrait sans perdre de terrain ; les positions occupées tour à tour assuraient son passage, et l’ennemi, bien qu’il fût hardi et nombreux, était maintenu à distance.

À l’un des passages difficiles, sur le flanc gauche, il y avait une position importante, car elle dominait complètement le sentier des mulets. Les zouaves l’avaient occupée les premiers, le 16e léger et le commandant Camas ensuite. La marche des flanqueurs amena pour les remplacer deux compagnies du 10e de ligne, nouvellement arrivées de France ce régiment se trouvait pour la première fois jeté dans la fournaise, il n’était point encore façonné à la souffrance, et ces ennemis sauvages lui causaient ce premier étonnement par lequel passe toute troupe de récente venue. Le commandant Camas montra lui-même au capitaine Dufour les points qu’il fallait occuper, les sentiers à suivre pour la retraite, et ne s’éloigna qu’en laissant tout en bon ordre. L’ennemi, depuis quelques instans, ne se montrait plus de ce côté : le silence régnait dans le bois. Avec l’inexpérience d’une troupe ignorante de la guerre, les soldats du 10e se croient en sûreté : les uns, cédant à la fatigue, se couchent et se reposent, les autres regardent le combat livré par l’arrière-garde. Aucun ne veille. Les Kabyles, durant ce temps, se glissent, rampent le long des buissons, et plus de quatre cents se précipitent tout à coup en poussant leurs rugissemens de combat. Surpris, les soldats se réunissent pêle-mêle autour de leurs officiers : — Allons, mes enfans, à la baïonnette ! crie le capitaine Dufour. Tout ce qui porte galons ou épée écoute sa voix. Le devoir les anime ; ils se jettent en avant, et les cinq officiers, les sous-officiers, trente-cinq grenadiers tombent frappés à la face. Autour de ces hommes, d’autres plus faibles parlent, crient, tentent la résistance, puis laissent échapper leurs armes. Le vertige les saisit ; ils veulent la vie, même au prix de la honte ; les Kabyles sont leur seul effroi, tout autre danger disparaît : ils s’élancent du haut des roches et arrivent, meurtris de leur chute, les chairs ensanglantées, dans les rangs du convoi. Sur la hauteur, pendant ce temps, une mort héroïque expiait la faute que l’inexpérience de la guerre avait fait commettre. Maîtres de leur position, les Kabyles envoient leurs balles dans le convoi, quelques-uns même tentent de le couper : le désordre s’y met, les bêtes de somme prennent le trot ; il y a un instant de confusion. Le général Saint-Arnaud se trouvait près de là ; il accourt, tout est bientôt réparé ; deux compagnies du 9e sont lancées sur les rochers ; le capitaine La Gournerie les entraîne : une balle le tue raide en tête de sa troupe, qui le venge dans le sang kabyle.

Ce succès avait ranimé l’audace de l’ennemi : la lutte continua vive ci ardente. À la halte, les grand’gardes avaient veillé l’arme au pied, pendant que leurs camarades plus heureux mangeaient le café-soupe. Eux-mêmes à leur tour furent relevés, et vinrent réparer leurs forces près du ruisseau où l’on s’était arrêté sous l’ombrage touffu des grands arbres qui faisaient de cette pelouse un lieu de délices et de repos. On avait étendu les blessés sur l’herbe, les chirurgiens replaçaient les appareils mis à la hâte pendant le combat, et un peu plus loin la musique des régimens jouait, avec la même précision qu’à l’Opéra-Comique, les barcarolles d’Haïdée. À voir les soldats attentifs se presser en vrais badauds des Champs-Élysées, qui aurait cru vraiment que ces flâneurs-là sortaient, selon l’expression arabe, du coup de fusil, pour y rentrer l’instant d’après ? La vie militaire est ainsi pleine de contrastes bizarres, et c’est là le charme qui enchaîne : l’imprévu au milieu de l’ordre, l’insouciance de l’avenir et la certitude de faire toujours son devoir. On est le maître de l’heure présente, l’avenir est au chef ; qu’il ait des soucis si bon lui semble, il peut être inquiet de la fin de la journée ; moi, Haïdée me plaît, et je l’écoute. Mais, hélas ! il n’est si bonne chose qui n’ait une fin.

Comme le général se mettait en marche, vingt coups de feu partirent du fourré. Un guide est tué à ses côtés, un zouave blessé dans les jambes de son cheval. Le commandant Fleury, quelques cavaliers d’escorte, des zouaves qui reprenaient leur rang, se précipitent et pourchassent les Kabyles embusqués. Une compagnie de zouaves avait reçu l’ordre de fouiller le bois dans cette direction ; mais, se jetant trop à gauche sous ces maquis où il est si difficile de prendre des points de repère, elle avait laissé un des côtés dégarni. Cet accident sans importance fut vite réparé, et la colonne reprit sa marche pénible jusqu’à la nuit. Plus d’une fois le colonel Creuly, du génie, et le capitaine Samson durent faire mettre la pioche en main à leurs sapeurs pour établir des lacets qui permissent aux mulets de gravir les escarpemens.

Lorsque l’on s’avance ainsi, descendant en longues files les ravines, escaladant les montagnes, harcelé par des chiens enragés que les flanqueurs repoussent à grand’peine, la conduite de l’extrême arrière-garde est aussi difficile que périlleuse. Le chef est forcé de régler ses mouvemens d’après ceux du convoi. Jamais pour se battre il n’est maître ni de l’heure, ni du terrain ; tantôt il doit s’avancer rapidement, tantôt tenir ferme. Un mulet a roulé, il faut le relever ; des blessés ne sont pas encore chargés sur les cacolets, on les attend. Chacun reste à son poste, opposant le calme et le sang-froid de la discipline à des hordes furieuses jusqu’à ce que les soldats du train aient emporté les blessés. L’abnégation dévouée des hommes de ce corps, exposés constamment à un danger qui ne sera certes pas pour eux la source d’une gloire bruyante, ne saurait trop être admirée. Au reste, s’ils se conduisent ainsi, sans croire même à leur mérite, cela tient au sentiment de l’honneur et du devoir dont l’armée est imbue. De là vient sa force.

Deux vigoureux officiers, le colonel Espinasse, le commandant Bataille des turcos, commandaient, le 13 mai, l’extrême arrière-garde. Les turcos faisaient merveille et opposaient ruse à ruse ; turcos et Kabyles s’insultaient comme les héros d’Homère, que sans doute ils n’avaient jamais lu. Trois hommes du bataillon turc attendaient la belle derrière un maquis, un peu en avant de leur compagnie. En face d’eux, des Kabyles les ajustent ; les coups de feu ennemis partent, les trois turcos tombent. Les Kabyles aussitôt courent vers eux pour les dépouiller. Les voilà déjà penchés ; mais une balle en pleine poitrine les redresse : nos trois turcos avaient fait les morts ; ils rejoignent leurs camarades en glissant comme des serpens dans les broussailles. C’est ainsi que dans cette guerre l’action individuelle joue un grand rôle. Tout est et doit être subordonné dans les différens degrés à l’action du chef ; mais, l’ensemble des ordres une fois connu, l’intelligence de chacun a beau jeu. La guerre de montagne, en Afrique, ressemble assez à ces pièces où les situations sont indiquées par l’auteur, le canevas et les caractères tracés, mais où l’acteur est lui-même chargé de composer le dialogue. Il y a parfois des momens où le dialogue est un peu vif ; il en fut ainsi à l’arrière-garde ce jour-là, surtout dans l’après-midi, après l’accident des compagnies du 10e de ligne. Comme l’on attendait des cacolets du convoi (car ceux de service avaient au complet leur charge de mutilés), le colonel Espinasse donna son cheval à un blessé ; plus tard même, pendant quelques instans, il en portait un sur ses épaules.

Les troupes se battaient bien, mais il n’y avait pas l’entrain du jour précédent. Quand le soldat voit son ombre grandir et que depuis le matin il se bat dans un pareil chaos de bois et de montagnes, la fatigue de l’ame vient parfois se joindre à la fatigue du corps et produit un malaise singulier. L’affaire des compagnies du 10e était triste : ces têtes de vos camarades, de ceux à qui vous parliez il y a quelques heures, brandies par les Kabyles au bout de longs bâtons, les yeux roulans, la langue pendante pleine de sang, frappaient l’imagination, assombrissaient bien des physionomies. Le soldat sait qu’il doit mourir un jour ou l’autre, peu lui importe, c’est son lot ; mais rien ne le tourmente autant que l’idée d’avoir la tête coupée.

À la nuit, les bataillons d’avant-garde s’établissaient an bivouac, et le convoi commentait seulement à déboucher de l’étroit chemin où il était impossible de passer deux de front. La fusillade roulait toujours à l’arrière-garde. Il n’y avait point de lune, tout était sombre. Le général Saint-Arnaud venait de placer les postes ; il se tenait près d’un feu d’oliviers pendant le défilé du convoi ; les officiers d’état-major MM. de Vaubert et de Clermont-Tonnerre étaient près de lui, attendant ses ordres, quand tout à coup, de la queue du convoi à la tête, tout le bruit que l’arrière-garde est coupée. Deux mille hommes séparés de la colonne,… la circonstance était grave. Le général Saint-Arnaud se rend compte de toutes les chances. Par ces chemins affreux, un officier mettrait trop de temps pour rapporter des nouvelles ; s’il y avait un accident, il fallait le réparer sur-le-champ. L’ordre est envoyé aux zouaves de reprendre les armes.

Ayez seulement une demi-heure de repos après une longue route, et la fatigue se fait sentir plus accablante. Les zouaves étaient harassés, car dans la journée on les avait employés à toute besogne. C’était le moment où les mollets, selon leur langage, sont allés à Rome, dicton qui vient sans doute du proverbe des cloches de la semaine sainte. Au premier coup de clairon pourtant, ils étaient debout ; au second, prêts à partir. Ces vieux coureurs d’Afrique se réveillaient toujours pour le danger, et l’annonce du péril chassait la fatigue de leurs corps. C’est ainsi du reste qu’ils ont conquis l’honneur de leur nom. Qui ne connaît les zouaves en France ? Réputation juste, glorieuse récompense d’une troupe qui, mieux que pas une, sait se garer d’un danger inutile et dominer le péril nécessaire en se lançant dessus. — « Si tu veux franchir un péril, jette ton ame de l’autre côté, » me disait un jour un vieux soldat. Telle est la devise des zouaves ; elle résume toute leur conduite.

L’alerte cette fois était fausse ; M. le capitaine Boyer, de l’état-major, rassura bientôt le général. Il venait de voir le colonel Espinasse. — Tout va très bien, lui avait dit ce dernier ; il n’y a rien eu de nouveau quelques tués, des blessés, mais point en trop grand nombre. — Se reposer, c’était maintenant la seule chose à faire. Aussi, une heure après, tout ce qui n’était point de service dormait du sommeil du juste.

Le 14 mai, on devait partir à neuf heures du matin. Le général Saint-Arnaud voulait laisser à ses troupes le temps de reprendre haleine. La marche du jour ne devait point être trop longue, et il pouvait accorder quelques heures au chef de l’ambulance, M. de Maistre, qui avait en ce moment plus de deux cent cinquante blessés à soigner. Le départ de blessés du bivouac est à la fois un beau et triste spectacle. Presque tous portent la douleur avec une simplicité touchante. La plainte n’est jamais dans leurs bouches, et sur ces figures vous retrouvez un sentiment de fierté. La marque frappée sur leurs corps par la balle ennemie, ils le sentent, est une marque glorieuse. L’on éprouvait une grande tristesse, par exemple, en regardant ceux que leur blessure allait tuer. Malgré tous les soins, leurs souffrances étaient affreuses ; il fallait les attacher sur les petites chaises de fer suspendues aux flancs des mulets qui les ballottaient ; les amputés seuls pouvaient être étendus dans des litières. L’aumônier de la colonne, M. l’abbé Parabère, que l’on voyait partout où il y avait une douleur à consoler, ne quittait pas un instant les blessés durant les longues marches. Sa figure ascétique était la bienvenue dans tout le bivouac, et les soldats avaient pour lui un profond respect. Les soldats du commandant Valicon portaient son brancard en avant de l’ambulance ; ils avaient sollicité cet honneur comme une grace ; ces braves gens voulaient rendre plus douces ses souffrances, car sa blessure était mortelle ; le commandant le savait. Les dernières heures qu’il passa dans nos rangs furent l’écho de sa belle vie de soldat. Jusqu’à la fin, jusqu’au lendemain, jour de sa mort, le commandant Valicon se montra calme, patient, simplement courageux. Une seule inquiétude agitait son esprit, et il la confiait à son plus vieil ami, le général Bosquet ; l’objet de cette inquiétude, c’étaient son enfant et sa jeune femme qu’il laissait sur le point de devenir mère encore. M. Valicon avait son épée pour toute fortune, et ce fut peut-être l’unique moment où il en éprouva un regret[5].

Les positions, au départ du bivouac, avaient été occupées d’avance. Le général Luzy frayait la route ; la brigade Bosquet était d’arrière-garde. Une bonne nuit avait remis tout le monde du malaise de la veille, et nos soldats, en belle humeur, faisaient gaiement le coup de feu. Le terrain, du reste, offrait des difficultés moins grandes ; on redescendit donc la vallée, laissant un peu sur la droite le lieu où périt le bey Osman. Là, dit-on, à la place même où il fut englouti, paraissent souvent deux flammes ; aussi les Kabyles s’en écartent-ils avec terreur. Sur le flanc gauche, la fusillade devenait très vive ; le commandant Meyer, de la légion étrangère, brave soldat qui avait ses vingt ans d’Afrique, et faisait sa dernière campagne avant de prendre sa retraite, n’entend plus le feu de deux compagnies occupant une position de gauche. On se battait donc à la baïonnette ; il court les dégager avec le reste du bataillon. Ces compagnies tenaient comme des sangliers acculés ; trois fois elles avaient arraché un de leurs officiers des mains des Kabyles ; ceux-ci se ruaient toujours comme sur une proie qui leur était due. Redoutant les zouaves et les chasseurs d’Orléans, ils croyaient que ces soldats portant l’uniforme de la ligne étaient aussi de nouveaux débarqués, comme ceux du 10e, et qu’ils auraient la même bonne fortune que la veille. Lorsque le commandant Meyer arriva, les soldats de la légion avaient déjà prouvé à l’ennemi qu’il comptait sans son hôte. Le commandant continua sa marche le long de la crête ; mais il dut demander des cacolets pour ramener ses blessés. L’adjudant du bataillon, envoyé par le commandant Meyer, traversa seul le bois. « Avertissez le général Luzy, lui avait dit le commandant, que je tiendrai vingt-quatre heures s’il est nécessaire, mais qu’il me faut du renfort pour descendre. » Le général envoya les mulets avec des compagnies du 16e et des chasseurs d’Orléans. Déjà l’on sentait la brise de mer, et le lendemain 15, quand les yeux se reposèrent sur l’immense ligne bleue, tout le monde éprouva un sentiment de bien-être. L’étouffement de ces gorges avait disparu ; on avait de l’air, de l’espace au moins ; l’œil n’avait plus besoin d’être toujours en quête pour chercher derrière chaque arbre, chaque roche, l’ennemi embusqué. On marchait au bord de la mer, le flanc droit protégé par les chasseurs d’Orléans, qui brûlaient les villages des Kabyles à leur barbe, faisant des prodiges d’adresse sur ces cibles vivantes. « il fut tellement battu, que sa maison a été brûlée ; » c’est là un dicton kabyle, et il explique la nécessité où l’on est de livrer à la flamme les beaux villages que l’on rencontre. Du bivouac de Kanar, établi dans une vallée magnifique, malgré la pluie battante et les coups de feu kabyles, la cavalerie alla, de son côté, brûler plusieurs de ces villages.

Le 16 mai, après cinq jours d’une fusillade continuelle, nous étions arrivés sous les murs de Djidgelly, et le camp s’établissait non loin de la ville, dans une riante plaine. La première partie de l’œuvre était accomplie. Nous allions maintenant prendre à revers toutes ces confédérations, en ayant la ville pour base de nos approvisionnemens, et pousser de rudes chasses dans les montagnes. Djidgelly, qui eut l’honneur d’être prise par le duc de Beaufort et de voir Duquesne s’occuper de son port et proposer à Louis XIV d’y fonder un établissement maritime, était l’un des principaux chantiers de construction de la marine algérienne. Le bois provenait des magnifiques forêts des Beni-Fourghal. La ville, petite, bien tenue, propre comme une bourgade flamande, est un triste séjour, car, constamment bloquée, la garnison n’a pour se distraire que la vue du bateau à vapeur qui, de temps à*autre, mouille sur sa rade. La venue de la colonne avait répandu une grande animation. Le Titan, portant le général Pélissier, y arrivait en même temps que nous, et le gouverneur-général, réunissant les officiers, se fit un plaisir et un devoir de leur adresser les complimens que méritait leur brillante valeur. Le général Pélissier assistait le lendemain avec la colonne entière à la messe que l’abbé Parabère célébrait dans le camp. Tous ces soldats venaient là volontairement, rien ne les y forçait ; mais, qu’on le sache bien, le danger trempe l’ame, et lui fait comprendre qu’au-delà de la chair et du temps, il est encore autre chose. L’affection, l’épanchement et la prière sont un besoin ; l’hommage rendu à Dieu donne de la force. On ne raisonne point tout cela, on le sent, et dès-lors, là-bas, on le fait, car s’il est un reproche que l’on puisse adresser à cette armée, ce n’est point certainement le reproche d’hypocrisie.

La veille, ces officiers et ces soldats, qui s’inclinaient alors devant un modeste autel, entouraient de leurs adieux la tombe creusée pour le commandant Valicon. Son corps, pieusement rapporté par son fidèle régiment, reposait à l’abri du drapeau pour lequel il était mort, et les physionomies de tous ces braves gens respiraient plus vivement encore le dédain de la vie et l’ardeur pour la lutte, lorsque leurs fusils eurent salué d’un dernier salut la fosse du chef qui les commandait naguère. Tel est le sentiment que fait toujours éprouver à l’armée la mort d’un camarade, d’un ami ; et n’allez point accuser les soldats d’insensibilité ou de sécheresse : à quelques jours de là, lorsque la jeune femme du commandant Valicon, partie en toute hâte au premier bruit de sa blessure, arriva à Djidgelly, les soins dont elle fut entourée, les délicatesses dont on usa pour tromper sa douleur étaient vraiment les soins et les délicatesses d’une mère. Quand elle débarqua, elle voulait encore se faire illusion. — N’est-ce pas qu’il n’est pas mort ? disait-elle… Comment voulez-vous qu’il soit mort ?… il m’aimait tant ! — Et alors nous étions obligés de lui raconter ses heures suprêmes : elle ne pouvait se lasser d’entendre nos récits ; elle pleurait, puis elle voulait entendre encore… Il est plus facile de braver un danger que de supporter, sans souffrir, la vue d’une douleur si pure et si profonde.

Chacun avait remis ses vêtemens en bon état, ses souliers à neuf ; le navire était radoubé, et l’on s’étonnait déjà du repos. Aussi l’ordre du départ donné le 19 fut-il le bienvenu. La colonne marchait contre un foyer de résistance, les Beni-Amran. Le général Saint-Arnaud voulait séparer les contingens de l’ouest de ceux de l’est ; mais il n’espérait vraiment pas que les Kabyles allaient lui faire la partie si belle. À midi, le camp était établi à deux lieues de la ville, sur un charmant plateau. Dans ces terrains riches et superbes, on voyait sur toute la ligne de crête les Kabyles bourdonner, s’agitant, se préparant à la défense. Le terrain même indiquait l’ordre du combat. La brigade du général Bosquet, formant un grand arc de cercle sur la droite, rabattrait l’ennemi ; au centre marcherait le général Saint-Arnaud ; plus à la gauche, le général Luzy ; enfin, à l’extrême gauche, la cavalerie irait fermer le col par lequel les Kabyles pourchassés essaieraient de passer. Vers ce point convergeaient toutes les colonnes d’attaque. Dans le mouvement tournant de droite, trois compagnies de zouaves avaient pris position, afin de protéger le passage d’un ravin. Elles eurent à supporter tout l’effort des Kabyles ; mais c’étaient les soldats auxquels le colonel Canrobert disait à Zaatcha : — Quoi qu’il arrive, il faut que nous montions sur ces murailles, et si la retraite sonne, zouaves, sachez-le bien, elle ne sonne pas pour vous. — Maintenant ces zouaves devaient tenir comme des murailles, et ils se seraient fait tous démolir un à un plutôt que de reculer d’une semelle. Quel regret pour de braves soldats comme eux de n’avoir point alors entre les mains les armes qui leur sont promises depuis si long-temps, ces carabines à tiges, bonnes pour la défense, sûres pour l’attaque ! Le colonel Jamin voyait du camp l’ennemi se porter de ce côté ; il envoie aussitôt quelques compagnies faire une heureuse diversion. La brigade Bosquet continue son mouvement ; le général Saint-Arnaud avait joint aussi l’ennemi. Les Kabyles cher, client, mais en vain, à se dérober aux obus du colonel Elias et à la fougue des chasseurs d’Orléans, qui, durant toutes ces courses, rivalisèrent de sang-froid, d’énergie, de courage et d’adresse. Le général Luzy ; moins heureux, ne pouvait que tirer quelques coups de fusil éloignés ; mais le colonel Bouscaren, au col, tombait au milieu des montagnards ; chasseurs et spahis sabraient à l’envi. À quatre heures, l’on était rentré au camp, et les spahis, selon l’usage arabe que la discipline française n’essaie pas de détruire, car à leurs yeux ce serait un déshonneur, avaient chacun les arçons de la selle garnis de chapelets d’oreilles, et une tête de Kabyle au bout du fusil. Pour les chasseurs du 3e, ils s’étaient contentés de sabrer les Kabyles sans jouer avec leurs cadavres.

Si le 19 avait été journée de bonne humeur dans le camp français, le 20 devait être un jour de fête, car nos soldats eurent enfin la joie de tailler en plein Kabyle. Les contingens de l’ouest, malmenés le 19, s’étaient imaginé qu’ils devaient uniquement attribuer l’insuccès de leurs efforts au manque d’union dans l’attaque. Ils s’étaient donc établis en grand nombre au col de Mta-el-Missia, où passait la route, et ils nous attendaient. Le général Saint-Arnaud part de son camp avec huit bataillons sans sacs, quatre obusiers et toute la cavalerie ; il marche droit sur eux ; les Kabyles garnissaient une crête boisée d’environ deux kilomètres. La gauche s’appuyait à un ravin profond ; à la droite s’étendait une plaine communiquant par un plateau aux dernières hauteurs sur lesquelles ils étaient établis. Ces hauteurs s’abaissaient et aboutissaient elles-mêmes à un col de facile accès, qui dominait le ravin de gauche c’était la seule issue. La cavalerie, suivie au trot gymnastique par les chasseurs d’Orléans, devait occuper le col. Les turcos avaient pour mission d’escalader des terrains affreux sur la gauche et d’attaquer de ce côté. À droite, le 8e et les zouaves de la brigade Bosquet se chargeaient de les pousser vigoureusement. Au coup de canon, tout s’ébranle, chaque colonne marche en même temps, et, ces mouvemens se prêtant un mutuel appui, les Kabyles sont renvoyés comme un volant par une raquette. Ils défilent ainsi sous le feu de l’infanterie, sous le sabre de la cavalerie, et quatre cent quatre-vingts cadavres sont comptés lorsque les bras se lassent de frapper. Un tel coup de massue pouvait étourdir même une tête kabyle. Le lendemain, les chefs des Beni-Amran arrivaient au camp pour demander l’aman.

Depuis le 20 mai, la colonne du général Saint-Arnaud a eu de nombreuses marches à faire, de cruelles fatigues à supporter, mais c’est à peine si elle a dû échanger quelques coups de fusil dans la région ouest qu’elle parcourt. La seconde partie de l’expédition a le même succès que la première, et, sous la direction du général Saint-Arnaud, le commandant de Neveu et le capitaine Robert, chefs des bureaux arabes de Constantine et de Djidgelly, qui tous deux ont rendu de si grands services durant ces courses, préparent l’organisation du pays. Le calme de la marche ne diminue guère les fatigues, car il faut toujours se garder avec soin. On rencontre heureusement parfois sur sa route des diversions inattendues. Qui aurait cru avoir à soutenir une lutte dans un pays dont le jour même tous les chefs étaient au camp du général, au Djebel-Mradas ? Il en a été pourtant ainsi le 12 juin, et la marche du convoi a été sérieusement inquiétée… par des singes, — oui, des singes, et de grands singes. Possesseurs du pays depuis des temps immémoriaux, ils nous ont trouvés bien hardis de venir les troubler sur leurs terres, et ils étaient si irrités, que le général dut envoyer une compagnie entière pour les mettre à la raison. La joie, les plaisanteries, les rires, sont faciles à deviner. Ainsi, même là-bas, tout finit comme à la comédie : — la petite pièce après la grande.

L’expédition qui s’achève nous donne un enseignement salutaire : la Kabylie ne peut être dominée par le commerce que lorsqu’elle aura été domptée par les armes. — Djidgelly, qui depuis 1836 n’avait pas vu un seul Kabyle fréquenter son marché, en voit maintenant arriver déjà en grand nombre. La guerre heureusement aura un temps, et c’est le vœu de l’armée ; elle espère qu’un jour viendra où, en traversant ces ravines et ces montagnes, ces journées de combats seront racontées comme un souvenir de temps glorieux. Telle est la foi confiante qui la soutient dans ses rudes travaux.

Un soir, j’entendais un voyageur raconter une histoire de guerre où de braves gens mal commandés furent battus. Le conteur ajouta cette moralité : — Il vaut mieux une troupe de cerfs commandés par un lion qu’une troupe de lions commandés par un cerf. — Si jamais le voyageur avait à raconter l’histoire de nos régimens en ces jours de lutte, il dirait : Rien n’est impossible à une troupe de lions commandés par des lions.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Le récit qu’on va lire n’était point destiné à la publicité. Nous avons cru néanmoins devoir réunir et mettre en ordre ces souvenirs, recueillis à la hâte durant une courte, mais glorieuse campagne, par un de nos anciens compagnons d’Afrique. Il nous a semblé que tout ce qui touchait à notre armée était le bien de la France, et que nous remplissions un devoir en publiant une relation où il y avait de la gloire pour quelques-uns et de l’honneur pour tous.
  2. On trouvera sur l’anaya et sur les coutumes kabyles des détails pleins d’intérêt dans le remarquable ouvrage de M. le général Daumas et de M. le capitaine Fabar, la Grande Kabylie.
  3. Secte de fanatiques musulmans.
  4. Le désastre du bey Osman est arrivé vers l’année 1802.
  5. M. le président de la, république, informé de la situation de la veuve du commandant Vidicon, a veillé à ce que son avenir fût assuré.