Librairie Nouvelle (2p. 103-115).
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XLI


Felipone se plaça à la meurtrière qui regardait Tusculum, moi à celle qui regardait Mondragone. Onofrio surveillait les autres meurtrières, allant de l’une à l’autre. Il avait mis son tronçon de sapin dans la petite lucarne ronde qui lui servait de fenêtre, afin de nous barricader. La porte fermée se gardait elle-même en attendant que nous eussions à réunir nos efforts pour la défendre, si nous ne pouvions tenir l’ennemi à distance.

Un silence effrayant avait succédé au dehors à la chute du corps de Campani. Pas un cri ne s’était échappé de sa bouche. Tout à coup, Onofrio arma à son tour le long fusil qu’il avait désarmé en nous ouvrant la porte.

— En voilà un qui va vers vous, Felipone, dit-il sans se déconcerter ; ne vous pressez pas !

Felipone tira ses deux coups ; la fumée ne lui permit pas de voir s’ils avaient porté, et, d’ailleurs, il n’avait pas une seconde à perdre pour recharger.

Ce qui devait arriver arriva. Les bandits qui nous cernaient, se voyant repoussés de deux côtés à la fois, se réunirent pour se porter sur les deux faces de la cabane, qu’ils supposaient dépourvues du moyen de défense des meurtrières. C’était à moi de les recevoir, et Onofrio, devinant leurs mouvements, se porta à la quatrième ouverture, orientée vers Monte-Cavo.

Quand les assaillants virent que nous avions ouvert le feu ils nous firent voir, à leur tour, que plusieurs d’entre eux avaient des fusils. Ils essayèrent une décharge sur la petite fenêtre à travers laquelle s’échappait peut-être un faible rayon de la clarté de la lampe. Mais leur plomb rencontra la grosse bûche, que le berger se contenta de repousser pour fermer plus hermétiquement l’embrasure. Nous pûmes en compter cinq réunis un instant. Ils se dispersèrent aussitôt, et leurs ombres, opaques dans le brouillard, parurent se multiplier en tournant autour de la cabane ; mais peut-être n’étaient-ils réellement que cinq changeant de place.

Leur obstination était le seul indice à peu près certain de la supériorité marquée de leur nombre sur le nôtre. Ils semblaient déterminés à venir chercher, sous notre feu, leurs compagnons morts ou blessés, ou à les venger en nous exterminant ; car, entre chaque décharge, ils gagnaient évidemment du terrain, et, si nos coups portaient, nous ne pouvions plus le savoir. Nos ennemis approchaient en rampant dans l’herbe haute et serrée qui environnait la cabane. Nous usions peut-être nos munitions en pure perte, car il nous fallait tirer et recharger sans relâche. Nous sentions bien qu’une fois collés aux murs et accrochés à un toit si facile à escalader, ils étaient maîtres de la situation. Qu’ils pussent mettre le feu à notre abri de litière, et nous étions perdus. Sans l’humidité des dernières heures de la nuit, la bourre de leurs fusils eût suffi pour incendier notre pauvre forteresse.

Ce siége dura au moins un quart d’heure, pendant lequel il nous fut impossible de savoir où nous étions. Si nos ennemis eussent été plus résolus et plus braves, il est à croire que nous n’eussions pu nous préserver aussi longtemps ; mais ils agissaient sous le coup d’une préoccupation qui nous fut soudainement révélée, lorsque, au milieu d’un de ces silences plus redoutables que leurs efforts ostensibles, nous entendîmes une voix crier de loin :

Les voilà !

Nous prêtâmes l’oreille, c’était le lourd galop des carabiniers sur les pavés volcaniques de la voie latine.

— Nous sommes sauvés ! dit le berger en faisant le signe de la croix. Voilà du secours ; notre bataille a été entendue !

— Nous sommes perdus ! dit Felipone.

— Non, non, reprit Onofrio ; nos bandits prennent la fuite ; voyez, voyez ! Je le savais bien qu’ils agissaient sans ordres ! Poursuivons-les ! à moi, Lupo ! à moi, Télégone !

— Ami ! s’écria Felipone en l’arrêtant, les carabiniers ne doivent pas savoir que vous m’avez vu cette nuit, non plus que mon camarade. Restez ici, nous fuyons !

— Je ne vous ai pas vus ? demanda le berger sans curiosité ni surprise hors de propos, mais du ton et de l’air d’un homme qui reçoit aveuglément sa consigne.

— Non ! adieu ! Les bandits ont voulu vous dévaliser ; vous vous êtes défendu tout seul. Si on les prend, et s’ils vous contredisent, vous tiendrez bon. On vous connaît, on vous croira. D’ailleurs, Dieu vous récompensera, ami, et vous savez que Felipone n’est pas ingrat ! Au revoir !

— La paix soit avec vous ! répondit le berger. Si vous ne voulez pas qu’on vous voie, entrez dans les châtaigniers, et filez jusqu’au buco de Rocca-di-Papa.

— Il a raison, me dit le fermier, car voici le jour, et il est trop tard pour rentrer à Mondragone. Venez !

Nous nous élançâmes dehors. Il nous fallut enjamber la face hideuse de Campani, qui était tombé sur le dos en travers de la porte. Un peu plus loin, sous les châtaigniers, un cadavre gisait, la poitrine criblée de chevrotines.

— Ah ! il s’est traîné jusque-là ? dit Felipone, qui s’était baissé pour le voir ; c’est bien lui ! et c’est moi qui l’ai touché ! Voilà mes deux coups de fusil ! Voyons s’il est bien mort… Oui ; il est déjà froid !

— Marchons ! marchons ! lui dis-je, les carabiniers paraissent.

— À cette distance, je ne les crains pas à la course, quoique j’aie un peu de ventre. Et vous, savez-vous courir ?

— Je l’espère ! allons ! Mais que faites-vous ?

— Je cherche sur ce chien mort quelque chose… que je tiens ! Attendez ! il faut que je lui crache à la figure… C’est fait.

Nous nous enfonçâmes dans le bois, en suivant d’abord la même direction qui nous avait menés à Grotta-Ferrata. Puis, inclinant sur la gauche, nous entrâmes dans un sentier ondulé qui se rétrécissait et s’effaçait toujours davantage, jusqu’à ce qu’il disparût entièrement sur les bords d’un ruisseau admirablement accidenté. Il faisait jour, et les bois prenaient les reflets rosés de l’aurore.

— Nous voilà aussi en sûreté que possible, dit le fermier en se jetant sur la mousse. Ah ! si j’avais su que je devais fournir une pareille course, je me serais mis à la diète la semaine dernière. C’est égal, le jarret est encore bon. Et vous, mon garçon, ça va bien ? À quoi pensez-vous ? Est-ce que vous n’êtes pas content d’être enfin débarrassé de Masolino ?

— Débarrassé ! Qu’en savons-nous ? Vous pensez donc qu’il était là ?

— Eh bien, et vous ? Est-ce que vous ne l’aviez jamais vu ?

— Au jour ? Non.

— Alors votre connaissance ne sera pas longue ; c’est le cadavre que j’ai souffleté tout à l’heure.

— Le frère de Daniella ?

— C’est moi qui l’ai tué, et je prends ça sur moi avec plaisir… et orgueil ! Le Satan ! Je lui devais ça pour avoir voulu violer ma femme, un jour qu’elle lavait seule à la fontaine. La Danielluccia va prendre le deuil ; elle n’en sera que plus jolie : ça sied bien aux femmes, et elle me devra un beau cierge devant la madone de Lucullus pour l’avoir débarrassée d’une pareille crapule de frère.

Telle fut l’oraison funèbre du bandit. La figure animée de Felipone exprimait une satisfaction si franche, que, brisé de fatigue et d’émotion, je me sentis machinalement entraîné à la partager.

— Ah ça ! dit-il, quand, tout en parlant, il eut repris haleine, nous ne sommes pas au bout de notre fuite ; il faut que je m’occupe de vous cacher, et, pour cela, il nous faut grimper dans un vilain endroit ; mais vous êtes capable de trouver ça joli, vous qui êtes peintre et qui ne voyez pas comme les gens raisonnables.

— Avant tout, lui dis-je, je veux savoir ce qui doit résulter pour vous de la peine que vous prenez pour moi.

— Pour vous, à présent que Campani et Masolino ont rendu au diable leurs âmes de chien, je ne risque pas grand’chose. Votre affaire s’arrangera ou bien vous fuirez avec votre maîtresse. Vous savez, maintenant, que vous n’étiez pas la principale pièce de gibier traqué à Mondragone. Pour le prince, je ne cours pas non plus grand danger. À l’occasion, même, son frère le cardinal me saura gré de l’avoir fait partir, et, s’il faut tout vous dire… je vous dirai ça plus tard !

— Il vous a aidé, sous main, à favoriser son évasion ?

Chi lo sà ? Mais, pour avoir servi celle du docteur, si l’on découvre jamais qu’il était de la partie, je pourrais bien tâter de la prison plus longtemps qu’il ne convient à mon tempérament. Donc, mon affaire, à présent, est de vous sauver (par amitié pour Daniella et pour vous-même, qui me plaisez) sans me compromettre. C’est bien facile, si on ne découvre pas mon souterrain. Voilà pourquoi je ne veux pas m’y fourrer en plein jour. Je vas reparaître à la lumière des cieux, en pleine campagne, les mains dans mes poches, comme un bon régisseur que je suis. Les carabiniers me demanderont d’où je viens. J’ai ma réponse toute prête, mon alibi tout préparé, mes compères tout avertis. Ce serait trop long et inutile à vous dire. Sachez seulement qu’il vaut mieux pour moi, à présent qu’il fait jour, rentrer dans deux heures que tout de suite. Ainsi, n’ayez pas d’inquiétude pour moi, et gagnons un endroit où vous pourrez m’attendre jusqu’à la nuit prochaine.

— Pourquoi ne resterais-je pas ici ? L’endroit me plaît et me paraît absolument désert.

— Il ne l’est pas assez ! Dans une heure il y aura par là des bergers ou des bûcherons. Il faut aller où les troupeaux ne vont pas et où les bûcherons ne travaillent jamais ; là surtout où les carabiniers ne se risqueraient pas volontiers, même sur leurs jambes. Allons, mon camarade, venez ! un peu de courage encore !

— Je conviens que je suis fatigué, surtout depuis… depuis que j’ai vu ce Masolino ! Il me semble, à présent, qu’il avait de la ressemblance avec Daniella, et cela me fait mal. Leurs âmes n’avaient aucun rapport ; mais le sang parlera malgré elle ; elle le pleurera !

— C’est son devoir, la chère enfant ! mais elle sera vite consolée, demain peut-être, quand vous la presserez dans vos bras !

— Demain ? Croyez-vous donc qu’elle soit assez guérie pour sortir de la villa Taverna ?

— Vous voulez tout savoir, et, à présent, on peut tout vous dire. Elle n’a jamais été malade, elle n’a jamais eu d’entorse ; on a inventé ça pour vous empêcher de vous exposer. Elle était en prison, la pauvrette !

— En prison ?

— Oui, dans sa chambre, à Frascati, tout en haut de cette grande carcasse de maison que vous connaissez. Son frère l’avait barricadée là, et Dieu sait ce qu’elle a souffert !

— Oh ! mon Dieu ! Et, à présent, elle n’est pas encore libre ?

— Elle le sera dans deux heures. Dans deux heures, j’irai, sans bruit, lui ouvrir la porte. Vous n’avez donc pas vu qu’en retournant la carcasse de Masolino, j’ai pris cette grosse clef dans sa poche ?

Felipone me montrait une clef massive toute tachée de sang.

— Lavez-la, lui dis-je en songeant à l’horreur de cette circonstance pour Daniella.

— Et mes mains aussi, dit-il en se penchant sur le ruisseau, car le sang de cette vermine me répugne. Je dirai à ma filleule : « Ma chère petite, verse des larmes, c’est ton devoir ; mais réjouis-toi, car je t’apporte une bonne nouvelle. Onofrio a tué ton coquin de frère qui voulait piller son musée d’antiquités tusculanes ; ton amant est libre, et, de lui-même, il va revenir s’emprisonner à Mondragone pour partir avec toi quand faire se pourra».

— Mais alors, cher ami, pourquoi ne viendrait-elle pas me trouver ici pour fuir dès la nuit prochaine ? Je sais les chemins, à présent.

— Eh ! mon bon ami, avez-vous une dizaine de mille francs en poche pour fréter un petit bâtiment de contrebande qui viendra vous attendre, à ses risques et périls, à Torre di Paterno ou à Torre di Vajanica ?

— Hélas ! non. J’oublie que je ne suis pas un prince et que je n’enlève pas une héritière. Il me faudrait passer par le chemin de tout le monde, et ce serait plus long et plus difficile. Donc, faites-moi rentrer dans ma cage la nuit prochaine. Partez ! courez délivrer Daniella ! Je saurai bien me cacher tout seul ! D’ailleurs, à quoi servent nos précautions ? Puis-je compter sur autre chose que sur la Providence, dans le position où me voici ? Ne vais-je pas rencontrer, dans la cachette où vous voulez me conduire, quelques-uns des bandits que nous avons étrillés et qui, fuyant comme nous les carabiniers, s’y seront rendus ou s’y rendront de leur côté ?

— Je ne serais pas si novice que de vous exposer à refaire connaissance avec leurs pierres. Soyez tranquille ! la bande qui accompagnait nos deux coquins n’est pas de ce pays-ci. Les gens de Frascati ne sont pas si mauvais que ça, ni si hardis non plus ; ils connaissaient trop bien Masolino pour s’entendre avec lui. Nos assassins sont d’ailleurs ; et je gagerais que ce sont tous gens de Marino, le bourg du Diable ! À l’heure qu’il est, ils rentrent chez eux par le bois Ferentino ; ils se déshabillent et se couchent comme feraient des chrétiens, et, si l’on fait par là des perquisitions, leurs femmes crieront Jésus-Dieu et jureront sur le sang du Christ qu’ils n’ont pas découché. D’ailleurs, voyez-vous, ma cachette est une cachette. Elle n’est connue que d’Onofrio qui l’a découverte, de moi, du docteur et de ma femme. La chère âme y a nourri notre ami pendant vingt-quatre heures, avant que l’entrée de mon souterrain fût tout à fait déblayée. Venez donc, et sachez d’ailleurs que c’est mon chemin, car je ne veux pas risquer d’être vu revenant par les fourrés. Je vas m’en retourner chez nous par Rocca-di-Papa.

Nous nous remîmes en route en remontant le cours rapide du petit ruisseau, à travers les roches, tantôt enjambant d’une rive à l’autre, afin d’y trouver place pour nos pieds sur les blocs qui le resserraient, tantôt, quand il s’élargissait sur un sable sans profondeur, marchant dans l’eau jusqu’à mi-jambe, faute d’une berge praticable.

L’instinct paysagiste est si fort, je dirai presque si animal en moi, que, malgré ma lassitude et les sérieuses difficultés d’une pareille marche, malgré les pensées à la fois lugubres et enivrantes qui me traversaient l’esprit comme des songes fiévreux, je me surprenais admirant les mille accidents imprévus et les mille grâces sauvages de ce ruisseau mystérieux caché dans les déchirures d’une terre luxuriante de fleurs et de roches éclatantes de mousses satinées. Nous passions comme deux sangliers à travers les lianes de cette forêt vierge, et j’avais un regret, un chagrin instinctif de briser ces guirlandes de lierre et de liserons, de souiller sous mes pieds ces tapis d’iris et de narcisses, de déranger enfin cette splendide et délicate décoration, où la nature semblait savourer les délices de son libre essor, en cachette du travail spoliateur de l’homme.

Il y eut enfin un moment où les parois de rocs et de buissons qui nous pressaient s’écartèrent assez pour me laisser voir le pays où nous rampions comme dans un fossé. Ce fut un coup d’œil magique aux premières lueurs du soleil. Nous étions dans le fond d’une étroite gorge couverte de taillis épais, semée de monticules et tourmentée de ces mouvements brusques et variés qui sont propres aux terrains volcaniques. Les nombreux reliefs de ces petites masses, que protégeait une enceinte de masses plus élevées, rendaient cette solitude particulièrement favorable au genre de retraite que nous cherchions. Derrière nous les terrains onduleux, d’un vert splendide, semés de buissons brillants de rosée, s’enfuyaient en bonds rapides vers les basses vallées de Tusculum. Un petit aqueduc ruiné, perdu dans les arbres et dans les plantes grimpantes, fermait la vue de ce côté-là. Devant nous se dressait une gigantesque muraille de rocher à pic qu’un reste de brume faisait paraître plus éloignée qu’elle ne l’était réellement, et d’où tombait une cascade perpendiculaire, tranquille comme une nappe d’argent, ou comme un rayon du matin.

Cette cascade, qui me parut plus belle que toutes celles de Tivoli, parce qu’elle est dans un cadre plus grandiose et plus austère, n’a ni célébrité, ni reproductions, ni touristes. Elle n’a pas même de nom : c’est le buco, le trou, de Rocca-di-Papa, un village bâti sur un cône volcanique, à peu de distance, et que, d’où nous étions, il est impossible d’apercevoir ni de pressentir. L’incognito de cette belle cataracte s’explique par son absence durant la saison des voyages et des promenades. La source qui l’alimente s’échappe en filets invisibles dans une coupure voisine dès que la saison des pluies, et la splendeur de son développement aux premiers jours du printemps est encore une recherche que cette sauvage localité garde pour elle-même et pour les rares promeneurs des jours d’avril.

Je l’avais vue de loin, le jour de ma conversation avec Onofrio sur l’arx de Tusculum et il m’avait dit : « On ne peut pas aller auprès ; c’est trop difficile.» En effet, c’est impossible à première vue, à travers le taillis serré de noisetiers et de chênes nains qui couvre les seuls endroits accessibles. Pourtant nous y parvînmes, et je trouvai même cette dure ascension moins pénible que ne le sont certains parcours dans les petits bois ravinés de mon pays. Ce pays-ci a une défense de moins, la défense la plus sérieuse que les fourrés d’Europe puissent offrir : il ne produit pas de ronces. On ne s’y trouve pas enfermé et comme mis en cage par ces énormes réseaux d’églantiers et de mûres sauvages qui s’installent chez nous dans les taillis, et que les chiens de chasse les plus intrépides renoncent quelquefois à traverser.

Ici, la nature n’est pas méchante, malgré son grand air de résistance. Elle menace plus qu’elle ne blesse. Elle est en harmonie avec le tempérament hardi et aventureux, mais peu résistant et rarement stoïque de ses habitants.

En cette circonstance, je dois pourtant dire que Felipone fut plus robuste, c’est-à-dire plus gai et plus insouciant que moi. J’étais harassé ; j’avais des nerfs et il n’avait que des muscles. Nous ne marchions plus que sur les mains et sur les genoux, lorsque enfin nous gagnâmes un sol à peu près vierge de pas humains, au flanc du grand mur de rocher. Il n’y avait même pas de traces d’animaux dans cette impasse. La cascade tombait à notre droite, et une coupure aiguë sillonnait le massif volcanique devant nous.

C’est là que bondissait, sur un escalier naturel, le véritable courant de la source, la cascade à grande nappe n’étant que le résultat des eaux pluviales et d’un torrent accidentel. Cet escalier se trouve enfoncé en retrait dans le roc et devient invisible à mesure qu’il s’élève.

— Suivez cette échelle de roches et de cascatelles, me dit Felipone. Il y a partout moyen d’y grimper à sec avec un peu d’adresse. Ma femme y a passé pour aller voir notre ami le docteur, un jour qu’un grand mal de dents m’empêchait de sortir ; pauvre petite femme ! elle est si bonne pour moi ! Je vous quitte ici. J’ai encore un peu de chemin à faire à la manière des chèvres, et je gagnerai le bourg de Rocca-di-Papa, qui est là-haut tout près ; vous ne vous en douteriez guère, car ceci ressemble au bout du monde.

— C’est donc à ce village que je dois grimper de mon côté ?

— Non pas ! quand vous aurez grimpé, vous trouverez une drôle de construction, une vilaine bâtisse, et vous y resterez jusqu’à ce que je vienne vous chercher. Vous serez là tout seul avec le vertige, mais la tête pourra vous tourner sans inconvénient : il y a encore un rebord à la plate-forme.

— Ne craignez rien pour moi ; courez chez Daniella.

— Oui, je commencerai par elle ; après quoi, je tirerai de sa niche ce pauvre Tartaglia, qui doit s’ennuyer beaucoup, et qui sera bien aise de déjeuner pour chasser les idées noires. Ça me fait penser que vous allez jeûner là-haut !

— Cela m’est fort égal : je n’ai envie que de dormir.

— Quand vous aurez dormi, la faim viendra. Diable ! Voilà un peu de tabac et ma pipe, et ma fiole d’anisette avec une tasse de cuir pour puiser l’eau, qui ne vous manquera pas.

— Non, non. Gardez tout cela ; vous en aurez besoin pour retourner, car vous avez encore de la fatigue devant vous.

— Bah ! ce n’est rien. Depuis que j’ai vu Masolino salé avec mes chevrotines, je me sens reposé. Je vas seulement boire un coup à votre santé, pour chasser l’envie de faire un somme en m’en retournant.

Il remplit d’eau sa tasse de cuir, y versa quelques gouttes d’eau-de-vie anisée, et me la présenta en disant : Après vous ! avec une courtoisie enjouée.

— Oh ! mais, s’écria-t-il quand nous fûmes désaltérés, qu’est-ce que je vois là ? La Providence est avec vous, mon camarade. Prenez ce qu’elle vous envoie. C’est mauvais, mais ça nourrit, et me voilà tranquille sur votre compte.

En parlant ainsi, il ramassait dans le flot de la cascade un petit sac de toile grossière accroché à une pointe de rocher.