Librairie Nouvelle (2p. 27-34).
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XXXIV


Mondragone, 22 avril.

Hier matin, nous avons déjeuné copieusement ; malgré mes recommandations de sobriété et de prudence, Tartaglia a la passion de la cuisine. Faire de bons plats et en manger sa bonne part, voilà pour lui une jouissance intellectuelle et physique du premier ordre. Il aurait aussi le goût de l’économat ; son rêve serait de devenir majordome dans une grande maison. En attendant, il est fier et comme charmé, malgré notre situation précaire, de commander, dans les ruines de Mondragone, à une valetaille imaginaire, et d’y ordonner toutes choses en vue du bien et la satisfaction de ses seigneurs. Je crois qu’il y a des moments où il me prend pour l’ombre d’un ancien pape, car il sollicite mes éloges avec une ardeur naïve, et je suis forcé de l’en accabler et de paraître très-sensible à ses soins, sous peine de le voir s’affecter et se démoraliser.

Il semble aussi que, de son côté, il soutienne son personnage facétieux et comique dans l’intention de me conserver en belle humeur ; mais c’est peut-être tout simplement le résultat d’une habitude invétérée de poserie burlesque. Ainsi, ce matin, je l’ai trouvé dans le parterre avec le capucin, qu’il avait affublé d’un torchon en guise de tablier de cuisine, et qu’il employait à la recherche des asperges sauvages. Il lui avait donné un nom. Ce n’était plus frère Cyprien ; c’était Carcioffo (artichaut).

— Il n’y a plus de moine ici, disait-il. Il n’y a plus qu’un marmiton, un éplucheur de légumes, un plumeur de volaille, sous les ordres du chef Tartaglia ; et, si Carcioffo ne travaille pas, Carcioffo ne mangera pas.

— Tu n’oublies qu’une chose, lui dis-je, c’est que nous n’avons ni légumes ni volaille.

— Pardon, Excellence, voilà des asperges, petites, mais succulentes ; et, quant à la volaille…, regardez !

Il me montrait une poule morte dans son panier.

— Tu es donc sorti ?

— Hélas ! non. J’ai essayé, et comme hier, au moment où j’appelais par le guichet, on a répondu par ce mot stupide et brutal : En joue ! Moi, j’ai répondu : Feu ! en fermant le guichet, et je les ai entendus rire.

— Rire ? c’est bon signe pour toi. Ils s’adouciront peut-être en ta faveur.

— Non, mossiou. L’Italien, ça rit toujours, mais ça ne se radoucit point pour ça !

— Mais cette poule, d’où vient-elle ?

— C’est eux, mossiou, c’est les carabiniers qui me l’ont donnée.

— Ah bah ! ils consentent à nous faire passer des vivres ? Oh ! alors…

— Non, non ! ils ne nous font rien passer du tout ; pas si sots ! mais ils sont sots quand même, car cette pauvre bête, qui vient je ne sais d’où, s’étant approchée apparemment de l’avoine de leurs chevaux, ils ont voulu la prendre ; ils l’ont manquée, effrayée, et, comme elle vole bien, elle est venue se percher sur notre mur, où… crac ! d’un coup de pierre, je l’ai abattue à mes pieds. Eh ! ce n’est pas maladroit, ça, mossiou !

— Non certes !

— Mais, dit le capucin, elle n’est pas tombée d’un coup de pierre ; elle a volé de mon côté, et c’est moi qui vous ai aidé à la prendre et a lui tordre le cou.

— Taisez-vous, Carcioffo, reprit Tartaglia ; vous ne devez jamais contredire votre supérieur !

Voyant que le capucin se prêtait en riant à être l’esclave et le jouet de Tartaglia, pourvu que celui-ci consentît à le nourrir, je crus devoir ne pas me mêler de leurs relations. Seulement, je les observais sans en avoir l’air, afin d’intervenir s’il arrivait que le pauvre frère devint victime de la malice de notre Scapin ou de sa propre cupidité. Mais je fus bientôt à même de constater que Tartaglia, au milieu de tous ses vices de bohémien, est naturellement bon et même charitable et généreux. Tout en accablant le moine de menaces et de quolibets, il le soignait fort bien, et je vis que ce régime convenait très-fort au capucin, qui, abandonné à lui-même, se serait laissé complètement abrutir par l’effroi et la tristesse de la situation.

Après le déjeuner, je surpris Tartaglia rangeant et cachant avec soin certains paquets. C’était une provision de lazagnes et de capellini, autre pâte de même genre, qu’il avait apportée avant-hier matin, et dont il ne voulut pas me dire la quantité.

— Non, non ! s’écria-t-il en couvrant cette réserve de son tablier de cuisine ; vous vous laisseriez aller à en donner au capucin, qui mangerait plus que sa faim. Il mangera comme nous, ni plus, ni moins.

— À la bonne heure ; mais voici le moment de travailler au Pianto. Viens-tu ?

— Oui, oui, partons ! Mais cachons tout, et fermons bien le casino.

Nous laissâmes le capucin en prières devant une Vierge Louis XV qui est sous le portique, et nous retournâmes à notre soupirail, munis de la corde à nœuds et de deux bougies.

Tout allait bien ; la petite voûte n’avait pas bougé : aucune partie de l’édifice n’avait fléchi. Nous descendîmes sans peine dans la cave. Nous montâmes sur le tas de décombres qui obstrue l’arcade, et nous parvînmes, en un quart d’heure de travail, à en déblayer assez pour nous faire un passage. Tartaglia cause plus qu’il ne travaille. La fatigue du pionnier lui est très-antipathique ; mais il m’anime par son babil, que j’arrive à trouver très-divertissant.

L’arcade, devenue praticable, me semble être une découverte assez sérieuse. Elle s’ouvre sur une galerie qui tourne en demi-cercle et qui a dû servir de lit artificiel à un courant d’eau destiné à alimenter cette fameuse cuisine que nous cherchons.

Cette galerie est large de cinq pieds et haute de quinze ou vingt. C’est un ouvrage magnifique. La voûte est en très-bon état. Des dépôts sédimenteux sur les parois attestent le passage et le séjour des eaux. Pourtant l’élévation de la voûte ferait croire que c’était un passage pour des cavaliers lansquenets.

Nous marchâmes à la lueur de nos bougies pendant environ cinq minutes, et, autant que j’en puis juger, nous étions sous le terrazzone ; nous en suivions le mouvement demi-circulaire. Aucun bruit ne parvenait jusqu’à nous.

Nous chantions déjà victoire, lorsque nous fûmes arrêtés net par un écroulement qui me parut dater de plusieurs années. La voûte avait cédé. L’eau filtrant, du terrazzone probablement, avait à la longue causé ce désastre. Le sol était inondé d’une flaque où nous l’entendions tomber goutte à goutte.

— Ou bien encore, me dit Tartaglia, c’est un craquement souterrain, résultat d’un tremblement de terre.

— Peu importe la cause, répondis-je. Il s’agit de savoir si nous pourrons triompher de l’accident.

Je revins sur mes pas, je les comptai, j’observai le mouvement de la galerie, je consultai les souvenirs et les observations de mon compagnon sur la forme et l’étendue extérieure de la terrasse. Nous n’en pouvions plus douter, nous étions tout près de la face extérieure centrale. La voûte qui nous abritait supportait l’immense et magnifique balustrade qui entoure l’esplanade. Une porte, une issue, une bouche quelconque devait être là, devant nous, sous cet éboulement. Il fallait le traverser.

— Nous le pourrons, dis-je à Tartaglia ; il faut le pouvoir ! Nous étudierons avec soin la superposition des blocs écroulés. Nous ne toucherons pas à ceux qui nous préservent d’un prolongement de rupture dans la voûte ; nous fouirons pierre à pierre, et nous creuserons, parmi ces débris, un couloir suffisant !

— C’est bien dangereux, dit-il en secouant la tête, et cela peut durer plus d’un mois !

— Mais cela peut n’être ni long ni dangereux, nous n’en savons rien.

— De même que notre blocus peut n’être ni l’un ni l’autre, si nous en attendons la fin sans nous éreinter et nous exposer !

— De même qu’il peut être l’un et l’autre, si nous en attendons la fin sans rien faire !

— Vous avez raison, mossiou ! Allons ! j’aime les gens qui raisonnent juste. D’ailleurs, vous avez une confiance et un courage qui me plaisent, et, avec vous, je sens que je ferais des choses que je n’aurais jamais tentées tout seul ! Oui, oui, avec vous, je descendrais dans un volcan, dans un enfer.

Nous retournâmes chercher des outils, c’est-à-dire nous en fabriquer tant bien que mal avec ceux que les ouvriers ont laissés ici pour d’autres usages. Comme il les ont abandonnés hors de service, nous étions d’abord assez mal outillés ; mais la découverte d’un pic énorme et d’une pioche en assez bon état nous permettent, depuis ce matin, de travailler utilement. Nous avons ouvert dans la journée trois pieds de tranchée.

Aux heures de repos, nous surveillons nos carabiniers, qui paraissent se déplaire beaucoup autour de cette ruine menaçante en certains endroits. Tartaglia a imaginé de faire tomber de temps en temps des pierres pour les inquiéter ; mais ce jeu est dangereux, et, quelque doute leur étant venu, l’officier a commandé de faire feu à tout hasard sur la première brèche qui s’ouvrirait aux murailles.

J’examine ces gendarmes, et je vois qu’ils sont beaucoup plus fins que les nôtres. Es sont italiens. Ce n’est pas ici que l’idée viendrait de les chansonner comme on le faisait chez nous, il y a quelques années, sur la candeur proverbiale de leur institution. Je crois bien qu’ils ne doivent pas être aussi incorruptibles ; mais je ne suis pas assez muni d’argent pour espérer de les séduire, quand même je pourrais m’aboucher avec eux, ce que la surveillance de leurs chefs rend jusqu’ici tout à fait impossible.

Je ne m’ennuie ni ne me décourage. Sans le chagrin que j’éprouve en songeant aux anxiétés de ma Daniella, et le serrement de cœur qui me saisit au souvenir de ma trop courte félicité, je prendrais gaîment l’étrange existence qui m’est faite. Tartaglia m’amuse malgré moi, et le capucin paraît s’accoutumer sans effort à son rôle de Carcioffo. Il dort à genoux devant la madone du portique, son chapelet enlacé aux doigts, tout le temps que nous passons à travailler. La prévoyance n’est pas le fléau de son imagination, et, tant qu’il aura quelque chose à mettre sous la dent, il conservera son sourire de crétinisme béat.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’en étais là, vous écrivant ces choses, pendant que Tartaglia mettait mon couvert, quand une circonstance inouïe ne fit courir sur la petite terrasse du casino.

Mossiou ! mossiou ! disait Tartaglia criant à voix basse, comme on s’habitue à le faire dans notre situation : voyez, voyez ! Pouvez-vous expliquer pareille chose ? Est-que je rêve ? Est-que vous la voyez aussi ? Regardez donc le haut des grandes clarinettes du terrazzone !

Je levai la tête et vis les mascarons grotesques de ces grands tuyaux de cheminée se détacher en noir sur un fond rougeâtre, en même temps que, de leurs vastes bouches, sortaient des tourbillons de fumée.

— Tout est perdu, mon pauvre Tartaglia, m’écriai-je. Les carabiniers ont trouvé l’entrée de cette fameuse cuisine : ils y sont installés, ils s’y réchauffent et y ont établi leur cantine.

— Non, non, mossiou. Voyez ! ils sont aussi étonnés que nous ! Ils regardent et s’interrogent ; ils cherchent de tous côtés, ils croient que nous avons mis le feu au château. Le feu à quoi, dans ces caves, je vous le demande ? Qu’ils sont sots ! Mais les voilà aussi en peine que nous, je vous jure, et même davantage, car ils n’osent pas rester sur la terrasse.

En effet, une panique s’était emparée de nos gardes, et leurs officiers avaient beaucoup de peine à les calmer.

— Au fait ! dis-je à Tartaglia absorbé, la chose est assez importante ! Comment l’expliques-tu ?

— Je ne l’explique pas, mossiou ! dit-il en faisant le signe de la croix. On me l’avait toujours dit, que le diable revenait ici, et que l’on y voyait le feu des cuisines briller comme du temps où les papes y donnaient des festins de Lucullus ! Mais je ne le croyais pas, je ne l’aurais jamais cru, et je vous avoue qu’à cette heure je me repens de mes fautes et recommande mon âme à Dieu !