Librairie Nouvelle (2p. 182-193).
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XLVIII


Mondragone, 15 mai.

Tout ce que je viens de vous exposer, je l’exprimai franchement à Medora, au courant de la conversation, et ma conclusion fut que je ne pouvais pas plus croire à son amitié qu’elle ne devait désirer la mienne. Je ne voyais pas que l’aventure de Tivoli m’eût créé d’autre devoir envers elle que celui d’une discrétion dont tout homme d’honneur est capable sans grand effort, et l’espèce de reconnaissance qu’elle prétendait m’imposer pour un baiser et quelques folles paroles ne me chargeait ni la conscience ni le cœur. Ma vanité pouvait seule lui en tenir un compte sérieux, et j’étais décidé à terrasser ce mauvais petit démon sot, plein d’équivoques et de subterfuges. Quand à la reconnaissance que ma délicatesse lui inspirait, je l’en tenais quitte et la priais de ne plus m’en parler ; car, en y revenant sans cesse, elle me ferait croire qu’elle doutait de sa durée.

Étonnée, fâchée et comme brisée des vains efforts qu’elle venait de faire pour trouver le défaut de la cuirasse, elle restait pensive et muette. Lord B*** vint me dire que la malade était assez calme et que la potion avait agi.

— En ce cas, dit Medora en se levant, vous pouvez peut-être vous passer de la Daniella pendant quelques minutes ; je voudrais lui parler.

Daniella vint au bout d’un instant. Sa figure était naïvement radieuse. Je vis bien qu’elle avait profité du moment de répit que lui donnait le mieux de la malade pour écouter ce que je disais à Medora. Celle-ci le devina en jetant un regard d’inquiétude sur la fenêtre entr’ouverte. Du perron de la maison, ou du casino de Baronius, Daniella, sortant par le fond de la chambre de lady Harriet, avait pu tout entendre.

— Vous avez l’air triomphant ! lui dit Medora en frémissant de colère ou de crainte.

— Parce que madame va mieux, répondit Daniella avec une douceur à laquelle je ne m’attendais pas.

— Voulez-vous me suivre dans ma chambre ? reprit Medora agitée. Il faut absolument que je vous parle.

Je remontrai que, d’un moment à l’autre, on pouvait rappeler Daniella pour la malade, et je passai dans la salle à manger, où Brumières venait d’entrer. Je l’emmenai fumer un cigare au jardin, et j’entendis que l’on fermait la fenêtre du salon.

Brumières n’a aucun doute sur la loyauté de Medora à son égard. Il ne me demanda pas compte de l’entretien que j’avais eu avec elle, et je le vis plein d’espoir et de joie.

— Savez-vous, me dit-il, que mes affaires marchent bien ? Dieu conserve la bonne lady Harriet ! Mais, si sa volonté est de la rappeler à lui, Medora, n’ayant plus de parente chez qui elle puisse vivre (elle a usé toutes les autres), va certainement se décider au mariage. Elle y était décidée récemment, puisqu’elle choisissait le vieux prince. Cette folie s’est dissipée à temps, et, puisque la foule des soupirants se réduit à moi seul pour le quart d’heure ; puisque le destin me jette là auprès d’elle, dans cette étape de Frascati, entre le dégoût de son dernier caprice et la mort de son dernier chaperon, j’ai des chances que je ne retrouverai jamais. C’est donc à moi d’en profiter. Mais que fait-elle avec votre Daniella ?

— Je pourrais m’inspirer de l’air du pays pour vous répondre : Chi lo sà ! Mais, quand on n’est pas Italien, on se donne toujours la peine de supposer quelque chose, et je m’imagine qu’elle se réconcilie avec la personne injustement maltraitée par elle.

— Oui, ça doit-être, car elle est bonne, n’est-ce pas ? C’est une noble créature ; violente, mais généreuse, folle à ses heures, et comme ivre de fantaisies d’artistes dans ses résolutions excentriques, mais d’une raison et d’une logique admirables quand elle fait appel à sa propre intelligence. C’est une femme supérieure qui s’ennuie, voilà tout. L’amour en fera une créature adorable, vous verrez !

Brumières s’attribuait si naïvement ce prochain miracle, qu’il n’eût pas été possible de le dissuader. À quoi bon, d’ailleurs ? L’amour-propre exubérant est une si vive jouissance par elle-même, que les déceptions peuvent bien venir à la suite des rêves. Les compensations anticipées sont aussi réelles que celles qui arrivent après un désastre. Je n’avais rien de mieux à faire que d’admirer cette faculté d’illusion, tout en philosophant intérieurement sur la situation de cette famille : d’un côté, lord B*** au seuil d’un immense et incurable désespoir ; de l’autre, Medora faisant des projets ; et, à côté d’elle, Brumières disant : « Dieu conserve lady Harriet, mais sa mort me serait bien utile pour le quart d’heure !»

Quand je pus rejoindre Daniella et lui demander compte de son entrevue avec Medora, je la trouvai rêveuse et réservée dans ses réponses.

— Mon Dieu ! lui dis-je, tu parais attristée ! T’a-t-elle dit quelque chose qui puisse te faire encore douter de moi ?

— Non certes, bien au contraire ! elle a été très-franche, très-bonne, très-grande. Elle m’a avoué, non pas qu’elle t’a aimé, mais que, par un dépit d’enfant, un orgueil de jolie femme, elle avait voulu te plaire. Elle déclare qu’elle a échoué et qu’elle en est contente ; qu’elle se condamne et se moque d’elle-même pour ce mauvais sentiment qui l’a fait m’offenser et me chasser d’auprès d’elle. Elle me redemande mon amitié et veut que je lui promette la tienne. Voilà ce qu’elle dit, ce qu’elle a l’air de penser. Je lui ai tout pardonné, et nous nous sommes embrassées, moi de bon cœur, elle… de bonne foi, je pense !

Daniella ne put m’en dire davantage ; on l’appela auprès de lady Harriet. La soirée s’écoula dans des alternatives d’espoir et d’inquiétude. À minuit, la fièvre tomba ; l’accès avait été beaucoup moins grave que les précédents. Le médecin, espérant que milady était sauvée, alla se coucher. Lord B*** voulut envoyer reposer Daniella, qui aima mieux rester sur un fauteuil auprès de la malade. Medora prit le thé avec Brumières et se retira dans son appartement. Je demeurai au salon avec lord B***, qui, de quart d’heure en quart d’heure, allait, sur la pointe du pied, écouter la respiration de sa femme.

-Vous devez me trouver ridicule, dit-il dans un de ces intervalles de causerie avec moi. Vous me mettez au nombre de ces époux inconséquents qui se plaignent pendant vingt ans de leur femme, et qui ne trouvent jamais moyen de vivre avec elle, si ce n’est au moment de la quitter pour toujours. Je m’étonne moi-même de ce que j’éprouve, car il y a eu des heures… des heures où j’avais bu, des heures honteuses dans mon souvenir, où je disais, à moitié sérieusement : La mort rendra la liberté à l’un de nous ! Mais, en voyant arriver cette mort qui la prenait de préférence à moi, elle jeune, et belle encore, tandis que je me sens vieux et l’âme usée, j’ai été saisi d’effroi et de remords. C’est elle qui a droit à la vie après la triste existence qu’elle a eue avec moi, et j’ai trouvé le destin si injuste dans son choix, que je devenais fataliste. J’avais l’idée de me tuer pour le désarmer !

Je le laissai s’épancher, et j’attendis qu’il eût exhalé toute l’amertume habituellement refoulée en lui-même, pour le raisonner avec affection et le réhabiliter à ses propres yeux sans accuser sa femme.

Il n’y a pas, dans notre action morale, de fatalité que nous ne puissions combattre et vaincre presque radicalement ; voilà ma croyance, et je la lui exposais avec sincérité. J’ajoutais que, dans les faits collectifs que l’on appelle lois de la société, il y avait des souffrances inévitables, fatales en apparence, sur le compte desquelles nous pouvions mettre souvent nos douleurs personnelles et les torts de ceux qui nous entourent ; mais que toute la force, toute la sagesse de l’individu devaient être employées à combattre ces mauvais résultats, autour comme au dedans de nous. Les moyens me paraissaient, non pas faciles, mais simples et nettement tracés. Les vieilles vertus de la religion éternelle sont restées vraies, malgré différentes erreurs d’application, et nul sophisme, nulle corruption sociale, nul mensonge de l’égoïsme n’empêcheront le bien d’être, par lui-même, en dépit de tous les maux extérieurs, une joie souveraine, une notion délicieuse, une clarté sublime. Quand notre conscience est en paix, notre cœur vivant, et notre pensée saine, nous devons nous estimer aussi heureux qu’il est donné à l’homme de l’être. Demander plus, c’est vouloir follement renverser des lois divines qui devaient être puisqu’elles sont, et que nos plaintes ne changeront pas.

— Je suis tout à fait d’accord avec vous, me dit lord B*** ; et c’est parce que mon esprit ne s’est pas attaché à cette notion saine dont vous parlez, que mon cœur s’est aigri et que ma conscience s’est troublée. J’ai été coupable envers les autres en le devenant envers moi-même. J’ai manqué de volonté pour me faire apprécier, et j’ai cherché quelquefois, dans l’ivresse, des étourdissements qui m’ont fait descendre dans l’inertie, au lieu de me faire remonter dans l’espérance. J’ai manqué de foi, je le reconnais bien, et, si la femme qui m’aimait m’a pris en dégoût et en pitié, c’est ma faute bien plus que la sienne.

— Tenez, dit-il encore, après que nous eûmes longtemps causé sans que la malade se réveillât, si le ciel me la rend, il me semble que je deviendrai digne, rétrospectivement, de l’amour qu’elle a eu pour moi. À nos âges, l’amour serait un sentiment ridicule s’il ne changeait pas de nature. Mais cette amitié qui lui survit, et à laquelle, s’il vous en souvient, je portais un toast mélancolique au pied du temple de la sibylle, c’est un pis-aller meilleur que l’amour même, plus rare et plus précieux mille fois. Voilà ce que j’aurais voulu et ce que je n’ai pas su inspirer à ma femme.

Puis, comme je lui disais qu’il fallait espérer la guérison d’Harriet et armer son cœur et sa raison pour cette belle conquête de l’amitié sainte, non pas veuve, mais fille de l’amour, il se jeta dans mes bras et versa des larmes qui détendirent si peu sa physionomie sans mobilité, qu’elles semblaient couler comme un ruisseau sur une face de pierre.

— Vous me faites du bien plus que vous ne pensez ! me dit-il de cette voix morte et sans inflexion qui contraste avec ses paroles ; toutes les formules d’encouragement et de consolation sont des lieux communs, et je ne sais pas si les vôtres ont plus de sens que celles des autres. Il est possible que non ; il ne me semble pas que vous me disiez des choses nouvelles pour moi, des choses que je ne me sois pas dites à moi-même ; mais je sens que vous me les dites avec une grande conviction et qu’il y a dans votre cœur un vrai désir de me persuader. Vous avez donc, malgré votre jeunesse et votre inexpérience, un ascendant particulier sur moi. Si j’en cherche la cause, je la trouve dans la sincérité particulière de votre nature, dans l’accord réel que je remarque entre votre conduite et vos idées. Pourtant, si vous voulez que je l’avoue, je n’avais pas compris d’abord votre amour pour Daniella. Je pensais que c’était une volupté, et que cela prenait trop d’empire sur vous, trop de place dans votre vie. À présent, je vois que c’est une passion envisagée et acceptée par vous autant que subie, et je vous trouve dans le vrai ; je suis certain que vous ne serez jamais malheureux parce que vous ne serez jamais injuste ni faible.

Pourtant, écoutez-moi. Je vous dois une révélation qui peut avoir son importance. Il n’eût tenu, il ne tiendrait peut-être encore qu’à vous d’épouser la nièce de ma femme. Medora vous a aimé, et je crois qu’elle vous aime encore, autant qu’elle peut aimer. Dans tous les cas, après les deux mariages de caprice ou de dépit qu’elle vient d’arranger et de rompre en si peu de jours, je vois que son esprit détraqué ne demande qu’à subir une influence nouvelle, et que M. Brumières pourrait, tout comme un autre, profiter de la circonstance. Songez-y, tâtez-vous bien ; voyez si une grande fortune serait pour vous un élément de force et de bonheur. Ni ma femme ni moi ne pouvons nous opposer à n’importe quel mariage résolu par cette personne fantasque. Pour avoir essayé de la détourner de ce prince usé et malade (un excellent homme, d’ailleurs), nous l’avons malheureusement poussée à l’inconcevable divertissement de se faire enlever par lui. Je crois, Dieu me damne, que c’est uniquement le danger d’être tuée en s’associant à sa fuite qui a réveillé son cerveau blasé, avide d’émotions inutiles. Elle vous a revu au moment de s’embarquer, nous a-t-elle dit, et j’ai cru deviner que vous étiez la cause involontaire de son revirement. Peut-être que vous lui faites un nouveau tort de cette trahison subite envers le prince : moi aussi, je pense que, le vin étant tiré, il fallait le boire ; mais, quelle que soit votre opinion sur sa conduite, je vous dois un éclaircissement sur votre situation. En votre faveur, lady B*** abjurera tous ses préjugés ; elle vous l’a dit et cela est certain. Donc, vous pouvez obtenir la main de sa nièce sans lui déplaire, non plus qu’à moi, qui n’ai aucune espèce de préjugé sur la différence des conditions sociales et qui vous trouve, tel que vous êtes au moral, infiniment au-dessus de miss Medora.

Vous pensez bien que je n’hésitai pas à déclarer à lord B*** que j’avais une seule, mais invincible raison, pour ne pas vouloir plaire à sa nièce.

— Et cette raison, lui dis-je, c’est que je ne l’aime pas.

— C’est une raison, dit-il, et je ne vous prêcherai pas, comme autrefois, la raison contraire. J’ai passé vingt ans à maudire les mariages d’inclination, et, à présent, je vois que l’amour dans le mariage est l’idéal de la vie humaine. Quand on le manque ou quand on le laisse envoler après l’avoir saisi, c’est qu’on ne méritait pas de le conserver.

Le médecin se releva à cinq heures du matin et jugea la malade hors de danger quant à cette fièvre ataxique, dont le dernier accès venait d’être paralysé par ses soins. Seulement il lui trouva la respiration progressivement embarrassée. Dans la journée, une pleurésie se déclara. C’était une maladie nouvelle qui devait suivre son cours, et qu’il promit de venir observer et soigner tous les jours durant quelques heures. Un autre médecin, dirigé par ses conseils, vint s’installer à Piccolomini pour suivre et combattre, heure par heure, les symptômes du mal. Toute une pharmacie de prévision fut envoyée de Rome le jour même.

Nous pûmes tous prendre un peu de repos, même lord B***, qui avait passé déjà plusieurs nuits, et qui se jeta sur un lit dans la chambre de sa femme. Medora monta à cheval avec Brumières.

Deux jours après, tout symptôme alarmant avait disparu devant l’habile et prévoyante médication du docteur Mayer. Lord B*** me rendit ma liberté, et lady Harriet remercia très-affectueusement Daniella, en la priant de venir la voir souvent. La Vincenza, présentée par Brumières, avait fait agréer ses soins en remplacement provisoire de l’Anglaise Fanny, qui avait déplu et qui passa le temps à prendre du thé, au grand scandale et au grand mépris de la Mariuccia.

Nous retournâmes à Mondragone en faisant des projets et en nous consultant sur l’installation que nous étions désormais libres de rêver. La pensée de quitter nos ruines, où nous avions maintenant toute facilité de faire un établissement assez confortable dans le casino, nous serrait le cœur à l’un et à l’autre. Nous nous arrêtâmes à la villa Taverna pour demander à Olivia si elle avait le droit de nous louer le casino pour quelques semaines. Elle a ce droit ou elle le prend. Les conditions de la location furent minimes. Daniella envoya aussitôt Felipone avec une charrette pour chercher son petit mobilier à Frascati, où elle ne voulait plus se montrer avant notre mariage. Par suite de la même résolution, elle fit un arrangement avec le fermier pour que celui-ci lui apportât de la ville le pain et les modestes provisions de chaque jour, en même temps que celles de sa famille.

En somme, cette résidence, dont le choix paraît étrange au premier abord, est le seul endroit complètement favorable à notre situation. Elle nous met à distance de tout commérage importun, et nous assure la fuite par le passage resté ignoré, si nos affaires avec l’inquisition n’arrivent pas au résultat favorable sur lequel compte l’excellent lord B***.

Dans l’état des choses, il se fait fort de me faire délivrer mes passeports, si je préfère ne pas attendre ce résultat. Mais je n’ai nullement envie de quitter Frascati maintenant. D’abord, je ferais perdre à lord B*** le cautionnement dont il a la délicatesse de ne pas vouloir que je m’occupe. Ensuite, je ne dois ni ne veux songer à le laisser dans l’inquiétude et le chagrin. Enfin, j’ai ici des affections, une sorte de famille, un soleil splendide, des travaux en train, des sites qui m’appartiennent déjà et qui me charment, d’autres que je n’ai fait qu’effleurer et dont il me tarde de prendre possession ; et, plus que tout cela, des aitres témoins de mon bonheur et dont je sens que je ne sortirai pas sans un vif regret.

Ce vieux mot d’aitres, qui vient d’atrium, mais qui n’a plus un sens aussi intime et aussi patriarcal que dans l’antiquité, représente pour moi tout un état de choses important dans ma vie de campement. Je peux dire que je connais les aitres de tous ces beaux jardins qui m’entourent, et ceux de Tusculum et ceux de la gorge del buco, et que cette belle nature, où j’étais un passant et un étranger dans les premiers jours, m’appartient et me possède à présent. Elle m’a ouvert ses sanctuaires et révélé ses grâces secrètes. Il y a, entre elle et moi, un lien qui ne sera jamais détruit. Où que je sois, mon souvenir m’y transportera, et les grandes allées comme les petits sentiers, les croupes adoucies comme les roches ardues, les yeuses colossales comme les petites étoiles bleues des buissons, tout cela est à moi pour toujours.

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Donc, nous revoici installés dans notre forteresse, et je peux jeter du chocolat par la terrasse du casino aux neveux de Felipone, quand ils viennent jouer sur la terrasse aux girouettes. Il ne sera plus jamais question de manger la chèvre. Nous ne dormons plus sur la paille. Daniella ne tremble plus aux bruits du dehors, et je travaille avec l’espoir d’achever mon tableau sans crainte de le voir troué par les baïonnettes. Le piano loué par le prince achève son mois de location dans ma chambre, et Daniella s’est imaginé d’apprendre la musique. À présent, je suis bien content de la savoir pour la lui enseigner. Elle a une facilité et une mémoire étonnantes, et je m’aperçois que, pour avoir beaucoup entendu chanter, bien et mal, quand j’étais violon à l’orchestre du théâtre ***, je peux être un professeur passable. Sa voix est encore plus belle et plus étendue que je ne croyais, et l’instinct rythmique et mélodique est extraordinairement développé chez elle. Il me semble que je n’ai à lui enseigner que la raison des choses qu’elle sait faire, et que, dans un an, elle pourrait être une aussi grande cantatrice que qui que ce soit.

Elle est, du reste, très-possédée de cette idée qui lui est venue tout à coup, en découvrant que j’étais musicien. « Quand tu m’as dit que j’avais une voix si belle, j’ai eu du chagrin en songeant que je ne savais rien, et que je n’aurais jamais le temps et le moyen d’apprendre. Qu’est-ce que c’est que mon état de stiratrice ? Il y a de quoi manger du pain, et rien de plus. Il a un talent, lui, et il me donnera mes aises ; mais je rougirai de ne pouvoir lui donner les siennes et d’être une charge pour lui. Voilà ce que je me disais, et à présent j’ai repris confiance en moi-même. Je ne serai plus une ouvrière, une femme de chambre pour ceux qui me verront arriver avec toi dans ton pays. Je serai une artiste, ta pareille, ton égale, et tu n’auras jamais à rougir de m’avoir aimée.

Quand elle parle ainsi, sa figure prend une expression si sérieuse et son œil noir se fixe et se dilate avec une volonté si prononcée, que je ne peux pas douter de l’avenir qu’elle rêve. Et pourtant il me semble que j’aimerais mieux pouvoir en douter un peu. Je vais vous expliquer cela.