Librairie Nouvelle (1p. 332-344).
◄  XXX.
XXXII.  ►



XXXI


Mondragone, 24 avril.

Tout en écrivant, avant-hier, je regardais tranquillement le vol mou et comme indécis du papillon thaïs égaré sur les herbes inodores de la muraille. J’étais sur la terrasse du casino, le dos tourné au portique de Vignole, lorsqu’un léger bruit me fit tressaillir et tourner la tête : Tartaglia était debout derrière moi.

— Ô Brumières, Brumières, pensai-je, vous me l’aviez prédit ! nulle part je ne serai à l’abri de l’espionnage de cet homme !

Un instant, j’eus la pensée de le prendre à bras le corps, sans lui rien dire, et de le précipiter par-dessus la balustrade de la terrasse. Il vit le tremblement convulsif qui contractait mes lèvres, au point de m’empêcher de parler, et pâlit un instant ; mais, reprenant vite son audace habituelle : — N’ayez pas d’idées sinistres, Excellence, me dit-il, vous n’êtes pas trahi ; je viens ici avec la clef, voyez, et de la part de la Daniella.

— Mon Dieu ! pourquoi ne vient-elle pas elle-même ? Il lui est arrivé malheur ? Parle !

— Rien, presque rien, Excellence ! Une entorse qu’elle a prise en descendant trop vite l’escalier du grenier de la villa Taverna, où elle va tous les jours sonner pour le dîner des gens de la maison et pour le vôtre surtout !

— Je veux aller la voir tout de suite, j’y cours !

— Non, non ! Il y a des espions dans le parc : vous seriez pris tout de suite. Masolino a des doutes sur sa sœur ; il la surveille depuis ce matin, il est à la villa Taverna. Le médecin est venu avec lui : il dit que l’accident de la Daniella n’est rien ; mais qu’il faut qu’elle reste huit jours sans bouger du lit où Olivia l’a mise et la soigne comme sa propre fille. Ne soyez donc pas inquiet ; patientez, ou vous vous perdrez en perdant la Daniella. Si on vous arrêtait, elle se lèverait, elle marcherait, elle courrait, dût-elle en mourir. Elle a une tête que vous ne connaissez pas ! Le bon Dieu a voulu que je fusse là quand la chose est arrivée, et que, voyant son chagrin, j’aie pu lui dire à l’oreille : Je sais tout. J’irai avertir notre ami, et je te promets de rester ici et d’être à ses ordres tout le temps que tu seras retenue par cet accident. Je ferai plus, mossiou ! Bien que vous n’ayez pas en moi la confiance que je mérite, je vous garderai mieux que la pauvre fille ne pouvait le faire ; je dérouterai les espions ; j’enverrai les carabiniers où vous n’êtes pas. Je ferai en sorte que vous soyez ici aussi en sûreté que si vous étiez au château Saint-Ange.

Je n’écoutais plus Tartaglia que machinalement. Je songeais à Daniella souffrant au moral et au physique. Je craignais la brutalité de son frère envers elle ; je voyais les obstacles se dresser entre nous, et la première brèche se faire à notre inaccessible paradis. Je regardais, ébahi et consterné, l’insupportable figure du bohémien, que j’étais désormais condamné à attendre et à désirer, à la place de l’idéale apparition de ma maîtresse. Le serpent avait pénétré dans l’Eden.

Et, à ma douleur, se mêlait une secrète irritation. Pourquoi, au lieu d’Olivia, de Mariuccia ou du frère Cyprien, qui étaient tous trois dans sa confidence, Daniella m’envoyait-elle cette canaille de Tartaglia, qui m’a toujours fait l’effet de l’espion par excellence ? Je ne pensais pas à lui demander comment, ainsi qu’il le prétendait, il avait pu, d’avance, savoir notre secret. Je pensais aux premières confessions de ma maîtresse, me racontant, avec une humble candeur, que le premier homme qui lui avait parlé d’amour et causé quelque vertige, c’était ce même bandit à figure de polichinelle. Elle ne le lui avait jamais avoué ; il ne l’avait peut-être pas deviné. Elle avait rougi, elle avait ri de sa propre folie. Elle en riait encore, elle le trouvait affreux, elle le savait libertin ; mais elle avait conservé pour lui de l’amitié, disait-elle, et une sorte d’estime relative que je ne comprenais pas et dont je lui aurais volontiers fait reproche, si, depuis les jours de notre ivresse, j’eusse pu me rappeler le nom et l’existence de ce drôle. Cette estime surprenante était donc bien plus grande que je ne m’en étais avisé, puisqu’elle allait jusqu’à la confiance la plus absolue, jusqu’au secret le plus intime.

Et voilà que notre bonheur idéal avait un confident, un commentateur, une sorte de témoin ! Et quel témoin ! le plus salissant de tous ceux qu’on pouvait choisir ! Tout me semblait dévoilé et profané maintenant. Un flot d’amertume contre ma divine Daniella se mêlait donc à la douleur d’être si brusquement et si tristement séparé d’elle. Je sentais mon ciel s’obscurcir, mon enivrement se glacer, et des larmes, dont je n’avais pas conscience, couler sur mes joues, pendant que le Tartaglia-Benvenuto m’exposait avec aplomb et volubilité, tous les motifs de consolation que je devais puiser en lui.

— Allons, dit-il en saisissant et en baisant la main dont j’étais tenté de le souffleter, voilà que le chagrin vous prend et que vous pleurez comme une femme ! Soyez un homme, mossiou ! Ceci n’est rien et passera vite. Je vois que vous aimez follement cette petite fille. Vous avez bien tort, pouvant prétendre encore à un si beau mariage… Mais ne vous fâchez pas ! je ne dis rien. Il faut, quand le diable nous tient, le laisser faire, et je sais bien que si l’on contrariait votre opinion du moment, on la ferait durer plus qu’elle ne doit raisonnablement durer. Ne craignez donc pas que je vous dise du mal de la petite stiratrice. D’abord, il n’y a pas de mal à en dire : c’est une fille aimable et que j’ai failli aimer, moi qui vous parle.

Pour le coup, je perdis patience, et sentant que j’allais me porter à quelque stupide fureur, je me levai et courus m’enfermer dans ma chambre. Là, je tâchai de sortir de l’étourdissement où tout ceci m’avait jeté. Je parvins à me calmer et à raisonner ma situation. La première pensée qui eût dû se présenter à moi, c’est que Tartaglia me trompait ; c’est qu’il avait dérobé la clef du parterre à Daniella évanouie. Je ne pouvais malheureusement pas douter d’un accident quelconque arrivé à cette chère créature, car l’heure du dîner était passée et elle n’était pas là. Donc, Tartaglia était un espion chargé de découvrir le lieu de mon refuge ; il avait procédé par induction, le hasard avait pu l’aider. On allait venir m’arrêter, ou bien, si la protection d’un certain cardinal était réelle et souveraine à Mondragone intra muros, on avait déjà coupé les communications entre Daniella et moi, et on se proposait de me prendre par famine.

Eh bien ! cela ne sera pas nécessaire, pensai-je ; la chose impossible pour moi, c’est d’ignorer dans quelle situation est Daniella. À tout risque, j’irai à Taverna dès que la nuit sera sombre. Je viendrai à bout de la voir ; je lui laisserai tout ce que je possède, à l’exception de ce qu’il me faut pour fuir, et je fuirai. J’irai l’attendre hors des États de l’Église, pour l’épouser et l’emmener en France.

Je commençai donc par m’assurer de la solidité de ma canne à tête de plomb, car j’étais résolu à me défendre en cas de surprise. Je mis mon argent sur moi, dans une ceinture ad hoc. Je fis un petit paquet du linge le plus strictement nécessaire, et de l’album qui contient ce récit. Je pris en guise de passeport, au besoin, divers papiers pouvant constater mon identité auprès des autorités françaises. Je m’enveloppai de mon caban qui est presque à l’épreuve de la balle, et, résolu à braver toutes choses, je me dirigeai vers la porte de mon appartement qui communique avec l’intérieur du palais.

Mais au moment où je posais la main sur la serrure, on frappait à cette porte. Je m’arrêtai indécis.

— Si l’on vient me prendre, pensai-je, je sais le moyen de fuir, au moins de cette chambre.

Et je me hâtai de sortir par l’autre porte et d’attacher à un balustre de la petite terrasse, la corde à nœuds que j’ai faite avec celle qui liait ma malle, et qui peut, avec quelques chances de succès, me faire descendre jusqu’au terrazzone. Je me hâtais, pensant que l’on allait enfoncer la porte ; mais on se contentait de frapper doucement et discrètement. J’entendis même, en revenant au seuil de ma chambre, la voix piteuse de Tartaglia qui me disait :

— Eh ! mossiou ! c’est votre dîner qui va se refroidir. Ne vous méfiez donc pas de moi !

Ce pouvait être un piège, mais la crainte du ridicule l’emporta sur ma prudence. Si Tartaglia ne me trahissait pas, mes précautions étaient absurdes ; s’il venait avec des estafiers, il y avait autant de chances de salut à me frayer résolument un passage au milieu d’eux à coups de casse-tête, qu’à me risquer le long de la corde, exposé au feu de quelque ennemi caché sous ma terrasse.

J’ouvris donc, l’arme au point, et ne pus m’empêcher d’avoir envie de rire en voyant Tartaglia assis par terre devant la porte, avec un plat couvert entre ses jambes, et attendant avec résignation mon bon plaisir.

— Je vois bien ce que c’est, dit-il en entrant courtoisement, sans oublier de jeter sous son bras son béret crasseux ; vous croyez que je suis un coquin ? Allons, allons, vous en reviendrez sur mon compte, mossiou l’ingrat ! Voilà du macaroni que j’ai préparé dans votre cuisine, car je connais les êtres de longue date, et je me pique de vous faire mieux dîner que jamais n’aurait su l’imaginer la Daniella. La pauvre fille ! elle n’a jamais eu le moindre goût pour la cuisine, tandis que moi, mossiou, j’ai le génie du vrai cuisinier, qui consiste à faire de rien quelque chose et à trouver le moyen de bien nourrir ses maîtres au milieu d’un désert.

Le plat fumant qu’il posait sur la table donnait un tel démenti à mes suppositions, que je me trouvai tout honteux. Certes, depuis une heure qu’il était au cœur de ma forteresse, il aurait eu mieux à faire, s’il eût voulu me livrer à mes ennemis, que de s’occuper à me préparer un macaroni au parmesan.

Je suis sobre comme un Bédouin ; je vivrais de dattes et d’une once de farine, et, depuis huit jours, je me nourris de pain, de viandes froides et de fruits secs, ne voulant pas souffrir que Daniella perde, à me faire des ragoûts et des soupes, le temps qu’elle peut passer à mes côtés. Pourtant la jeunesse a des instincts de voracité toujours prêts à se réveiller, et l’air vif de Mondragone aiguise terriblement l’appétit. Je ne saurais donc affirmer que, malgré mon chagrin, mes agitations et mes dangers, la vue et l’odeur de ce macaroni brûlant me fussent précisément désagréables.

— Mangez, disait Tartaglia, et ne craignez rien. La Daniella ne mourra pas pour une entorse. Quand je l’ai laissée, elle ne souffrait déjà plus que du chagrin d’être séparée de vous. La première chose qu’elle me demandera quand je la verrai, ce soir, c’est si vous avez consenti à dîner, à ne pas vous désoler et à prendre en patience son mal et votre ennui.

— Ah ! mon ennui, qu’importe ? Mais son mal ! Et ce frère qui la menace ! Est-ce vrai, tout ce que tu m’as dit ?

— C’est vrai, Excellence, vrai comme voilà un bon macaroni ; mais les menaces de l’ivrogne Masolino, la Daniella y est habituée et s’en moque. Il a beau se douter de quelque chose, il ne sait rien, il ne peut rien savoir. Et, d’ailleurs, s’il voulait maltraiter la pauvrette, les gens de la villa Taverna ne le souffriraient pas. Il a beau rôder dans le parc, s’il ne vous rencontre pas, il ne peut rien prouver contre elle.

— Prouver ! elle serait donc impliquée dans mes contrariantes affaires, si l’on supposait qu’elle a des rapports d’amitié avec moi ?

— Eh ! mais oui, Excellence. Vous faites partie d’une société secrète…

— Cela est faux.

— Je le sais bien ! mais on le croit ; et Daniella, si son frère la dénonçait, comme votre complice, au provincial des dominicains, ou seulement un curé de sa paroisse, comme mauvaise chrétienne, amoureuse d’un hérétique et d’un iconoclaste, pourrait bien aussi tâter de la prison.

— Ah ! ciel ! je serai prudent, je me soumets ! mais ne me trompes-tu pas ?

— Eh pourquoi vous tromperais-je, vous que je voudrais conserver comme la prunelle de mes yeux pour de meilleures destinées ?

Je m’étais assis et me laissais servir par lui, lorsqu’au milieu de ses protestations de dévouement, j’entendis secouer à ma fenêtre le petit grelot de la chèvre, dont nous avons fait une espèce de sonnette, Daniella et moi, au moyen d’un système de ficelles qui longent le mur du parterre.

— Tiens ! m’écriai-je en me relevant, tu es un indigne coquin ! Tu as menti, grâce au ciel ! Voilà la Daniella !

— Eh ! non, mossiou ! dit-il en se disposant à aller ouvrir ; c’est l’Olivia, ou bien c’est la Mariuccia qui vient vous donner des nouvelles de sa nièce.

J’étais si impatient d’en recevoir de vraies que, sans m’inquiéter davantage de Tartaglia, je m’élançai, je franchis comme une flèche la longueur du parterre, et ouvris la porte du dehors sans aucune précaution. Ce n’était ni Mariuccia ni Olivia, mais bien le frère Cyprien, qui se glissa rapidement par la fente de la porte avant que j’eusse eu le temps de l’ouvrir toute grande et qui la repoussa derrière lui en me faisant signe de tirer les gros verrous.

— Silence ! me dit-il à voix basse ; j’ai pu être suivi malgré mes précautions !

Nous avançâmes dans le parterre, et il me parla d’une manière assez embrouillée : c’est sa manière. Ce que je compris clairement, c’est que le jardin était occupé, non pas ostensiblement, mais très-certainement par des gens de la police, et que le capucin courait des risques en venant me voir.

— Allons chez vous, dit-il ; je vous parlerai plus librement. Quand il fut seul avec moi dans le casino, il me confirma le récit de Tartaglia. L’entorse de Daniella n’avait rien d’inquiétant, mais exigeait le plus complet repos. Son frère, installé chez les fermiers de la villa Taverna, avait l’œil sur la porte et sur les fenêtres de sa chambre. Je devais renoncer à la voir jusqu’à nouvel ordre. Elle exigeait de nouveau ma parole d’honneur qu’à moins d’être poursuivi jusque dans l’intérieur de Mondragone, je m’y tinsse enfermé et tranquille.

— Donnez-moi cette parole, mon cher frère, dit le capucin, car elle est capable de tout risquer et de venir ici en se traînant sur les genoux.

— Je vous la donne, m’écriai-je ; mais ne peut-elle m’écrire ?

— Elle le voulait, j’ai refusé de me charger de sa lettre. Je pouvais être arrêté et fouillé. C’était nous perdre tous. Voyons, calmez-vous, et causons ; mais donnez-moi quelque chose à manger, car c’est l’heure de mon souper, et j’ai une belle trotte à faire pour regagner mon couvent.

Je me hâtai de servir le bonhomme, qui dégusta sa part de macaroni avec un appétit remarquable. Tout agité qu’il était, je vis qu’il prenait grand plaisir à manger, et cela me gênait beaucoup pour obtenir des réponses nettes aux mille questions que je lui adressais. Le pauvre homme n’est peut-être pas gourmand, mais il est affamé. Ce fut bien pis quand Tartaglia, que j’avais oublié, reparut avec un jeune esturgeon cuit au vin, et un plat d’artichauts frits dans la graisse. Il n’y eut plus moyen de tirer du moine un mot de bon sens, et, pendant plus d’une heure, il fallut me résigner à le voir engloutir ces mets, et à manger moi-même pour satisfaire Tartaglia, que je ne pouvais plus regarder comme un ennemi, et dont le dévouement méritait mieux de moi que des soupçons et des rebuffades.

Ma situation devenait de plus en plus étrange avec ces hôtes nouveaux. Mon chagrin et mon inquiétude se heurtaient aux contrastes d’un appétit de capucin qui profitait d’une rare circonstance pour s’assouvir, et d’une servilité de valet comique dont, en ce moment, l’unique préoccupation était de me prouver ses talents culinaires.

— Mangez, mangez, Excellence, me disait-il ; vous aurez du café succulent pour digérer, car la Daniella m’a dit : « Surtout, soigne-lui son café ; il n’a pas d’autre gourmandise.»

Ce détail était si bien dans les habitudes de gâterie féminine de Daniella, que je me rendis tout à fait à la sincérité de Tartaglia, attestée d’ailleurs par la confiance et l’espèce d’amitié que le capucin lui témoignait. Il me restait bien une épine dans le cœur, en songeant que cette amitié était réelle et sérieuse chez Daniella, et je me sentais profondément humilié, non pas d’accepter les services de cet homme (je pouvais les payer un jour), mais de le voir immiscé dans les secrets de cœur de Daniella, et comme initié aux mystères de mon bonheur.

Je ne pus me retenir d’en témoigner quelque chose à frère Cyprien.

— Vous n’étiez donc pas là quand elle a fait cette chute ? lui demandai-je pendant que Tartaglia allait chercher le café.

— Eh ! vraiment, non, dit-il ; mais, quand même j’y aurais été, ce n’est ni moi, ni Olivia, ni ma sœur Mariuccia qui aurions pu nous charger de veiller sur vous et de vous empêcher de mourir de faim. Ces deux femmes sont trop surveillées dans ce moment-ci ; et, quant à moi, je suis un pauvre homme trop assujetti à la règle de son ordre. Croyez-moi, Tartaglia est l’ami qu’il vous fallait, et il ne sera jamais arrêté en venant vous voir, lui !

— Ah ! ah ! et pourquoi cela ?

— Je ne sais pas, mais c’est ainsi. Tout le monde le connaît, et il est bien avec tout le monde.

— Même avec la police ?

— Eh ! chi lo  ! répondit le moine, du même ton que prenait sa sœur Mariuccia quand elle voulait dire : « Ne m’en demandez pas davantage, je ne veux pas le savoir.»

Tout en prenant le café, j’essayai de me distraire de mes préoccupations en faisant la conversation avec ce moine. Je fus surpris de sa nullité et même de sa stupidité. D’après les avertissements qu’il avait su donner à sa famille à propos de moi, et d’après la visite généreuse qu’il me faisait en ce moment, je devais le croire pénétrant, hardi et actif. Rien de tout cela ! Il est ignorant, timide et paresseux. En outre, il est dépourvu de toute notion, même élémentaire, sur quoi que ce soit au monde, et complètement abruti par la règle de son ordre et par la mendicité. C’est pourtant une bonne et douce créature, qui n’a conservé de facultés aimantes que pour sa sœur et pour sa nièce, et qui, malgré la sincérité de sa dévotion, manquera tant qu’elles voudront à l’esprit de corps monastique pour les servir et les obliger ; mais son ineptie doit rendre son assistance à peu près nulle. Sa cervelle est une tête de pavot percée de trous, par où, depuis longtemps, le vent a fait tomber toute la graine. Il n’a ni ordre dans les idées, ni mémoire, ni lucidité sur aucun sujet. Il sait à peine le nom, l’âge et la profession des êtres avec lesquels il se trouve en relations fréquentes, et quand, par hasard, il s’en souvient, il en est si enchanté qu’il répète son dire cinq ou six fois avec une complaisance hébétée. Quant à la nature qui l’environne et dont il vante, à tout propos, la beauté et la fertilité par un phrase banale stéréotypée, il les voit à travers un crêpe, et ne distinguerait pas, j’en réponds un chardon d’avec une rose. Rien de particulier ne frappe cette organisation émoussée, très-inférieure à celle du paysan le plus fiévreux et le plus indolent de la Campagne de Rome. En fait de religion, il est impossible de savoir s’il a la notion de Dieu à quelque degré que ce soit. Il parle chapelle, reliques, cierges, offices et chapelet ; mais je ne crois pas qu’au-dessus du matériel du culte, il ait une idée, un sentiment religieux quelconques.

Quant à la société religieuse et politique de son pays, ce sont lettres closes pour lui. Il confond dans la même soumission béate et souriante tout ce qu’il peut avoir de respect et de foi pour le pape de 1848 et pour le pape d’aujourd’hui ; et non seulement il approuve et bénit le pape passant d’un système au système opposé, mais encore il admire et bénit, parmi les princes de l’Église, les plus ardents ennemis de tout système émanant du pape. Pourvu qu’on soit cardinal, évêque ou seulement abbate, on est un personnage nimbé, qui l’éblouit et le subjugue. Bref, on ne peut rien tirer de lui, et Dieu sait bien que je ne voulais en tirer autre chose que des renseignements à mon usage sur ma situation personnelle ; mais cela même fut impossible : tout aboutissait à cet éternel Chi lo  ? qui est arrivé à me porter sur les nerfs. Mes questions l’effrayaient ; il ne les comprenait même pas. Il ne savait pas si le cardinal avait agi réellement ; il ne savait pas si mon affaire était poursuivie au civil ou au religieux, si j’avais affaire au giudice processante, juge d’instruction du pays, ou à l’inquisiteur de droit, président du tribunal ecclésiastique, ou enfin au saint-office proprement dit ; car ces trois juridictions fonctionnent tour à tour et peut-être simultanément dans les poursuites politiques, civiles et religieuses. Or, dans ce pays-ci, l’accusation portée contre moi peut être envisagée sous ces trois faces.

Quand je vis que mes questions étaient superflues, j’engageai Tartaglia à reconduire le capucin à son couvent ; mais celui-ci, pris de terreur, refusa de sortir avant deux heures du matin.

— À l’heure qu’il est, dit-il (il était dix heures), mon couvent est fermé, et il ne sera rouvert que lorsqu’on sonnera matines. Ne vous inquiétez pas de moi ; je m’éveillerai de moi-même à ce moment-là ; je vas m’étendre sur votre lit et faire un somme.

Cette proposition me révolta, car le bonhomme était d’une malpropreté classique. Tartaglia m’en préserva en lui disant qu’il ne fallait pas risquer d’être surpris dans ma chambre, et il l’emmena coucher dans le cellier à la paille, où, en cas d’événement, il pourrait se tenir coi et n’être pas découvert.