Librairie Nouvelle (1p. 100-109).
◄  IX.
XI.  ►


X


Rome, 24 mars 185…

Je crois que je ne resterai pas ici ; j’y suis abattu, faible ; une tristesse de mort me pénètre par tous les pores. Est-ce de Rome, est-ce de moi que cela vient ? Ces entretiens de chaque jour avec vous m’arrachaient à des réflexions trop personnelles et me faisaient vivre en dehors de mon spleen. Je vais tâcher de les reprendre, ne dussé-je pas vous envoyer toutes ces écritures.

Mais si, pourtant ; il faut que je vous promène avec moi dans ce cimetière plus vaste, mais moins imposant mille fois que celui de Pise. Il faut vous montrer Rome comme elle m’apparaît, dussé-je vous faire partager ma désillusion.

Par où commencerai-je ? Par le Colisée. Vous connaissez, par la peinture, la gravure et la photographie, tous les monuments de l’Italie. Je ne vous en décrirai aucun. Je vous dirai seulement l’impression que j’en ai reçue. Celui-ci, quoique beaucoup plus vaste, en fait, que ceux de Nîmes et d’Arles, que j’ai vus dans mon enfance, est moins saisissant. La partie des gradins manque, et c’est ce revêtement qui donne à ces vastes arènes leur caractère solennel, et qui aide l’imagination à y reconstruire les terribles scènes du passé. Ici, ce n’est plus qu’une carcasse gigantesque, des constructions superposées dont on ne devinerait pas l’usage si on ne le savait pas d’avance. Et puis n’a-t-on pas imaginé de sanctifier ce lieu funeste par un chemin de croix, c’est-à-dire par un entourage intérieur de petites chapelles uniformes, microscopiques, il est vrai, mais, en revanche, d’un nu et d’un blanc si criard, qu’elles s’emparent de l’œil et le crèvent, quelque effort qu’il fasse pour s’en détacher ! Entre ces chapelles, des échafaudages de planches semblent destinés à un étalage forain ; c’est là que des capucins viennent prêcher pendant le carême. Ce que l’on nous racontait chez vous des incroyables bouffonneries de ces énergumènes, et des scènes burlesques que présentent ces prédications en plein vent, reste beaucoup au-dessous de la réalité. Il faut l’avoir vu et entendu, pour croire que cela existe encore. On dit que le haut clergé en rit, mais qu’il le tolère, et ne pourrait s’y opposer sans mécontenter le peuple.

Je ne m’en fâcherais pas si ces saltimbanques emportaient leurs baraques et la décoration de petits frontons badigeonnés dont ils ont enlaidi l’arène du Colisée ; mais cette décoration bénite et consacrée durera peut-être plus que le Colisée lui-même. Il faut en prendre son parti, et ne pas s’arrêter sous ces puissantes arcades ruisselantes de végétation, au fond desquelles, au milieu d’une perspective magique de couleur, on aperçoit, de quelque côté qu’on s’y prenne, un de ces objets disparates qui tuent tout effet, en bannissant toute émotion sérieuse.

— Passons, me dit lord B***, qui avait voulu me servir de guide. Ce n’est rien de plus qu’un tas de pierres bien grand.

Il avait presque raison.

Le Forum, les temples, toute cette série de vestiges magnifiques qui s’étend le long du Campo Vaccino, depuis le Capitole jusqu’au Colisée, n’est réellement très-intéressante que pour les antiquaires. Les arcs de triomphe sont seuls assez entiers pour qu’on puisse les appeler des monuments. On est enchanté, cependant, au premier abord, de voir tant d’ossements du grand cadavre montrer encore l’étendue et l’importance de sa vie et de son histoire. Les fragments relevés ou gisants sont beaux, ou riches, ou énormes. Ce qui est resté debout fait encore grande figure à côté des constructions qui ont été accolées ou qui touchent de trop près, à côté surtout d’édifices modernes tels que le Capitole, qui est une jolie chose trop petite pour sa base. Mais, à part l’intérêt historique qui est incontestable, qu’est-ce qui manque donc pour que ces ruines ne produisent pas plus d’effet sérieux sur le commun des mortels comme votre serviteur ? Pourquoi n’éprouve-t-il qu’un saisissement de malaise et de regret plutôt que de surprise et d’admiration ? Pourquoi lui faut-il faire un notable effort pour se représenter le spectre du passé planant sur ces restes dont l’attitude est encore significative et la pensée lisible ?

J’en cherche la raison, et je trouve celle-ci, qui est fort banale, mais fort vraie : c’est que les ruines ne sont pas à leur place au beau milieu d’une ville. Plus elles sont belles, plus elles font paraître laid tout ce qui n’est pas elles. La mort et la vie ne peuvent pas trouver un lien, une transition. Elles effacent mutuellement leur empreinte. On se demande ici où est Rome, si elle existe, ou si elle a existé. C’est l’un ou l’autre, et pourtant je ne vois bien ni l’un ni l’autre. La Rome du passé n’existe plus assez pour m’écraser de sa majesté. Celle du présent existe trop peu pour me la faire oublier, et beaucoup trop pour me la laisser voir. Je sais bien qu’il n’y a pas moyen de relever la Rome antique ; mais il m’est venu un projet à l’état de vision qui arrangerait toutes choses à ma guise : ce serait de faire disparaître la Rome moderne et de la transporter ailleurs. Nous laisserions sur place ses palais et ses églises, ses obélisques, ses statues, ses fontaines et ses grands escaliers ; et, au lieu de ses vilaines rues et de ses affreuses maisons, nous apporterions de beaux arbres et de belles fleurs que nous grouperions assez habilement pour isoler un peu les édifices des diverses époques sans les masquer. Mais nous ne planterions qu’après avoir bien fouillé ce sol immense qui nous rendrait autant de richesses que nous en avons déjà à fleur de terre. Oh ! alors, ce serait un beau jardin, un beau temple dédié au génie des siècles, la véritable Rome de nos rêves d’enfant, le musée de l’univers !

Quant à transporter la population dans un air viable et sur une terre cultivée, la chose faite, elle ne s’en plaindrait pas. Elle n’aurait certes pas lieu, même en supposant qu’elle restât sous le joug des prêtres, de regretter l’atmosphère où elle végète et le foyer de pestilence qui l’environne.

Mais assainir cette Rome d’aujourd’hui, au moral et au physique, me paraît plus difficile que le rêve de la transplanter ailleurs.

Disons donc, pour en revenir à l’aspect des choses ici qu’elles sont mal situées relativement au cadre qui les environne : un cadre de constructions laides, pauvres, bêtes ou choquantes ; et, par malheur, rien qui puisse être dégagé pour l’œil, de ces accessoires déplorables, à moins de grands partis pris, de grandes dépenses, de grands moyens et de grandes idées par conséquent. Sans aller aussi loin que moi tout à l’heure (il ne m’en coûtait rien !), le formidable travail de démolition et de reconstruction auquel se livre aujourd’hui l’édilité parisienne serait ici aux prises avec des éléments grandioses, des rêves magnifiques, sans compter les besoins impérieux d’assainissement que réclame au plus vite une population décimée par la fièvre, même au sein des quartiers réputés les mieux aérés et les mieux entretenus.

Si vous saviez en quoi consiste le nettoyage d’une ville qui possède à chaque coin de rue ce que l’on appelle un immondiziario, c’est-à-dire une borne, souvent décorée d’un fragment antique très-curieux, d’un torse innommé ou d’un pied colossal, sur lequel s’entassent toutes les ordures imaginables ! Cela sert à enterrer des chiens morts sous des trognons de choux et beaucoup d’autres choses que je ne vous dirai pas. Comme les rues sont étroites et les dépôts considérables, il faut y marcher à mi-jambe ou rebrousser chemin. Ajoutez à cela l’aimable abandon du peuple romain, qui, en quelque lieu qu’il se trouve, sur les marches des palais ou des églises, sous le balai même des custodes irrités, sous les yeux des femmes et des prêtres, s’accroupit, grave, cynique, le cigare à la bouche, ou chantant à pleine voix. Je me demande comment les poëtes contemplatifs dont je vous parlais l’autre jour ont tant pleuré sur les ruines et se sont assis sur tant de fûts de colonnes sans être asphyxiés, car les ruines sacrées sont presque aussi polluées que les rues fréquentées et les places publiques ; et, l’autre jour, j’ai vu la belle Medora au bras de mon ami Brumières, levant les yeux vers le fronton de Sainte-Marie-Majeure, et s’extasiant sur les délices intellectuelles de Rome…, mais promenant sa longue robe de soie et ses incommensurables jupons brodés… J’avoue que je n’ai pu retenir un fou rire, et que, ne pouvant plus songer à cette romantique beauté sans me représenter le spectacle de cette distraction, je sens que je ne pourrai jamais devenir amoureux d’elle.

Je vous demande bien pardon d’associer dans votre pensée l’image de Rome à celle de la révoltante obscénité de ses coutumes et franchises ; mais c’est le trait caractéristique qui, du premier moment, vous donne la clef de l’ensemble. L’abandon absolu de toute pudeur, l’absence de répression, la magistrale insouciance du passant, la fièvre et la mort planant sur le tout malgré une incessante pluie d’eau bénite, cela explique bien des choses, et il ne faut pas s’étonner si l’on a pu bâtir tant de cahutes avec les pierres des édifices sacrés, si des guenilles immondes flottent sur les précieux bas-reliefs incrustés dans tous les murs, et si, dans le monde moral que cet extérieur représente, il y a des vices infâmes vainement arrosés d’eaux lustrales, et des vertus natives écrasées sous d’effroyables misères.

Je me suis relevé de l’abattement moral où m’avait plongé cette première impression, au milieu des Thermes de Caracalla. Ceci est une ruine grandiose et dans des proportions colossales ; c’est renfermé, c’est isolé, silencieux et respecté. Là, on sent la terrifiante puissance des Césars et l’opulence d’une nation enivrée de sa royauté sur le monde.

Mais ce qui, pour mon usage personnel, me semble préférable à tout, ici, ce qui est unique dans l’univers, c’est le coup d’œil que, par un ciel sombre et rougeâtre, présente la via Appia, cette route des tombeaux dont on parle moins dans les livres que de tout le reste, et dont je n’avais vu aucune image. Je crois que cela est en grande partie nouvellement exhumé et n’a pas encore eu trop de larmes de poëtes. Je vois qu’on fouille encore et que, tous les jours, on découvre de nouvelles tombes. Cette étroite, mais incommensurable perspective de ruines tumulaires, est d’un effet que vous pouvez rêver incomparable, sans crainte d’aller trop loin. C’est une route bordée, sans interruption, de monuments antiques de toute dimension et de toutes formes, avec un caractère harmonieux et une profusion de débris d’une grande beauté. On a rassemblé tous ces fragments épars et enfouis ; on a réussi à rétablir assez chaque tombeau pour qu’ils aient tous un sens, une physionomie, et la plupart de leurs inscriptions solennelles ou facétieuses. Cela s’étend dans la campagne de Rome pendant plus d’une lieue ; et, si l’on fouille toujours, on trouvera peut-être tous les monuments de cette route-cimetière qui allait jusqu’à Capoue.

Le pavé de lave basaltique sur lequel vous marchez est, en beaucoup d’endroits, la voie basaltique même, et les roues des voitures s’enfoncent dans les mêmes rainures qui furent creusées par le passage des chars. À droite et à gauche de cette voie, qui coupe à vol d’oiseau dans la campagne de Rome jusqu’à Albano, vous voyez s’élever, dans le désert, les doubles et triples lignes de ces aqueducs monumentaux dont la rupture et l’abandon font la beauté du tableau et, en partie, l’insalubrité du pays. Les souvenirs abondent : le tombeau de Sénèque, le champ de bataille des Horaces, le temple d’Hercule, le cirque de Romulus, et, ce qui est encore un monument debout et imposant, le mausolée splendide de Cecilia Metella ; mais je ne suis qu’un pauvre peintre, et je ne vous parle que de ce qui frappe les yeux. C’est beau, c’est grand, c’est coloré, c’est étrange surtout, cette via Appia, et d’un caractère de désolation que ne trouble aucune construction moderne, aucun accident vulgaire.

. . . . . . . . . . . . . . .

Je suis descendu d’un degré de plus dans le mépris de miss Medora en avouant, après une journée de courses avec lord B***, que la plus vive sensation de cette journée avait été le tableau que je vais vous dépeindre.

Tartaglia, qui, bon gré mal gré, nous suit partout, et qui, en dépit du silence que nous lui imposons, trouve moyen de nous faire faire sa volonté, nous avait conduits au fond d’un abominable égout placé sous des jardins, dans un coin tout rustique du Vélabre ; car il faut vous dire qu’à chaque pas et sans transition, cette ville est une ruine antique, une cité chrétienne, un quartier nobile, et une campagne. Nous avions descendu un petit chemin malpropre, et vu, dans une sorte de précipice infect, un bonhomme lancer les charognes dont sa charrette était chargée. Cette voirie, c’est la Cloaca maxima ; cela a plus de deux mille ans d’existence. Ce fut un grand ouvrage pour assainir Rome, et c’est si solidement construit en blocs de travertin et de pépérin, que cela sert encore à recevoir les eaux des égouts du quartier et à les porter dans le Tibre. Mais je doute que la police s’en occupe beaucoup, puisqu’il est maintenant à moitié comblé par les immondices, et qu’on trouve plus simple d’y jeter des chevaux morts que de faire un trou pour les enterrer.

Lord B***, qui est fort las d’antiquités, jurait après Tartaglia, lorsqu’en revenant sur nos pas, nous remarquâmes un détail qui nous avait échappé : c’est une excavation dans le tuf où, au fond d’un petit antre noir, coule l’Aqua argentina, flot de cristal dont on ignore l’origine. Cette eau, si belle et si précieuse dans une ville où les eaux sont presque toutes funestes, est à la merci de la première lavandière venue. Il y en avait là une que je n’oublierai jamais. Seule dans cet antre, grande, maigre, jadis belle, hideusement sale, vêtue de haillons couleur de terre, ses longs cheveux, encore noirs, épars sur son sein nu, pendant comme celui d’une vieille Euménide, elle lavait, battait et tordait avec une sorte de rage qui m’a fait penser aux fantastiques lavandières de nuit de nos légendes gauloises ; mais elle n’en avait que l’activité : c’était une Romaine ou plutôt une Latine. Elle chantait quelque chose d’inouï, avec une voix haute, nasillarde et plaintive, dans un patois dont je ne saisissais que ces rimes souvent répétées mar, amar. J’aurais été désolé que Tartaglia me traduisît le reste on qu’il m’apprît quel était ce dialecte. On sent en soi le besoin de respecter les mystères de certaines sensations. J’aurais été également fâché de songer seulement à faire un croquis de cette pythonisse détrônée, qui se trouvait là comme sortie de terre, frappant l’eau en cadence et essayant sa voix enrouée après deux ou trois mille ans d’inhumation sous les ruines de Rome. Non, ce n’est pas moi qui dirai maintenant cette formule classique que l’on trouve dans les romans : Il eût fallu à cette scène le pinceau d’un grand maître ! Non, certes, il ne fallait rien que voir entendre et se souvenir. Il y a des choses qu’on ne prend sur le fait par aucun moyen matériel : l’âme seule s’en empare. J’aurais bien défié le plus habile musicien de noter ce que chantait la sibylle. Cela n’avait aucun rhythme, aucune tonalité appréciables d’après nos règles musicales. Et cependant elle ne chantait pas au hasard, elle ne chantait pas faux selon sa méthode, car je l’écoutai longtemps, je vis que chaque couplet repassait exactement dans les mêmes modulations et la même mesure. Mais que cela était étrange, lugubre, funéraire ! Ce thème peut être une tradition aussi ancienne que la Cloaca maxima. C’était peut-être là le chant primitif des Latins, et ce serait peut-être beau si nos oreilles, faussées par un système inflexible, pouvait l’admettre ou le comprendre.

Voilà comment je peux vous expliquer, à vous, l’émotion qui m’avait gagné, et que lord B*** voulut ensuite me faire traduire en paroles convenables à sa précieuse nièce. Je n’aurais pu en venir à bout ; je m’en tirai par des plaisanteries, et il en résulta quelque aigreur entre nous, au grand contentement de Brumières, qui était là à prendre le thé, et qui me pousse le coude pour m’encourager, chaque fois que l’occasion se présente de me rendre insupportable à l’objet de son culte.