Librairie Nouvelle (2p. 264-275).
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LV


Daniella était enchantée de revoir Tartaglia et de le savoir heureux.

— Puisque tu veux mettre le couvert à ma place, lui dit-elle, tu vas au moins souper avec nous.

Mais à peine eut-elle fait cette invitation, qu’elle se tourna vers moi, comme pour me demander pardon d’avoir oublié mes anciennes méfiances et mon peu de goût pour la société de ce singulier personnage.

Mais les événements m’avaient prouvé de reste que Tartaglia était loyal en amitié, et j’étais trop son obligé pour hésiter à l’admettre sur le pied d’égalité où ma femme avait toujours été avec lui. Je confirmai l’invitation ce dont il parut extrêmement flatté.

— Vous êtes bon comme un homme d’esprit, me dit-il ; vous avez raison, mossiou, de tendre la main à Tartaglia pour l’élever à vous. Tartaglia n’est pas un mauvais homme, vous le savez bien ; mais, entre nous soit dit, c’était quelquefois une vraie canaille. Que voulez-vous ! la jeunesse, les passions, la misère, un peu de vin par-ci, un peu de paresse par-là, et aussi le libertinage ! Mais Tartaglia est devenu vieux, et, un beau jour, il s’est dit qu’il fallait faire une bonne fin. L’occasion l’a servi, c’est-à-dire que le ciel l’a aidé. Écoutez son aventure :

« En se sauvant des griffes de la police, qu’il avait trahie par dévouement à l’amitié, il s’est trouvé dans une petite bourgade de la maremme siennoise, où une méchante chaloupe pontée venait de déposer un plus illustre fugitif, notre cher susdit prince. Vous savez, mossiou, comment il avait laissé traiter le pauvre Tartaglia par ses gens, dans cette maudite befana où il faisait, on peut bien le dire, la figure d’un saint dans une niche. Eh bien, tout en passant la nuit ainsi enchâssé et béatifié, Tartaglia avait fait ses petites réflexions, par suite de ses petites remarques, et il s’était dit : Ce beau cheval noir que j’ai vu là, au bas de l’escalier, c’est Otello, je le connais bien. Je l’ai pansé et promené assez souvent, ne fût-ce qu’une certaine nuit sur la route de Frascati, où, par parenthèse (on peut tout dire à présent), je vous ai empêché de tomber dans les griffes de Campani (le diable ait son âme !) en vous faisant passer pour M. Mangin, le préfet de police… Mais je continue ! Donc j’avais reconnu la dame voilée puisque j’avais reconnu Otello, et je me disais :

» — Medora ne partira pas avec le prince, puisqu’elle a revu M. Valreg…

» Et puis je m’étais dit encore.

» — Voilà un bon prince, très-amoureux et très-libéral. Si, au lieu de me fouler aux pieds, il me demandait conseil, il pourrait bien s’apercevoir que je suis un homme dans l’occasion.

» Si bien que, voyez la destinée, mossiou ! quand je l’ai retrouvé dans cette bourgade dont je vous parle (ça s’appelle Porto-Ercole), j’ai été droit à lui et je lui ai dit des choses qui lui ont fait ouvrir l’oreille, entre autres celle-ci :

» — La Medora est coiffée d’un garçon (je ne vous ai pas nommé) qui aime ailleurs et ne veut point d’elle. Patientez, et si je vous fais épouser cette belle, faites-moi votre intendant, je ne vous demande pas plus d’un mois pour y réussir. J’y risquerai ma peau ; mais la place que vous me promettez vaut bien ça.

» — Je te l’ai donc promise ? a dit le prince en riant. Eh bien, soit ! Je n’y risque rien, puisque tu n’y réussiras pas. — Et moi : Nous verrons ! — Or, mossiou, me voilà habillé en honnête homme, comme vous le voyez, et décidé à le devenir. Je commence bien, puisque j’ai donné au prince le bon conseil de rendre les lettres, ce qui est une chose noble et faite pour attendrir la Medora : qu’en pensez-vous ? Mais vous êtes préoccupé, et peut-être que mon bavardage vous ennuie ?

Nullement ; mais je vois que ma femme veut te parler, et qu’elle me fait signe d’aller dans la cuisine.

En effet, Daniella avait eu l’inspiration de confier à Tartaglia le danger où elle croyait Brumières si Felipone nous quittait avant deux heures, et il abrégea toute explication en lui disant :

— Ah ! ah ! je sais ! la Vincenza ! Il est enfin jaloux !

Il se chargea de retenir Felipone, bien qu’il ne fît pas des souhaits bien ardents pour la conservation des jours de Brumières. Il savait, par le fermier, chez qui il était arrivé le matin même, que Brumières était devenu le cavalier servant de Medora ; mais il ne s’en inquiétait pas beaucoup. Il pensait qu’elle se moquait de lui. Daniella se garda bien de trahir le secret de Brumières. Nous en étions, elle et moi, les seuls confidents. Les témoins, avertis à Rocca-di-Papa, ne savaient pas eux-mêmes pour quel office ils étaient requis et à moitié payés d’avance.

Pendant cette explication, j’aidais Felipone à désembrocher son lièvre, et chaque instant qui s’écoulait me donnait la conviction qu’il ne songeait qu’à manger, à rire et à babiller.

Quand nous eûmes apaisé la première faim. Tartaglia reprit devant le fermier le thème favori de ses projets de fortune, et celui-ci me parut très au courant de ses espérances relativement à la réconciliation du prince avec la belle Anglaise. Il me sembla même comprendre, à quelques monosyllabes échangés entre eux, que le prince était attendu à son ancienne résidence de la befana d’un jour à l’autre. Je regrettais la peine inutile qu’il allait prendre et les nouveaux dangers qu’il venait braver, mais je ne pouvais dire un mot pour lui faire donner un meilleur avis. Avec des gens aussi pénétrants que mes deux convives, la moindre réflexion eût pu conduire à la découverte du secret de Brumières.

Je laissai donc Tartaglia, je veux dire maintenant Benvenuto, se bercer de rêves qui ne me semblaient pas tout à fait illusoires, puisqu’en attendant il avait la confiance du prince. Il était évident qu’il lui avait plu et qu’il pouvait désormais tenir sa parole de devenir un honnête homme. Il avait du linge magnifique ; un passe-port bien en règle ; de l’or plein ses poches : trois choses que j’avais toujours entendu souhaiter à cet original, et moyennant lesquelles il assurait pouvoir rentrer dans le sentier de la vertu.

— Voyez-vous, mes amis, nous dit-il au dessert, après s’être, je dois le dire, très-convenablement tenu pendant le repas, il y a des pays où la bonne conduite est assez encouragée pour qu’il y ait plaisir et profit à en faire métier ; mais il y en a d’autres où la condition des gens de ma sorte est si dure et leur éducation si mauvaise, qu’ils ne peuvent pas sortir du bourbier sans un secours extraordinaire. En Italie, où l’on est obligé de tenir compte de la fatalité des choses, vous verrez, si vous regardez bien, que les antécédents n’empêchent pas la considération, et, tel que vous me voyez, je veux, avant qu’il soit deux ans, être M. Benvenuto, intendant considéré, estimé de son maître, redouté de la valetaille, marié à une gentille femme, et père d’un beau garçon qui sera un jour avocat ou médecin, à moins qu’il n’ait la vocation d’artiste, ce en quoi je ne veux pas le contrarier. Pourquoi non ? Eh ! monsieur Valreg, croyez-vous donc que le métier de gredin soit agréable ? et que celui d’homme de bien ne soit pas le plus amusant de tous, surtout pour le pauvre diable qui a vécu d’aumônes insultantes et de coups de pied dans les mollets ? Être homme de bien ! c’était mon rêve, comme celui des courtisanes folles est de devenir vieilles bourgeoises dévotes. Quand on vient au monde avec la vocation de la vertu, on fait comme vous ; on souffre, on travaille, et l’on arrive par là au même but que l’enfant prodigue qui rentre tout d’un coup au bercail, moyennant qu’on lui offre du veau et des habits neufs. Seulement, vous avez pris le chemin le plus long pour avoir une bonne renommée, car vous ne la tiendrez bien qu’après vingt ou trente ans de sainteté, et encore vous pourrez la perdre pour une mince peccadille ; car le monde est ainsi fait : plus on lui donne, plus il exige. Tandis que, si un coquin passe tout à coup honnête homme, on lui en sait un gré infini. Ça étonne, ça amuse, et ceux qui s’attribuent le mérite de l’avoir converti en sont si fiers, qu’ils s’en vont le disant à tout le monde. Je suis sûr qu’avant trois mois mon prince me prônera à tous ses amis comme son ouvrage ; et pourtant, la vérité est, monsieur Valreg, que si je dois quelque chose à quelqu’un, c’est à vous, parce que… ma foi, je ne saurais dire pourquoi ! une sympathie, une persuasion, votre amour pour cette Daniella, qui vaut quarante Medora… Mais chut ! avant peu il faudra dire à celle-ci Votre Altesse, et prendre ses ordres chapeau bas, l’épée au côté !

Il babilla ainsi jusque vers neuf heures, et ses manières étaient telles, que, si je ne l’eusse connu dans son abjection récente, j’aurais pu croire qu’il avait toujours vécu parmi des gens honorables.

À force de regarder les personnes du grand monde en leur servant de ruffian et de bouffon, il savait à l’occasion jouer le rôle d’un subalterne décent et bien appris. Sa toilette soignée, sa barbe rasée, sa chevelure insensée, élaguée maintenant et et collée aux tempes, changeaient tellement sa figure et sa manière d’être, qu’il pouvait espérer de n’être pas trop reconnu.

— Explique-moi ta présence à mon mariage, lui dis-je en le reconduisant jusqu’au pianto avec le fermier qui, reprenait par là le chemin de sa maisonnette.

— C’est bien facile. Ce jour-là j’étais envoyé déjà par le prince pour tâter le terrain. J’avais revu miss Medora, et j’avais été mal reçu. Mais le soir même j’y retournai, et je fus mieux écouté ; votre mariage avait changé ses idées. Voilà pourquoi je suis reparti pour chercher les lettres.

— Et as-tu vu Medora aujourd’hui ?

— Non, je vais la voir ; j’ai rendez-vous avec elle chez Felipone pour opérer la restitution, et mon éloquence saura mettre l’entrevue à profit pour les intérêts de mon prince.

— À présent, dis-je à ma femme, quand je fus revenu auprès d’elle sur la terrasse du casino, tu n’est plus inquiète ? Felipone s’en va les yeux bouffis, et il compte dormir comme un homme qui a chassé toute la journée. Brumières a déposé son cadeau aux pieds de son idole ; il est à Piccolomini maintenant…

— Oui, répondit-elle, tout cela paraît ainsi ; mais je ne suis pas tranquille.

— Ah ça ! sais-tu que tu me rendras jaloux de Brumières, avec tes pressentiments et l’exagération de tes craintes ?

— Mon Giovanni, répondit-elle avec candeur, ne sois pas jaloux de M. Brumières ; je me reprochais justement de ne pas assez penser à ce pauvre gardon. Je ne puis songer qu’à mon parrain, qui est bien malheureux, je te le jure ! Je sais ce que c’est que la jalousie ! j’en ai eu le cœur mordu si cruellement ! Je sais ce qu’il roule dans sa tête, ou ce qu’il roulera demain, car, je suppose qu’il ne sache encore rien ; si la Vincenza est, de son côté, jalouse de Brumières, elle fera des imprudences, et son mari ne pourra pas fermer les yeux plus longtemps. S’il ne tue pas ce jeune homme, il tuera la Vincenza.

— Eh bien, répondis-je, ce ne sera pas une si grande perte !

— Cette femme-là est bien coupable et bien bornée ! reprit Daniella ; mais Felipone l’aime avec passion, et, quand il l’aura tuée, il se tuera lui-même, s’il n’en devient pas fou.

— J’espère, ma chère femme, que tu crées avec ton cœur et ton imagination un roman plus noir que la réalité. Felipone aime sa femme avec les sens. Tous ses traits indiquent la sensualité, rien de plus, et ils expriment aujourd’hui, comme toujours, la sensualité satisfaite. Avec des caresses, sa femme le ramènera. Il n’y a ni assez d’enthousiasme ni assez de réflexion en lui pour qu’il prenne en haine et en dégoût cette chair souillée et cet amour flétri.

— Tu raisonnes à ton point de vue ; mais, chez nous, les sens font faire plus de choses terribles que tu ne crois. Et puis, tu ne juges pas assez bien le cœur de Felipone : il aime avec le cœur aussi. Il a été un père pour moi dans les derniers temps, et il a pour toi une amitié qui prouve qu’il est plus intelligent qu’il ne paraît. Va, nous perdrons beaucoup en le perdant !

Je parvins à écarter les idées sombres de cette chère créature, et à lui faire reprendre, avec assez d’attention, notre solfège ; mais lorsqu’elle fut endormie, elle eut des rêves effrayants, et, trois fois dans la nuit, elle se leva pour aller écouter sur la terrasse. Elle ne pouvait pas se persuader qu’elle n’eût pas réellement entendu des gémissements et les bruits lointains d’une lutte horrible.

Quand le jour parut, elle s’habilla et me pria d’aller avec elle me promener autour de la ferme des Cyprès. Je la voyais si agitée que je cédai. Elle voulait passer par le souterrain. Je lui remontrai que Tartaglia demeurait dans la befana, et que peut-être le prince y était arrivé déjà.

— Il aura marché toute la nuit, lui dis-je, et il sera plus désireux de dormir que de recevoir notre visite.

Nous descendîmes la sombre allée de cyprès et fîmes le tour de la ferme, où les domestiques commençaient à s’agiter autour de leurs bêtes.

— Je suis étonnée de ne pas voir mon parrain, me dit Daniella, il est toujours levé le premier.

Elle interrogea l’aîné des neveux, Gianino, un des orphelins qu’élève le généreux fermier, le petit singe alla cioccolata. Il nous apprit que Felipone était sorti avant le jour.

— Monte à sa chambre, me dit Daniella, et vois si son lit a été défait. Sa femme couche encore à Piccolomini. Lady Harriet la garde jusqu’à la fin de la semaine.

Le lit de Felipone était intact, il ne s’était pas couché.

— Tu vois ! me dit Daniella ; il avait les yeux bouffis d’un chasseur qui tombe de sommeil. Sais-tu ce qu’il faut faire ? Allons voir Onofrio ; il saura quelque chose.

Nous n’eûmes pas la peine d’aller jusqu’au paillis. Nous trouvâmes le berger de Tusculum sur le plateau où fut le centre de la cité latine, entre le cirque et le théâtre. Il écouta gravement nos questions et parut ne pas les comprendre.

— Il est venu hier au soir, nous dit-il ; il m’a payé ; son argent est bon ; il est reparti tout de suite.

— Vous parlez de Brumières, lui dis-je ; mais Felipone ?

Il ne l’avait pas revu et paraissait de bonne foi. Fatigué de notre insistance, il cessa de nous répondre et finit par nous dire :

— Enfants, laissez-moi tranquille ; c’est l’heure de prier Dieu au soleil levant, et vous me dérangez.

Il ne nous restait plus qu’un moyen de savoir la vérité ; c’était d’aller à Piccolomini ou à Rocca-di-Papa. Nous prîmes ce dernier parti. C’était à sept heures que le mariage devait avoir lieu, et Brumières nous avait dit qu’il irait le premier, avant la pointe du jour. Medora devait être en route. En nous rendant au plateau del buco par le revers de Tusculum, nous pouvions arriver à temps pour la messe.

Quelque diligence que nous pûmes faire, la messe finissait quand nous entrâmes dans la ville. Les précautions n’avaient pas été prises avec assez de soin pour que la curiosité ne fût pas éveillée par la dévotion matinale d’une jeune dame déjà connue dans l’endroit, et qui arrivait au galop de son cheval pour entendre la messe ; Medora avait dédaigné de prendre un déguisement et de laisser Otello dans le bois. Il piaffait, au beau milieu de la rue, avec deux autres chevaux de belle apparence que tenait le petit groom laissé par le prince à sa belle ingrate. La population se pressait autour de l’église, située sur la plus grande place de l’endroit, c’est-à-dire sur une petite plate-forme de rochers très-irrégulière, à laquelle on monte par quelques marches taillées dans la lave.

Nous vîmes alors sortir la petite foule qui avait pu pénétrer dans le sanctuaire, et une voix qui me fit tressaillir de surprise cria sous le portail :

— Place, place, rangez-vous donc !

C’était la voix de Tartaglia, et bientôt nous le vîmes apparaître en grande tenue de majordome, donnant le bras à Felipone souriant et endimanché. C’étaient là les deux témoins du mariage de Medora avec…

Devinez ! Pour moi, je crus rêver et ne pus trouver une parole pour exprimer ma surprise à Daniella, qui, malgré ses angoisses récentes, partit d’un éclat de rire nerveux en voyant sortir de l’église, à leur tour, les deux nouveaux époux : le prince et Medora, désormais princesse de Monte-Corona.

J’étais sur le point de rire aussi ; mais, revenant à moi, je courus à Felipone et lui saisis brusquement le bras en lui disant :

— Felipone ! où est M. Brumières ?

— Il n’est pas là, répondit-il en se dégageant avec la force d’un taureau, mais sans montrer ni peur ni colère.

— Réponds ! dis-je à Tartaglia ; qu’avez-vous fait de lui ?

— Bien autre chose qu’un célibataire jusqu’à nouvel ordre, mossiou. Soyez tranquille ! Tartaglia est homme d’honneur, à présent, et ne laisse faire de mal à personne. Vous retrouverez votre ami, sans une seule égratignure, dans la niche que l’on m’a appris à connaître, et d’où je sais, par expérience, qu’il est impossible de descendre sans échelle, à moins de vouloir se casser en plusieurs morceaux sur le pavé.

— Et qui a fait ce beau tour-là ?

— Moi, mossiou ! C’est une idée de moi, et faites-m’en compliment, ajouta-t-il en m’emmenant à l’écart pendant que Felipone se perdait dans la foule : le fermier voulait le tuer. Oh ! Daniella avait vu clair ! Mais j’ai fait comprendre à ce jaloux qu’un homme mort est plus tranquille qu’un homme vivant, et qu’il serait bien plus vengé en faisant manquer ce mariage qui était le but de l’ambition de son ennemi. Il s’est donc chargé de l’attirer à la gueule du souterrain, sous prétexte que Medora, qui était, en effet, à la ferme avec le prince, le demandait. Alors, il l’a bâillonné adroitement sans lui faire de mal, et comme il est fort (vous savez, c’est un bœuf !), il l’a porté à la befana et incrusté dans la niche, avec l’aide d’Orlando, le cuisinier du prince.

Pendant ce temps-là, le prince, que Medora (je dois dire à présent la princesse) ne s’attendait pas à trouver à la ferme avec moi, rendait lui-même les lettres, se soumettait, pardonnait, grondait, parlait, pleurait, disait adieu, revenait ; si bien qu’au bout d’une heure miss *** se disait, avec raison, que son vieux soupirant était un galant homme et qu’il valait mieux pour elle être princesse que bourgeoise.

Une seule chose l’embarrassait, c’est comment elle allait rompre avec son Brumières. C’est alors que je suis intervenu pour révéler les amours du pauvre garçon avec la piquante fermière. Dès lors, la cause, a été entendue, et, en apprenant où le mari jaloux avait niché son rival, elle en a en un fou rire…

— Comment aviez-vous su le mariage concerté ?

— Par Vincenza, mossiou ; Vincenza avait écouté aux portes, et par elle je savais tout avant de vous voir.

Daniella, qui avait essayé en vain de rejoindre Felipone, vint à nous.

— Pendant que tu bavardes, dit-elle à Tartaglia, sais-tu ce que devient M. Brumières, et si Felipone ne va pas…

— Ne craignez rien, répondit-il ; Benvenuto pense à tout et ne veut pas que cette noce, qui fait sa fortune, soit entachée d’un accident. D’abord, Felipone est satisfait, et puis Orlando est là qui garde à vue le prisonnier et qui en répond sur sa tête.

Pendant que je recevais ses révélations, Medora et son époux, environnés de pauvres, semaient de l’or à poignées sur les marches de l’église, et, comme toute la population tendait les deux mains en criant misère sur tous les tons, ils avaient grand’peine à se frayer un passage vers nous. Le prince m’avait aperçu et il réussit à venir m’embrasser avec effusion. Je m’étonnais de le voir ainsi en public. Il m’apprit qu’il avait la permission en règle de passer trois jours sur le territoire romain. L’espoir de lui voir faire un riche mariage avait décidé son frère le cardinal à le couvrir momentanément de sa protection toute-puissante, qui rejaillissait nécessairement sur Tartaglia.

— Maintenant, me dit-il, mon premier soin va être de courir avec ma femme chez lady B***. Je veux qu’elle obtienne notre pardon, et qu’elle ne se sépare pas de sa tante et de son oncle sans s’être réconciliée avec eux. Je suis certain que, maintenant, lady Harriet, qui détestait M. Brumières, sera très-contente de se voir alliée à un homme de son rang. Venez-vous avec nous ? Vous plaiderez ma cause ?

— Non, c’est impossible. D’abord, je suis à pied avec ma femme.

— Votre femme ! s’écria-t-il avec empressement ; présentez-moi donc à elle !

Il baisa la main de Daniella, et lui demanda sa sympathie, avec ces grâces courtoises qui siéent si bien aux grands seigneurs et qui leur coûtent si peu vis-à-vis des femmes. Il était désolé de n’avoir pas de voiture à lui offrir ; mais, à Bocca-di-Papa, c’est là un meuble aussi inconnu qu’inutile.

— Je comprends, dit-il en me quittant, que vous soyez pressé d’aller délivrer ce pauvre M. Brumières. En le faisant, dites-lui de ma part que je jure sur l’honneur n’avoir eu connaissance du tour qui lui a été joué que lorsque c’était un fait accompli. Maintenant, s’il trouve que j’aurais dû aller le délivrer et lui céder ma place à l’église ce matin, dites-lui que j’ai trois jours à passer dans le pays et que je suis à ses ordres.

— Je ferai votre commission ; mais je lui dirai en même temps qu’il aurait mauvaise grâce à ne pas se tenir coi.