Librairie Nouvelle (2p. 14-27).
◄  XXXII.
XXXIV.  ►



XXXIII


Mondragone, le…

Toujours à Mondragone ! Mais je ne date pas l’en-tête de ce chapitre, ne sachant si je vous écrirai, en ce moment, une ligne ou un volume. Je vais reprendre mon récit où je l’ai laissé.

Le bandit fit plusieurs tentatives pour quitter la compagnie, qu’il escortait et pour se glisser dans l’intérieur ; mais Olivia, qui s’était fait accompagner de son fils aîné, et qui apparemment avait conçu quelque soupçon, ne le perdit pas de vue et l’obligea de sortir, au bout de quelques instants, avec la famille marseillaise à laquelle il s’était donné pour guide. Elle referma les portes à grand bruit pour m’avertir que le danger était passé, et Tartaglia me servit mon dîner comme si de rien n’était.

— Tu penses donc, lui dis-je, que cet honnête personnage est de la police ?

— J’en suis sûr, mossiou. Vous allez dire que j’en suis aussi ; mais cela n’est pas. Je sais que celui-ci en est, parce que c’est lui le témoin qui a déposé pour Masolino, affirmant qu’il vous avait vu souiller et profaner l’image de la madone, et parce que son témoignage a été admis tout de suite, sur quelques mots échangés entre lui et le commissaire.

— Tu étais donc là, toi, que tu sais comment les choses se sont passées ?

Tartaglia se mordit les lèvres et reprit :

— Eh bien, quand j’y aurais été ? Que savez-vous si l’on ne m’a pas appelé, comme citoyen honorable, pour donner des renseignements sur votre compte ?

— Et qu’as-tu dit de moi ?

— Que vous étiez un jeune homme incapable de conspirer, un artiste un peu sot, un peu fou, un peu bête.

— Merci !

— C’était le moyen de détourner les soupçons, et vous voyez que je ne me conduisais guère en mouchard, puisqu’en sortant de cet interrogatoire, j’ai couru avertir la Mariuccia de vous faire cacher. Vous vous demandiez comment je vous savais ici, je devais le savoir, puisque l’idée était de moi.

Cette explication me fit du bien. Elle justifiait Daniella de l’excès de confiance que je me sentais porté à lui reprocher. Tartaglia avait provoqué cette confiance par son zèle, et, du reste, il la justifiait pleinement désormais à mes yeux.

— Ah çà ! lui dis-je, touché de son assistance, ne cours-tu aucun danger à te dévouer ainsi à moi ?

— Eh ! mossiou, répondit-il, il y a du danger à faire le bien, il y en a à faire le mal, il en a encore à ne faire ni bien ni mal. Donc, celui qui pense au danger perd son temps et sa prévoyance. Il faut faire, en ce monde, ce que l’on veut faire. Je ne me donne pas à vous pour brave devant la gueule d’une carabine, non ! mais, devant une intrigue, si épineuse qu’elle soit, vous ne me verrez jamais reculer. Là où l’esprit sert à quelque chose, je ne crains rien ; je ne crains que les forces brutales, comme la mer ou le canon, les balles ou la foudre, toutes choses qui ne raisonnent pas et n’écoutent rien.

Comme il en était là, le grelot se fit entendre. Je courus à la porte du parterre. C’était le capucin qui m’apportait des nouvelles de sa nièce. Elle continuait à me recommander la patience. En outre, Olivia me faisait dire qu’un des plus grands dangers était passé. En quoi consistait ce danger ? C’est ce que le bonhomme ne sut pas me dire, mais Tartaglia fut, comme moi, d’avis qu’il s’agissait de la visite de Campani, c’est le nom qu’il donne à mon bandit de la via Aurelia.

Le capucin nous avait suivis jusqu’au casino, et je vis avec déplaisir qu’il se disposait à s’y installer comme la veille. Il avait trouvé le souper bon, et, sans raisonnement ni préméditation de gourmandise, il y revenait, poussé par l’instinct, comme un chien qui flaire une cuisine. Or, je ne connais pas d’être plus ennuyeux que ce bonhomme avec ses trois ou quatre phrases banales, ses redites stupides et son sourire hébété.

— Bourre-lui sa besace, dis-je à Tartaglia, en français, et trouve moyen de m’en délivrer tout de suite.

— Ça n’est pas difficile, répondit le Frontin de Mondragone ; et même sans nous dégarnir de nos vivres, dont nous avons plus besoin que lui. — Mon cher frère, dit-il au capucin, il ne faut pas rester ici. J’ai appris qu’on allait poser des sentinelles à sept heures, c’est-à-dire dans dix minutes.

— Des sentinelles ! dit le moine effaré.

— Oui, pour nous prendre par famine, et, si vous ne voulez pas partager notre sort…

— Tais-toi donc, lui dis-je à l’oreille, il va effrayer Daniella en lui portant cette fausse nouvelle.

Mais le capucin était déjà en fuite, et il nous fallut courir après lui pour lui ouvrir la porte du parterre. Alors seulement Tartaglia se disposa à le détromper, mais il n’en eut pas le temps. Au reflet de la lune qui argentait la base des murailles, nous vîmes briller deux baïonnettes qui se croisèrent devant le capucin, et une voix forte prononça en italien :

— On ne passe pas.

La facétie de Tartaglia se trouvait être une réalité. Nous étions bloqués à Mondragone.

Fra Cyprien recula avec tant d’effroi et de précipitation qu’il alla tomber dans les bras de la bacchante couchée parmi les orties.

— Diantre ! me dit Tartaglia en refermant la porte avec plus de présence d’esprit, mais non avec moins de frayeur ; les carabiniers ! voilà du nouveau ! Mais, ajouta-t-il après un un moment de réflexion, ceci ne me regarde pas ; c’est impossible ou bien ce n’est que provisoire. Restons tranquilles jusqu’à demain.

— Non, repris-je, sachons tout de suite à quoi nous en tenir. Ouvre le guichet et demande passage pour le capucin. Je vais m’effacer pour qu’on ne me voie pas.

— Au fait, pourquoi pas ? répondit Tartaglia. Les agents de police m’ont vu entrer ce matin. Ils me connaissent, ils ne m’ont rien dit. Voyons, essayons !

Il ouvrit le guichet et présenta sa réclamation. Un sous-officier de carabiniers s’approcha, et le dialogue suivant s’établit entre eux :

— Ah ! c’est vous ? dit la voix du dehors.

— C’est moi, ami, répondit courtoisement Tartaglia ; je vous salue.

— Vous demandez à sortir.

— Pour un pauvre frère quêteur qui, me voyant ici, m’a demandé l’aumône. Je lui ai ouvert parce que…

— Épargnez-nous les mensonges. Ce frère quêteur est là, qu’il y reste.

— C’est impossible.

— C’est la consigne.

— Elle ne me concerne pas, je suppose, moi qui suis venu ici pour tendre des lacets aux lapins… Vous savez qu’il y en a beaucoup dans ces ruines…

— Lapin vous-même ; c’est assez, taisez-vous.

— Mais… ami… songez à qui vous parlez ; c’est moi !… c’est moi qui…

— C’est vous qui trahissez. Attention, vous autres ! apprêtez armes !

— Quoi donc ? vous prétendez… Laissez-moi vous parler bas. Approchez !…

— Je n’approcherai pas. Je veux bien vous dire la consigne. Personne n’entrera ici, personne n’en sortira, d’ici à quinze jours… et plus !

— J’entends, s’écria Tartaglia effaré. Cristo ! vous n’êtes pas des chrétiens ! Vous voulez nous faire mourir de faim ?

— Vous avez porté des vivres ce matin ; il fallait en porter davantage : tant pis pour vous !

— Mais…

— Mais c’est assez. Fermez votre guichet ou je commande le feu sur cette porte. Carabiniers ! en joue !

Tartaglia n’attendit pas que l’on commandât le feu, il ferma précipitamment le guichet.

— Ça va mal ! ça va bien mal, mossiou ! me dit-il quand nous eûmes ramené au casino le capucin éperdu. Je n’aurais pas cru qu’on en viendrait là. Avec les gens de la police… (il y a là dedans tant d’espèces d’originaux !) nous nous en serions tirés ; mais ces démons de carabiniers n’entendent à rien et ne connaissent que leur damnée consigne. Sancto Dio ! que faire pour leur persuader de laisser sortir ce moine et de me permettre d’aller aux vivres demain matin ?

— Tu as pu regarder dehors : sont-ils beaucoup ?

— Environ une douzaine, campés dans le gros massif de fortification antique qui est en dehors, juste en face de la grande porte de la cour. Il y a là de grandes voûtes où ils ont établi leur poste. J’ai vu les chevaux. De là, ils surveillent à bout portant, pour ainsi dire, les deux portes.

— Attends, lui dis-je ; laissons le capucin ici se remettre, et allons faire une ronde.

— À quoi bon, mossiou ? J’ai tout exploré et vous aussi ! Vous savez très-bien que, sur la face nord, tout est muré. D’ailleurs, tenez, ajouta-t-il en sortant avec précaution sur la petite terrasse du casino, voyez ! ils sont là aussi. Ils allument même un feu de bivouac pour passer la nuit !

En effet, douze autres carabiniers occupaient la grande terrasse au-dessous de celle où nous étions ; nous fîmes l’exploration de tous les côtés du château, par où une descente, au moyen de la corde à nœuds, nous eût été tant soit peu possible. Tout était gardé. Nous comptâmes cinquante hommes autour de notre citadelle. C’était plus qu’il n’en fallait pour nous bloquer. La grille de l’esplanade, dont, au reste, nous n’avions pas les clefs (cela est du domaine de Felipone), et qui se trouve très-voisine des portes du parterre et de la grande cour, était gardée aussi ; précaution assez inutile, puisque nous ne pouvions pas aller sur l’esplanade dite le terrazzone.

— Ah ! mossiou ! s’écria Tartaglia en rentrant de nouveau dans le casino avec moi, nous sommes pris ! Il est évident que l’on respectera notre asile, en prenant à la lettre la défense du cardinal de franchir les portes du château ; car il n’est pas besoin de cinquante hommes pour faire sauter les gonds ou pour mettre le feu aux battants ; mais on nous fera dessécher ici tout doucement, ou bien on tirera sur nous au premier mouvement que nous ferons pour sortir. N’avancez pas comme ça la tête au-dessus des balustres, mossiou ! ils sont capables de vous envoyer des balles, sous prétexte que vous avez la tête estra-muros.

Le pauvre Tartaglia était démoralisé ; d’autant plus que, pendant notre ronde, le capucin, pour se remettre de son épouvante, avait avalé les restes copieux de mon souper.

Ogni santi ! (Par tous les saints !) s’écria Tartaglia en lui arrachant le plat des mains, nous avons là un joli convive ! J’ai beau être un cuisinier de génie et un homme de ressources, que ferons-nous, mossiou, de ce capucin qui mange comme six, de cet estomac d’autriche (Tartaglia voulait sans doute dire autruche), de cette sangsue qui sera capable de nous sucer vivants pendant notre sommeil ? Va-t’en au diable, capucino ! ajouta-t-il en italien, je ne me charge pas de toi. Tu t’arrangeras pour faire cuire à ton usage les herbes de la cour. C’est bien bon pour un homme dont l’état est de se mortifier ; mais, si tu touches à nos vivres, tiens, vois-tu, je te mets à la broche, quelque osseux et peu appétissant que tu sois.

Le pauvre capucin tomba sur ses genoux en demandant grâce ; il pleurait comme un enfant.

— Rassurez-vous, frère Cyprien, lui dis-je, et rassure-toi aussi, Tartaglia. La position n’est pas si mauvaise qu’elle vous semble. Avant tout, sachez que, le jour où nous manquerons de vivres, et où toute tentative d’évasion sera reconnue impossible, je ne vous laisserai pas souffrir inutilement une heure de plus. J’irai me livrer, en franchissant le seuil de la porte, et vous serez immédiatement délivrés.

— Je ne le souffrirai pas, mossiou ! s’écria Tartaglia avec une emphase héroïque ; nous tiendrons ici jusqu’à ce qu’il nous reste un chardon à mettre sous la dent et un souffle de vie dans les mâchoires.

— Bon, bon ! merci, mon pauvre garçon ; mais ceci me regarde. Du moment que votre vie serait en danger, je me croirais relevé de mon serment envers Daniella.

— Je vous en relève ! murmura le capucin avec effusion ; je vous absous de tout parjure et de tout péché.

— Voyez-vous ce poltron et cet égoïste de moine ! reprit Tartaglia avec mépris. Eh ! je me moque bien de sa peau, à lui ! mais sachez, mossiou, qu’en vous livrant vous ne me sauveriez pas. Vous avez bien entendu que l’on m’accuse de trahir… ceux qui me croyaient leur compère pour vous persécuter et vous engager à sortir d’ici ! Mon affaire, à présent, n’est donc pas meilleure que la vôtre, et j’aimerais mieux devenir aussi sec qu’une pierre de ces ruines que d’avoir maille à partir avec le saint-office. Ce n’est pas la première fois que je goûte de la prison… et je sais ce qui en est ! Ne songez donc pas à une générosité inutile. Quant à ce moine, j’espère bien que, pour l’empêcher de jeûner et de maigrir, comme c’est son devoir, vous n’irez pas nous exposer…

— Je ne t’exposerai pas ; tu seras toujours libre de rester ; mais je ne le laisserai pas souffrir ce pauvre homme qui est venu ici…

— Pour manger notre soupe ! Il n’avait pas d’autre souci !

— N’importe ! c’est l’oncle de ma chère Daniella, c’est le frère de la bonne Mariuccia, et, d’ailleurs, c’est un homme !

— Non, non ! s’écria Tartaglia oubliant ses habituelles simagrées de respect pour tout ce qui porte la livrée de l’Église ; un capucin n’est pas un homme ! Et plutôt que de vous laisser prendre pour sauver celui-là, je vous débarrasserais tout de suite de vos scrupules en le faisant sortir… n’importe par où !

Le capucin était tellement horrifié de ces menaces, qu’il était comme pétrifié sur sa chaise. J’imposai silence à Tartaglia. Je priai le pauvre moine de se tranquilliser et de compter sur moi. Il m’écoutait sans avoir l’air de comprendre. Il était au bout de ses facultés d’émotion et de raisonnement. Et, d’ailleurs, il avait pris un tel à-compte de macaroni sur la famine à venir, qu’il n’éprouvait plus que la pesanteur de la digestion. Il s’endormait sur la table. Je le conduisis à sa paille, en lui donnant, pour s’envelopper, ma couverture de laine, sacrifice dont il ne songea pas même à me remercier.

Je retrouvai Tartaglia livré à ses réflexions et plus tranquille que je ne l’avais laissé.

— Voyons, mossiou, dit-il, il faut raisonner, et, quand on raisonne, on se console toujours un peu. Il est impossible que la Daniella, sachant comme on nous traque…

— Hélas ! voilà ce que je crains ? C’est son inquiétude et son agitation ! Elle voudra se lever, aller à Rome…

— Non, non ! elle ne le pourrait pas. Son frère est là pour l’en empêcher ; et, d’ailleurs, si Olivia voit qu’il y a du danger à lui faire savoir où nous en sommes, elle le lui cachera ; mais Olivia agira, ou bien la Mariuccia ! On ne peut empêcher ni l’une ni l’autre d’aller à Rome. Lord B*** est peut-être revenu de Florence. Le cardinal, quand il saura de quelle manière on interprète sa défense, fera évacuer les parcs et jardins. Enfin, tout ceci est l’affaire de quelques jours et il s’agit de patienter avec une maigre chère.

— Avons-nous des vivres pour quelques jours ?

— Certainement ! Nous avons les lapins apprivoisés ; il y en a quatre. On peut vivre à deux avec un lapin par jour.

— Nous sommes trois !

— Le capucin aura les os : il a de si bonnes dents, des dents de requin ! et puis, nous avons la chèvre !

— Pauvre chèvre ! Mieux vaut la garder ; elle donne du lait, et, avec du lait, on vit.

— C’est vrai, gardons la chèvre. La pâture ne lui manquera pas. Par ce temps printanier, ce qu’elle tond d’un côté repousse de l’autre. Seulement, il faudrait l’empêcher d’aller dans le parterre, où elle dévaste certaines racines qui m’ont bien l’air d’être mangeables, faute de mieux.

— Précisément, j’ai vu là des asperges sauvages. Nous lui interdirons le parterre.

— Et que diriez-vous, mossiou, d’une brochette de moineaux de temps en temps ?

— Eh ! eh ! cela peut être agréable à l’occasion.

— Avec une petite barde de lard autour ! j’ai eu la bonne idée d’en apporter un beau morceau que nous ferons durer longtemps. Et puis, avec des trappes, comme je le disais au carabinier, on prend des lapins sauvages, mossiou ! Et il y en a ici, je vous en réponds !

— Je n’en ai jamais vu un seul ; mais, en revanche, il y a des rats magnifiques.

— Fi, mossiou ! avant d’en venir là, nous aurons épuisé tous les oiseaux du ciel !

— Mais comment les prendras-tu, ces oiseaux ? Nous n’avons ni fusil ni poudre.

— Nous ferons des arcs et des flèches, mossiou ! Je n’y suis pas maladroit, non plus qu’à la fronde.

— Je songe à quelque chose de plus sûr, lui dis-je en riant : c’est à faire des épinards avec des orties. J’ai lu quelque part que c’était absolument la même chose.

Tartaglia fit la grimace.

— Possible ! dit-il ; mais je crois que je laisserai ma part de ce mets-là au capucin.

Vous voyez que la gaieté nous était revenue, et j’aidais mon compagnon à faire des projets gastronomiques, puisque c’était là sa préoccupation dominante. La mienne était de trouver moyen de faire évader le moine, afin qu’il pût au moins dire à Daniella que je prenais patience, et que j’étais pourvu de vivres pour longtemps.

— Écoute, dis-je à Tartaglia, tout cela est réglé, et nous voilà bien sûrs de pouvoir attendre environ une semaine ; mais nous croiserons-nous les bras, et ne chercherons-nous pas cette issue souterraine qui a certainement existé et qui doit exister encore ?

— Ah ! voilà, fit-il en soupirant, a-t-elle jamais existé ?

— Mais on sortait de ces cuisines où tu as tant cherché à entrer ! On y entrait par le palais, et on en sortait par le jardin au bas du terrazzone.

— Je vous entends, mossiou, dit Tartaglia, dont l’esprit actif se réveille dès qu’on fait appel à sa sagacité. Si nous pouvions sortir de cette cuisine, que nous appelons la Befana, nous nous trouverions au bas du terrazzone, tandis que les carabiniers sont dessus, et nous entrerions tout de suite dans un fourré de lauriers qui est là, et, de là, dans l’allée de cyprès ; et, de là, dans la cour de Felipone, qui nous laisserait certainement évader. C’est un brave homme, je le connais.

— Eh bien ?

— Eh bien, oui, on sortirait par les cuisines, s’il y avait une sortie ; mais je ne la connais pas, mossiou ; elle doit être souterraine, car je n’entends pas le cri des sentinelles au bas du grand contre-fort sans yeux du terrazzone, ce qui prouve bien qu’on regarde comme impossible une évasion de ce côté-là.

— Raison de plus pour diriger nos efforts de ce côté-là. Il y a toujours moyen de percer un mur, eût-il dix pieds d’épaisseur ; et, d’ailleurs, je compte comme toi sur la découverte d’un passage souterrain.

— Comme moi, vous dites ? Eh ! je n’y compte déjà pas tant, quoique j’en aie ouï parler. Mais, mossiou, vous oubliez une chose, c’est que la grande affaire, ce n’est pas encore tant de sortir de cette fameuse Befana que d’y entrer !

— Eh bien ! la cave du Pianto ? Et ton barreau entamé il y a si longtemps ? et ta lime anglaise qui ne te quitte jamais ? et nos quatre bras pour travailler ?

— Et les pierres qui se disjoignent, mossiou ?… et la lézarde qui s’agrandit dès qu’on ébranle la grille du soupirail ?

— Bah ! nous étayerons !

— Nous étayerons une construction de peut-être cent pieds de haut, à nous deux, mossiou ?…

— Oui quelques briques bien placées suffiraient pour empêcher le dôme de Saint-Pierre de s’écrouler. Voyons, il n’est que neuf heures ; voilà le vent qui s’élève, et qui couvrira le bruit de notre travail. C’est une circonstance rare depuis quelque temps, et dont il faut profiter. Nous sommes lestés d’un bon souper, nous sommes dispos, nous sommes de bonne humeur ; attendrons-nous la faim, la tristesse, le découragement ?…

— Allons-y, mossiou, s’écria Tartaglia en se levant, et, à la française, allons-y gaiement !

Mais au moment de prendre la bougie, il s’arrêta.

— Nous ferions mieux, dit-il, de nous coucher de bonne heure et de ménager le luminaire. Le jour où nous manquerons de bougie et de chandelle… Cela peut devenir bien incommode et bien dangereux, mossiou, de ne pas voir clair dans ce taudis !

— Bah ! nous sommes approvisionnés de cela aussi pour une semaine, et, d’ailleurs, la question est maintenant de sortir d’ici.

Quand Tartaglia m’eut fait voir la barre limée par lui, je reconnus avec chagrin qu’en réussissant à scier la grille, nous ferions indubitablement tomber le petit cintre de pierres du soupirail ; et comment savoir où s’arrêterait l’écroulement de cet édifice, abandonné depuis plus de cinquante ans à toutes les influences de la destruction ?

Mais, après mûr examen, je crus pouvoir affirmer qu’en étayant le milieu avec une pile de briques sur champ, et en soutenant les bas-côtés avec deux grosses boules de pierre qui servaient d’ornement autrefois à je ne sais quelle construction dans ce préau, et qui gisent maintenant dans les ronces, nous pouvions enlever la grille sans danger, et nous glisser encore par l’ouverture du soupirail.

Les mesures étant prises et les matériaux rassemblés, nous nous mîmes à l’œuvre, et les pléiades étaient sur nos têtes, c’est-à-dire qu’il était environ minuit, quand deux barres, enlevées sans accident, nous laissèrent le passage libre. Mais nous étions fatigués, nous avions chaud, et Tartaglia éprouvait une extrême répugnance à risquer l’aventure. Il avait des vertiges, il lui semblait que le pavé oscillait sous ses pieds. Il me supplia d’attendre au lendemain.

— Si rien n’a bougé demain matin, dit-il, je vous jure d’être gai comme un merle, et de descendre là dedans en sifflant la cachucha.

Je cédai, et, une heure après, nous étions endormis, en dépit de la voix des sentinelles qui s’appelaient et se répondaient autour des murailles, et de la lueur du feu du bivouac, qui projetait un reflet rouge jusque sur les dalles de la terrasse du casino.