Librairie Nouvelle (2p. 115-127).
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LXII


Ce sac contenait quelques livres de graine de lupin. C’est une semence coriace et d’une amertume impossible, qui fait le fond de la culture de certaines régions de la Campagne de Rome, et le fond de la nourriture des pauvres. La plante est belle et la graine abondante. Pour la rendre comestible, on lui retire son amertume en la plaçant dans une eau courante où elle reste au moins huit jours, après l’avoir fait cuire à moitié pour soulever l’épaisse pellicule ; on la recuit encore et on la mange croquante. Beaucoup d’ouvriers et de paysans ne connaissent pas d’autre régal.

— Ce sac vient de là-haut, dit le fermier en montrant la cime du rocher. Quelque pauvre diable du village aura mal assujetti les pierres en le mettant tremper dans la source, et l’eau l’a emporté. Prenez-le sans scrupule, il eût été perdu. Voyons s’il a trempé assez longtemps !

Il goûta la graine et fit la grimace.

— Ça ne vaut pas le souper d’hier, dit-il en riant ; mais on peu de mortification peut faire du bien à notre âme, à ce que disent les croyants. Et puis il y a quelque chose de bon dans cette trouvaille. Puisqu’on n’est pas venu chercher ici ce qu’on avait perdu, c’est qu’on croit le passage impossible, et vous serez là en sûreté. Allons, à la garde de Dieu ! mon garçon. Je suis content d’avoir fait votre connaissance, et j’espère la renouveler dans une douzaine et demie d’heures employées à votre service.

Nous nous embrassâmes cordialement. Il s’obstina à me laisser sa fiole et sa tasse. Je découvris que j’avais la poche encore pleine d’excellents cigares que le prince m’avait forcé de prendre la veille. Felipone alluma donc sa pipe, en aspira quelques bouffées pour se donner des forces, et s’éloigna en me jurant de ne pas s’arrêter tant qu’il ne serait pas auprès de Daniella. Son pas était encore si ferme et sa figure ronde si peu altérée par la fatigue et l’insomnie, que l’espérance me resta au cœur.

J’escaladai sans trop de peine les rochers de la cascatelle, et arrivai à me trouver tout à coup en face de la construction la plus étrangement située que j’aie jamais vue. C’est une tour guelfe, à ouvertures ogivales et à créneaux découpés en dents de scie, comme toutes celles qui défendaient jadis les défilés du pays, au temps des querelles des Orsini et des Colonna, et assez semblable à celle qui ferme le ravin du torrent de Marino. La roche se creuse en flanc, comme une coulisse de théâtre, et s’arrondit en plate-forme pour porter et pour cacher entièrement ce guettoir inaccessible sur la face interne du précipice ; je dis inaccessible (bien que j’y fusse arrivé par là), parce que le passage par la cascatelle pouvait et pourrait être encore rendu impraticable par une masse d’eau plus forte, dirigée dans cette fêlure. Une arche, dans les fondations maintenant à jour de l’édifice, me fit penser que l’eau de la source avait dû être mise à profit jadis pour cet usage. Il n’en sort aujourd’hui qu’une petite quantité à travers les décombres. Là où je me trouvais quand j’atteignis la plate-forme, il eût peut-être suffi d’un déblaiement subit de ces décombres pour m’isoler entièrement de toute ressource, dans une sorte de tour de la faim.

De la plate-forme, j’entrai de plain-pied dans une petite salle demi-circulaire qui n’avait pas d’issue à l’intérieur. Est-ce là que l’on mettait des prisonniers ? Par où les y faisait-on entrer ? Je n’eus pas le loisir de chercher une réponse à ces questions. J’étais au bout de mes forces. Je me jetai par terre, sur des débris de brique et de ciment, et je m’y endormis comme si j’eusse été sur le duvet.

Je me réveillai sans avoir souvenir d’aucune chose, pas plus des rêves que j’avais pu faire en dormant que des événements qui m’avaient conduit dans ce lieu étrange. Je ne me rendis compte de ma situation qu’en voyant mon fusil à côté de moi. Je cherchai l’heure. Ma montre marquait midi ; mais elle n’avait pas été remontée, et il pouvait être davantage. Je ne pouvais voir le soleil, le mur de rochers que j’avais pour tout horizon dépassant encore les créneaux de la tour. J’avais seulement une échappée de vue en biais sur une petite portion du ravin, et je m’assurai par la position et la longueur des ombres de quelques arbres grêles qui dépassaient le taillis que je pouvais, en remontant ma montre, placer l’aiguille sur deux heures après-midi, sans me tromper beaucoup. J’avais dormi cinq ou six heures, en dépit d’un froid assez vif et d’une faim dévorante.

Je crus me souvenir que j’avais rêvé que je mangeais, et je me mis à fêter les graines demi-crues et passablement amères que le ciel m’avait envoyées. L’eau anisée et un bon cigare me firent trouver ce repas supportable. Je me sentis réchauffé et d’aussi bonne humeur que possible après des aventures si peu réjouissantes. Mes forces étaient revenues. Je grimpai sur les décombres de ma logette pour voir jusqu’à quel point j’y étais en sûreté, car je savais être à deux pas du village, et je m’étonnais que les enfants qui trouvent tout n’eussent pas trouvé le chemin de cette tour qu’Onofrio prétendait avoir découvert. Je parvins à une brèche, et je reconnus que la tour était parfaitement encaissée dans un gouffre, et absolument isolée sur son bloc, peut-être par la rupture de quelque arche autrefois jetée comme un pont d’enfer sur l’abîme. La tour avait sans doute été dès lors condamnée à s’écrouler aussi d’elle-même et réputée dangereuse. D’ailleurs, cette masure n’était plus d’aucun usage, et le fond de la gorge par où j’étais venu étant impraticable, même aux bergers, personne ne devait s’aviser de l’ascension de la cascatelle, à moins d’être traqué comme une bête fauve ou d’avoir un guide comme celui qui m’avait amené là.

En me demandant de quelle utilité pouvait avoir été une construction située ainsi dans une impasse, et tellement enfouie dans une crevasse, qu’elle n’offrait même pas l’avantage de la vue sur le pays environnant, il me vint une idée que de nombreux exemples du même genre dans les pays sujets aux tremblements de terre ne rendent pas très-invraisemblable : c’est que cette tour avait dû être bâtie à cent pieds plus haut, sur le sommet de la muraille de rochers, et que le subit écroulement d’un bord de cette corniche l’avait fait descendre ; toute disloquée, au plan où elle se trouve arrêtée maintenant, jusqu’à nouvel ordre, c’est-à-dire jusqu’à la prochaine secousse qui la précipitera tout à fait dans l’abîme. Ce ne serait, en somme, qu’un accident semblable à celui du détachement des voûtes naturelles de la grotte de Neptune à Tivoli, où la violence des eaux a suffi pour tout changer de place.

Il n’y aurait donc eu ici, dans le principe, qu’une tour d’observation sur la cime d’un précipice, à côté d’une cascade. L’événement que je suppose aurait diminué le volume de cette cascade, en créant au torrent un lit voisin plus accidenté, et en ouvrant l’entaille immense où la tour est descendue avec le bloc qui me supportait. Tout cela a pu se passer au quinzième siècle, peu de temps après la construction irréfléchie de cette maledetta ; c’est le nom que je veux donner à cette tour, pour la désigner d’un seul mot.

Le bruit des chutes d’eau ne me permit pas d’entendre si le plateau de rochers qui s’élevait au-dessus de moi était fréquenté. Il devait l’être, puisque j’étais si près de la bourgade ; mais comme je ne pouvais rien voir, je conclus naturellement que je ne pouvais être vu de personne.

Je ne sais si vous vous figurez l’horreur grandiose d’un pareil domicile. Les chouettes elles-mêmes ont craint de s’en emparer.

Au-dessus de la salle où j’étais, la tour éventrée n’offrait que crevasses et débris supportés tant bien que mal par la petite voûte de mon asile. Un tas de sable, apporté sur la plate-forme par les courants accidentels des grandes pluies, servait de logement à de nombreux reptiles que je fis déguerpir. Je n’étais protégé dans mon bouge par aucune espèce de porte ; mais, l’ouverture étant fort petite, j’étais à couvert et à l’abri du vent.

Je m’arrangeai pour passer la journée, sinon gaiement, du moins patiemment. Je m’assis sur la petite plate-forme et m’exerçai à y braver le vertige que Felipone m’avait annoncé et qui est très-réel. Imaginez-vous une poivrière accrochée à l’orifice d’un puits de plusieurs centaines de pieds de profondeur, le long d’une cascade qui a l’air de vous tomber sur la tête et qui se perd sous vos pieds, dans l’espace invisible. Le calme de cette eau brillante qui lèche le rocher en se laissant précipiter nonchalamment, a quelque chose de magnifique et de désespérant. Ce n’est pas l’enivrant fracas des chutes de Tivoli ; on est ici trop haut perché pour entendre autre chose qu’une voix d’argent claire et monotone qui semble vous dire : Je passe, je passe, et jamais rien de plus.

Moi aussi, j’aurais voulu passer, me laisser tomber, et arriver d’un saut au fond de la gorge, pour me mettre à courir comme l’onde vers Frascati. La pensée de revoir bientôt Daniella me donnait des suffocations d’impatience, et je ne pouvais plus me raisonner et me dominer, comme je l’avais fait à Mondragone dans ces derniers temps. Il me semblait que j’avais payé ma dette au sort contraire, à l’émotion, au péril, à la fatigue, et que j’avais le droit de vouloir être heureux, ne fût-ce qu’un jour, après tant de jours sombres et mauvais. Je marchandais avec la destinée, je voulais secouer cette série d’épreuves, j’en réclamais la fin avec humeur.

Et puis j’étais triste, faible, effrayé ; je voyais la cervelle fracassée de Campani sur le mur de la cabane, et les chiens d’Onofrio léchant le sang encore chaud sur les pierres. Je croyais en voir encore les hideuses éclaboussures sur le canon de mon fusil, et j’avais envie de le jeter dans la cascade. Je voyais le regard fixe de Masolino et cette ressemblance avec Daniella qui m’avait serré le cœur. Je ne suis pas un soldat, moi ; je suis un artiste, je n’ai ni le goût ni l’habitude de tuer, et je trouve atroce un pays où la loi ne sait pas on ne peut pas sévir contre ses véritables ennemis. C’est un coupe-gorge perpétuel où il faut qu’à l’occasion le premier passant venu se fasse, en dépit de la douceur de ses instincts, l’exécuteur des hautes œuvres d’une société en dissolution et en ruine.

Je sentais un autre vertige que le vertige physique de l’abîme : celui de l’âme aux prises avec une tentation de haine brutale et de mépris féroce pour les membres pourris de l’humanité. Je songeais à l’œil pur et brillant, au sourire vermeil de Felipone saluant l’aube après ce massacre nocturne, et je me disais : Voilà donc ce que l’on devient tout naturellement avec des instincts de bienveillance et des facultés de dévouement, dans ces vieilles sociétés finies, où il faut se faire justice soi-même et casser la tête à un homme avec autant de satisfaction qu’à un chien enragé.

Décidément, je ne suis pas fait pour ce genre de délassement. J’ai chassé autrefois sans pouvoir aimer la chasse, et s’il me fallait guillotiner moi-même les poulets que je mange, j’aimerais mieux ne manger que des graines et des herbes. Aller à la chasse aux hommes sera toujours un cauchemar pour moi, et il me fallut, dans ce lieu sinistre où j’étais réfugié, faire un grand effort de raisonnement et de volonté pour ne pas me laisser aller à quelque sotte hallucination.

Heureusement, je trouvai au fond de la poche de mon caban un petit album de promenade et un crayon. Je pus étudier un peu le profil de la cascade et les silhouettes du rocher ; après quoi, pour me dégourdir et me réchauffer, je fis une promenade de descente gymnastique dans la cascatelle. La gorge était si déserte, que je fus bien tenté de pousser plus loin que mon mur de rocher : mais la crainte de compromettre mon bonheur me rendit tout à fait poltron, et je restai caché dans cette brèche qu’il est impossible de voir du dehors, tant qu’on n’a pas gagné, à ses risques et périls, le pied même de la montagne.

Mon souper fut impossible ; le lupin, que je n’avais pas eu la précaution de remettre tremper dans l’eau, était tout à fait desséché. Je fis mon repas d’un cigare, après avoir broyé sous les dents quelques graines pour empêcher la faim de revenir trop vite. En me livrant à cette maigre chère, et en me comparant aux cénobites des temps anciens, je me rappelai tout à coup ce pauvre moine que j’avais laissé à Madragone, et qui n’avait pas dû manger depuis la veille, à moins que Tartaglia, qui cachait et enfermait ses provisions avec tant de soin, n’eût songé à lui ; mais Tartaglia ravi de retrouver sa liberté n’aurait-il pas fait comme moi ? n’aurait-il pas oublié son ami Carcioffo aussi radicalement que j’avais eu le tort de le faire en prenant congé de Felipone ?

Ce qu’il y a de certain, c’est que ce pauvre frère Cyprien, avait été annihilé dans ma pensée comme s’il se fût agi d’un vêtement laissé dans une armoire. On ne meurt pas pour un jour de jeûne ; mais, en songeant à la capacité de cet estomac d’autruche (d’autriche, comme disait Tartaglia), et à ces dents de requin dont nous avions tant redouté la puissante mastication, je me fis de grands reproches, et j’eus encore à demander intérieurement pardon à Daniella des mauvais traitements occasionnés par moi aux membres de sa famille.

La nuit étant tout à fait close, comme je n’avais aucune espèce de luminaire et que je n’attendais pas Felipone avant onze heures ou minait, j’essayai d’engourdir mon impatience par le sommeil ; mais je ne fis que penser à Daniella. Je me disais avec bonheur qu’après ce qui m’était arrivé à cause d’elle, je me serais senti dégrisé de tout autre amour, tandis que le sien m’apparaissait toujours plus précieux et plus désirable à mesure qu’il entraînait ma vie obscure et mon humeur paisible dans des hasards étranges et dans des aventures répulsives. Je trouvai tant de consolation et de douceur à l’idée de souffrir un peu pour celle qui avait déjà tant souffert pour moi, que je ne sentis presque plus le froid et les mouvements fébriles qui m’avaient agité durant tout le jour.

J’avais trouvé moyen de me faire une espèce de lit avec le sable recueilli sur la plate-forme, et quelques feuilles sèches que j’avais arrachées à la cime d’un jeune arbre tombé, la tête en bas, du haut du rocher dans la cascade. C’était une espèce de platane dont les branches s’étaient affaissées sur la plate-forme de la tour, et cette rencontre l’avait empêché d’être entraîné par l’eau, qui tendait au contraire à le rejeter de mon côté. Ses racines retenaient encore une motte de terre humide, et son feuillage de l’année dernière était resté attaché aux rameaux, tandis que les bourgeons pointaient à l’extrémité. Il paraissait vouloir vivre dans cette position le plus longtemps possible, et je lui avais presque demandé pardon de dépouiller ses maîtresses branches pour satisfaire mon sybaritisme.

En dépit des douceurs de cette couche improvisée, je ne dormais pas, je tâchais de me rendre compte de ce problème la marche du temps. Le temps qui marche, qu’est-ce que cela ? me disais-je ; il n’y a pas de temps pour celui qui n’a ni commencement ni fin : l’éternité semble être l’antithèse du temps. Dieu voit, pense et sent des choses et des êtres qui passent en lui, comme cette cascade dont le bruit tranquille ne finit ni ne commence, à mon oreille, son chant inflexible et fatal. Les révolutions des mondes de l’univers ne dérangent pas plus l’universelle palpitation de la vie que le grain de sable ne dérange et ne trouble ce flot monotone. Et me voilà pourtant ici comptant les battements de mon cœur, et voulant, de toute la puissance de mon être, accélérer les secondes et les minutes qui ne reviendront plus pour le moi que je connais, mais qui recommenceront dans toute l’éternité pour le moi immortel que je suis.

Quelle est donc cette fièvre, cette ébullition de la pensée humaine qui s’élance toujours au delà de l’heure présente, comme si elle pouvait échapper à l’heure permanente de Dieu ? Ce qui est le propre de notre nature terrestre est tout ce qu’il y a de plus contraire à la nature universelle, à la loi de la vie qui marche sans repos comme sans lassitude, et qui ne connaît pas la division arbitraire du temps, puisqu’elle ne connaît pas de limites.

Ne serait-ce pas parce que l’homme n’est que la moitié d’un être, cherchant toujours, non à presser le cours d’une existence qu’il craint toujours de perdre, mais à se compléter par une société sans laquelle sa vie ne lui est rien ? L’autre moitié de son âme est pour lui le dispensateur de l’être et le régulateur du temps. Elle lui donne un moment de joie qui vaut un siècle. Son absence le fait languir dans un état qui n’est pas la vie, il a beau compter les instants, ces instants-là ne marchent pas, puisqu’ils sont nuls, ils ne devraient représenter que des phases de néant, et tomber pour lui comme une poussière inerte dans un sablier insensible.

J’en étais là de cette divagation, quand une main, qui cherchait dans les ténèbres, passa sur mon visage et se posa sur ma poitrine. L’obscurité était complète dans le coin où je m’étais blotti. Le bruit de la cascade m’avait empoché d’entendre venir un être humain qui était là près de moi.

— Felipone ! m’écriai-je en bondissant, est-ce vous ?

On ne répondait pas. Je saisis mon fusil à côté de moi, je l’armai. Deux bras m’entourèrent, des lèvres ardentes cherchèrent les miennes.

— Ô Daniella ! c’est donc toi ? m’écriai-je. Enfin ! enfin !

C’était elle, aussi vivante, aussi animée, aussi peu lasse après avoir gravi cette rampe escarpée, que si elle eût dansé la frascatana sur un parquet.

— Et tu es venue par ce taillis impossible, par ce ruisseau plein de pièges, par ce torrent qui peut renverser à chaque pas ? Seule, dans la nuit ? Mais n’as-tu pas été malade ? Tu as peut-être jeûné dans ta prison ? Et peut-être ton frère t’a-t-il frappée ? et tu n’as jamais perdu l’espoir ? Tu avais de mes nouvelles ? Tu m’aimes toujours, tu savais bien que je ne pensais à rien au monde qu’à toi, que je ne vivais que pour toi ? Et, à présent, nous ne nous quitterons plus d’une heure, plus d’un instant.

Je lui faisais cent questions à la fois. Elle ne répondait que par des questions sur moi-même ; et, dans l’angoisse de nos inquiétudes rétrospectives, comme dans l’ivresse de notre réunion, nous ne pouvions pas venir à bout de nous répondre. Je la tenais serrée contre mon cœur, comme si on dût me l’arracher encore, et les sens n’étaient pas le but de cette extase supérieure à toutes les joies de la terre. C’était la moitié de mon âme qui m’était rendue ; je retrouvais la notion de la vie, le sentiment placide et sublime de l’éternelle possession.

Il fallut renoncer à nous expliquer, à nous raconter quoi que ce soit pour le moment. D’ailleurs, elle s’occupait, tout en me parlant, de je ne sais quelle tentative d’installation. Elle étendit sa cape devant l’étroite ogive qui servait de porte et de fenêtre, et alluma une bougie.

— Mon Dieu, comme tu as froid ici ! disait-elle ; je vois bien que tu as eu l’industrie de te faire un lit ; mais tu n’as pas eu la malice de trouver le moyen de faire du feu. Je sais qu’un proscrit a passé ici il n’y a pas longtemps. Felipone m’a dit de chercher le charbon et les autres choses qu’il y a laissées, sous les pierres, du côté où le mur est noirci ; cherche donc avec moi !

Je ne voulais pas chercher, je ne voulais pas entendre, je ne savais pas s’il faisait froid. Je m’employai pourtant, en la voyant fouiller dans les briques et dans les pierres avec ses petites mains intrépides. Nous trouvâmes un tas de menu charbon et des cendres sous les décombres.

— Fais la cheminée, me dit-elle, voilà les trois pierres plates qui ont déjà servi.

— Mon Dieu, tu as donc froid ?

— Non, j’ai chaud ; mais il nous faudra passer la nuit ici.

— Passons-y toute la vie, si tu veux. À présent, c’est mon Vatican.

Elle alluma la braise avec cette adresse des femmes du Midi, qui savent la disposer de manière à ce que le gaz carbonique soit absorbé entièrement sous la couche en combustion. Puis elle chercha encore et trouva une lanterne sourde, un grand morceau de vieille tapisserie et deux volumes de prières en latin dont les feuillets avaient en partie servi à allumer le feu. Elle accrocha la tapisserie à l’ogive en guise de porte, mit la bougie dans la lanterne, plaça devant nous, en guise de table, le panier qu’elle avait apporté et dont elle avait déjà tiré du pain, du beurre et du jambon. Elle servit ce repas avec beaucoup de soin, sur les grandes feuilles du platane. Assis sur des pierres, nous essayâmes enfin de causer en mangeant. Voici ce que j’appris de notre situation :

Daniella ne savait ni le nom du prince, ni celui du docteur, ni celui de la dame voilée. Felipone lui avait raconté l’évasion de personnages importants et le refus que j’avais fait de les suivre hors du territoire. Cette évasion n’était pas ébruitée, mais probablement le cardinal en avait été averti à l’avance, car il était venu à Frascati incognito dans la journée. Il avait ordonné que Mondragone fût ouvert, dès le lendemain, aux recherches de la police. Le secret du souterrain pouvait être découvert, mais Felipone ne le pensait pas, et sa complicité dans notre évasion ne l’inquiétait que médiocrement.

L’affaire de Campani restait un incident à part. Il avait voulu dévaliser le berger de Tusculum, qui est connu dans le pays pour avoir trouvé des choses précieuses, et qui l’avait tué en se défendant. Ses complices avaient disparu.

— Et ton frère, demandai-je, étonné de ne pas entendre Daniella prononcer son nom.

— Mon frère était avec eux, à ce qu’il parait, répondit-elle en pâlissant. Le malheureux ! je ne l’aurais pas cru si fou que de recommencer si vite, après…

— Recommencer quoi ? après quoi ?

— Eh ! mon Dieu ! il était de ceux que tu as mis en fuite sur la via Aurelia ! Tu ne te souviens donc pas que je pleurais, après cette bataille ! Il ne m’avait pas reconnue sur le siège de la voiture, parce que j’avais un chapeau et un voile ; mais moi je l’avais vu ; et voilà pourquoi je t’ai dit ensuite que cet homme-là était capable de tout.

— Mais… cette nuit ? qu’est-il devenu ?

— Tu le sais bien, dit-elle en baissant la tête. Ne parlons pas de lui.

— Mais tu sais que ce n’est pas moi ?…

— Si, c’est toi… n’importe ! Dieu l’a voulu ainsi.

— Non ! Dieu a permis que ce ne fût pas moi.

— Felipone m’a dit cela, et j’espère que c’est vrai.

— Il t’a dit la vérité. Masolino a été tué avec des chevrotines, et mon fusil était chargé à balle.

— Que Dieu en soit béni ! Mais ne crois pas que, s’il en eût été autrement, j’eus cessé de t’appartenir. Quand même il eût été le meilleur des frères, quand même tu l’aurais assassiné par méchanceté, il ne dépendrait pas de moi de t’aimer moins pour cela. Tu pourrais bien faire un crime et mériter la mort, je te suivrais sur l’échafaud. Oh ! oui, j’aimerais mieux mourir avec toi que de cesser de t’aimer.