La Damnation de Saint Guynefort/02
II
Le lendemain, la chèvre était prête à faire son office, mais il manquait de câbles forts assez, les cordes à puits du village étant trop menues. Tandis que le maître des limosins se grattait la tête, survint un gentillâtre nommé Hélie Joffre, qui demeurait en une maison noble sise entre La Noaillette et Hautefort, appelée de son nom : Joffrenie.
— Il y a foison de cordages pour les engins de guerre, au chastel d’Hautefort, — dit ce personnage lorsqu’on lui eut expliqué la chose ; — je vais en faire demander au seigneur Aymar.
L’honnête écuyer ayant su des maçons que l’étranger pérégrin avait donné le plan du tant industrieux engin, l’emmena chez lui, et, chemin faisant, apprit avec intérêt que son nom était Guynefort, qu’il était clerc, revêtu de la prêtrise, — quoique indigne, — et revenait de la terre sainte, ayant traversé beaucoup d’étranges pays et vu quantité de choses extraordinaires.
Convié à souper à Joffrenie, le pèlerin émerveilla ses hôtes par le récit de ses mirifiques aventures. La damoiselle Sybille, maîtresse du logis, buvait les paroles du saint homme qui s’était agenouillé au tombeau du Christ, et avait rapporté de Jérusalem une maille de la cadène dont Simon Barjone, dit : saint Pierre, avait été chargé par le commandement du vilain roi Hérode, comme il est écrit au chapitre XII des Actes des apôtres.
— Et cette maille… vous l’avez ? — demanda-t-elle d’une voix tremblante d’émotion.
— Elle est là, — répondit Guynefort, en posant la main au-dessous de son teton droit, dans la position de : l’arme au bras.
— Vous plairait-il nous la montrer ?
— En votre considération, très volontiers.
Et le pèlerin tira d’une des nombreuses poches de dessous sa robe, un paquet plié d’une grossière étoffe de poil de chèvre. Cette première enveloppe défaite, en laissa voir une seconde de laine rayée. Sous celle-ci se montra une troisième couverture de velours bleu. À mesure que le pèlerin développait précieusement le paquet, la figure des deux époux prenait une expression respectueusement émue. Enfin, lorsqu’il défit le tabis écarlate qui recélait la vénérée maille et la montra à ses hôtes, ceux-ci se mirent à genoux.
Père, mère, enfants et serviteurs appelés, baisèrent pieusement la sainte relique présentée par le pèlerin, qui la réintégra ensuite dans ses multiples enveloppes, et, finalement, dans sa poche secrète.
Ensuite, Guynefort raconta par quelle suite de circonstances extraordinaires le précieux chaînon était venu en sa possession. Il avait été obligé de feindre d’apostasier, et de judaïser un petit, pour capter la confiance du riche marchand qui le gardait comme un talisman de famille, transmis de génération en génération, depuis le geôlier de la prison où avait été bouclé Pierre…
Jésus ! faisaient ces braves gens, en oyant les contes sans fin de l’imaginatif pèlerin.
Enfin, Guynefort avoua qu’il avait dû finir par voler subtilement la sainte relique, pour ne pas la laisser es-mains d’un méchant bourreau de Notre-Seigneur. Il s’était confessé de ce pieux larcin ; néanmoins, sa conscience le lui reprochait quelquefois…
— Oh ! — protestèrent tous les assistants.
— Oncques ne fîtes action plus méritoire ! — dit l’écuyer Joffre.
Vers neuf heures du soir, après avoir mangé en guise de marrons, des châtaignes « camberones » arrosées du petit vin gris du crû, tout le monde alla se coucher, y compris le pèlerin qui accepta sans trop se faire prier ce supplément d’hospitalité.
Au milieu de la nuit, le bon gentilhomme et sa noble épouse, furent réveillés par un bruit étrange qui partait de la chambre voisine, où couchait Guynefort. C’était comme des coups de bâton ou de corde, appliqués sur un corps qui rendait un son mat.
— C’est le pèlerin qui se donne le fouet ! — dit la damoiselle Sybille.
— Grand bien lui fasse, m’amie ! — lui répondit en l’embrassant, après un grand signe de croix, le sire Joffre qui s’était réveillé de belle humeur.
Cependant, ayant un quart d’heure durant, roué son traversin de coup, de discipline, le pèlerin se remit la tête dessus et ne tarda pas à ronfler.
Le lendemain, au déjucher, notre homme ayant cassé la croûte avec son hôte, s’en fut peu après au chantier de l’église, où il resta jusqu’à midi, aidant les ouvriers de ses conseils, et parfois aussi de ses bras. Lorsqu’à la position du soleil le maître maçon eut jugé qu’il était l’heure de repaître, le pèlerin revint à Joffrenie où la table mise l’attendait.
Après dîné, il s’en retourna au chantier, et lorsque le susdit soleil fut descendu derrière la butte de La Mothe, il reprit encore le chemin de Joffrenie, où sur les sept heures on servit le souper.
Et cela continua ainsi les jours ensuivants. Il semblait qu’il y eut entre le pèlerin et ses hôtes, un accord tacite : lui pour recevoir, eux pour donner l’hospitalité à la mode périgordine, qui est à dire large, complète et de bon cœur.
Au bout de la semaine, pourtant, une pensée intéressée avait germé dans l’esprit des deux époux. Ils convoitaient la relique du pèlerin, et rêvaient au moyen de se l’approprier. Non pas peut-être pour eux en particulier, mais pour la future église de La Noaillette, à qui elle donnerait du lustre en faisant des miracles, comme cela ne pouvait manquer.
D’abord ils pensèrent à l’acheter ; mais, sans point de doute, le clerc Guynefort ne s’en dessaisirait qu’à un haut prix, que de petits hobereaux comme eux ne pouvaient payer. Dès lors, pourquoi ne pas la lui voler ? En ces temps de foi ardente, on ne reculait pas devant un larcin de ce genre que l’intention sanctifiait. L’histoire du suaire de Cadouin tant de fois volé et revolé, est là pour l’attester.
Mais, au premier abord, la chose ne paraissait pas facile, ni même au second. Le pèlerin était toujours exactement aiguilleté, et son troc ne le quittait jamais, non pas même la nuit, car il couchait vêtu pour mortifier son corps. Ainsi qu’il le disait humblement, il ne se dépouillait qu’un instant pour se donner la discipline.
La difficulté de dérober à Guynefort sa précieuse relique, fit naître dans l’esprit de la damoiselle Sybille un projet plus honnête.
— Que comptez-vous faire de la sainte maille ? — demanda-t-elle un jour au pèlerin en déjeunant.
— S’il plaît à Dieu, je la déposerai en l’église de ma paroisse native, où elle fera des miracles sans point de doute.
— Et d’où êtes-vous ? si je ne suis pas trop curieux, — demanda l’écuyer.
— Du pays d’Auvergne et de l’évêché de Saint-Flour, — répondit imprécisément Guynefort.
— Votre projet est pieux et grandement louable, — reprit la damoiselle Sybille ; — pourtant, considérez que la paroisse où fûtes baptisé est pourvue d’un curé, ou d’un prieur, ou d’un prévôt, en sorte que votre donation faite, tous les avantages temporels que procurera la relique à ladite paroisse, redonderont au profit d’un autre…
— Oh ! je ne recherche point les biens périssables de ce monde terrien ! — interrompit humblement Guynefort.
— En Dieu, je le crois, saint homme ! Mais prenez garde pourtant, qu’il faut soutenir le corps afin qu’il puisse vaquer au service du Seigneur, et, pour ce faire, manger et boire… conséquemment avoir un bénéfice…
— Peu me suffira, — dit le pèlerin.
— Hé bien, — dit à son tour l’écuyer, — puisque vous êtes clerc, pourquoi ne seriez-vous pas le curé de notre paroisse, où Dieu semble vous avoir conduit comme par la main ? Elle est petite, mais néanmoins, en dîmes, rentes en nature et en deniers, oblations et menues offrandes, plus que suffisante pour entretenir en bonne santé corporelle un honnête curé, et lui fournir par surcroît, les moyens de secourir les pauvres de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
— Je serais heureux de rester parmi de bons christians comme vous êtes, puisque Dieu a voulu que j’y sois venu, — dit le pèlerin ; — cependant donnez-moi le loisir d’y penser cette nuit.
— Bien volontiers, — répondirent ensemble les deux époux.
Cette nuit-là, le traversin de Guynefort en vit de dures. À plusieurs reprises, la damoiselle Sybille, réveillée par le bruit, poussait son mari du coude :
— Ce pauvre homme se tuera, ainsi faisant !
— Espérons que non, m’amie ! il fait son devoir, imitons-le.
À son lever, le lendemain, Guynefort déclara que Dieu l’avait inspiré, et qu’il se rendait au désir de ses hôtes. Seulement il y avait la question du bénéfice… Quel était le collateur ?
— Comme dans un grand nombre de paroisses tenues en bénéfice séculier, le curé doit être, selon l’antique usage, choisi par les ouailles, — répondit le sire Joffre. — Mais que cela ne vous inquiète point. Le moment venu nous irons ensemble dans tous les villages, dans chaque maison, et il ne vous manquera pas un seul suffrage.
— Adonc, ce sera la volonté de Dieu manifestée par la voix du peuple, — répondit Guynefort : — Vox populi, vox Dei.
C’est de lui que vient cet adage dont on a tant usé et abusé depuis.