Librairie Nouvelle (2p. 170-182).
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XLVII


Mondragone, du 1er au 15 mai.

— Je ne veux, ni ne dois vous quitter, répondis-je ; laissez-moi aller avertir ma femme.

— Votre femme ? Vous êtes donc marié ?

— Oui, je suis lié par une parole qui vaut un acte.

— Eh bien, allez chercher la Daniella, dites-lui que je la prie de venir soigner ma femme. Je sais que, maintenant, elle ne servira plus personne pour de l’argent. C’est donc une marque d’amitié que je lui demande. Lady Harriett en a toujours eu pour elle, et l’eût gardée si Medora n’eût déclaré qu’elle quitterait la maison si on ne laissait partir la pauvre fille. À présent, si Medora veut partir encore, qu’elle parte ! C’est un être qui n’a ni cœur ni tête, et je ne tiens pas, moi, à empêcher de nouvelles folies de sa part. Allez, mon ami ; dites à Daniella que milady est mal soignée, mécontente de ses autres femmes, et que nous avons besoin d’elle. Elle est généreuse, elle viendra !

— Oui certes, elle va venir ! m’écriai-je en reprenant ma course vers Mondragone.

Il était temps que je vinsse au secours de la Mariuccia. Daniella devinait la présence de Medora à Piccolomini. L’orage allait éclater. J’allai au-devant du coup.

— Miss Medora est là en effet, lui dis-je, et très-indifférente à l’état inquiétant de lady Harriet. Il faut, auprès de cette pauvre femme et auprès de son mari, deux cœurs dévoués. On nous demande, toi et moi ; mets ton châle et viens !

Elle n’eut pas un moment d’hésitation, et, une demi-heure après, nous arrivions tous trois à Piccolomini.

— Nous trouvâmes lady Harriet dans la grande chambre du rez-de-chaussée entourée de son mari, de sa nièce et de Brumières, qui causaient tranquillement avec elle. Lady Harriet n’était ni maigrie ni sérieusement changée. Sauf un éclat singulier dans le regard, sa maladie, rapide et violente, la laissait parfaitement calme et même enjouée dans l’intervalle des accès. Elle était loin de se douter qu’elle n’eût peut-être que quelques heures à vivre.

En me voyant, elle me tendit les mains, et, regardant derrière moi, elle chercha des yeux Daniella, qui restait à la porte, en proie à un étouffement occasionné, non par la course, mais par la présence de Medora.

— Eh bien, dit lady B***, pourquoi n’approche-t-elle pas ? Je la verrai avec plaisir.

Je compris qu’elle ignorait le but de la visite de Daniella et qu’elle ne pensait pas avoir besoin d’être soignée. Daniella, à qui lord B*** avait été donner rapidement l’avertissement nécessaire, s’approcha et lui baisa la main en pliant un genou devant elle, à la manière italienne.

— Ma chère enfant, lui dit lady B***, je suis contente de te retrouver bien portante. Moi, je suis un peu indisposée, mais ce n’est rien. Je t’ai fait demander pour causer avec toi de choses sérieuses, tout à l’heure, quand nous serons seules.

— Nous vous laissons ! dit Medora sans se déranger, en toisant Daniella, qui restait debout, elle assise, et plus nonchalamment étendue que si elle eût été la malade.

Lord B*** comprit la situation. Il avança un fauteuil auprès de sa femme, et y conduisit Daniella, qui hésita à s’y asseoir. Elle était partagée entre le désir de braver sa rivale et le respect qu’elle était habituée à témoigner à lady B***.

— Oui, oui, assieds-toi, dit celle-ci avec une bonhomie dont elle ne sentit pas la cruauté : cela me fatiguera moins pour te parler.

— Et vous ne devez pas parler beaucoup, chère tante, dit Medora en se levant, comme si un ressort d’opposition eût existé entre elle et Daniella. Tous savez que, quand vous vous agitez, vous avez un peu mal aux nerfs le soir.

Elle sortit avec Brumières qui a trouvé moyen de s’installer à Piccolomini dans mon ancienne chambre, et de faire l’utile et l’empressé autour de la famille. Lord B*** m’emmena dans le jardin pendant que sa nièce remontait le stradone avec son nouveau cavalier servant.

— Ma femme, dit-il, veut confesser Daniella. Elle admet l’idée de votre mariage sans trop d’étonnement ni de révolte. Il n’en eût pas été ainsi sans cette terrible fièvre qui l’exaspère durant la nuit, mais qui la laisse épuisée, adoucie et comme sfogata durant le jour. Son caractère et ses opinions redeviennent alors ce qu’ils étaient autrefois… quand elle m’aimait ! Elle comprend que l’on se marie par amour, et elle s’intéresse à ceux qui recommencent son histoire. Une seule chose l’inquiète pour vous ? elle sait, elle affirme que Daniella est une fille fière et froide ; mais elle craint qu’elle n’ait eu pour moi une faiblesse, la seule faiblesse de sa vie. Je l’ai fait rire ce matin, en lui disant qu’avec ma figure et mon âge, il faudrait appeler cela une force, c’est-à-dire une fièvre d’ambition ou de curiosité de la part d’une jeune fille sage. — N’importe, a-t-elle répondu, vous ne me diriez pas la vérité. Elle me la dira, à moi, car j’ai de l’empire sur elle ; et si elle a cette faute sur la conscience, je lui ferai une bonne morale pour qu’elle n’en ait jamais d’autres à se reprocher, et pour qu’elle devienne digne de l’amour de M. Valreg.

— Or, mon ami, continua lord B***, si cette jeune fille n’a jamais commis de péché qu’avec moi, je vous jure…

— Je le sais ; je suis tranquille, puisque j’en fais ma femme.

— Votre femme ! Avez-vous bien réfléchi à cela ?

— J’ai fait mieux que de réfléchir : j’ai laissé mon âme ouverte à la foi.

— Mais la différence d’éducation, l’entourage, les antécédents de position sociale, votre famille, à vous !

— Je n’ai pensé à rien de tout cela.

— C’est ce que je vous reproche. Il faudrait y penser.

— Non ! J’ai mieux à faire, c’est d’aimer et de vivre !

Il soupira et garda le silence comme pour chercher des arguments nouveaux ; mais il était si absorbé par sa propre situation qu’il n’en trouva pas. Il fut même étonné quand je le remerciai de ce qu’il avait fait pour moi. Il l’avait presque oublié.

— Ah ! oui, dit-il en passant sa main sur son front chauve et flétri : vous m’avez donné beaucoup d’inquiétude. Je n’en avais pas absolument alors pour milady ; mais, depuis deux jours, j’ai vécu un siècle. Voyons, dites-moi donc vos aventures.

Je les lui racontai succinctement, dans l’espoir de le distraire, mais je vis bien que, s’il faisait l’effort de m’écouter, il ne pouvait pas faire celui de m’entendre ; et, avant que j’eusse fini :

— Retournons auprès de lady Harriet, me dit-il ; il ne faut pas qu’elle se fatigue à parler.

Nous la retrouvâmes très-animée.

— Je suis contente d’elle, dit-elle à son mari en lui montrant Daniella ; c’est vraiment une belle âme et une intelligence bien supérieure à ce que je croyais. Voilà comme nous sommes, nous autres gens riches et dissipés ; nous ne connaissons pas les êtres qui nous entourent. M. Valreg n’aura pas de peine à lui donner des manières et de l’éducation. Il en fera une femme charmante, car elle l’aime véritablement. D’ailleurs, il n’en serait pas ainsi, que j’accepterais encore celle qui portera son nom. Je ferais pour lui exception à tout usage et à toute opinion reçue. Je ne pourrai jamais oublier qu’il m’a sauvé la vie, et peut-être l’honneur ! À présent, ajouta-t-elle, je me sens lasse et je voudrais me coucher. Mais je ne voudrais pas Fanny ; elle m’est devenue antipathique. Cette Mariuccia, qui est ici, est bonne, mais trop bruyante. Ma nièce est trop parfumée… et, d’ailleurs, il ne serait pas convenable qu’elle me servît.

— Je vous servirai, moi ! dit lord B***. De quoi vous inquiétez-vous ?

— Oh ! ce serait encore plus inconvenant !

— Et moi, milady ? lui dit Daniella en lui offrant son bras ; voulez-vous me permettre de vous servir encore ?

— Mais… c’est impossible ! M. Valreg ne te le permettrait pas ?

— M. Valreg, répondis-je, la chérira encore plus, s’il est possible, pour les soins qu’elle vous donnera.

— Eh bien, vous me faites plaisir, et je vous en remercie. Viens, ma chère, je ne serai pas ingrate envers toi !

— Laissez-la parler ainsi, me dit lord B*** quand elles furent sorties, et, si elle offre de l’argent à Daniella, dites-lui de ne pas le refuser, sauf à le jeter dans le tronc d’une église, si, comme je le pense, la chose vous blesse. Lady Harriet ne comprend pas assez la fierté des pauvres. Elle croit que les riches ont toujours le droit de payer. Voici l’heure où il ne faut rien discuter avec elle. Allez donc voir, je vous en prie, si le docteur M*** est arrivé de Rome. Il vient tous les jours à cette heure-ci.

Le médecin arrivait au moment même et voulut voir la malade. Mais elle était couchée, et, soit pudeur anglaise, soit coquetterie, elle refusa de le recevoir. Elle ne se sentait ni ne se croyait assez malade pour justifier l’inconvenance qu’on lui proposait. Comme, avant tout, il ne fallait pas la contrarier, le docteur s’installa avec nous dans le salon attenant à la chambre de la malade. Au bout de quelques instants, Daniella vint rouvrir la porte. Lady Harriet, à peine couchée, s’était endormie subitement.

Le mari et le médecin purent alors entrer pour observer les symptômes de la fièvre, qui se déclarait avec des caractères nouveaux.

Je restais seul au salon ; j’entendis remuer des assiettes dans la salle à manger. On mettait le couvert. Le flegme de ces domestiques anglais, qui vaquaient à leurs fonctions avec la régularité méthodique de l’habitude, faisait un douloureux contraste aux agitations poignantes qui absorbaient leur maître, de l’autre côté de la cloison.

Au bout d’un quart d’heure, un de ces valets vint annoncer que le dîner était servi, et Fanny, la femme de chambre en disgrâce, traversa le salon pour transmettre cet avis à lord B***.

— Je ne dînerai pas, dit-il en venant sur la porte de la chambre de sa femme. Mon cher Valreg, allez dîner, je vous prie, avec ma nièce et M. Brumières, qui veut bien rester près de nous dans ces tristes circonstances.

— J’ai mangé il y a deux heures, répondis-je ; si vous le permettez, je resterai ici, ou je me tiendrai dans la chambre de la malade à votre place.

Je l’engageai à essayer de manger quelque chose. Il secoua la tête sans répondre.

— Elle est déjà réveillée, dit-il, et c’est tout au plus si elle veut souffrir le docteur et moi auprès d’elle. Restez ici, si vous vous en sentez le courage ; je vous verrai de temps en temps. Cela me soutiendra jusqu’au bout.

— Le médecin est-il donc très-inquiet ?

— Oui !

Et lord B*** rentra dans la chambre de la malade.

En ce moment, Medora entrait au salon par l’autre porte et arrangeait ses cheveux devant la glace, en quittant son chapeau de paille.

— Est-ce que lady Harriet est déjà recouchée ? me demanda-t-elle négligemment. Ce n’est pas son heure. Je croyais qu’elle essayerait de se mettre à table avec nous ?

— La fièvre s’est déclarée plus tôt que les autres jours.

— Ah ! vraiment ! Je vais la voir.

Elle alla jusque vers le lit de la malade ; mais lord B*** lui offrit aussitôt le bras et la ramena vers moi, en lui disant :

— Il n’y a encore rien de certain à augurer de cette crise. Vous savez que votre présence irrite milady quand elle souffre. Allez donc dîner, et ne vous tourmentez de rien jusqu’à nouvel ordre.

Il rentra chez sa femme et ferma la porte ! J’offris aussitôt mon bras à Medora pour la conduire à la salle à manger, où Brumières l’attendait. Puis je la saluai pour retourner au salon.

Ce qu’elle déploya, en ce moment, de coquetterie et d’amertume, d’ironie et de gracieuseté pour me retenir et me faire au moins assister au repas, m’émerveilla un peu. Je ne l’avais jamais vue si adroite et si tenace. Brumières se croyait obligé, pour lui complaire, d’insister aussi, malgré le dépit que lui causait, par moments, ce caprice. Lorsqu’il laissait voir ce dépit, elle le regardait ou lançait un mot vague, de manière à lui faire croire qu’elle se moquait de moi.

Il devenait cependant bien évident pour moi qu’elle voulait me faire asseoir à table à ses côtés ; pendant que Daniella remplirait l’office de garde-malade, et, dans l’opinion de miss, de servante auprès de lady Harriet. Elle s’acharnait à sa vengeance, au milieu de la plus douloureuse situation domestique, avec une présence d’esprit et une liberté de vouloir qui m’indignaient. Je dois dire que j’avais grand’faim, n’ayant rien pris depuis le matin et venant de faire trois fois, en courant, le trajet assez long entre Piccolomini et Mondragone ; mais, pour rien au monde, je n’eusse accepté un morceau de pain à cette table, et j’allai trouver la Mariuccia, qui mangeait un plat de lazagne dans le casino, et qui le partagea joyeusement avec moi.

Je ne sais pas si je vous ai dit que le casino de la villa Piccolomini est célèbre. C’est un petit pavillon qui se relie au palais comme une aile très-basse, et où le savant Baronius écrivit ses Annales ecclésiastiques. C’est aujourd’hui un appartement meublé, en location comme les autres. La Mariuccia y avait dressé un lit pour moi, dans le cas où l’état de la malade me permettrait de me coucher. Elle s’étonna de mon refus de manger avec les maîtres ; mais, quand elle sut mes raisons d’agir, elle me dit en souriant :

— Je vois que vous aimez ma nièce et que vous savez ménager la susceptibilité d’une femme de cœur. Allons, Dieu vous bénira, et j’ai confiance en vous pour l’avenir.

Je la laissai avec son frère le capucin, qui avait flairé de loin la pauvre lazagne, et qui venait, avec une écuelle de bois, recueillir les restes de ce festin. Il s’étonna de me voir là, et tandis que la bonne fille lui donnait les explications qu’il était capable de comprendre, je retournai au salon.

Il me fallut traverser la salle à manger et subir un nouvel assaut de Medora, qui voulait me faire prendre le café. Quand elle eut encore échoué, elle donna à Brumières je ne sais quelle commission au dehors et vint me rejoindre au salon, où Daniella était entrée un instant pour me dire que lady Harriet allait mieux, en ce sens que la fièvre n’augmentait pas.

Quand Daniella vit sa rivale approcher de moi et s’asseoir tranquillement sur le sofa sans daigner s’apercevoir de sa présence, son bras s’enroula autour du mien comme un serpent.

— Peut-on vous parler un instant ? me dit Medora, qui vit ce mouvement mal dissimulé, au coin de la cheminée.

Ma position entre ces deux femmes était la plus ridicule du monde ; mais il vaut beaucoup mieux, selon moi, mériter toutes les railleries de celle que l’on n’aime pas que le moindre reproche de celle que l’on aime. Je retins donc Daniella du regard, et répondis à Medora que j’étais à ses ordres.

— Mais je veux ne parler qu’à vous seul, reprit-elle avec une superbe assurance. Daniella, ma chère, je vous prie de nous laisser. D’ailleurs, vous êtes nécessaire auprès de milady.

— Et moi, répondis-je, j’ai une commission à faire pour milord. J’aurai l’honneur de vous entendre dans un moment moins grave pour votre famille.

J’allais sortir, lorsque Daniella, satisfaite de sa victoire, me retint en disant :

— Ce que demandait milord, on l’a trouvé. Rien ne vous empêche de rester ici et de parler avec la signora. Qui donc pourrait s’en inquiéter ? ajouta-t-elle à demi-voix, mais de manière à être entendue de sa rivale.

Et elle poussa l’orgueil du triomphe jusqu’à refermer la porte entre elle et nous.

— Cette fille est toujours folle ! dit Medora, dissimulant sa colère.

Et, sans me donner le temps de répliquer, elle reprit :

— Voyons, mon cher Valreg, donnez-moi donc, à propos de M. Brumières, un bon conseil ; j’en ai besoin, et, dans la situation ou nous sommes vis-à-vis l’un de l’autre, vous ne pouvez pas me le refuser.

— Je pense, répondis-je, que vous vous moquez de moi en me prenant pour conseil, moi qui ne sais rien des convenances du monde où vous vivez ; et, quand à notre mutuelle situation, je ne sache pas qu’elle nous crée aucun devoir vis-à-vis l’un de l’autre.

— Pardonnez-moi, c’est une situation sérieuse, et je n’ai rien fait pour me la dissimuler. Je l’ai acceptée, au contraire, en me mettant à votre service ; et, qui pis est, à la merci de mademoiselle Daniella, qui ne se gêne pas pour me le faire comprendre.

— Je pensais que vous aviez assez bonne opinion de moi pour ne pas craindre que Daniella fût ma confidente en ce qui vous concerne.

— Quoi ! vous ne lui avez rien raconté de Tivoli ?

— Rien. J’ai eu plus de discrétion que vous, qui avez tout raconté à Brumières.

— Vous me jurez que vous me dites la vérité ?

— Oui, madame.

— Voilà un étrange oui, madame ! Je sens que vous êtes irrité et offensé de mon doute ; je vous en demande pardon ; mais ne pourriez-vous être moins fier et moins froid ?

— Cela m’est impossible.

— Pourquoi ? Voyons ! il faut s’expliquer. Vous avez été effrayé de mon amour, et j’ai compris cela. Vous êtes méfiant et pénétrant ; vous avez deviné que ce coup de tête n’amènerait rien de bon ; mais, que vous ayez la même peur de mon amitié, voilà ce que je trouve inouï, et ce qui m’est plus pénible encore. Soyez donc sincère tout à fait, et même avec brutalité, puisque c’est votre caractère. Je suis lasse d’aller au-devant de votre sympathie, et l’effort que je tente aujourd’hui sera le dernier.

Tel est le résumé des préliminaires de l’explication que je fus sommé de donner et que je donnai enfin, résumée ainsi qu’il suit. C’est à vous, surtout, que je la donne nettement formulée, pour que vous puissiez juger mes sentimens et ma conduite dans cette situation extrêmement délicate.

Entre personnes sincères ou sérieuses, l’amitié naît de l’estime mutuelle ou de l’attrait réciproque, soit des esprits, soit des caractères. Mais les natures légères, aussi bien que les natures calculées, font un étrange abus du nom et des privilèges apparents de l’amitié. Je crois que les femmes, et surtout certaines femmes à la fois astucieuses et frivoles, se servent de ce mot sacré d’amitié comme d’un éventail de plumes qu’elles font jouer entre elles et la vérité. Je sens que celle-ci me hait et voudrait me faire souffrir. Elle invente l’amitié pour me retenir sous sa main, à portée de sa vengeance ; de même que, pour épouser un titre, elle avait inventé d’avoir de l’amour pour ce pauvre prince, raillé, méprisé, outragé et abandonné tout à coup pour avoir ronflé en voiture et parfumé ses habits de lavande : de même que, pour avoir un nouvel esclave à tourmenter en attendant mieux, elle invente d’avoir de l’amitié et de faire ses plus intimes confidences à Brumières.

La facilité avec laquelle les hommes se laissent prendre à ces prétendues amitiés de jeunes femmes s’explique très-naturellement par la vanité. Si humble et si sensé que l’on soit, on se sent flatté, avant, pendant ou après l’amour, d’inspirer un sentiment qui se donne pour sérieux, une confiance qui semble être une marque de haute estime. Les privilèges d’une certaine intimité chaste flattent les sens quand même, et je comprends très-bien que, si je n’aimais pas exclusivement et passionnément une autre femme, celle-ci, avec ses airs de respect pour mon caractère et de docilité devant mes avis, pourrait se moquer de moi et me conduire adroitement à ses fins, lesquels ne sont autres que de me rendre amoureux d’elle pour avoir le plaisir de me dire : « À présent, mon cher, il est trop tard.»

Ce n’est pas que Medora soit une de ces femmes tigresses ou serpents, comme on en voit dans certains romans modernes. Oh ! mon Dieu non ! C’est une femme comme beaucoup d’autres, une vraie femmelette de tous les mondes et de tous les temps ; je veux dire une de celles qui n’ont pas grand esprit ni grand cœur et qui, favorisées de la nature et de la fortune, jouent à leur aise le rôle d’enfant gâté avec tous les gens simples ou vains qu’elles peuvent accaparer. Ces femmes-là font volontiers des perfidies sans être précisément fausses, des coups de tête sans être fortes, et de la diplomatie sans être habiles. Elles s’aiment beaucoup elles-mêmes, d’un amour maladroit et mal entendu, mais exclusif et persistant, qui leur enseigne et leur inspire la rouerie nécessaire à leurs desseins. Elles se compromettent sans se perdre et s’offrent sans se livrer. Elles se font beaucoup de tort et reprennent le dessus continuellement, tant est grande la double puissance de l’argent et de la beauté. Des hommes plus forts et meilleurs que ces femmes-là sont souvent leur dupes, et Brumières, qui a infiniment plus d’esprit, de pénétration, de suite dans les idées et dans le caractère que n’en a Medora, me paraît destiné à être mené par elle haut la main, et planté là avec le doux titre d’ami excellent et fidèle, dès qu’un serviteur plus brillant ou plus utile se présentera.