Librairie Nouvelle (2p. 251-263).
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LIV


Il venait de Rocca-di-Papa, où il avait trouvé des témoins et pris connaissance des circonstances nécessaires au succès de son entreprise. Quand il eut bien bavardé, il s’aperçut qu’il me mettait dans une situation délicate : il me fallait, ou abuser de sa confiance, ou tromper lord et lady B*** dans le cas où, ayant quelque soupçon, ils me questionneraient. Je résolus de ne pas les voir ce jour-là et de rentrer tard à Mondragone, pour le cas où milord viendrait m’y rendre visite dans l’après-midi.

— Puisque vous retournez par ce côté-ci de Tusculum, dit Brumières (et cela me paraît en effet le plus cour), je vais avec vous.

Il fut convenu qu’il nous laisserait chez Onofrio ; mais, quand nous entrâmes chez le berger, la curiosité de voir le petit musée qu’il s’est fait dans son paillis le retint. Brumières est flâneur, comme le sont les caractères enjoués et communicatifs.

Nous étions là depuis un quart d’heure lorsque je m’entendis appeler du dehors. Je sortis, croyant reconnaître la voix de Felipone. C’était lui, en effet, armé de son fusil, suivi de deux chiens de chasse et portant quelques perdrix dans sa gibecière.

— Avec qui êtes-vous là-dedans ? me demanda-t-il en me montrant la cabane.

— Avec ma femme et Brumières. Pourquoi n’entrez-vous pas ?

— Je vais entrer. Je n’étais pas sûr que ce ne fût pas un étranger, et, vous savez, on est sot, on est timide !

— Vous, timide ?

— Mais oui, avec les gens que je ne connais pas.

— Eh bien, vous connaissez Brumières, venez !

— Oh ! certainement, je le connais : un bon enfant, un charmant garçon !

Je le regardai pour voir s’il n’y avait pas d’amertume dans cet éloge. La figure ronde et placide du fermier témoignait de la plus entière candeur.

Je pensai que la Vincenza avait, en femme supérieure qu’elle est dans l’art du mensonge, endormi les soupçons de son mari, et je retournai vers la cabane, croyant que Felipone me suivait ; mais il me rappela.

— Attendez donc, me dit-il, j’ai quelque chose à vous dire. Appelez donc ma filleule, ça la regarde aussi.

J’appelai Daniella, qui fit quelques pas vers nous. En ce moment Onofrio était dehors aussi, occupé, à quelque distance, à penser un de ses chiens mordu par une vipère. Brumières était sur le seuil, regardant avec intérêt une fibula étrusque d’une grande beauté.

Daniella regarda Felipone, répondit avec calme :

— J’y vais.

Et, m’appelant :

— Je ne peux pas marcher, s’écria-t-elle, une épine vient d’entrer dans mon soulier, et je n’ose faire un pas de crainte de l’enfoncer.

Je volai à son secours.

— Baisse-toi, me dit-elle tout bas, et fais semblant de chercher. Il n’y a pas d’épine à mon pied, mais il y a là, devant nous, mon parrain qui veut tuer M. Brumières.

— Tu rêves ! Il est aussi tranquille et aussi gai que de coutume.

— Non ! je te jure. Je l’observe depuis un moment, il veut nous éloigner d’ici. Tu vas voir qu’il nous fera un comte pour nous renvoyer.

— Eh bien, que faire ?

Ne pas le perdre du vue et nous placer toujours entre lui et son but. Reste là, toi, ne quitte pas ce pauvre garçon d’un pas. Mon parrain t’aime et ne tirera pas au risque de te blesser. Moi, je tâcherai de le distraire, si c’est une mauvaise pensée qui vient de le surprendre, ou de le confesser et de le convertir, si c’est un parti pris d’avance.

Je ne croyais nullement au danger que supposait Daniella ; je suivis néanmoins son conseil Je m’approchai de Brumières, tandis qu’elle allait rejoindre Felipone, lequel, appuyé sur son long fusil, nous attendait d’un air calme, avec son éternel sourire aux deux coins d’une lèvre épaisse et vermeille.

— Voilà un bijou admirable, me dit Brumières, que je m’arrangeais pour masquer comme par hasard. Regardez comme cette petite tête de bélier est ciselée, et comme ces ornements de filigrane sont sobres et bien placés. Il est impossible que ce berger sache le prix d’une pareille chose, et il faut que vous m’aidiez à lui acheter ça, pas trop cher. Ce sera mon cadeau de noces pour demain, en attendant que je puisse faire mieux.

Je m’approchai avec lui d’Onofrio, non pour aider à tromper celui-ci, mais pour continuer à interposer ma personne entre Brumières et Felipone. Onofrio est d’une probité rigide, ce qui ne veut pas dire qu’il ait un désintéressement aveugle et qu’il soit facile de le tromper. Brumières, en brocanteur exercé, lui demanda négligemment si c’était là une véritable antique, feignit de croire que cela pouvait être une imitation en or de Naples, comme il s’en fait beaucoup, ajouta que ces imitations lui plaisaient d’ailleurs autant que les originaux, et que, copie ou non, il en offrait deux écus romains, voulant bien payer un brave homme instruit et hospitalier.

À cette proposition, la figure douce du berger prit une expression de mépris austère.

— Vous êtes un enfant, dit-il ; rendez-moi ça. Ce n’est pas pour les gens qui ne s’y connaissent pas, c’est pour les artistes.

Brumières, un peu piqué, s’obstina à dire qu’il était à peu près impossible de distinguer une copie bien faite d’un original.

— Je ne suis pas orfèvre, répondit froidement Onofrio ; je suis berger. Je ne fais pas de bijoux, j’en trouve. Je n’ai jamais été dans les boutiques de Naples ; je retourne et fouille les pierres de Tusculum. Ce n’est pas à moi que vous persuaderez que j’ai acheté ou fabriqué cette agrafe.

— Un voyageur peut l’avoir achetée à Florence ou à Naples, et l’avoir perdue à Tusculum.

— Comme vous voudrez ! dit le berger en reprenant le bijou avec un profond dédain.

Brumières l’avait blessé, non-seulement dans sa probité, mais encore dans son amour-propre d’antiquaire. Je regardai du côté de Felipone, qui marchait à quelque distance avec Daniella. Je me disais qu’en cas de mauvais dessein de la part du mari de Vincenza, ce ne serait probablement pas Onofrio qui porterait grand secours à l’imprudent Brumières.

Ce dernier, qui n’avait rien à offrir à sa fiancée, et qui trouvait là la seule occasion de lui faire un présent, s’obstina à marchander et offrit jusqu’à deux cents francs de la broche étrusque.

— Non, lui dit Onofrio ; je ne la donnerais pas à M. Valreg pour ce prix-là ; pour vous, ce sera cinq cents francs.

— Merci de la préférence ! s’écria Brumières. Vous m’en voulez donc ?

— Vous avez voulu me tromper, je vous rançonne.

— Allez au diable !

— Prenez garde d’y aller avant moi, signore !

L’accent de cette réponse fut si marqué, relativement au flegme ordinaire d’Onofrio, que je commençai à croire Brumières en danger.

— Allons-nous-en, lui dis-je à voix basse ; il ne fait peut-être pas bon pour vous ici. Il me regarda avec étonnement, et je lui fis part de mes doutes.

Il n’en tint pas grand compte.

— Je sais par Vincenza, dit-il, que son mari, pour la première fois de sa vie, commence à la soupçonner ; mais c’est lord B*** qu’il accuse de vouloir la séduire, parce que le brave Anglais, reconnaissant des soins donnés par elle à lady Harriet lui a fait de trop riches présents. Voilà, ce que c’est que d’être opulent et généreux. Moi qui, pour vingt-quatre heures encore, suis gueux comme un peintre, je ne cours pas le risque d’être accusé d’acheter le cœur des femmes à prix d’or. Mais voyons, nous perdons le temps ; voulez-vous me rendre un service ? Marchandez et achetez pour moi ce bijou. Il me le faut à tout prix.

— Onofrio ne le livrera pas sans argent comptant, même à moi son ami, car il voit bien que ce n’est pas moi qui achète, et je présume que, pas plus que moi, vous n’avez deux ou trois cents francs sur vous ?

— Certes ; non, mais je courrai à Frascati chercher l’argent.

— C’est inutile, venez jusqu’à Mondragone et prions Onofrio de nous suivre ; je le payerai.

Onofrio me céda la broche pour trois cents francs, mais il refusa de venir se faire payer à Mondragone. Il ne pouvait pas s’absenter. Les autres paillis étaient trop éloignés, aucun berger ne pouvait venir surveiller ses bêtes et sa demeure. Quand il s’absentait, il prenait ses arrangements dès la veille. Il nous offrait d’apporter le bijou le lendemain soir. C’était trop tard pour Brumières. J’imaginai de prier Felipone, qui s’était rapproché de nous, de garder le paillis jusqu’au retour du berger. C’était l’affaire d’une heure au plus. De cette manière je séparais les deux rivaux, et j’emmenais Brumières.

Felipone répondit courtoisement qu’en toute autre circonstance il se ferait un plaisir d’obliger M. Brumières, mais il était forcé de rentrer de suite à Mondragone.

— Daniella sait qu’il le faut, me dit-il ; vous n’avez pas voulu écouter ce que j’avais à vous dire là-dessus, mais elle vous en fera part.

En toute autre circonstance, comme disait Felipone, il eût été tout naturel de demander à celui-ci de répondre pour nous du payement afin que Brumières put emporter le bijou ; mais je ne pus surmonter la répugnance que j’éprouvais à demander au fermier l’ombre d’un service d’argent pour l’homme qui le trahissait, et Brumières lui-même, malgré son assurance ordinaire, ne s’en sentit pas le courage.

Il y avait, d’ailleurs, quelque chose de trop significatif, de la part d’un homme aussi obligeant et aussi prévenant que Felipone à ne pas proposer, même à moi, sa garantie.

— Eh bien, allons chez vous, me dit Brumières. Vous me prêterez, et je reviendrai payer. Je serai encore de retour à Frascati avant la nuit.

Je crus remarquer un sourire particulier sur les lèvres retroussées du fermier ; mais, sur une figure où l’enjouement est comme une contraction nerveuse habituelle, il est très-difficile de saisir un mouvement de l’âme.

Nous reprîmes le chemin de Mondragone, Daniella, Brumières et moi. Felipone nous laissa passer devant et resta encore quelques moments à causer avec Onofrio ; puis nous le vîmes nous suivre avec son fusil et ses chiens. Il marchait vite pour nous rejoindre, et Daniella nous engageait à doubler le pas, afin de sortir avant lui de la petite gorge encaissée et boisée qui descend de Tusculum aux Camaldules. Mais cet empressement me parut devoir exciter les émotions de Felipone plutôt que de les apaiser, et Brumières, d’ailleurs, s’y refusa avec obstination.

Quand nous nous trouvâmes engagés dans les zigzags ombragés de ce ravin, nous perdîmes de vue le fermier.

— Voilà un joli petit bois, nous dit Brumières ; mais il faut convenir que c’est un vrai coupe-gorge.

Je lui répondis que j’en avais fait déjà la remarque lors de ma fuite nocturne avec le prince et Medora.

— Le fait est, dit Daniella, qu’il a été assassiné ici plus de gens qu’on n’en sait le compte, et que M. Brumières ferait bien puisque mon parrain ne peut le voir, de prendre sa course et de s’en aller à Frascati sans s’inquiéter de ce bijou, qui ne vaut pas le danger qu’il lui cause. Brumières regarda derrière lui et réfléchit un instant.

— À quoi pensez-vous ? lui demandai-je. Ce n’est pas le moment de s’arrêter.

— Croyez-vous réellement, dit-il, que ce gros joufflu, avec son rire bête, ait, dans son front court, la fâcheuse pensée, et, dans le caractère, l’énergie désagréable de m’envoyer une balle ?

— Moi, répondis-je, je ne crois pas qu’il ait cette pensée. Quant à l’énergie nécessaire pour se venger, je peux vous dire qu’il l’a à un degré très-prononcé.

Je songeais, en ce moment, à l’espèce de rage atrocement joviale avec laquelle Felipone avait craché à la figure de Masolino criblé par lui de chevrotines et couché dans le sang, à ses pieds.

— Et moi, dit Daniella, en prenant le bras de notre ami pour le forcer à avancer, je vous répète, je vous jure que mon parrain veut vous tuer.

— Il vous l’a dit ?

— S’il me l’avait dit, c’est qu’il ne serait pas décidé à le faire. Ce que l’on veut faire, on n’en parle pas, et s’il avait laissé paraître quelque chose de son dessein, c’est qu’il ne serait pas encore mûr.

— Mais, s’il n’en dit rien et s’il n’en laisse rien paraître, comment pouvez-vous le supposer ?

— Pour voir ce qu’un Italien a au fond des yeux, répondit Daniella marchant toujours, il faut des yeux italiens. J’ai vu ce que pensait mon parrain dans le redoublement de sa gaieté. Il souffre bien allez !

— Pauvre cher homme ! dit en riant Brumières.

— Voyons, lui dis-je, avouez-nous la vérité : Felipone ne vous a-t-il pas surpris avec sa femme ?

— Eh bien… oui et non ! Ce matin nous étions dans un bosquet de la villa Falconieri, en tout bien tout honneur, cette fois, je vous jure ! La Vincenza s’avisait, un peu tard, d’être jalouse de Medora, ce qui, par parenthèse, me fait beaucoup désirer d’aller planter ma tente conjugale à Rocca-di-Papa, car cette jalousie intempestive pourrait être fort incommode. Je la rassurais de mon mieux, et je mentais comme un arracheur de dents pour l’empêcher d’élever la voix, et, malgré tout, elle parlait un peu trop haut. Enfin, j’ai réussi à me débarrasser d’elle sans trop de criailleries ; et, comme je revenais seul, par une de ces jolies allées de buis taillé qui sont comme flanquées de murailles vertes, je me suis trouvé nez à nez avec messer Felipone… Tenez, comme je m’y trouve ; encore, dit-il en baissant la voix et en nous montrant le fermier, qui, coupant le ravin en ligne perpendiculaire, venait en souriant à notre rencontre. Et Brumières ajouta : Il m’a regardé et salué gracieusement, comme il fait encore en ce moment-ci.

Brumières parlait encore, qu’un coup de feu passa au-dessus de nos têtes. C’était Felipone, qui, placé maintenant à dix pas de nous, sur un rocher, venait de tirer sur un lièvre.

— Cherche ; cherche ! cria-t-il à ses chiens, qui s’élancèrent dans le ravin au-dessous de nous.

Il les suivit, descendant cette pente verticale avec une agilité que n’eussent pas fait supposer ses jambes courtes et son gros ventre, mais dont je lui avais déjà vu donner des preuves dans notre fuite vers le buco.

— Il tient à montrer son coup d’œil et son jarret, dit Brumières, en le voyant ramasser son lièvre au fond de la gorge. Si c’est une menace facétieuse, elle est de bon goût, et cet homme-là, commence à me plaire. Mais vous avez eu peur, bonne Daniella.

— Oui, pour vous, dit-elle. J’ai entendu le plomb siffler trop près de vous pour que cela n’ait pas été fait exprès. Il a voulu vous effrayer.

— Eh bien, c’est très-gentil de sa part, dit Brumières, et je ne le croyais pas si spirituel. Mais ces gaietés-là pourraient devenir dangereuses pour vous, et, quant à moi, rester davantage à vos côtés serait une lâcheté insigne. D’ailleurs, il faut en avoir le cœur net. Si ce gaillard-là veut m’assassiner, il m’attendra, demain ou ce soir, au coin d’une haie : j’aime autant savoir à quoi m’en tenir tout de suite.

— N’y allez pas ! dit Daniella en essayant de le retenir ; il a encore un canon de fusil chargé.

Brumières ne l’écouta pas ; il s’élança dans le ravin en criant à Felipone :

— Il n’est pas mort, ne le tuez pas ! je voudrais le voir vivant !

Il parlait du lièvre, que l’autre tenait par les oreilles.

Ce courage ou cette confiance imposèrent à Felipone ; ou bien nous étions trop près pour qu’il voulût nous avoir pour témoins de sa vengeance ; ou bien encore Daniella s’était trompée en lui supposant des pensées tragiques.

Nous les entendîmes causer ensemble de bon accord sur la manière dont le lièvre avait été tué.

— Vous l’avez massacré, disait Brumières, avec votre plomb à chevreuil.

— Bah ! répondait Felipone, tout ce qui porte est bon !

Nous les vîmes longer le petit torrent sans eau qui parcourt le fond de la gorge. Ils se dirigeaient vers Mondragone et prenaient sur nous de l’avance. Bientôt nous les perdîmes de vue sous le taillis, et, après avoir marché vite pour ne pas perdre nos distances, nous nous arrêtâmes pour écouter.

— J’ai entendu comme un cri étouffé, dit Daniella.

Nous prêtâmes l’oreille : un gros rire, celui de Felipone, se fit entendre.

— Tu vois bien que tu t’es trompée, dis-je à ma femme attentive et pâle.

— Je n’entends pas rire l’autre ! répondit-elle.

Nous quittâmes le chemin pour tâcher de regarder vers le fond. C’était impossible. Nous nous égarions dans le robuste entrelacement des chênes nains, dont les feuilles sèches tenaient encore et interceptaient la vue. La nuit tombait, et quand nous nous retrouvâmes sur le chemin, non loin du couvent, nous avions perdu assez de temps pour que nos gens eussent regagné Mondragone, si tant est qu’ils fussent sortie de la gorge. Nous n’osions appeler Brumières dans la crainte de hâter la résolution que Daniella attribuait au fermier.

Notre inquiétude cessa à la porte de Mondragone, où nous attendaient Felipone toujours gai, et Brumières sain et sauf. Ils étaient les meilleurs amis du monde. Malgré ma joie de revoir l’amant de Vincenza hors de danger, je ne pus me défendre d’un mouvement de mépris pour le mari.

— Ce lièvre est jeune et encore chaud, nous dit ce dernier. Il sera tendre et vous allez le manger à votre dîner. Je m’invite et me charge de le faire cuire. Êtes-vous des nôtres, monsieur Brumières.

— Ce serait avec plaisir, répondit-il, mais c’est impossible. Il faut que je coure payer et chercher la fibbia, et que je retourne à Piccolomini à jeun. Plaignez-moi et buvez à ma santé.

Je lui remis la petite somme ; Il partit en courant, et Felipone se mit à débiter des facéties et du latin de moine, du latin de cuisine, comme on dit chez nous, en arrosant le lièvre au feu de la nôtre.

Nous ne le quittions pas, et Daniella, toujours inquiète de ses desseins, feignait de s’intéresser beaucoup aux talents culinaires de son parrain afin de l’empêcher de s’esquiver pour suivre ou attendre Brumières au coin du bois.

Tout à coup il essuya sa figure ruisselante de sueur, en nous disant :

— Mes bons enfants, j’ai à vous annoncer une nouvelle qui vous surprendra bien. Déjà j’ai dit la chose à Daniella sans vouloir nommer la personne ! Elle a eu l’air de ne pas me croire ; mais vous allez voir ! Un ami que l’on croyait perdu est retrouvé, et, si vous le voulez bien, je vas le chercher pour le faire souper avec nous !…

— Qui ? demandai-je.

— N’importe, dis que non ! murmura Daniella, à mon oreille. Il veut nous quitter ; c’est un prétexte.

— J’y vais avec vous, répondis-je en m’adressant au fermier. J’en aurai plus tôt la surprise.

— Ça n’est pas la peine, répondit-il ; je l’entends qui met le couvert. Il est là.

En effet, un bruit d’assiettes se faisait entendre dans la petite salle à manger. J’y entrai. Un domestique, en habit noir tout neuf et en manchettes d’un blanc irréprochable, avait la figure tournée vers le buffet ; mais sa petite taille et sa tournure hasardée étaient trop remarquables pour que je pusse hésiter à le reconnaître.

— Tartaglia ! m’écriai-je en courant à lui.

— Non plus Tartaglia, mossiou, me dit-il en me saluant avec une grâce bouffonne, mais Benvenuto, comme on me nomme dans les autres pays. Benvenuto, premier valet de chambre, homme de confiance, et, sous peu, intendant de la maison de Son Altesse le prince de Monte-Corona, à Gênes !

— Quoi ! tu es entré au service de ce bon prince ? Où est-il ? comment va-t-il ?

— Il se porte bien, et il réside à Gènes, comme je vous le dis.

— Mais toi ? comment te trouves-tu ici ?

— Il m’a chargé d’une mission de confiance (il baissa la voix). Je reviens incognito rapporter à la belle Medora des lettres compromettantes ; le prince est grand et généreux.

— C’est bien ; mais, dans le peu de temps qui s’est écoulé depuis le jour où tu m’as servi de témoin, tu n’as pas eu le temps d’aller à Gênes et d’en revenir ?

— Je l’aurais eu, mais je n’ai pas fait un si long voyage. Le prince était encore à la frontière des États romains quand il m’a donné son amitié, ma place auprès de lui, et la commission dont je m’acquitte.