Souvenirs de la vie militaire en Afrique/07

Souvenirs de la vie militaire en Afrique
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LA


VIE MILITAIRE EN AFRIQUE.




UNE COURSE AUX FRONTIERES DU MAROC.[1]




I

— Mon lieutenant voici un Maltais qui veut vous parler.

— Que le diable l’emporte ! Qui va là ?

Et, me frottant les yeux avec ce mouvement de colère qu’éprouve toujours un homme dont le premier sommeil est brusquement interrompu, je parvins enfin à rattraper mon bon sens.

— Lieutenant, reprit avec son sang-froid d’Allemand le planton de la légion étrangère dès qu’il vit que j’étais en état de le comprendre, un Maltais dit avoir à parler au général.

— C’est moi, Durande ; .j’arrive de Djema-Rhazaouat, me cria à travers la porte entre-bâillée celui que l’honnête Allemand baptisait ainsi.

Aussitôt je saute à bas de mon lit, et, tout en passant à la hâte mon uniforme - Entrez donc, dis-je à M. Durande ; entrez bien vite, et pardon de la sottise de ce soldat. Quelles nouvelles apportez-vous ?

— Bonnes, monsieur. Grace au ciel, les prisonnier sont sauvés, je les ai laissés à Djema.

— Courons chez le général, sa joie sera grande.

Et, m’élançant vers la porte, je descendis l’escalier tortueux quatre à quatre, au risque de me rompre le cou, suivi de M. Durande, affublé d’un grand caban napolitain, couvert de vêtemens de pêcheur, et ressemblant si bien à un flibustier des côtes, que l’erreur du soldat était vraiment excusable. M. Durande attendit dans la grande salle mauresque du Château-Neuf, pendant que j’entrais chez le général. Il me fallut le secouer rudement, car, si le général de Lamoricière est un travailleur infatigable, il était aussi difficile de l’arracher au sommeil qu’à l’étude. Dès que je lui eus fait part des nouvelles

— Envoyez chercher, me dit-il, — le colonel de Martinprey. Que l’on réveille ces messieurs. Donnez l’ordre à deux courriers arabes de se tenir prêts à monter à cheval.

Il était une heure et demie du matin ; mais, dans un état-major, le jour ou la nuit les ordres s’exécutent sans retard. Deux minutes après, les plantons se mettaient en route, et j’avais rejoint le général. Nous trouvâmes ce pauvre Durande assis sur un des canapés de la grande salle la fièvre commençait à lui faire claquer les dents. Constamment en mer depuis soixante heures sur une méchante balancelle, tour à tour en proie à la crainte et agité par l’espérance, l’excitation nerveuse l’avait soutenu tant qu’il avait dû conserver ses forces pour accomplir son devoir ; mais maintenant la réaction commençait à se faire sentir. Il pouvait à peine ouvrir la bouche aussi quelles n’avaient pas été ses fatigues depuis un mois !

Le 2 novembre 1846, un Arabe remettait au gouverneur de Mélilla, ville occupée par les Espagnols sur la côte d’Afrique une lettre de M. le commandant Courby de Cognord, prisonnier de l’émir. Dans cette lettre, M. de Cognord annonçait que, moyennant une rançon de 40,000 francs, le chef chargé de leur garde consentirait à le livrer, lui et ses dix compagnons d’infortune, les seuls qui eussent survécu au massacre de tous les prisonniers faits par Abd-et-Kader dans ce malheureux mois de septembre 1845, une époque pour nous si fatale ! Le gouverneur de Melilla transmit immédiatement cette lettre au général d’Arbouville, commandant alors par intérim la province d’Oran. Bien qu’il eût peu d’espoir, le général d’Arbouville, ne voulant pas laisser échapper la moindre occasion, demander au commandant de la corvette à vapeur le Véloce un officier intelligent et énergique pour remplir une mission importante. M. Durande, enseigne de vaisseau, fut désigné. Quant aux 40,000 francs, prix de la rançon, on ne les avait pas, mais heureusement la caisse du payeur divisionnaire se trouvait à Oran. Toutefois, comme aucun crédit n’était ouvert au budget, l’on dut forcer la caisse ; ce qui se fit de la meilleur grace du monde. Les honnêtes gendarmes, devenus voleurs, prêtèrent main forte au colonel de Martinprey, procès-verbal fut dressé, et les 40,000 francs, bien comptés en bons douros d’Espagne, furent emportés à bord du Véloce, qui déposa M. Durande à Melilla. . Depuis ce moment, le Véloce touchait dans ce port à chaque courrier de Tanger pour prendre des nouvelles lorsqu’un ordre d’Alger envoya la corvette à Cadix. Le Véloce allait mettre à la disposition de M. Alexandre Dumas Oran resta sans stationnaire, et les courriers du Maroc furent interrompus.

Nous étions donc sans nouvelles et il est facile de comprendre avec quelle impatience nous attendions le récit de M. Durande ; mais la fièvre lui fermait la bouche. Alors une boisson chaude et fortifiante est préparée à la hâte on l’entoure de soins ; on cherche à le ranimer. Il fallait qu’il parlât ; chacun était suspendu à ses lèvres. Enfin, il reprend ses forces, et il nous raconte que, dès son arrivée à Melilla, un Arabe, par les soins du gouverneur espagnol, avait porté à M de Cognord une lettre lui donnant avis que l’argent était dans la ville, que l’on se tenait prêt à toute circonstance, et qu’une balancelle frêtée par M. Durande croisera constamment le long des côtes. Pendant long-temps la balancelle n’avait rien vus, et tous avaient déjà perdu l’espoir ; lorsque, le 24 novembre, deux Arabes se présentèrent dans les fossés de la place, annonçant que les prisonniers se trouvaient à quatre lieues de la pointe de Bertinza ; le lendemain, 25, ils y seraient rendus. Un grand feu allumé sur une hauteur devait indiquer le point du rivage où se ferait l’échange. Le gouverneur de la ville et M. Durande se consultèrent n’était-ce pas un nouveau piége ? quelles garanties offraient ces Arabes ? – « J’ai pour mission, dit M. Durande, de sauver les prisonniers à tout prix ; qu’importe si je péris en essayant d’exécuter les ordres du général ? » Ils convinrent donc que le lendemain, vers midi, M. Durande se trouverait au lieu indiqué, et que, don Luis Coppa, — major de place à Melilla, marcherait, de conserve avec la balancelle, dans un canot du port monté par un équipage bien armé. L’argent devait être déposé dans ce canot, qui se tiendrait au large jusqu’à ce que M. Dtarande eût donné le signal.

À midi, le feu est allumé ; à midi, la balancelle accoste au rivage. Quatre ou cinq cavaliers sont déjà sur la plage ils annoncent que les prisonniers, retenus à une demi-heure de là, vont arriver ; puis ils partent au galop. M Durande se rembarque dans la crainte d’une surprise et se tient à une portée de fusil. Bientôt il aperçoit un nuage de poussière, soulevé par les chevaux des réguliers de l’émir. De la barque on distingue les onze Français, et les cavaliers s’éloignent, emmenant les prisonniers sur une hauteur, où ils attendent ; une cinquantaine seulement restent avec un chef, près de la balancelle, qui s’est rapprochée. Ce fut un moment solennel, celui où la longueur d’un fusil séparait seule la poitrine de nos braves matelots du groupe ennemi. La trahison était facile. Le chef arabe demande l’argent ; on lui montre la barque qui croisait au large ; s’il veut passer à bord, il est libre de le compter. Le chef accepte ; au signal convenu, le canot espagnol se rapproche ; on compte l’argent ; la moitié des lourdes caisses est transportée à terre, la moitié des prisonniers est remise en même temps, le reste de l’argent est compté, les derniers prisonniers s’embarquent, et M. Durande se hâte de pousser au large. Le vent était favorable, on arriva promptement à Melilla, où la garnison espagnole entoura d’hommages ces vaillans soldats dont le courage n’avait pas faibli un instant durant ces longs mois d’épreuves.

Tous cependant avaient hâte d’arriver sur une terre française ; aussi, comme le vent soufflait du détroit, ils s’embarquèrent sur la balancelle, et, douze heures après, le colonel Mac-Mahon et la petite garnison de Djema-Rhazaouat fêtaient dans un repas de famille le retour de ceux que l’on croyait perdus à quelques lieues du marabout de Sidi-Brahim, le témoin de leur héroïque valeur. Quant à M. Durande, il était dérobé aux félicitations de tous ; impatient d’accomplir jusqu’au bout sa mission, il avait repris la mer afin d’annoncer au général la bonne nouvelle.

Nous obtînmes ces détails à grand’peine ; mais enfin, le thé et le grog aidant, M. Durande avait parlé ; on en savait assez pour écrire sur-le-champ à M. le maréchal, qui arrivait à Mostaganem par la vallée du Chéliff, et, tandis que l’un de nous menait le brave enseigne prendre un repos si bien gagné, le colonel de Martinprey, assis devant le bureau du général, écrivait sous sa dictée la lettre que les cavaliers arabes allaient portez en toute hâte. L’année d’auparavant, c’était une dépêche du colonel de Martinprey qui avait donné la première nouvelle du désastre ; chargé aussitôt d’une mission pour Djema, c’était lui qui avait transmis tous les détails du combat de Sidi-Brahim, et maintenant sa main encore allait envoyer la nouvelle de la délivrance de ceux dont, par deux fois déjà, il avait raconté la terrible histoire. Aussi, lorsque nous nous étions approchés du bureau, nous avait-il écartés, nous disant : « Pour cette fois, je prends votre place ; laissez-moi, je suis superstitieux. »

Les courriers expédiés, chacun regagna son lit, et, le lendemain, réunis au déjeuner, nous nous réjouissions en pensant que nous verrions bientôt nos compagnons d’armes car l’ordre venait d’être envoyé de faire repartir pour Djema le Véloce, que l’on attendait à chaque heure, sans lui laisser le temps de s’amarrer, lorsqu’on vint annoncer que le Véloce, était signalé passant au large avec le cap sur Alger. L’embarras était grand : pas de bateau à vapeur, un vent du détroit qui rendait toute navigation à voile impossible. Le Caméléon, bateau à vapeur du maréchal venu pour l’attendre, avait éprouvé une forte avarie, qui ne lui permettait pas de reprendre la mer avant quarante-huit heures. L’on ne savait à quel saint se vouer, lorsque d’honorables négocians d’Oran, MM. Dervieux, apprirent l’embarras où se trouvait le général de Lamoricière. Ils possédaient un petit bateau à vapeur, la Pauline, qui faisait le service d’Espagne : ils le lui offrirent, ne demandant même pas le prix du charbon brûlé. Douze heures après, la Pauline mouillait en rade de Djema, pendant que le maréchal, de son côté, recevait les dépêches à Mostaganem et annonçait son arrivée pour le lendemain. Dans la nuit, la Pauline était de retour, et dès cinq heures du matin, l’état-major expédiait les ordres. À sept heures, les troupes descendaient vers la Marine pour aller recevoir les prisonniers. La ville entière était en joie ; chacun avait mis ses habits de fête ; gens du midi et gens du nord, le Valencien au chapeau pointu, l’Allemand lourd et blond, le Marseillais à l’accent bien connu, toute la foule bariolée enfin, les femmes surtout, toujours avides de spectacle, marchaient à la suite des troupes. Les bataillons rangés du Château-Neuf jusqu’au fort de l’Hamoun, se déroutaient au flanc de la colline, sur un espace de près de trois quarts de lieue, comme un long serpent de fer.

Le ciel était sans un nuage, ce beau soleil de décembre d’Afrique, plus beau que le soleil du mois de mai à Paris, éclairait la foule, le port et la ville. La vaste baie, unie comme un miroir d’azur, semblait se prêter à la joie de la terre, et les murmures du flot qui baignait les rochers du fort étaient si doux, qu’on eût dit les murmures d’un ruisseau. Au fort l’Hamoun, un pavillon est hissé ; la Pauline a quitté Merz-el-Kébir, elle double bientôt la pointe, rase les rochers et s’arrête à quelques mètres du quai. Tous les regards se portent vers le navire. Le canot major du Caméléon, avec ses matelots en chemises blanches au col bleu, se tient près de l’échelle ; les rames sont droites, saluant du salut réservé aux amiraux le soldat qui a versé son sang et supporte la captivité pour l’honneur du drapeau.

Le canot s’éloigna du navire, la foule devint silencieuse ; on était avide de voir ceux qui avaient tant souffert. — Ils accostent ; le général de Lamoricière le premier tend la main au commandant de Cognord, et l’embrasse avec l’effusion d’un soldat. — La musique des régimens entonna alors un chant de guerre, et elle répondait si bien aux sentimens de ce peuple entier, que vous eussiez vu des éclairs jaillir de tous les regards, des larmes sortir de tous les yeux, à mesure que le son, roulant d’écho en écho, allait porter à travers tous les rangs la bonne nouvelle de l’arrivée. On se remet en marche, les tambours battent aux champs, les soldats présentent les armes les drapeaux, saluent, et ils s’avancent ainsi, avec une escorte d’officiers, traversant tous ces respects. Chacun est fier de les avoir honorés et s’incline, car il voit derrière ce cortège de gloire s’avancer le cortége de ceux qui sont morts à la même journée, à la même heure, et dans ces débris de tant d’hommes les héritiers du sang versé. Deux heures après, la ville avait repris son repos, mais la fête continuait, dans la famille, au sein des régimens.

Le même jour ; à midi, cinq cents cavaliers de la tribu des Douairs et des Smélas étaient à cheval, et suivaient le général de Lamoricière qui allait à la rencontre du maréchal Bugeaud. Toute la troupe bruyante marchait sur une ligne droite, faisant caracoler ses chevaux, brûlant de temps à autre la poudre de réjouissance, lorsque les coureurs annoncèrent que le maréchal était proche. Les cavaliers s’arrêtèrent aussitôt, et, formant le demi-cercle, se tinrent immobiles, haut le fusil, pour faire honneur au gouverneur du pays. Le général de Lamoricière et le maréchal s’abordèrent très froidement. Chacun avait sur le cœur des querelles de systèmes de colonisation, et il paraît qu’entre hommes d’état ; ces querelles sont aussi graves que les rivalités de coquettes entre femmes. Le maréchal était venu de Mostaganem dans un petit char-à-bancs ; il offrit à ses côtés, d’assez mauvaise grace, une place au général Lamoricière, et la carriole qui portait les puissans de l’Afrique se remit en marche au milieu d’un tourbillon d’hommes, de chevaux, de poussière et de poudre dont les Arabes, suivant le vieil usage, balayaient la route.

Le lendemain, les réceptions officielles commencèrent. Le vieux maréchal était debout dans cette grande salle mauresque du Château-Neuf, dont les arceaux de marbre sculpté portent encore le croissant de la domination turque : — derrière lui, ses officiers, état-major de guerre que l’on sent toujours prêt à sauter à cheval et à courir au péril ; à sa droite, tous les corps de l’armée, l’infanterie, si laborieuse, si tenace et si utile ; la cavalerie, dont le bruit du sabre frappant les dalles résonne comme un lointain écho du bruit de la charge ; à sa gauche, les gens de grande tente des Douairs et des Smélas, revêtus du burnous blanc sur lequel brillait pour plusieurs ce ruban rouge que les services rendus ou les blessures reçues pour notre cause avaient fait attacher à leur poitrine. Leur attitude pleine de dignité, les longs plis de leurs vêtemens tombant jusqu’à terre, leur regard limpide et brillant comme le diamant, ce regard dont les races d’Orient ont le privilège, rappelaient les scènes de la Bible ; et le vieux chef français, salué avec respect comme homme et comme le premier de tous, semblait le lien puissant qui devait cimenter l’union des deux peuples. Ce fut ainsi entouré que le maréchal Bugeaud reçut les onze prisonniers de Sidi-Brahim et qu’on le vit, faisant les premiers pas, s’incliner en embrassant ces confesseurs de l’honneur militaire. Il nous prit le cœur à tous, lorsque nous entendîmes les nobles paroles que son ame de soldat sut trouver en remerciant, au nom de l’armée, ces débris qui semblaient survivre pour témoigner que nos jeunes légions d’Afrique avaient conservé intactes les traditions d’honneur et d’abnégation léguées par les bataillons des grandes guerres. Puis l’on se sépara, et le maréchal se retirant avec le général de Lamoricière tous deux s’occupèrent d’assurer le sort de quelques pauvres colons qui, transportant leur misère de France en Afrique, allaient demander au travail et à une terre nouvelle l’adoucissement d’une vie de fatigue et de privations.

Une partie de la nuit fut employée par les deux généraux à l’expédition des affaires ; car les heures du maréchal étaient comptées, et le lendemain il prenait la mer pour regagner Alger. Le Caméléon croisa le courrier ordinaire à la hauteur d’Arzew, et les deux navires échangèrent la correspondance. Plusieurs députés se trouvaient à bord. Ces messieurs venaient pour étudier, avant la session des chambres, l’Afrique, la province d’Oran surtout et les divers systèmes de colonisation que l’on y essayait. Débarqués à dix heures à Merz-el-Kéhir, les députés déjeunaient à onze au Château-Neuf. Le temps était gris et sombre ; ils avaient eu le mal de mer, tout leur paraissait triste. Dans notre candeur, nous avions mis à leur disposition tous les moyens matériels pour parcourir commodément la province ; mais, quand on leur dit que le soir même ils pouvaient écrire en France par le courrier du commerce, il se trouva que des motifs d’un haut intérêt les rappelaient immédiatement à Paris. Le soir donc, à cinq heures, après avoir passé sept heures dans la province d’Oran, dont deux, en voiture et quatre au Château-Neuf, les députés s’en allèrent à toute vapeur, appuyant leur opinion de cette phrase, qui a toujours tant de crédit : — J’ai vu, j’ai été dans le pays. — C’est ainsi que l’on jugeait l’Afrique.


II

Après le départ du maréchal et des députés, rien ne retenait plus à Oran le général de Lamoricière. Il donna donc l’ordre de se tenir prêt. Nous allions parcourir l’ouest de la province, comme nous avions parcouru quelque temps auparavant les cercles de Mascara et de Mostaganem.

Le lendemain à midi, après avoir eu durant la route pour compagnon de joyeuse humeur un beau soleil qui faisait étinceler l’herbe humide sortie de terre comme par enchantement aux premières pluies, nous arrivions aux ruines romaines d’Agkbeil. Ces ruines, qui s’étendent au sud des collines du Tessalah, appartenaient à M. de Saint-Maur, qui vint nous recevoir à la limite de ses domaines, suivi de deux lévriers, ses seuls sujets. C’est ainsi qu’autrefois les tenanciers d’une terre rendaient hommage aux suzerains du pays. Tous, et M. de Saint-Maur le premier, se mirent à rire de ce rapprochement, de ces souvenirs du passé, que l’imagination évoque toujours. Et pourtant cette marche du général de Lamoricière à travers la province, escorté par les chefs indigènes et ces populations guerrières que la paix contraignait à jouer avec leurs fusils, elle avait eu son pendants plus d’une fois au XVIe siècle, dans ce même pays, et on eut pu en trouver le récit dans l’historien espagnol Marmol, rapportant les fantazias et les brillans simulacres de combats qui eurent lieu en l’année 1520, lors d’une promenade du comte d’Alcaudète, le gouverneur d’Oran, à travers les populations soumises. « Le comte, dit Marmol ; prit la route d’Agkbeil, qui est une ville ruinée, et comme il fut proche, plusieurs Maures des alliés lui vinrent offrir leurs services. Ils venaient par famille ou lignée, comme ils ont coutume, chacun selon son rang. La première étant arrivée, les principaux embrassaient le comte et lui parlaient, puis, faisant faire quelques passades à leurs chevaux donnaient lieu à d’autres de s’avancer et de venir saluer le comte à leur tour. Il y vint plus de cinquante familles ou lignées de la sorte, dont il y en avait de cent chevaux sans compter les gens de pied, et les moindres étaient de cinquante ; tous avec la lance, le bouclier, et leurs chevaux richement enharnachés… Ils donnèrent ensuite devant le comte le simulacre d’un combat… Les Maures représentèrent ce combat avec plus de quinze bandes de cinq cents chameaux chacune, précédées de douze femmes sur douze chameaux, lesquelles, accompagnées toujours des mieux faits de la famille, s’avancèrent vers le comte et lui disaient : — A la bonne heure, soit arrivé le restaurateur de l’état, le protecteur des orphelins, le bon et honorable chevalier dont on parle tant ! – Elles lui disaient plusieurs autres galanteries en arabes qu’un interprète expliquait à mesure, et à chaque fois les hommes jetaient de grands cris d’allégresse. »

Trois cents ans plus tard, chevaux richement enharnachés et chefs aux brillans vêtemens, rien ne manquait au cortége. Les différends qui existaient entre M. de Saint-Maur et quelques-uns de ces chefs pour le partage des eaux devaient être réglés ce jour-là. Tout se passa à l’amiable ; les conventions furent arrêtées sous un figuier, près du beau sujet de la discussion ; les plaideurs étaient assis sur ces immenses, blocs de pierre que les Romains ont jetés dans tout le pays, comme pour témoigner à travers les siècles de leur puissance et de leur grandeur. Le jugement rendu, l’hospitalité de la diffa vint rassasier les voyageurs. Le mouton né dans la plaine et rôti tout entier était si succulent, qu’il donna bon espoir à Mr de Saint-Maur pour la colonisation future. Il jura d’avoir, lui aussi, des moutons à la longue laine et à la chair délicate ; depuis, il a tenu la promesse faite sur un couscouss arabe, le serment du figuier. De belles constructions, une population active et laborieuse, animent maintenant ce pays, naguère si désolé et pourtant si plein de grandeur. L’impression que vous gardez de ces lieux est singulière. Si le voyageur gravit la ruine la plus élevée et laisse son regard errer sur la plaine immense, il est saisi par une de ces sensations qui sort, en Afrique, des entrailles mêmes de la terre, et que le pays de France n’a jamais fait éprouver. Devant lui, à ses pieds, les grands lacs salés, dont les facettes de diamans éclatent sous le soleil ; à droite, les lignes onduleuses de la terre, qui, se mariant au mirage de l’air, semblent flotter et se perdre dans la brume, sur la gauche, des collines verdoyantes et boisées, dont le demi-cercle vient s’arrêter à Miserghin, pour se redressée en crête rocheuse, aride, et, s’élevant peu à peu, atteindre le sommet de Santa-Cruz, ce piton de pierre que les Espagnols avaient choisi pour fonder une forteresse d’où le regard rayonnait sur tout le pays. Plus loin, se confondant avec le ciel bleu, l’œil découvre une ligne plus foncée c’est la mer dont les flots ont baigné les rivages de la Provence ; mais, sur la droite, l’aspect sauvage de la montagne des Lions rappelle que l’on est bien loin de cette terre. En contemplant ces solitudes, un sentiment indicible s’empare de l’ame ; on éprouve de la tristesse ; cette tristesse pourtant est pleine de grandeur ; loin d’abattre, elle élève. Les ombres des siècles passés vous couvrent, et ces plaines, ces montagnes, où tant de peuples luttèrent tour à tour, semblent avoir gardé une vertu mystérieuse qui vous domine. De là vient peut-être l’attachement que tous ceux qui ont vécu là-bas éprouvent pour ce sol, pour ce pays, et cela depuis le chef jusqu’au soldat, qui, de retour en France, lassé bientôt de l’existence monotone qu’il y rencontre, va de nouveau chercher le hasard, l’imprévu, et ces brises de l’Afrique dont il ne peut plus se passer.

Il se passerait pourtant bien de la pluie et du brouillard ; mauvaise rencontre, je vois jure, — surtout lorsqu’il faut escalader les gorges étroites et les sentiers glaiseux du Tessalah. À peine avions-nous pénétré dans les montagnes, que la brume arrêtait le regard à deux pas de la tête de nos chevaux. Un homme de France eût probablement à notre place, mis pied à terre ; nous étions trop paresseux pour cela et, au risque de rouler dans les ravines, nous cheminions, le capuchon du caban rabattu sur les yeux, fumant un cigare et nous confiant à la sûreté des jambes de nos chevaux. — Si mon cheval me fait rouler dans le ravin, il fera aussi la culbute, disait un chasseur de l’escorte ; ainsi tu comprends, bonhomme, ajoutait-il en causant avec son cheval, habitude que donnent les longues routes et la solitude, que tu serais un bien grand nigaud si tu faisais pareille sottise. — Ce raisonnement rassurait notre homme et le faisait passer sans sourciller aux endroits les plus dangereux. Malgré le vent, le froid, la pluie et le brouillard, nous franchîmes sans encombre les passages difficiles, et, dès que nous eûmes traversé les ruines romaines qui commandent les gorges, la route commença à descendre jusqu’au plateau de Bel-Abbès.

Quand votre voix s’élève à ce passage, vous l’entendez courir de montagne en montagne ; à droite, à gauche, devant, derrière, le son est répété par mille voix diverses. Si vous questionnez l’Arabe, votre compagnon de route, il vous dira seulement : Ireud el chitan (le diable répond) ; l’endroit est maudits mais le taleb (savant) fera ce récit à voix basse : — Lorsque la lumière vint de la Mecque, portée par les messagers de la foi, les adorateurs de Sidna-Aïssa, (Jésus-Christ) fermèrent les yeux à la vérité et refusèrent de témoigner. Alors ils se retirèrent dans les forteresses du Tessalah avec leurs femmes, leurs enfans, leurs richesses, croyant que le flot allait poursuivre son cours ; mais ceux qui avaient la parole sainte ne s’avançaient que lorsque tous les fronts s’étaient inclinés, que toutes les bouches avaient répété : Il n’y a d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Les croyans se réunirent donc et vinrent assiéger les dédaigneux du bien. Comme le ciel était pour eux, Dieu ferma la porte des eaux, et, durant une année entière, les nuages qui passaient ne laissèrent point tomber la pluie sur le Tessalah. La provision d’eau des baptisés s’épuisa, la soif les saisit derrière leurs grandes murailles ; mais, plus durs que la pierre, ces esclaves du démon préférèrent la mort au témoignage, et tous périrent. Ce qui est écrit est écrit, les oiseaux du ciel dispersèrent leur chair dans tout le pays ; pourtant leurs ames parcourent encore ces collines et ces montagnes, et c’est pour effrayer les voyageurs qu’ils répètent ainsi leurs moindres paroles. Les traditions qui courent le pays sur les chrétiens se terminent toutes de même, par un récit d’extermination, et, dans le nord de l’Afrique, l’on ne cite qu’une seule tribu où se soient conservés des signes extérieurs du christianisme. En passant dans des endroits réputés dangereux, certains Kabyles des montagnes aux environs de Bougie font encore le signe de la croix.

À quelque distance des ruines romaines voisines de Bel-Abbès, les goums de ce poste nous attendaient. Comme la pluie, continuait à tomber à torrens, dès que le terrain le permit, nous partîmes au grand trot, et, sur les cinq heures, nos chevaux étaient attachés à la corde dans le camp formé par les deux bataillons de la légion étrangère qui bivouaquaient auprès de Bel-Abbès.

Situé derrière la première chaîne de montagnes à dix-huit lieues au sud, sur le méridien d’Oran, le poste de Bel-Abbès prenait à revers et assurait la sécurité de la plaine de la Melata, tout en permettant à nos colonnes un prompt ravitaillement, lorsqu’elles devaient opérer à la lisière du Tell et du Serssous. Fondé en 1843 sous le nom de Biscuiville par le général Bedeau ; l’établissement de Bel-Abbès complétait cette série de postes-magasins, qui, de vingt lieues en vingt lieues, de trois marches en trois marches d’infanterie, de deux marches en deux marches de cavalerie, s’élevaient sur deux lignes parallèles des bords de la mer, à l’intérieur, dans toute l’étendue de la province d’Oran. Quand la guerre prit une allure décidée, nous dûmes une grande part de nos succès à deux causes diverses, la création des postes-magasins et celle des bureaux arabes. Les postes-magasins, en effet, multipliaient nos forces en rapprochant nos ressources, et les bureaux arabes en assuraient un emploi efficace. Le bureau arabe, c’est la centralisation dans les mains militaires de tous les intérêts du pays. Le chef du bureau arabe représente les anciens chefs turcs ; son commandement est direct ou à deux degrés, soit que ses ordres se transmettent sans intermédiaire ; soit qu’il se serve des agas ou des khalifats. Selon l’usage du pays, le cadi rend la justice dans les affaires civiles ; mais, dans les affaires où un intérêt politique ou administratif est en jeu, les décisions sont rendues par le chef du marghzen, qui n’est autre que le chef du bureau arabe. On comprend dès-lors combien l’institution des bureaux arabes, c’est-à-dire d’un centre où venaient naturellement aboutir les renseignemens sur les hommes et sur les choses, a dû contribuer à nos succès, à la bonne direction de nos forces.

Bel Abbès, comme poste-magasin, avait paru dans une si heureuse position qu’il était en ce moment question d’y établir le siége de la subdivision d’Oran, et le lendemain de notre arrivée le général de Lamoricière passa toute la journée sur le terrain à étudier les différens plans proposés. Le soir, au retour, il trouva au camp des batteurs d’estrade venus pour l’avertir que les Hamian-Garabas, nos ennemis, s’étaient montrés sur les hauts plateaux, au sud de Tlemcen. Les éclaireurs reçurent l’ordre de repartir aussitôt, de remarquer les emplacemens et de se trouver dans quatre jours à Tlemcen. Le surlendemain, nous prenions la route de cette ville, sous l’escorte de deux beaux escadrons de chasseurs d’Afrique ; car, depuis que les Beni-Hamer avaient été emmenés au Maroc par l’émir, en 1845, l’année de la grande révolte, tout le pays depuis Bel-Abbès jusqu’à l’Isser était vide et livré aux coupeurs de route. Quelques lions, dont nous vîmes plusieurs fois la large trace à forme de grenade majestueusement gravée sur la terre, des hyènes et des sangliers à foison étaient maintenant les seuls habitans de ces fertiles collines. Nous troublâmes leur repos en leur donnant une chasse vigoureuse ; il s’agit, bien entendu, des sangliers et des hyènes ; le lion était généralement respecté Cette chasse n’est point sans danger, non pas à cause du sanglier : avec un peu d’adresse et de sang-froid, on évite toujours ses coups de boutoir ; mais ces Arabes maudits qui nous accompagnaient, sans s’inquiéter si nous nous trouvions devant eux, n’en lâchaient pas moins leurs coups de fusil, au risque de se tromper de bête et de nous envoyer la balle.

Il y a loin de Bel-Abbès à l’Isser ; où nous devions bivouaquer. Il faisait nuit noire lorsque la petite colonne arriva au bord de la rivière ; point de lune, point d’étoiles, on ne savait où poser le pied, et il fallait trouver le gué, car la rivière est rapide et large en cet endroit. Le premier qui tente le passage, fait la culbute, un second n’est pas plus heureux, un troisième atteint l’autre bord. Allumant alors des jujubiers sauvages arrachés aux buissons voisins, nous plaçâmes au bout de nos sabres ces fanaux improvisés, et toute la troupe passa sans encombre. Au point du jour les trompettes des chasseurs sonnaient la diane. L’air était vif, énergique ; quelques nuages couraient sur le ciel bleu, et les crêtes des montagnes, formant à l’est et au sud un fer à cheval, dessinaient le bassin où s’élève Tlemcen. Le Mansourah et ses eaux admirables, qui répandent la fertilité dans les environs de la ville, se dressaient face à nous ; sur notre gauche, un peu en arrière, on apercevait les collines. D’Eddis, où, vers la fin de décembre 1841, eut lieu l’entrevue solennelle qui décida la soumission de la plus grande partie de ce pays.

Dans l’hiver de 1841 à 1842, pendant que le général de Lamoricière portait du côté de Mascara les plus rudes coups à la puissance d’Abd-el-Kader, l’autorité du khalifat de l’émir, Bou-Hamedi, était sérieusement ébranlée dans l’ouest de la province. Mouley-Chirq-Ben-Ali, de la tribu des Hachem, avait été l’instigateur de ce mouvement. Son influence était grande, car il avait long-temps commandé le pays comme lieutenant de Mustapha Ben-Tami, ancien khalifat de l’émir. Destitué par Bou-Hamedi lorsque ce dernier remplaça Mustapha Ben-Tami, Mouley-Ben-Ali avait juré de se venger ; et voici comment il tint parole : — Ben-Ali était patient à la vengeance, il savait attendre l’heure et le moment. Son premier soin fut de parcourir les tribus et de préparer par ses discours les esprits à un changement ; puis, dès que l’instant lui parut favorable, sentant que son autorité n’était pas assez forte pour lever lui-même l’étendard, il jeta les yeux sur un homme dont le prestige religieux vînt rehausser la puissance. Si-Mohamed-Ben-Abdallah, de la grande tribu des Ouled-Sidi-Chirq, fut choisi par lui. L influence religieuse de cette tribu de marabouts s’étend depuis l’oasis où ils se sont retirés jusqu’aux rivages de la mer. Établi depuis longues années déjà dans le pays de Tlemcen, Mohamed-Ben-Abdallah y était en grande réputation. On citait sa piété, et les gens des douars racontaient que, tous les vendredis, il se rendait, les pieds nus, au tombeau de Si-Bou-Medin, passait la nuit en prière, et que de sa bouche sortaient les paroles de Dieu, lorsqu’il quittait les lieux saints, car l’esprit d’en haut le visitait. Cette croyance fut bientôt générale, et tous se préparaient à le reconnaître pour chef.

Le vieux Mustapha Ben-Ismaël, instruit de L’agitation qui régnait du côté de Tlemcen, sachant que Bou-Hamedi commençait à concevoir des craintes sérieuses et n’avait pu parvenir à s’emparer de Mohamed-Ben-Abdallah, crut que l’on pouvait se servir du marabout comme d’un levier puissant pour attaquer l’émir. Sur le rapport de Mustapha, le général de Lamoricière autorisa notre vieille allié à se mettre en relations avec Mohamed Ben-Abdallah ; secours et protection lui furent promis, une première entrevue arrêtée ; mais, le 3 décembre, au moment où elle allait avoir lieu. Bou-Hamedi coupa la route, à Mohamed-Ben-Abdallah. Trois semaines plus tard, relevé de cet échec, Mohamed demandait une entrevue nouvelle, et le colonel Tempoure, appuyant le goum de Mustapha avec une petite colonne d’infanterie, se mettait en route par un temps affreux. Le 28, accompagné seulement de quelques officiers et des gens de Mustapha, il marchait à la rencontre du nouveau chef.

Les cavaliers se déroulaient en longues files sur les escarpemens d’une montagne élevée ; à leurs pieds s’étendait la vallée de la Tafna avec ses riches cultures, à l’horizon, apparaissaient les blanches murailles de Tlemcen, la ville des sultans. Tout à coup, au détour de la montagne, ils découvrent les collines et les mamelons couverts des gens des tribus. Des deux côtés, les étendards s’arrêtent, les cavaliers restent immobiles, et les chefs s’avancent entre ces haies vivantes. Mustapha mit le premier pied à terre il rendait ainsi hommage, en présence de tous, au caractère religieux de Mohamed-Ben-Abdallah ; mais ce dernier, descendant de cheval ; le serra dans ses bras, sans lui permettre d’autre marque de déférence. Ceux qui assistaient à l’entrevue ont raconté depuis que le général Mustapha, après s’être incliné devant le chef français, le colonel Tempoure, prononça ces paroles : « Le jour de ma vie où le bonheur m’est venu le plus grand, c’est celui-ci, car, par mes soins, je vois naître l’estime et l’amitié entre les Français et un personnage aussi vénéré. Grace au Dieu tout-puissant, ce jour est le commencement de l’union qui doit se sceller entre les deux races sous la protection du grand sultan de France. Quant à moi, les derniers jours qui me restent ne sauraient recevoir un emploi plus salutaire que celui de travailler à la paix du pays et à l’élévation de ta maison, ô Mohamed, de ta maison déjà si illustre parmi nous. » Puis Mustapha, avec cette dignité qui ne le quittait point, désigna du doigt une touffe de palmiers nains, et, tous s’asseyant en cercle, la conférence de la soumission commença : elle fut courte, et les conditions furent bientôt arrêtées. Les derniers pourparlers échangés, le colonel Tempoure offrit au chef arabe les présens apportés en son honneur, puis tous se levèrent. Les chefs remontèrent à cheval, et se vinrent réunis autour de Mohamed, pendant que, se dressant sur ses étriers, le marabout prononçait la prière qui devait appeler la bénédiction d’en haut sur leurs entreprises. Son œil était ardent, ses traits pâles et fatigués, par les jeûnes et les veilles, sa voix grave et austère. Ce fut un imposant et majestueux spectacle.

— Ô Dieu, Dieu clément et miséricordieux, s’écria Mohamed, nous te supplions de rendre la paix à notre malheureux pays, désolé par une guerre cruelle. — Et les voix des deux mille cavaliers répétèrent le long de chaque ligne : — Ô Dieu ! Dieu clément et miséricordieux, nous te supplions de rendre la paix à notre malheureux pays, désolé par une guerre cruelle ! — Prends pitié, reprit le chef en élevant les yeux au ciel, prends pitié de cette population réduite à la misère ! Fais renaître au milieu de nous l’abondance et le bonheur ! Donne-nous la victoire sur les ennemis de notre pays, et que la sainte religion révélée par ton prophète soit toujours triomphante ! — Et les guerriers répétèrent d’une seule voix : — Donne-nous la victoire sur les ennemis de notre pays, et que la sainte religion révélée par le prophète soit toujours triomphante !

Le bourdonnement de ces prières, porté par les vents, s’en vint jusqu’aux cavaliers de Bou-Hamedi, leur annonçant la grandeur du danger. L’heure approchait en effet où Tlemcen allait pour toujours devenir française. À la première nouvelle de ces événemens importans le maréchal Bugeaud, jugeant avec la rapidité habituelle de son coup d’œil le parti que l’on pouvait en tirer, s’était hâté de quitter. Alger. Le 20 janvier, le maréchal débarquait à Oran, et le 24 février, au bout d’un mois ; après avoir ruiné la citadelle de Zebdou et occupé Tlemcen il quittait la ville, laissant le commandement de la subdivision au général Bedeau, mandé à cet effet de Mostaganem.

Établi dans Tlemcen, le général Bedeau montra cet esprit régulier et méthodique qui fait de lui un agent si précieux toutes les fois que l’on détermine d’une façon nette et précise l’étendue de ses devoirs, les limites dans lesquelles il doit agir, commander. C’est assez dire que Tlemcen se releva bientôt de ses ruines, que des casernes furent construites comme par enchantement, et que le pays entier reçu une organisation sage et mesurée. Plusieurs fois le général Bedeau dut combattre ; mais, comme il n’y avait aucune hésitation dans son esprit, il n’y eut ainsi aucune hésitation dans le succès. Ce pays de Tlemcen n’est pourtant point facile à gouverner ; de tout temps, il a été le théâtre de grandes luttes, et voilà bien des siècles que Si-Mohamed-el-Medjeboud (bouche d’or) a dit : « Tlemcen est l’aire raboteuse dans laquelle se brise la fourche du moissonneur. Combien de fois les femmes, les enfans et les vieillards n’ont-ils pas été abandonnés dans ses murs ! » - L’histoire de cette ville n’est en effet qu’un long récit de guerre, depuis ce fameux siège de -Tlemcen en 1286 par Abi-Saïd, frère d’Abou-Yacoub, le sultan de Fez, qui, pendant sept ans, tint les Ben-Zian assiégés et fit construire dans son camp une ville dont les ruines existent encore, jusqu’au blocus que le commandant Cavaignac soutint derrière ses murailles en 1837, avec le bataillon franc.

Singulière destinée que celle de cette province d’Oran, champ-clos où les races chrétiennes et musulmanes semblaient s’être donné rendez-vous pour livrer leurs derniers combats ! — En l’année 1509, le cardinal Ximenès parcourait, la croix à la main les lignes des troupes espagnoles rangées en bataille sur les rivages de la baie des Andalouses, et les exhortait à se livrer tout entières au danger pour combattre l’infidèle. En l’année 1516, deux pirates, appelés par le chef de la ville d’Alger, fondaient sur la terre d’Afrique cette puissance turque qui ne devait plus reculer que devant le drapeau de la France ; mais ce ne fut pas sans des luttes opiniâtres contre les armes espagnoles ; car Oran était un poste d’avant-garde, et, dans son occupation d’Afrique, L’Espagne cherchait surtout la sécurité pour ses côtes. Chrétiens et musulmans se rencontrèrent plus d’une fois devant les murailles de Tlemcen. Enfin les rois de Tlemcen, dont l’autorité s’étendait des rives de la Moulouia aux montagnes de Bougie, et qui recevaient le tribut des galéasses de Venise venant chercher dans le port d’Oran les cires, les huiles et les laines, furent obligés de reconnaître la suzeraineté des rois d’Espagne, et même d’implorer leur protection. Barberousse, le fameux pirate, les avait attaqués au siège même de leur puissance : les Espagnols vinrent au secours de leurs vassaux ; Barberousse trouva la mort dans cette aventure, et sa veste, transformée en chape d’église alla orner, comme trophée de victoire, la sacristie de la cathédrale de Cordoue. On le voit, quelle que soit l’époque à laquelle on prend l’histoire de Tlemcen, les paroles de Mohamed Bouche-d’Or sont une vérité ; mais il faut connaître l’histoire pour y ajouter foi, car le voyageur qui n’aurait jamais entendu parler de Tlemcen, s’il avait fait route avec nous, se serait plu dans tous ses récits à peindre cette ville comme l’asile du repos et de la vie facile.

Nous arrivions au pont jeté par les Turcs sur la Safsaf, et devant nous s’étendaient les grands oliviers, qui ombragent la campagne entière et se déroulent comme une nappe de verdure au pied de la ville. Rien de plus coquet, de plus gracieux, de plus charmant que cette cité, dont les blanches maisons s’appuient d’un côté aux flancs d’une montagne rocheuse, qui lui jette en cascades magnifiques ses eaux jaillissantes, et voient à leur pied une riche ceinture de jardin embaumés, tandis qu’au loin les collines succédant aux collines, les montagnes aux montagnes, vont se confondre avec la ligne bleue du ciel.

Au-delà du pont, nous voyions le général Cavaignac et les officiers de la garnison qui venaient saluer le général de Lamoricière, car le général Bedeau, nommé lieutenant général ; était allé prendre le commandement de la province de Constantine. Les deux chefs s’avancèrent, le général Cavaignac faisant les premiers pas, ainsi que le voulait la discipline militaire, saluant comme le prescrivait le règlement ; mais sa froideur glaciale, le silence qu’il garda dès qu’il eut prononcé la phrase d’usage, furent remarqués de tous. Une petite cause produit souvent un grand effet, dit le proverbe : le proverbe, cette fois-ci, avait encore raison Je ne sais plus quel oubli de bureau, dans lequel le général Cavaignac avait cru voir une atteinte portée à sa dignité, expliquait son attitude si grave.

Absolu dans le commandement, énergique dans l’action, lent à se décider, parce qu’il est lent à comprendre, mais cachant ce travail laborieux sous un silence solennel et ne parlant que lorsqu’il s’est décidé, le général Cavaignac était estimé de tous, aimé de quelques-uns, redouté par beaucoup Ceux qui avaient eu des rapports avec lui étaient cependant unanimes à reconnaître que, si l’on s’adressait à son cœur, cette dignité orgueilleuse dont il se plaisait à s’entourer disparaissait pour faire place à une bienveillance toute paternelle ; mais ces momens d’oubli étaient rares. Le silence dans lequel vivait le général, cet isolement qu’il se plaisait à créer autour de lui, exaltaient froidement son imagination, et le feu sombre de son regard indiquait un homme qui s’est cru toute sa vie voué au sacrifice, même lorsque les grades et les dignités de l’état venaient le chercher ; car, cette justice doit lui être rendue, ces grades, il les a reçus, mais son orgueil était trop grand pour aller au-devant d’eux. C’est ainsi que le général Cavaignac, à force de se créer un modèle et de le placer constamment devant ses yeux par le culte des souvenirs, préférant sa propre estime à l’opinion du monde, finissait, par éprouver les sentimens les plus opposés à son caractère et à son instinct. Dans sa carrière militaire, le général Cavaignac avait donné de nombreuses, preuves de sa froide obstination. Il obtint son grade de commandant dans cette ville e même de Tlemcen en 1836, lors de l’expédition du maréchal Clauzel, quand il se maintint dans la place durant six mois privé de tout secours et de toute nouvelle. Ce fut une des belles actions de sa vie de soldat ; au reste, le général Cavaignac ne manqua jamais à la guerre, lorsque la guerre lui offrit l’occasion de s’abandonner au danger et à la lutte.

Cette marche silencieuse embarrassait les deux généraux, l’éperon le fit comprendre aux chevaux, et nous traversâmes rapidement les jardins de Tlemcen, bénissant les rois auxquels ce pays doit en partie sa fertilité : ce sont, en effet, les rois de Tlemcen qui ont fait construire un bassin immense où les eaux viennent se réunir avant de se répandre dans la plaine. Ce bassin était si grand, qu’il servit plusieurs fois, lorsqu’on le répara, de champ de manœuvre à un escadron de cavalerie. Tlemcen se divise en deux enceintes. La ville, ses maisons à un étage, et ses rues étroites se groupent autour d’une enceinte fortifiée nommée Mechouar, que les anciens rois avaient fait construire. Le Mechouar renferme maintenant de belles casernes et des établissemens militaires. La maison des hôtes où le général était descendu se trouvait dans la première enceinte. Aussitôt son arrivée, selon l’usage, il se mit à expédier rapidement les affaires réservées à son appréciation, et s’occupa surtout avec le général Cavaignac de l’établissement des nouveaux colons, presque tous anciens soldats libérés, braves gens, bien constitués, mais célibataires ; or, pour fonder une colonie, la ménagère est nécessaire, et la ménagère manquait. Le général Cavaignac et le général Lamoricière, afin de parer à cet inconvénient très sérieux, adressèrent en bloc des demandes de mariage à l’établissement des orphelines de Marseille, et maintenant sans doute les épousées vivent près de Tlemcen, propriétaires heureuses et mères de famille.

Le soir, comme nous étions occupés à écrire sous la dictée du général, dans une petite pièce mauresque d’une forme allongée, deux cavaliers arabes s’arrêtèrent devant la porte c’étaient les deux coureurs envoyés de Bel-Abbès dans la direction des hauts plateaux, afin de nous renseigner sur la position des Hamian-Garabas. Ces hommes avaient une figure remarquable ; accroupis sur le sol, immobiles, les bras cachés sous le burnous, l’impassibilité de leur physionomie donnait un nouvel éclat à leur regard, d’où par momens jaillissait l’éclair, et qui se voilait l’instant d’après, cachant sous une bonhomie confiante la finesse et la ruse. On reconnaissait de ces routiers ; formés par l’habitude de l’embuscade, qui d’un coup d’œil saisissent le terrain, reconnaissent la piste. Coupeurs de route, gens de sac et de corde, prêts à tout faire si la mauvaise action était bien payée, mais honnêtes et consciencieux dans le mal, tenant loyalement la promesse donnée, ces deux hommes étaient des agens précieux, dont le général de Lamoricière se servait plus habilement que pas un. Assis sur un petit tabouret, en face d’eux, il ne les quittait pas du regard, lisant leur visage. Leurs paroles s’échangeaient à voix basse, et la lumière vacillante d’une bougie placée sur la table voisine animait tout à coup, par ses reflets changeons, ou rejetait brusquement dans l’ombre ce groupe singulier. Le général se leva enfin, et, après s’être promené à grands pas de long en large pendant cinq minutes, en fumant par bouffées rapides, comme il le fumait lorsqu’un parti s’agitait dans sa tête, il prit brusquement son képi et se rendit chez le général Cavaignac. La razzia était décidée, puisque les Hamian-Garabas avaient l’imprudence de se mettre a portée de filet, il ne fallait point laisser échapper l’occasion de les atteindre. Les ordres furent immédiatement expédiés, et, les dernières dépêches écrites, nous allâmes rejoindre les officiers de la garnison au cercle où ils se réunissaient ; car Tlemcen est ville où rien ne manque : vous y trouverez un théâtre, bien mieux, des Espagnoles au sourire provoquant. Tlemcen doit tout ce bien-être au général Bedeau, et l’on parle encore du jour où les prolonges du train, couronnées de feuillages, entrent dans la ville au son de la musique et des fanfares des régimens.

Le surlendemain, le général Cavaignac prenait la direction du sud, pendant que nous faisions route pour Lèla-Marghnia, le poste le plus voisin de la frontière marocaine.


III

Trompée les heures, c’est le grand talent des gens habitués aux longues marches ; et tous nous courions les grands chemins depuis trop long-temps pour n’être point passés maîtres en la besogne. Un ruisseau, une pierre, une colline étaient l’occasion d’une histoire. Je me rappelle encore le rire de ceux de nos compagnons de course qui traversaient ce pays pour la première fois, lorsque l’on raconta les niches d’un lion à la colonne du général de Lamoricière en 1844, et la vengeance que le général en tira.

La colonne qui allait fonder en 1844 le poste de Lèla-Marghnia, surprise par les inondations entre la Tafna et le Mouila, fut obligée de bivouaquer. Le pays était sûr, malgré la proximité de la frontière ; mais, comme trois ou quatre lions, rôdaient depuis quelque temps, aux environs, le général avait donné l’ordre d’entourer le troupeau de broussailles et d’abattis d’arbres, et recommandé à la garde d’avoir l’œil au guet. Les ordres exécutés, la colonne s’endormit. La moitié de la nuit était passée, la pluie tombait à torrens, et les factionnaires, s’abritant de leur mieux dans les couvertures de campement, se croyaient bien tranquilles, lorsqu’un rugissement se fait entendre près du camp ; puis l’on voit passer dans l’air trois ou quatre points noirs, et aussitôt, frappé de terreur, le troupeau se précipite dans toutes les directions, renversant les hommes, les tentes, les faisceaux, et soulevant sur tout son passage une tempête de jurons. Un lion s’en était venu chercher sa provision du jour ; de là tout ce tapage. Le lendemain, on eut beau battre l’estrade, on ne retrouva que quatre bœufs ; maigre chair pour dix-huit cents hommes ; aussi, bien qu’il fût parvenu à titrer sa troupe d’embarras, le général de Lamoricière avait pas moins conservé une rude dent contre le lion. — C’est bon ! c’est bon ! disait-il, tu es venu me tourmenter rira bien qui rira le dernier. — Comme il repassait à quelque temps de là, au même endroit, il y fit placer une embuscade et attacher un bœuf. Le bœuf mugit, le lion l’entendit, il avait faim, et, par un beau clair de lune, se mit tranquillement en route, pour chercher le repas que la Providence lui envoyait. Arrivé à vingt pas du bœuf, il s’étendit les pattes en avant, se lécha les barbes de plaisir, rugit, puis tout à coup, d’un bond, il sauta dessus et lui arracha une épaule avec sa griffe ; mais à ce moment cinq coups de feu partirent, et le lion, frappé au cœur, roula en poussant un rugissement terrible. Sa peau, trophée de vengeance, fut envoyée au Château-Neuf, et depuis, les lions s’étant raconté l’aventure, ils n’osèrent plus jamais s’attaquer à la colonne du général de Lamoricière. — Telle fut, du moins, la morale ajoutée par le conteur.

Ce jour-là, nous fîmes la grande halte près de sources d’eau chaude, dans un des sites les plus originaux que l’on puisse rencontrer. Aux alentours le terrain est sombre, pierreux, le sol rougeâtre, et les oliviers au noir feuillage couvrent les collines. L’aspect de ce bassin est d’une grande tristesse. Tout à coup, au détour de la route, la baguette d’une fée semble dresser devant vous un jardin de délices. Des palmiers énormes s’élancent de leurs rachées séculaires, liés les uns aux autres par les lianes et les pampres des grandes vignes, et, sous ce dôme de verdure, les eaux bouillonnantes viennent baigner le pied des arbres gigantesques. L’imagination d’un poète en ses jours de caprice n’a jamais rien inventé de plus séduisant. Il semble toujours lorsqu’on se trouve sous ces ombrages enchantés qu’un génie mystérieux va vous apparaître. Si vous entendiez jamais Mouby-Ismaël, l’officier douair, vous raconter la légende qui court sur ce bois de palmiers, vous seriez saisi de compassion. Voyez plutôt :

Aux siècles passés, les rois de Tlemcen eurent des relations avec les lapidès[2]. Ces rois, qui se nommaient les Ben-Meriin, et qui venaient de l’ouest, expliquaient le langage du tonnerre, et par des combinaisons mystérieuses de chiffres, ou en jetant du sable sur une table noire, ils prédisaient l’avenir, châtiant ceux qui les avaient offensés à l’aide du démon leur allié. Or, il arriva que l’un des Beni-Mériin fut frappé par le regard d’une jeune fille qu’il rencontra un jour sur les bords de la Tafna, comme elle s’en venait puiser l’eau. Fier de sa puissance, il crut qu’un mot lui donnerait une nouvelle esclave, mais la jeune fille avait livré son cœur à un guerrier de sa tribu, et les paroles dorées du sultan furent repoussées avec dédain. Furieux de se voir ainsi traité, — car, s’il était tout-puissant pour la vengeance, il ne pouvait, comme les démons ses alliés, se faire aimer à son gré, et c’était là son châtiment, — le roi jura de se rassasier des larmes de celle qui lui refusait un sourire. Un soir donc que la jeune fille, se glissant hors du douar, était allée rejoindre sous les palmiers celui qu’elle aimait, le sultan appela à son aide le lapidé. À son ordre, le démon se saisit des deux jeunes gens, les entraîna dans la terre, et au même instant le pays entier changea d’aspect : on le nommait la vallée des fleurs, elles disparurent de la terre, et le sombre feuillage des oliviers couvrit les collines. Les palmiers seuls sous lesquels la jeune fille s’était retirée restèrent debout, témoins de la vengeance ; car à leur pied, à la place où elle fut engloutie, jaillit aussitôt la source merveilleuse ; et cette source n’est autre que les larmes que ces deux infortunés versent nuit et jour dans les entrailles de la terre, où les retiennent les sortilèges infernaux du maudit.

Le poste français de Lèla-Marghnia, où nous arrivâmes le soir, est bâti à un quart de lieue de la frontière, et une plaine de six lieues le sépare de la ville marocaine d’Ouchda. C’est dans cette plaine immense, traversée par l’Oued-Isly, que les tourbillons marocains furent brisés par nos bataillons, lorsqu’ils eurent, sous les ordres du maréchal Bugeaud ces glorieuses rencontres où le sang-froid discipliné l’emporta sur ces masses plus serrées que les nuées de sauterelles. Époque glorieuse pour le drapeau de la France, car je vous jure qu’un mois plus tard, sur toute la côte marocaine, le pavillon aux trois couleurs, que venaient d’appuyer les boulets de l’amiral prince de Joinville, était salué avec crainte par tous ces barbares ! Le pinceau guerrier d’Horace Vernet a fixé sur la toile ces scènes de combat, ou plutôt il a montré la fête après la bataille. Dans l’angle du tableau seulement un bataillon de chasseurs s’élance en sonnant la charge, son commandant en tête. Il semble déjà courir à la mort qui l’attendait tout entier, un an plus tard, au marabout de Sidi-Brahim.

Lorsque la colonne du général Cavaignac parcourut pour la première fois ce pays, trois mois après l’engagement, les ossemens répandus sur le sol racontaient les différentes phases de la lutte. — La charge a commencé en cet endroit. — Elle s’est arrêtée là. — Voici le dernier cadavre. — Plus loin, ils se sont formés en carré, la terre en porte les marques. — Et tous ces os déjà blanchis furent réunis, et la colonne défila devant eux en portant les armes, solennel hommage rendu par ceux qui marchaient au danger à ceux qui étaient morts au combat ! — Huit jours après, deux bataillons d’infanterie et le régiment de chasseurs à cheval du colonel de Cotte venaient pour rapporter à Djema ce qui restait de tant d’hommes. L’abbé Suchet les accompagnait et le sacrifice de la religion s’accomplit sous la voûte du ciel, au milieu de soldats dont les armes chargées résonnaient sur la terre. Puis les rangs s’ouvrirent, le pieux fardeau fut emporté. Après avoir traversé, nous aussi, le terrain de cette héroïque défense ; nous vîmes à deux cents pas de Djema, sous l’ombrage de grands caroubiers, au milieu d’une prairie, la pierre funéraire qui fut élevée à nos soldats. Chacun se découvrit devant le tombeau où la mort du combat avait réuni le soldat et l’officier. Cinq minutes après, nous entrions à Djema. Ce poste-magasin est bâti sur le bord même de la mer, à l’embouchure d’une petite rivières entre deux falaises escarpées, où l’on aperçoit les ruines de villages anciens repaires de pirates. Des baraques de planches, une muraille crénelée, de grands magasins, des cabarets sur le rivage quelques barques de pêcheurs, les embarcations de la marine ; en rade des bricks de transport, parfois, un bateau à vapeur de guerre ; au milieu de tout cela des soldats affairés, des cantinières et des marchands voilà Djema.

Le séjour en est triste, et, lorsque la paix règne dans le pays, la chasse et l’étude sont les seules ressources de ceux qui sont condamnés à tenir garnison dans un de ces postes avancés. Bien des gens de France s’en étonneront ; ils ont peine à se figurer des officiers au teint hâlé, à la longue barbe, pâlissant sur des livres, se livrant à des recherches scientifiques ou à des passe-temps littéraires. Rien n’est pourtant plus exact ; c’est même l’un des caractères particuliers à cette armée d’Afrique, où l’intelligence et les choses de l’esprit ont une part si grande. Cette tendance a toujours été favorisée par les chefs. Chaque poste a aujourd’hui sa bibliothèque établie par les soins du ministère de la guerre et composée d’environ trois cents volumes, choisis parmi les meilleurs auteurs, soit dans la science, soit dans les lettres. Ces lectures ont eu souvent une grande influence, et il serait curieux, maintenant que la génération de soldats formés par la guerre d’Afrique est appelée à peser d’un si grand poids sur l’avenir de la France, de chercher quels étaient les livres, nourriture habituelle de leur esprit ; peut-être y trouverait-on de curieux indices de caractère ; car tous lisaient, et lisaient beaucoup. Sans doute, ce serait une erreur de croire que l’armée d’Afrique n’est qu’une armée de savans ; mais il est certain que l’on retrouve souvent dans son sein des mouvemens d’intelligence que l’on ne rencontre point d’ordinaire à ce degré parmi les gens de guerre. La raison en est simple l’esprit de l’homme a besoin de variété et de changement ; s’il est forcé durant de longs mois à vivre dans une prison libre avec les mêmes personnes, au bout d’un certain temps, l’ennui le saisit ; il lui faut une distraction, et, cette causerie, qui lui est nécessaire, il la trouve avec ceux du passé, ces hommes immortels que chaque siècle lègue à celui qui vient, comme un résumé de l’esprit de la génération entière, comme un viatique pour les hommes condamnés encore à la peine et au labeur.

Si les morts ont un grand charme, la vie reprend toujours ses droits, et la rencontre d’un, ami n’est jamais plus agréable qu’aux avant-postes. Ce fut aussi avec une joie très vive que je retrouvai à Djema un de mes camarades, un de mes meilleurs amis. Nous avions dîné dans la baraque ou chaque jour les officiers venaient prendre leur repas. La salle, je suis forcé d’en convenir, était moins élégante que les salons des Frères Provençaux. Des planches de sapin remplaçaient les panneaux sculptés, et les escabeaux de bois tenaient lieu de fauteuils, le vin était bleu, d’un beau bleu, mais les convives avaient l’insouciance, la jeunesse, et la certitude de pouvoir marcher toujours droit. C’est là une des grandes raisons de ce calme imperturbable que l’on trouve si souvent chez les militaires. Le dîner fini, nous étions allés, mon camarade et moi, fumer notre cigare sur la plage ; le flot se mourait à nos pieds. La lumière tremblante d’un beau clair de lune semblait bercer les navires qui s’inclinaient doucement sous la houle ; l’air était tiède ; ce silence de la terre et des eaux, où l’on croit parfois saisir le lointain écho de voix mystérieuses, entraîne toujours en Afrique la pensée vers la France. Appuyés contre une balancelle, nous restions plongés dans nos rêveries, lorsque tout à coup j’entendis mon camarade s’écrier :

— Ah ! la belle soirée ! que je voudrais être à Paris !

— Et qu’y ferais-tu ?

— Écoute, je ne t’ai jamais raconté cela ; mais, par un temps comme celui-ci, je suis amoureux.

— Bah !

— Oui, et pourtant Dieu sait si je me plais en Afrique ; mais, n’importe, je voudrais être à Paris.

— Et s’il y gelait ? nous sommes au mois de janvier.

— À Paris, que fait le temps ? Je te dis que je suis amoureux ; seulement je l’oublie, et je ne me le rappelle que par des soirées comme celle-ci. C’était par une soirée du mois d’août que je suis devenu amoureux d’elle ; je ne lui ai, du reste, jamais parlé, et j’en aurais même été désolé.

— Qu’est-ce que toutes ces fariboles ?

— Fariboles… pas tant que tu crois ! Voici le fait : au mois d’août dernier, je me promenais sur le boulevard ; il faisait un temps superbe, ce temps-ci, ma foi, et pourtant je m’ennuyais, lorsqu’en passant devant le Gymnase je vois écrit en grosses lettres : Clarisse Harlowe. J’avais toujours eu un faible pour Clarisse ; aussi je ne voulais pas entrer dans la crainte qu’on ne me l’eût gâtée ; mais mon cigare s’éteignit juste devant la porte du théâtre ; c’était un présage, j’entrai. Ah ! si tu savais… Après les premières scènes, je m’émeus ; au deuxième acte je pleure, et au troisième, furieux j’injurie Lovelace. J’étais amoureux fou de Clarisse. Il fallait partir dans quatre jours, je retournai quatre fais au Gymnase tout ce temps-là, j’ai été heureux et ces émotions me reviennent par des soirées comme celle Mais aussi elle était si digne, si confiante dans son amour ! elle avait tant de grace ! et comme elle mourait ! Voilà pourquoi je suis amoureux ce soir ; heureusement qu’il ne fait pas toujours si beau. Au fait, sais-tu ce que c’est que l’amour ?

— Je crois, répondis-je, que le poète a eu raison de dire :

L’amour, hélas ! l’étrange et la fausse nature,
Vit d’inanition et meurt de nourriture.

Mais cet Arabe qui se promène là-bas avec Manuel, l’Espagnol, aura bien sans doute une définition à ton service.

Et sans attendre la réponse de mon camarade, j’appelai par son nom l’Arabe que je venais de reconnaître :

— Caddour ! viens par ici. Veux-tu un cigare ? Ils sont bons ; c’est Dolorita d’Oran qui me les a vendus.

— Donne, dit Caddour après avoir échangé le salut. Est-il venu des nouvelles ?

— Rien que je sache, lui répondis-je.

— Bien.

— Voilà mon ami qui veut te faire une question. Sa pensée est en France, il a emporté un souvenir ; il ne sait pourtant pas si ce souvenir est dans son cœur ou dans sa tête. Il me demandait donc ce que c’était au juste que l’amour. Ma réponse ne lui plaît pas. Toi, qu’en penses-tu ?

— As-tu jamais vu, me répondit Caddour, un petit oiseau venir chercher refuge sous la tente, lorsque l’hiver envoie la neige froide et la pluie glacée ? Le pauvret respire un instant le chaud et le bien-être ; bientôt, poussé par la force d’en haut, l’instinct, il regagne les airs ; il vole vers la souffrance. Ce que la chaleur de la tente est au petit oiseau durant une seconde, l’amour l’est pour l’homme une halte où il reprend des forcis. À ceux à qui Dieu destine puissance et action, il donne grand cœur et grand amour.

— Ceci me semble sujet à discussion, repartit mon ami, et Manuel trouvera bien dans un recoin de sa tête une explication meilleure que celle-là.

— Oui, répondit. Manuel, Espagnol au teint bronzé, dont l’œil ardent et le regard toujours droit et rapide indiquaient le caractère décidé, oui vraiment, je me souviens d’un chant que les femmes de Grenade répètent souvent ; il vient, je crois, des Maures.

Et il nous chanta d’une voix lente et grave ces paroles d’un romance espagnol dont voici la traduction.

« Quant aux jours du commencement Dieu punit le monde, il déroba de sa lumière ; et le soleil, reflet de Dieu, perdit de sa clarté de feu ; et les nuages gris et les jours sombres parurent pour la première fois.

« Un rayon pourtant fut laissé par miséricorde, et ce rayon se transmet d’ame en ame. Heureux ceux qui le rencontrent ! il les, sauve de la mort et leur donne part de Dieu. L’amour est ce rayon, l’amour ; dernier lien de la terre et du ciel ;

« Et comme du ciel était resté le rayon de miséricorde qui donnait le bonheur des anges, l’esprit du mal fut jaloux.

« Et des profondeurs de la terre sortit une lueur fatale, et cette flamme gagna aussi d’ame en arme. Alors beaucoup souffrirent, et tous dirent : L’amour nous a mis en grande douleur.

« Tous étaient trompés, et Satan riait, car il semait partout le désespoir, et les ames arrivaient à lui.

« Si un matin tu te sens devenir meilleur, si tu reçois tes pensées d’en haut ; enhardis ton cœur et dis : J’aime.

« Si tu ne connais que le dévouement, enhardis ton cœur et dis : J’aime.

« Si toujours oublieux de toi, tu veux le bonheur pour celle à qui tu penses, enhardis ton cœur et dis : J’aime.

« La lueur de l’enfer est loin, le rayon du ciel te remplit ; aie confiance. »

— Ami, reprit mon compagnon lorsque la dernière note eut été emportée par la brise, il y a là un parfum des jasmins de Grenade, et il me semble entendre le murmure des eaux dans les jardins du Généralife ; mais, assez de discussions. Qu’importent les systèmes ! les faits seuls ont quelque valeur : ce qui est écrit est écrit. Si je dois le comprendre et l’éprouver, je le comprendrai et l’éprouverai, à moins que la fin du monde ne vienne me surprendre.

— Vous autres ; vous vous raillez de tout, dit Caddour ; souhaite pour toi de ne pas voir les temps qui précéderont la fin des siècles.

— Eh ! qu’y aura-t-il donc alors de si extraordinaire ?

— Les temps ont été prédits, dit Caddour, et, lorsque les iniquités auront rempli la coupe, les cercles de fer qui tiennent enfermée la race des hommes terribles entre les pitons des deux montagnes, s’écarteront, et ils se précipiteront à travers le monde pour le dévorer, desséchant les fleuves, en les buvant ; détruisant les arbres et les fruits, semant sur leur passage le carnage et la mort.

— Lieutenant, le général vous demande avec Si-Caddour, me dit en ce moment un planton qui, depuis un quart d’heure, me cherchait dans tout le camp.

— C’est bien, j’y vais. — Et c’est comme cela que finira le monde ? Repris-je tout en me dirigeant vers la baraque du commandait supérieur, où le général était descendu.

— Non, reprit Caddour, car Dieu est, miséricordieux, et Si-Aïssa (Notre-Seigneur-Jésus-Christ), qui n’est point mort, descendra du ciel pour rétablir la paix dans le monde.

— Ainsi soit-il ! ajouta mon camarade. C’est égal, voilà un joli conte. Caddour à demain ; viens déjeuner avec moi, tu as une trop belle imagination pour que je ne veuille pas te revoir.

— Quand il aura passé trois ans dans le pays ; me disait Caddour, au moment d’entrer avec moi chez le général, ton ami rira moins et croira davantage.

Ce n’était pas pour discuter sur l’amour que le général de Lamoricière nous attendait. Il fallut, durant de longues heures, écrire d’ennuyeuses dépêches sur la situation des esprits dans la province, sur les approvisionnemens et les marchés de foin. Heureusement enfin, tout le travail fut terminé, et le lendemain matin rien ne nous retenait plus à Djema. Puce-Ville était alors le sobriquet de Djema-Rhazaouat ; ce surnom fera comprendre sans peine combien nous avions hâte de nous remettre en marche. La route, pour regagne Oran, longeait Nedroma avant de traverser les montagnes kabyles. Le général prit avec lui une petite colonne commandée par le colonel de Mac-Mahon, afin de juger en passant les contestations qui s’étaient élevées, entre l’autorité française et les Kabyles, et de frapper ceux-ci au besoin s’ils refusaient de méconnaître le bien jugé. Nedroma, où le général reçut la diffa, est une ville aux frais ombrages, entourée de bonnes et solides murailles qui défieraient au besoin une attaque à main armée. Ses habitans sont riches, industrieux, habiles, et les méchantes langues disent que l’argent est aimé dans cette ville « à ce point que jamais l’on ne s’inquiète de son origine. »

À partir de Nedroma, nous commençâmes à escalader les montagnes kabyles. Sur toute la route, nous trouvions des gens furieux d’être obligés de se soumettre, mais payant sans mot dire l’arriéré. La vue du régiment du colonel de Mac-Mahon les rendit doux comme des moutons, et ils avaient raison, je crois, car le colonel était connu pour ne point plaisanter une fois une affaire engagée. Tout se passa donc de la meilleure grace du monde, et, ayant regagné de nouveau la plaine avant de franchir le col qui nous conduisait au poste d’Aïn-Temouchen, sur la route de Tlemcen à Oran, nous pûmes courir le lièvre par un soleil magnifique. En chasse, le général reçut des dépêches qui lui annonçaient l’heureuse réussite du coup de main sur les Hamian-Garabas. Après une marche de vingt-cinq heures, le général Cavaignac les avait atteints et complètement rasés. Ce fut notre dernier beau jour. La pluie nous prit dans la nuit et commença à tomber par torrens. Le diable bat sa femme, dit-on en France lorsqu’il pleut. Il faut qu’il y ait en Afrique un diable dont la femme soit bien sujette aux larmes, car des seaux, d’eau jetés, de seconde en seconde peuvent seuls donner une idée de ces pluies qui tombent sans jamais s’arrêter. Ah ! comme les terres du Sidour, la Brie de la province d’Oran, étaient agréables pour nos chevaux ! On y enfonçait, on y pataugeait, on y glissait en descendant les côtes, et on y jurait surtout, car muletiers et officiers sont de même pâte, la colère venue. Enfin nous arrivâmes à Aïn-Temouchen ou nous pûmes nous réchauffer à l’abri. Lorsque l’insurrection de 1845 éclata, le poste d’Aïn-Temouchen n’avait qu’une très petite réserve de cartouches. À chaque instant, dans la province d’Oran, on craignait d’apprendre que ce poste eût été enlevé faute de munitions, et cependant il n’y avait pas un soldat de disponible, aucun moyen d’en envoyer. Le colonel Walsin commandait les goums arabes ; dans cette circonstance critique il tenta l’aventure. Seul Français au milieu de cinq cents Arabes ; qui commençaient déjà à douter, à une demi-journée de marche de l’émir, qui avait alors des forces nombreuses, le colonel, n’hésita pas une seconde. Il donna l’ordre de se mettre en marche ; un caïd lui fit une observation, il renouvela l’ordre ; le caïd refusa de l’exécuter ; alors, prenant son pistolet, il lui fit sauter la cervelle. L’instant d’après, un second, qui eut la même audace, eut aussi le même sort. Par cet acte d’énergie, dans un moment qui pouvait être un moment suprême, le colonel maintint la troupe arabe et parvint à conduire jusque dans Aïn-Temouchen les munitions dont ce poste manquait. Ces lieux, du reste, où des souvenirs héroïques, et le Défilé de la Chair (Chabat-el-Lhâme), où passe la route, témoigne par son nom du courage de ces mille Espagnols, qui, glorieux précurseurs de nos soldats de sidi-Brahim, surent aussi, accablés par le nombre, y tomber un à un, faisant tous face à l’ennemi. « Le capitaine Balboa, dit Marmol, y mourut avec tous ses soldats, qui ne voulurent jamais se rendre et combattirent vaillamment jusqu’à la mort, et Martinez fut mené à Tlemcen avec treize prisonniers seulement. Enfin, de tous les Espagnols il ne s’en sauva que vingt, qui se retirèrent sous la conduite de quelques guides et s’en retournèrent à Oran. »

Il est probable que les vingt Espagnols dont parle le chroniqueur eurent plus d’embarras que nous, mais, certes, ils ne gagnèrent pas plus rapidement la ville, car la pluie est une compagne de route trop maussade pour qu’on n’ait pas hâte de s’en délivrer. Le soir, nous arrivions à Oran et deux jours après il était déjà question du départ. M. le général de Lamoricière allait s’embarquer pour la France, afin d’assister à la session de la chambre ; son ardeur inquiète se réjouissait des nouvelles luttes qui l’attendaient ; sa pensée prenait plaisir à ces nouveaux combats. Pour nous, qui restions sur la terre d’Afrique, nous le vîmes partir avec regret. Les souhaits que nous lui adressâmes en lui serrant la main comme il montait à bord ; étaient sincères. Ces souhaits ont-ils porté bonheur au général de Lamoricière ? Ceux qui l’ont suivi au milieu des agitations de sa vie politique en jugeront.

Depuis cette époque un grand nombre des compagnons que le bivouac avait réunis pour un temps se sont séparés, et maintenant chacun suit sa destinée ; mais aucun n’a oublié ni les courses de la province d’Oran, ni les longues causeries du Château-Neuf.


PIERRE DE CASTELLANE.

  1. Voyez Une Course dans la province d'Oran, livraison du 1er novembre 1850.
  2. Dans la croyance musulmane, les anges rebelles furent précipités du ciel à coups de pierre. De là le nom de lapidé donné aux démons.