Librairie Nouvelle (1p. 86-100).
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IX


Rome, 19 mars, dix heures du matin.

Je viens de passer une heure à ma fenêtre. Je suis sur le monte Pincio, et j’ai une des plus belles vues de Rome. Oui, c’est ce qu’on appelle une vue, un grand espace rempli de maisons et de monuments bien éclairés, probablement quand le soleil s’en mêle ; mais le ciel est gris, et il fait froid. La coupe de ce vallon, où Rome s’enfonce pour se relever sur ses illustres collines affaissées par le temps, est très-gracieuse ; mais la ligne environnante est froide, l’horizon trop près, et pauvre malgré les grands pins qui se découpent sur le ciel, du côté de la villa Pamphili, et qui sont trop clair-semés, trop secs de contours. Je sais bien que ces monuments, ces palais, ces églises innombrables sont à voir de près, et que cette ville renferme des trésors pour l’artiste. Mais quelle laide, triste et sale grande ville ! Les colosses d’architecture qui s’en détachent la font paraître encore plus misérable… pis que cela, prosaïque, sans caractère. Rome sans caractère ! qui pouvait s’attendre à pareille déception ! Tartaglia (car, décidément, c’est le nom qui prédomine ici) est derrière moi, me disant qu’il ne faut pas regarder Rome par un temps sombre ; que ce n’est, d’ailleurs, pas par l’ensemble qu’elle brille… ; que la Rome moderne ne sert qu’à avilir l’ancienne. Je ne le vois que trop. Mais, moi qui ne comprends pas le détail avant d’avoir saisi la physionomie générale, je cherche en vain à quoi ceci ressemble, tant ceci ressemble à une ville mal bâtie quelconque. Des quartiers entiers de vilaines maisons déjetées qui ne sont d’aucune époque, les unes d’un blanc criard, les autres d’un brun sale ; aucune intention, aucun lien, aucune époque précise dans toutes ces constructions, et la monotonie, cependant ; comment arranger cela ? Est-ce l’uniformité de l’incurie, du mal-être, de l’abandon de soi-même ? Il semble que cette population ne se soit pas douté qu’elle venait bâtir sur l’emplacement où fut Rome, ou bien que, prenant en haine sa splendeur passée, cause de tant d’invasions et source de tant de maux, elle se soit hâtée d’en cacher les vestiges sous un amas de rues étroites et de bâtisses misérables. Quoi ! ceci n’a même pas la fantaisie de Gênes et la solennité de Pise ! Si l’on prenait trente ou quarante de nos laides et crasseuses petites villes du centre de la France, et si l’on en semait le sol bien serré, pour étouffer et cacher, autant que possible, les beaux restes de la Rome des Césars et des papes, on aurait ce que j’ai sous les yeux ! Je suis consterné et indigné !

Il paraît que c’est jour de lessive, car je n’aperçois pas une maison, pas un palais même, qui ne soient couverts de haillons pendus à toutes les fenêtres. Et notez que ce ne sont pas les capes rouges des marins génois, ni les brillants mezzari bariolés semant de points lumineux et chauds les harmonieuses profondeurs des ruelles de Gênes. Ce sont des guenilles incolores sur des murs décolorés, ou des amas de chiffons blafards couvrant les ruines, jurant auprès des édifices, masquant les détails de la composition, la seule belle chose qu’il y aurait à laisser voir !

Ô déception ! déception ! Allons ! cela passera sans doute. C’est l’effet du temps gris et des mauvais rêves que j’ai faits cette nuit. Je m’étais couché tranquille, ne sentant aucun remords et aucun regret, je vous jure, d’avoir frappé, mortellement peut-être, un voleur ou un assassin de grand chemin ; et voilà que, dans mon sommeil, ce gibier de potence est revenu dix fois se faire assommer ! Cela me met mal avec l’Italie dans mon for intérieur, de m’être trouvé forcé, dès mon premier pas sur cette terre sacrée, de la priver d’un de ses habitants. Cela me convient si peu, à moi, paisible et patient amoureux des fleurs des champs et des petits ruisseaux, de me frayer passage, comme un paladin, à travers des embuscades de mélodrame !

J’en suis tout triste, tout honteux, tout irrité. J’en veux à cette race de postillons insolents, de conducteurs filous, de mendiants obscènes, qui m’avaient rendu méchant, et qui sont peut-être cause que j’ai trop réellement cassé la tête du premier bandit offert à ma vengeance. Faisait-il le mort ? l’a-t-on emporté ? s’est-il sauvé lui-même ? Cela me fait penser que j’ai promis hier à lord B*** de ne pas sortir pour mon compte avant d’avoir été avec lui faire ma déposition. Si j’en croyais Tartaglia, nous nous tiendrions tranquilles. Il assure que cela ne servira de rien ; qu’on va nous ennuyer pendant six mois en nous confrontant avec tous les bélîtres arrêtés pour d’autres méfaits ; enfin, que nos poursuites vont nous exposer à de pires aventures dès que nous quitterons Rome, et même dans Rome, peut-être. Il a l’air assez sûr de son fait. Peut-être aussi fait-il partie de quelque respectable société en commandite pour le détroussement des voyageurs. Je ferai ce que lord B*** jugera convenable.

Puisque je vous transmets l’opinion de Tartaglia, il faut que je vous dise de quelle merveilleuse apparition il a charmé l’instant de mon réveil.

— Il est huit heures, Excellence. C’est moi que vous avez chargé de vous faire lever.

— Tu en as menti. Je n’ai pas besoin et je ne veux pas de domestique.

— Moi, domestique, mossiou ? Vous n’y songez pas ! Un Romain domestique ! Cela ne s’est jamais vu et ne se verra jamais.

— En vérité ? C’est donc comme ami que tu t’occupes de ma personne ? Eh bien, je n’ai pas besoin d’ami pour le moment. Va te promener !

— Vous avez tort, mossiou ! Tu as souvent besoin d’un plus petit que soi !

— Diantre ! nous sommes érudits, même en français ! Mais quel diable de costume as-tu là ?

— Un joli costume, n’est-ce pas, Excellence ? J’ai mis ce que j’ai de mieux en toilette du matin, et je vais vous dire pourquoi. Lord B*** m’a promis hier un habillement. Je fais les commissions de la maison, et milady ne veut pas que j’aie l’air d’un malheureux.

— Eh bien, est-ce là le goût de milady, cette toilette du matin ?

— Je ne sais pas, mossiou ; mais n’importe. On m’a promis des habits, on m’en donnera. Seulement, si je me montre dénué de tout, on me jettera une vieille redingote de domestique ; au lieu que, si on me voit comme me voilà, un peu élégant, on m’offrira un habit noir, encore bon, de la garde-robe de milord.

Vous voyez que Tartaglia raisonne serré. Mais imaginez-vous son élégante toilette : un habit de bouracan vert-olive gansé de noir, rapiécé de vert-bouteille aux coudes ; un pantalon pareil, rapiécé de vert-billard aux genoux. Cela fait la gamme de tons la plus étrange et la plus fausse. Ajoutez à cela un jabot de mousseline et des manchettes énormes, très-blanches, bien-plissées, mais percées de trous gigantesques ; une corde grasse, qui fut jadis une cravate de soie, et une sorte de berret, autrefois blanc, aujourd’hui couleur des murailles de Rome, objet de goût, qu’il a rapporté de ses voyages ; enfin, une épingle de corail de Gênes au jabot et une bague de lave du Vésuve au doigt. Cet ajustement de sa petite personne à grosse tête, ornée d’une affreuse barbe dure et grisonnante, achève de le rendre hideux, et le contentement avec lequel il se posait devant la glace me le fit paraître si bouffon, que je partis d’un immense éclat de rire.

Je crus voir que je l’avais blessé, car il me regarda d’un air de tristesse et de reproche, et j’eus la niaiserie de me repentir. Affliger un homme qui me rendait le service de m’égayer, c’était de l’ingratitude. Quand il vit ma simplicité :

— C’est bien aisé de se moquer des pauvres, dit-il, quand on ne manque de rien ; quand on a trois ou quatre cravates à choisir tous les matins !

Je compris l’apologue, et lui fis don d’une cravate. Il retrouva aussitôt sa bonne humeur, qu’il avait fait semblant de perdre.

— Excellence, me dit-il, je vous aime, et je m’intéresse à un cavaliere qui sait ce que c’est que la vie ! (C’est là son éloge favori, éloge mystérieux, profond peut-être dans sa pensée.) Je veux vous donner un bon conseil. Il faut épouser la signorina. C’est moi que je vous le dis !

— Ah ! ah ! tu veux me marier ! Avec quelle signorina ?

— La Medora, l’héritière future de Leurs Excellences britanniques.

— En vérité ? Pourquoi faut-il l’épouser ? Est-ce qu’elle est en peine d’un mari ?

— Non, elle est riche et belle. Oh ! la belle femme ! n’est-ce pas ?

— Oui, après ?

— Eh bien, elle a refusé ici, l’an dernier, les plus beaux partis de la contrée : des neveux de famille papale, des fils de cardinaux, tout ce qu’il y a de plus huppé.

— Tu es sûr qu’elle a refusé tout cela pour m’attendre ?

— Non ; mais qui sait l’avenir ? Puisque vous êtes amoureux d’elle, pourquoi ne serait-elle pas amoureuse de vous ?

— Ah ! je suis amoureux d’elle ? Qui t’a dit cela ?

— Elle.

— Comment, elle ? à toi ?

— À la Daniella, ma cousine ; c’est la même chose.

— Ah ! oui-da, vraiment ! voilà un amour dont je ne me serais pas avisé !

— Voyons, voyons, mossiou, c’est moi que je m’y connais ! vous êtes amoureux. La Daniella vous le dira comme moi. Elle n’est pas sotte : je suis son oncle.

— Tu disais son cousin ?

— N’importe. Tenez, la voilà.

En effet, la Daniella entrait avec un immense plateau chargé, sous prétexte de thé, d’un déjeuner complet.

— Eh ! bon Dieu ! qui m’envoie cela ? m’écriai-je. Je n’ai rien demandé ; je ne veux pas être nourri ici, moi, que diable !

— Ça ne me regarde pas, répondit la jeune fille. Je fais ce que l’on m’a commandé.

— Qui ?

— Milord, milady et la signorina. Je vous prie de manger, monsieur, ou je serai grondée.

— Est-ce que l’on vous gronde quelquefois, Daniella ?

— Oui, depuis hier ! répondit-elle d’un air singulier. Mais mangez donc !

Brumières est survenu et s’est moqué de ma contrariété. Il prétend que je fais des façons ridicules ; qu’il n’y a rien de plus contraire au bon goût que cette petite fierté bourgeoise en révolte contre la facile libéralité des grands ; que ces gens-là font leur devoir et leur bonheur en caressant et en gâtant ainsi les artistes ; enfin, qu’à ma place, il se laisserait faire ; et il a ajouté que justement, pour être à cette place dans les bonnes grâces d’une certaine personne de la famille, il aurait tué dix brigands et, au besoin, trois honnêtes gens par-dessus le marché.

Son entrain et sa gaieté ont charmé Tartaglia et la soubrette ; de sorte que la conversation s’est établie sur les sujets les plus délicats avec un abandon extraordinaire. Comme je suis seul maintenant (il est midi, et je vous écris à bâtons rompus, en attendant toujours lord B***, qui m’a fait dire qu’il allait venir me prendre), je veux vous la transcrire comme une peinture de mœurs. Peut-être resterai-je ensuite quelques jours sans pouvoir vous tenir ainsi au courant de mes faits et gestes ; car il faudra voir Rome et digérer mieux les réflexions que je me permets aujourd’hui de mettre étourdiment et crûment sous vos yeux. Je profiterai donc du moment que je tiens encore, pour vous installer avec moi, par la pensée, dans ce nouveau monde où je viens d’être jeté par le hasard.

LA DANIELLA, à Brumières, pendant que je me résigne à avaler une côtelette assez bonne qui n’est ni mouton ni agneau. (La Daniella parle facilement le français, mais non correctement, et je supprime les contre-sens et les pataquès). — Je savais bien, Excellence, que, vous aussi, vous soupiriez pour la signorina.

BRUMIÈRES. — Moi aussi ? Qui donc est l’autre ?

VOTRE SERVITEUR, la bouche pleine. — Il paraît que c’est moi !

BRUMIÈRES. — Coquin de paysagiste, vous ne me disiez pas ça ! N’en croyez rien, charmante Daniella, et dites bien à votre jeune maîtresse qu’elle ne fasse pas d’erreur. C’est moi, moi seul qui soupire pour elle.

LA DANIELLA. — Vous seul ? Un seul amoureux à une si belle fille ? Elle ne le croirait pas ! N’est-ce pas que vous aussi, signor Giovanni di Val-Reggio, vous aimez ma maîtresse ?

VOTRE SERVITEUR, toujours la bouche pleine, — Hélas ! non, pas encore !

(Stupéfaction de l’auditoire).

TARTAGLIA, indigné. — Cristo ! vous faites l’imprudence de vous méfier de nous ! Vous êtes un enfant, c’est moi que je vous le dis !

LA DANIELLA, dédaigneuse. — Monsieur n’a peut-être pas regardé la signorina ?

BRUMIÈRES, triomphant. — Vous voyez, ma chère, il ne l’a pas seulement regardée !

VOTRE SERVITEUR. — J’ai fait mieux, je l’ai vue.

LA DANIELLA. étonnée. — Et elle ne vous plaît pas ?

VOTRE SERVITEUR, résolument. — Non, de par tous les diables, elle ne me plaît pas !

BRUMIÈRES, me serrant la main avec une solennité comique, — Grand cœur ! noble ami ! Je te revaudrai ça quand tu seras amoureux d’une autre.

LA DANIELLA, à Tartaglia, me désignant. — C’est un facétieux (un buffonne) !

TARTAGLIA, haussant les épaules. — Non ! il est fou (matto) !

LA DANIELLA, à votre serviteur. — Est-ce qu’il faudra dire à la Medora qu’elle vous déplaît ?

TARTAGLIA, vivement. — Non ! je le protège ! (À part, probablement.) Il m’a donné une cravate !

BRUMIÈRES, à la Daniella. — Vous direz poliment qu’il est amoureux d’une autre. Vous y consentez, Valreg ?

VOTRE SERVITEUR, d’un air magnanime. — Je l’exige !

LA DANIELLA. — Tant pis ! je vous aimais mieux que l’autre.

BRUMIÈRES. — Qui, l’autre ?

LA DANIELLA. — Vous.

BRUMIÈRES. — Tu me fais penser que je ne t’ai rien donné. Veux-tu un baiser, charmante fille ?

LA DANIELLA, après l’avoir regardé. — Non, vous ne me plaisez pas, vous !

VOTRE SERVITEUR. — Et moi ?

LA DANIELLA. — Vous me plairiez ! vous avez l’air sentimental. Mais vous aimez quelqu’un.

BRUMIÈRES. — C’est peut-être vous.

VOTRE SERVITEUR. — Qui sait ? ça pourrait venir !

LA DANIELLA. — Alors, vous n’aimez personne et vous vous moquez de nous. Je dirai cela à ma maîtresse.

BRUMIÈRES. — Ah çà ! ta maîtresse tient donc beaucoup à être aimée de monsieur ?

LA DANIELLA. — Elle ? Pas du tout.

VOTRE SERVITEUR. — Tu vois donc bien que je suis très-heureux de ne pas la trouver jolie ! Tu me plais cent fois davantage.

LA DANIELLA, levant les yeux au ciel. — Sainte Madone ! peut-on se moquer ainsi !

Je dois vous dire que, tout en me posant de la sorte, je disais jusqu’à un certain point la vérité. Seulement, je la disais sans préméditation aucune, et, vous pouvez m’en croire, sans dépit contre la Medora, comme sans projet de séduction sur la Daniella. Je trouve bien la première un peu impertinente à mon égard, de s’imaginer que je n’ai pu la voir sans perdre la tête ; mais elle est assez belle pour qu’on prenne en considération son orgueil d’enfant gâtée. Je le lui pardonne. Le fait est qu’elle ne m’est pas sympathique, qu’elle me semble étrange, trop occupée d’elle-même, trop poseuse de courage martial et de goût raphaélesque. Si j’avais quelque raison pour aimer sa soubrette, ce dont le ciel me préserve, car je la crois très-délurée, je m’arrangerais beaucoup mieux avec l’expression de sa figure et le type de sa beauté ; je dis beauté, quoiqu’elle soit tout au plus jolie. Vous me direz si vous la voyez telle, d’après le portrait que je vais vous faire.

Je voudrais vous montrer une de ces puissantes beautés du Transtévère, ou une de ces élégantes filles d’Albano, que vous connaissez en peinture, avec leur costume pittoresque, leur taille de reine, leur majesté sculpturale. Rien de tout cela n’a encore frappé mes regards. La Daniella est une Frascatine pur sang, à ce que m’assurent Brumières et Tartaglia, c’est-à-dire une jolie femme selon nos idées françaises, bien plus qu’une belle femme selon le goût italien. Elle est très-brune, un peu pâle ; elle a des yeux, des dents et des cheveux magnifiques ; le nez est passable, la bouche un peu grande, le menton un peu court et avancé ; les plans du visage sont plus fermes que gracieux ; le regard est passionné, peut-être hardi. Est-ce franchise ou impudeur ? Je ne sais. La taille est charmante, fluette sans maigreur et souple sans débilité. Les pieds et les mains sont petits, qualité rare en Italie, à ce que j’ai pu remarquer jusqu’ici. Elle est vive, adroite, et m’a paru danser avec grâce. Quoique civilisée par un voyage en France et en Angleterre (elle est depuis deux ans au service de lady Harriet), elle a conservé je ne sais quoi de hautain dans le sourire et de sauvage dans le geste qui sent la villageoise méfiante, à idées étroites et obstinées. Je ne l’avais guère regardée en voyage : elle avait un châle et un chapeau qui l’enlaidissaient beaucoup, et qu’elle portait assez mal ; mais, depuis ce matin, elle a repris son costume local, qui n’est pas des plus beaux, mais qui lui sied : une robe brune à manches demi-courtes, un tablier dont la pièce de corsage baleiné lui sert de corset, et un mouchoir de mousseline blanche sur le chignon, noué très-lâche sous le menton.

Telle est la personne dont je suis censé amoureux, car il faut vous raconter la suite de l’intrigue.

À peine la Frascatine (car, en dépit de Tartaglia, je crois que c’est ainsi qu’il faut dire) était-elle sortie, emportant les restes de mon déjeuner, que Tartaglia, se posant devant moi d’un air solennel et un peu tragique, m’adressa cette réprimande :

— Prenez garde à vous, mossiou (Je découvre que mossiou est son terme de mécontentement, tandis qu’excellence est son terme de satisfaction.) Prenez garde aux yeux de la Daniella ! C’est une Frascatine et une fille apparentée.

— Qu’entends-tu par ces paroles ?

BRUMIÈRES. — Je vas vous le dire, moi. J’ai failli y être pris, à l’occasion d’une certaine…

TARTAGLIA. — Je sais !

BRUMIÈRES. — Comment, tu sais ?

TARTAGLIA. — Eh ! oui ; vous ne vous souvenez pas de moi ; mais je vous ai remis tout de suite sur le vapeur. Il y a deux ans, quand, par occasion et faute de mieux, je tenais des ânes à Frascati, vous fîtes la cour à la Vincenza.

BRUMIÈRES. — C’est possible ; mais j’y renonçai vite en voyant qu’elle était apparentée ; c’est-à-dire, mon cher, ajouta-t-il en s’adressant à moi, qu’elle avait une famille établie au pays. On vous expliquera peu à peu comment, dans certains villages de la Campanie, et à Frascati particulièrement, il y a une population nomade, la caste des contadini (paysans), qui ne tient pas au sol, et une population stable, la caste des artisans. Ces derniers ont l’humeur austère à l’endroit des étrangers, et, dès qu’une fille de la tribu est recherchée par un touriste, un peintre, un amateur quelconque sans grande protection ni crédit, on lui impose le mariage… ou le duel au couteau. Seulement, on ne lui prête aucune espèce de couteau pour se défendre, et on le force à épouser on à fuir. C’est le sage parti que j’ai pris et que je vous conseille de prendre si jamais vous avez affaire, à Frascati, avec une fille ayant beaucoup de parents. Je crois que la Vincenza avait quelque chose comme vingt-trois cousins.

VOTRE SERVITEUR, à Tartaglia. — Et, comme tu prétends être le parent de la Daniella, tu m’avertis et me menaces ? Tu me donnes envie de lui faire la cour !

TARTAGLIA. — Non, Excellence ; je ne suis ni son parent ni son amoureux. Je ne suis pas un Frascatino ; je suis un Romain, moi ! La Daniella, qui est une bonne fille, m’a fait passer ici pour son parent, ce qui m’a assuré les bonnes grâces de milady. Un petit mensonge, c’est une bonne action quelquefois. Mais je vous dis : Excellence, ne pensez pas à cette petite fille, quand même vous ne devriez jamais mettre les pieds à Frascati.

BRUMIÈRES. — C’est donc… ?

TARTAGLIA. — Non, non, rien de mauvais ! Une bonne fille, Excellence, je vous dis ! Mais quoi ! une fille de rien !

Et, me prenant à part, il ajouta :

— Regardez plus haut ; faites-vous aimer de l’héritière, c’est moi que je vous le dis !

— Laisse-nous tranquille avec ton héritière et tes avis. Nous avons assez de ta conversation.

— À votre service, quand il plaira à mossiou ! dit-il en souriant de travers et en emportant sa cravate.

— Ne le fâchez pas, me dit Brumières dès que nous fûmes seuls ; ces abominables coquins-là sont utiles ou dangereux ; il faut opter. Dès que vous avez accepté d’eux le plus petit service, même en le payant bien, et surtout si vous l’avez bien payé, vous leur appartenez, vous devenez leur ami, c’est-à-dire leur proie. N’espérez plus leur échapper, tant que vous aurez un pied dans Rome ou aux environs. Et même, s’ils ont quelque intérêt sérieux à vous épier ou à vous suivre, vous les verrez sortir de terre en quelque lieu de l’Italie que vous vous trouviez. Dès qu’ils ont pénétré ou cru pénétrer votre caractère, vos goûts, vos besoins ou vos passions, ils s’arrangent pour les exploiter. Vous avez l’air de ne pas me croire ? Eh bien, vous verrez ! Je vous attends à la première amourette que vous aurez ici. Fût-ce la nuit, au fond des catacombes, et sous triple cadenas, vous me direz si vous ne trouvez pas ce Tartaglia sur vos talons, et s’il ne s’arrangera pas pour que vous ayez absolument besoin de lui. Au reste, ne vous en chagrinez pas. Si l’obsession de ce genre de démon familier est quelquefois irritante, elle a aussi bien des avantages, et le mieux est de l’accepter franchement. Ils ont les qualités de leur emploi ; ils sont aussi discrets pour garder votre secret qu’ils le sont peu pour vous l’arracher. Ils connaissent toutes gens et toutes choses ; ils ont l’esprit subtil, pénétrant, agréable à l’occasion. Ils vous donnent des conseils infâmes dans l’intérêt de vos passions ; mais ils vous en donnent aussi de fort bons dans l’intérêt de votre sécurité. Ils vous avertissent de tout danger et vous préservent de toute école. On les connaît, on les emploie, on les ménage. À mesure que vous prendrez langue ici, vous apprendrez bien des choses et serez émerveillé de voir à quel point, sur cette terre classique de la caste, le diable rapproche, dans une mystérieuse intimité, les individus placés aux points extrêmes de l’échelle sociale. Souvenez-vous que Rome est le pays de la liberté par excellence. Entendons-nous : la liberté de faire le mal ! Il y a plus de deux mille ans que c’est ainsi.

— Je crois ce que vous me dites en voyant un vagabond comme ce Tartaglia prendre possession de ce palais et de cette famille, comme ferait un homme de confiance. Et pourtant nous sommes chez des Anglais qui devraient avoir en exécration un pareil spécimen des mœurs locales !

— Rien de plus tolérant que les Anglais hors de chez eux, mon cher. Voyager est pour eux une débauche d’imagination qui les soulage de la raideur de leurs habitudes. Ceux-ci sont venus plusieurs fois en Italie, et, si je ne les ai jamais rencontrés à Rome, c’est que je ne m’y suis pas trouvé aux mêmes époques, ou qu’ils n’avaient pas, pour se faire remarquer, cette belle nièce avec eux. Mais je vois bien que lord B*** connaît le terrain, et, quand je l’ai vu, hier au soir, accueillir le Tartaglia si amicalement, je me suis dit que lady B*** était jalouse, et que milord avait souvent besoin d’un éclaireur, d’un factionnaire ou d’une vigie. Peut-être bien aussi Tartaglia sert-il à la fois d’espion à la femme et de confident au mari ; mais je vous réponds qu’il satisfait aux exigences de l’un et de l’autre sans en trahir aucun, son affaire étant de vivre de leurs bonnes grâces, et de vivre sans travailler, ce qui est tout le problème à résoudre dans l’existence du prolétaire romain.

— Ainsi, par fierté, ils refusent d’être laquais ; mais, par goût, ils sont…

— Hommes d’intrigues ! Ceux qui ne le sont pas sont forcés de voler ou de mendier. Si ce n’est par goût que beaucoup d’entre eux cherchent à vivre des vices des classes riches, c’est au moins par besoin. Que voulez-vous que fasse un peuple qui n’a ni commerce, ni industrie, ni agriculture, ni relations avec le reste du monde ? Il faut bien qu’il se mette à sucer, comme un parasite, la sève de ces grands arbres qui étouffent les plantes basses sous leur ombre. Cela vous indigne ou vous attriste ? Bah ! c’est Rome, la merveille du monde, la ville éternelle de Satan, le grand festin où, parasites nous-mêmes, nous venons chercher, selon nos aptitudes, l’art, le mystère, la fortune ou le plaisir. À bon entendeur, salut ! Pourvu que vous ne fassiez pas de scandale, tout ira bien pour vous. Et, pour ma part, excepté de prétendre à l’enthousiasme de miss Medora, je suis disposé à vous aider en toute honnête entreprise, ou à vous pardonner toute aventure agréable. Et, sur ce, je m’en vas trouver il signor Tartaglia ; car il m’a semblé que le drôle avait pour vous une préférence inquiétante, et je veux que, par l’intermédiaire de la Daniella, il me fasse mousser auprès de la céleste Medora. À propos, ajouta-t-il en s’en allant, permettez-moi, au premier dîner que j’accepterai ici, de glisser dans l’oreille de la princesse que vous êtes épris… en tout bien tout honneur (je sais comment il faut parler à une Anglaise !) de sa piquante camériste.

— Dites que c’est une idée de peintre !

— Oui, c’est ça ! une tocade ! Ce sera bien assez pour vous faire mépriser profondément. À demain ! Je viendrai vous chercher pour vous montrer un peu les principales masses de la ville. Mais je vous avertis qu’il vous faudra bien un an pour voir tous les détails ! Adieu !

À présent, j’entends la voix de lord B***, qui vient me chercher. Il m’a dit qu’il se chargeait d’envoyer mes lettres en France par l’ambassade anglaise, sans qu’elles eussent à passer par les mains de la police papale, qui ne les laisserait point passer du tout.