L’Avenir illustré : supplément hebdomadaire de L’Avenir de la Dordogne (Éditions du 25 décembre 1902 (no 159), 1er janvier 1903 (no 160), 8 janvier 1903 (no 161) et 15 janvier 1903 (no 162)p. 1-4).

La Damnation de Saint Guynefort



Amicalement dédié à Paul Paulhiac.



I


Vous autres ne connaissez pas La Noaillette… ? je n’en suis point autrement étonné. C’est un petit village de sept ou huit maisons, jadis lieu principal d’une paroisse de trente feux environ, aujourd’hui réunie à celle de Saint-Agnan-d’Hautefort, au pays de Périgord. La chétive église bâtie de pierres de grès rouge, effritées par le temps, où on dit encore la messe le jour de la fête votive, est toujours surmontée de son clocher en pigeonnier, dont un marguillier bénévole s’entête à brandir la cloche chaque jour, aux heures rituelles de l’Angélus. Sous le pavé de larges dalles, creusées par les sabots de nombreuses générations, sont entassées pêle-mêle, dans les anciennes sépultures de familles disparues, des charretées d’ossements qui attendent pour se débrouiller, la venue de l’ange qui doit sonner la diane du Jugement dernier.

Et, précisément, c’est à propos d’une concession de tombeau près de l’autel de saint Guynefort, trouvée dans les minutes d’un notaire du dix-septième siècle, que j’ai fait connaissance avec ce saint.

J’ai d’abord cru à l’identité de ce caporal de la troupe céleste, avec le patron de la paroisse de Villeneuve-de-Dombes. J’y ai cru d’autant plus, que saint Guinefort de Villeneuve a la spécialité de guérir les maladies infantiles, et qu’à La Noaillette il existe, dans le cimetière, une fontaine où l’on va plonger, — « saucer », comme on dit au pays, — les enfants malades. Mais j’ai vite reconnu qu’une similitude de nom m’induisait en erreur, Saint Guynefort de La Noaillette n’est pas le même que celui de Villeneuve, et ce n’est pas un saint ordinaire, puisqu’il est damné.

Il est vrai que son collègue du pays de Dombes, n’est pas non plus un saint banal, car il fut en son vivant un chien lévrier. Ce chien ayant été tué injustement d’un coup d’épée par le seigneur son maître, les bonnes gens du pays virent dans la destruction du château de ce maître barbare, qui eut lieu quelque temps après, une punition du ciel. Ce sentiment de justice pitoyable aux bêtes, dégénéra bientôt en un véritable culte en l’honneur du chien martyr. Les mères apportèrent leurs enfants malades sur son tombeau, et il s’y opéra, comme de juste, des guérisons miraculeuses. Quoique plus tard un moine jaloux, Étienne de Bourbon, ait fait déterrer et brûler le corps de ce lévrier Guinefort, il est encore vénéré dans le pays et continue à guérir les enfants, ainsi qu’on le peut voir dans l’Histoire de la Civilisation française, de Monsieur Alfred Rambaud : point ne conte sornettes.

Le saint Guynefort de La Noaillette, n’était pas un chien, lui, mais un homme et même un habile homme, ainsi qu’allez le voir.

En l’an de grâce 1250, l’année même où le roi saint Louis fut pris à la Mansourah, un matin d’avril, les maçons qui construisaient l’églisotte de La Noaillette, virent venir du côté de Chasseins, un homme inconnu qui descendit dans le vallon, traversa le petit ruisseau de la Beuse, sur des pierres mises à l’exprès, et monta le coteau en suivant un chemin qui existe encore, mais tellement creusé par le temps, que les branches des vieilles souches des chênes qui le bordent, se rejoignent au-dessus de la tête du monde qui passe par là.

Arrivé à la cime du terme, le quidam se trouva juste devant le chantier de l’église et salua les ouvriers. Ceux-ci lui rendirent honnêtement le salut et le considérèrent un instant.

De fait, l’homme en valait la peine. C’était un grand gaillard robuste, vêtu d’une robe de bure couleur de la bête, avec une pèlerine garnie de coquilles d’outre-mer et une capuce ou capuchon, qui lui servait de coiffure par le mauvais temps. Pour le moment, ce couvre-chef était rabattu sur l’échine de l’étranger, et laissait voir une tignasse drue et noire, comme aussi la barbe frisée qui lui montait quasi jusqu’aux yeux.

Le pèlerin s’assit sur un bloc de pierre, son bourdon en mains auquel était attaché une gourde, — que nous autres appelons, un « coujou », — et regarda faire les maçons qui avaient repris leur travail. Ils étaient quatre qui, avec un goujat, se galéraient à monter une grosse pierre d’angle le long d’un madrier en plan incliné. Voyant qu’ils ahanaient fort à ce faire, l’homme posa son bourdon contremont le mur et vint donner un coup de main aux travailleurs.

— Quartier ! — cria-t-il, — et la lourde pierre soulevée gagna un bon pied et demi.

— En vous remerciant ! — dit l’un des limosins au pèlerin, lorsque la pierre fut en place ; — vous n’êtes pas trop cassé !

Lui sourit. — Vous me semblez braves gens, dit-il. Je veux vous aider, même après que j’aurai repris mon chemin… Il vous faut une cabre, autrement à monter ainsi, pierres, mortier et bois, vous n’en finiriez pas, tout en peinant fort.

— Une cabre ? — dit l’un des ouvriers, étonné.

— La cabre et son mâle le bouc, sont mauvaises bêtes du diable ! — ajouta un autre.

Le pèlerin sourit de rechef. — Ne craignez point, bonnes gens. Un qui vient de terre sainte ne vous veut induire en damnable commerce avec cette male bête de Satanas. Je parle à vous d’un engin qui montera vos quartiers en place et tous matériaux très aisément… Tenez ainsi est fait cet engin :

Et avec son bourdon, l’homme pérégrin traça sur terre, comme un grand A. — Vers la cime, dit-il, est une roue pleine, creusée sur champ, qu’on nomme poulie. Au bas, presque, est un treuil manœuvré par des barres, où s’enroule un câble qui, passant sur ladite poulie, élève à hauteur nécessaire toutes choses qu’on veut.

— Vous avez l’entendement aussi bon que la poigne, — dit le maître maçon. — Sans être trop curieux, êtes-vous fort pressé d’aller ?

— Il me tarde d’arriver en mon natif pays ; mais pour vous servir en ce besoin, je m’attarderai bien un petit.

— Adonc, vous plairait-il montrer aux charpentiers qui débitent le bois, à monter cette dite cabre ?

— Très volontiers, je le ferai, bonnes gens, bien content de donner la main à votre sainte entreprise.

— En vous remerciant bien de votre honnêteté grande et bonne volonté !

— Entre christians, mes amics, on se doit aider.

— Si le voulez donc, allons au chantier des compagnons de monseigneur saint Joseph.

— Allons.