La Dame de la Mer/Acte V
ACTE V
(Même décor qu’au troisième. Soir d’été. L’ombre s’épaissit.)
(Arnholm, Bolette, Lyngstrand et Hilde, dans une barque, rament vers la droite, le long du bord.)
Regardez : nous pouvons très bien sauter à terre ici !
Non, non, ne sautez pas !
Je ne sais pas sauter, Mademoiselle.
Et vous, Arnholm, savez-vous sauter ?
Je préfère ne pas essayer.
Eh bien ! Amarrons à l’escalier de la maison de bains.
Vous dites ? Oui, c’est en l’honneur du bateau anglais, dont c’est le dernier voyage dans cette saison. Mais si vous voulez jouir de la fanfare, il faut vous dépêcher. (Criant.) Plait-il ? (Secouant la tête.) Je n’entends pas !
Mais, ma chère Ellida, je t’assure que nous avons tout le temps.
Non, non ! Il peut venir d’un instant à l’autre.
Eh ! bonsoir, docteur ! Bonsoir, Madame !
Tiens ! c’est vous ? Il y a encore musique ce soir ?
Oui, vous entendrez « la Fanfare ». Ce ne sont pas les occasions qui nous manquent dans cette saison. Ce soir, nous fêtons le bateau anglais.
Le bateau anglais ? Il est en vue ?
Pas encore. Mais il arrive de l’intérieur, masqué par les collines. Il sera là avant qu’on ait le temps de se retourner.
Oui, oui.
C’est aujourd’hui son dernier voyage. Il ne reviendra plus.
C’est triste à penser, docteur. Des semaines, des mois, nous avons joyeusement fêté la belle saison. Il est dur de se résigner aux ténèbres. Du moins, pour commencer. Car il faut bien finir par s’acclimater. N’est-ce pas, madame Wangel ? Allons ! bonsoir.
Oh ! cette cruelle attente ! Cette demi-heure qui précède la fin.
Ainsi, c’est décidé ? Tu vas lui parler seule à seul ?
Il le faut. Mon choix doit être libre.
Tu n’as pas de choix, Ellida, tu n’as pas le droit de choisir. Je ne te le permets pas.
Tu ne peux m’interdire le choix. Personne n’a ce pouvoir. Tu peux me défendre de le suivre, — tu peux me retenir de force, contre ma volonté. Oui, tu le peux. Mais ce que tu ne peux pas, — c’est m’empêcher de choisir dans mon for intérieur, de le choisir lui, pas toi, — si le cœur m’en dit.
Tu as raison. Cela n’est pas en mon pouvoir.
Et puis, je n’ai rien pour me retenir ici. Rien ne m’attache ici. Je n’ai pas poussé de racines dans ta maison, Wangel. Les enfants ne sont pas à moi. Je veux dire que leurs cœurs ne m’appartiennent pas. Ils ne m’ont jamais appartenu.– En partant, — si je pars, — soit pour le suivre cette nuit, — soit pour rentrer à Skioldviken demain, je n’ai pas une clef à déposer, pas une instruction à laisser. C’est à ce point ! Je suis une déracinée chez toi. En dehors de tout, dès le premier moment !
C’est toi-même qui l’as voulu.
Non, je ne l’ai pas voulu. Je n’ai voulu ni ceci ni cela. J’ai simplement laissé tout dans l’état où je l’ai trouvé. Toi, — toi seul l’as voulu.
C’est par égard pour toi que j’ai tout réglé de la sorte.
— Je le sais, Wangel ! Mais cela se paie, cela se venge. À l’heure décisive, je ne trouve ici ni attaches, ni appui, ni secours. Où est-il, ce trésor intime, ce monde à deux, dont je ne devrais pas pouvoir me séparer ?
Tu dis vrai, Ellida. Aussi vas-tu dès demain recouvrer ta liberté. Tu pourras désormais vivre ta propre vie.
Tu appelles cela ma propre vie ! Oh non ! ma vie propre, ma vraie vie a été dévoyée du jour où j’ai consenti à partager la tienne. (Elle se tord les mains avec anxiété.) Et maintenant, — ce soir, — dans une demi-heure, — viendra celui que j’ai trahi, celui à qui j’aurais dû rester fidèle inébranlablement, comme il m’est resté fidèle, lui ! Il viendra m’ordonner, — pour la dernière fois, — de vivre ma propre vie, — la vie qui fait peur et qui attire, — et à laquelle je ne puis renoncer. Du moins volontairement !
Il n’en est que plus urgent que ton mari, — qui est, en même temps, ton médecin, — t’enlève le pouvoir d’agir — et agisse à ta place.
Oui, Wangel, j’en conviens. Crois bien qu’il y a des moments où il me semble que je devrais trouver la paix, le salut en m’attachant à toi, de toutes mes forces, et qu’ainsi seulement je pourrais braver les puissances qui effraient et attirent. Mais, cela non plus ne m’est pas donné. Non, non, je ne peux pas !
Viens, Ellida, promenons-nous un peu.
Je le voudrais. Mais je n’ose pas. C’est ici qu’il m’a dit d’attendre.
Viens, tu as encore beaucoup de temps devant toi.
Tu crois ?
Certainement, tu as tout le temps.
Allons, je t’accompagne un instant.
Regardez donc !
Chut… ne les dérangeons pas.
Je voudrais bien savoir ce qui se passe entre eux depuis quelques jours.
Vous avez remarqué quelque chose ?
Si je l’ai remarqué !
Quelque chose d’insolite ?
Oui et non. Vous ne voyez pas cela ?
Je ne sais pas…
Que si ! Vous le voyez. Seulement, vous ne voulez rien dire.
Je crois que ce petit voyage fera du bien à votre belle-mère.
Vous pensez ?
Oui, je pense que ce sera tant mieux pour les deux, qu’elle puisse s’éloigner de temps en temps.
Si elle part demain pour Skioldviken, elle ne reviendra plus jamais parmi nous.
Allons donc, chère Bolette ! Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?
J’en suis absolument convaincue. Vous allez voir ! elle ne rentrera plus. En tout cas, pas aussi longtemps que nous serons à la maison, Hilde et moi.
Hilde aussi ?
Avec Hilde, cela pourrait encore s’arranger. Ce n’est presque qu’une enfant. Et puis, je crois qu’au fond elle adore Ellida. Mais, avec moi, c’est une autre affaire. Une belle-mère qui est à peu près de mon âge…
Ma chère Bolette, — il se pourrait que vous n’eussiez plus longtemps à rester ici.
Vrai ? Vous avez donc parlé à père !
J’ai également parlé à votre père. Oui.
Et qu’a-t-il dit ?
Hem… Votre père a de si graves préoccupations depuis quelques jours.
Oui, c’est ce que je disais tout à l’heure.
Je ne sais qu’une chose : c’est que vous ne devez compter sur aucune assistance de sa part.
Ah… !
Il m’a très clairement exposé sa situation. Il ne peut vous venir en aide, dit-il : il n’en a pas les moyens.
Et vous avez eu le cœur de me leurrer, comme vous venez de le faire.
Je ne vous ai pas leurrée, ma chère Bolette. Il ne dépend que de vous de sortir d’ici.
Qu’est-ce qui dépend de moi ?
De connaître le monde. D’apprendre ce qui vous intéresse. De prendre part à la vie dont vous rêvez ici, dans votre coin. De passer de l’ombre à la lumière. Qu’en dites-vous, Bolette ?
Ah, Dieu, ce que j’en dis… ? Mais tout cela est irréalisable. Du moment où père ne veut pas et ne peut pas… Je n’ai personne d’autre à qui m’adresser.
Et si une main amie se tendait vers vous… ? Celle de votre vi… — de votre ancien précepteur ? La repousseriez-vous ?
Vous, monsieur Arnholm ! Vous voudriez… ?
Vous assister de tout mon cœur. Vous pouvez disposer de moi. — Vous acceptez ? Dites !
Si j’accepte ! Sortir d’ici ! Connaître le monde ! Apprendre quelque chose à fond ! Tout ce qui apparaissait jusqu’ici comme une grande et merveilleuse impossibilité… !
Oui, tout cela peut se transformer en réalité. Cela ne dépend que de vous.
Quoi ! Vous m’aideriez à réaliser ce bonheur sans nom ! — Non, mais, vraiment, puis-je accepter un tel sacrifice d’un étranger ?
Vous pouvez tout accepter de moi, Bolette, tout.
Oui, je le crois. Je ne sais ce que j’ai, mais… (Avec explosion.) Oh ! je voudrais rire et pleurer de joie ! De bonheur ! Quoi ! je pourrai vivre la vraie vie ! Je commençais à craindre qu’elle ne m’échappât.
Vous n’avez plus à le craindre, chère Bolette. À présent il faut me dire bien franchement – s’il n’y a rien — rien qui vous attache ici ?
Qui m’attache ? Non, rien que je sache.
Absolument rien ?
Absolument rien. C’est-à-dire — il y a bien mon père. Et Hilde. Mais…
Mon Dieu, — vous serez bien obligée de quitter votre père un jour ou l’autre. Quant à Hilde, elle aussi suivra sa propre destinée. Ce n’est donc là qu’une question de temps. Ni plus ni moins. Ainsi, Bolette, vous ne connaissez pas ici d’autres liens, d’autres attaches ?
Aucuns. Rien qui m’empêche, s’il ne tenait qu’à moi, de partir quand bon me semble.
En ce cas, ma chère Bolette, ne pourrions-nous partir ensemble ?
Ah ! Dieu de Dieu ! quel bonheur ! Quand on y pense !
Car je suppose que vous avez pleine confiance en moi ?
Ah ! certes, j’ai confiance en vous !
Vous n’hésiteriez pas à me confier entièrement votre avenir, Bolette ? N’est-ce pas ?
En doutez-vous ? À vous, mon ancien maître ?
Il ne s’agit pas seulement de cela, c’est le moindre côté de la question. Mais… Voyons !… Vous êtes libre, dites-vous. Il n’y a pas de liens qui vous retiennent. Alors, je viens vous demander si vous consentiriez à en contracter avec moi pour la vie ?
Vous dites… ?
Oui, Bolette, pour la vie. En un mot, à devenir ma femme ?
Non, non, non ! C’est impossible ! Tout à fait impossible !
Vraiment ? Il vous serait tout à fait impossible de… ?
Voyons, monsieur Arnholm, ce n’est pas sérieux ! (Le regardant.) Et pourtant… Si… C’est donc ainsi que vous l’entendiez tout à l’heure ?
Écoutez-moi bien, mademoiselle Bolette. Mes paroles ont l’air de bien vous surprendre.
Comment n’en serais-je pas surprise ?
Vous avez raison, d’autant plus que vous ne saviez pas…, que vous ne pouviez pas savoir…, que c’est pour vous que je suis venu ici.
C’est pour moi que vous êtes venu ? Pour moi ?
Ce printemps, j’ai reçu une lettre de votre père, dans laquelle se trouvait un passage qui m’a fait croire que… hem… que vous aviez conservé à votre ancien maître un souvenir… où il y avait plus que de l’amitié.
Comment père a-t-il pu vous écrire une chose pareille !
Ce n’est pas ce qu’il voulait dire. J’avais mal compris. N’empêche que j’ai vécu depuis lors dans l’idée qu’une jeune fille m’attendait, soupirait après moi… Laissez-moi parler, chère Bolette ! Voyez-vous, quand on a dépassé la première jeunesse, une telle idée, illusoire ou non, impressionne plus que de raison. Celle-ci a développé en moi une affection reconnaissante. Je ne pensais plus qu’à vous retrouver. Qu’à vous revoir. Qu’à vous dire que je partageais les sentiments que je m’imaginais vous avoir inspirés.
Mais maintenant que vous savez que c’était un malentendu !…
N’importe ! Votre image s’est fixée en moi pour toujours telle que ce malentendu l’avait créée… Vous ne pouvez pas comprendre cela. Mais cela est.
Jamais je ne l’aurais cru.
Mais, du moment où c’est ainsi ? Qu’en dites-vous, Bolette ? Ne pourriez-vous vraiment pas vous résoudre à… eh bien, oui ! à devenir ma femme ?
Oh ! Mais cela me paraît impossible, monsieur Arnholm ! Vous, mon ancien maître ! Je ne puis me représenter d’autres relations entre nous.
Allons ! Puisque vous ne le pouvez pas, la situation reste la même.
Que voulez-vous dire ?
Qu’il n’y a là rien pour modifier mes desseins à votre égard. Je veillerai à ce que vous sortiez d’ici et appreniez à connaître le monde. À ce que vous puissiez étudier ce qui vous intéresse. À ce que vous ayez une existence assurée et indépendante. J’assurerai aussi votre avenir, Bolette. Enfin, vous aurez toujours en moi un ami sûr et fidèle. Comptez-y.
Hélas ! hélas ! monsieur Arnholm, tout cela est désormais impossible.
Impossible ? Cela aussi ?
Mais oui. Y pensez-vous ! Après ce que vous m’avez dit, et après ce que je vous ai répondu… Vous comprenez bien que je ne puis accepter de vous de tels sacrifices ! Je ne puis plus rien accepter de vous. Jamais !
Voulez-vous donc rester ici pour toujours et laisser la vie vous échapper ?
Oh ! c’est bien cruel !
Voulez-vous renoncer à voir ce qui se passe dans le monde ? À prendre part à tout ce que la vie a pour vous de séduisant ? Vous dire qu’il y a tant de choses dont vous êtes impitoyablement et à jamais exclue ? C’est le cas d’y songer, Bolette.
Oui, oui, monsieur Arnholm, vous avez bien raison.
Et quand votre père ne sera plus, savez-vous que vous resteriez peut-être seule au monde, sans appui, sans soutien ? À moins d’en épouser un autre, pour qui, peut-être, vous n’éprouveriez pas plus de penchant que…
Oh ! Je vois ce qu’il y a de vrai dans ce que vous me dites. N’importe ! Si cependant ?…
Si ?…
Si, cependant, ce n’était pas tout à fait impossible ?
Comment l’entendez-vous, Bolette ?
Oui, si ce n’était pas impossible… d’accepter… ce que vous me proposiez à l’instant ?
Vous voulez dire de… de m’accorder, du moins, la joie de vous assister en véritable ami ?
Non, non, non ! Pas cela, jamais ! Cela ne se peut pas !… Non, monsieur Arnholm, je préfère être à vous.
Bolette ! Vous consentez malgré tout ?
Je… consens… oui.
À être ma femme !
Oui. Si vous persistez quand même.
Si je persiste ! (Lui saisissant la main.) Oh ! merci, Bolette, merci !… Quant à ce que vous m’avez dit, de vos hésitations, cela ne m’effraie pas. Si votre cœur n’est pas encore entièrement à moi, je saurai le gagner. Oh, Bolette ! Je vous porterai sur les bras !
Et je vais connaître le monde ! Vivre la vie. Vous me l’avez promis.
Je tiendrai ma promesse.
Et je pourrai étudier tout ce qui m’intéresse.
Je serai votre professeur, comme jadis, Bolette. Souvenez-vous de votre dernière année d’études.
Dire que je me sentirai libre, — que le monde s’ouvrira devant moi. Et pas de souci du lendemain. Je n’aurai pas à songer à cette maudite question de pain.
Non, vous n’aurez pas à y songer, je vous assure. Et cela vaut aussi quelque chose, n’est-ce pas, Bolette ?
Oui. Cela vaut quelque chose. Je le sais.
Vous allez voir, Bolette, comme nous nous arrangerons gentiment. Et quel bon ménage uni, solide, confiant l’un dans l’autre, nous ferons.
Oui, je commence aussi à — croire que tout finira bien. (Elle regarde à droite et se dégage vivement.) Ah ! Ne dites rien !
Qu’y a-t-il, Bolette ?
Oh ! c’est ce malheureux. (Indiquant.) Regardez.
Votre père ?
Non, ce jeune sculpteur. Il se promène avec Hilde.
Lyngstrand ? Eh bien ?
Oh ! vous savez dans quel état il est.
Oui. À moins que ce ne soit un mal imaginaire.
Hélas, non ! Il n’en a pas pour longtemps, je crois. Et ce sera tant mieux pour lui.
Pourquoi dites-vous cela, chère amie ?
Parce que — parce que son art, — c’est bien peu de chose, je le crains. Allons-nous-en avant qu’ils soient là. Voulez-vous ?
Je ne demande pas mieux, ma chère Bolette.
Eh ! là-bas ! Attendez-nous donc !
Nous vous précédons un peu, Bolette et moi.
C’est bien drôle. Depuis quelque temps, on ne se promène plus ici que par couples. On s’en va toujours deux par deux.
Je parie qu’il lui fait la cour.
Vous l’avez remarqué ?
Ce n’est pas difficile. Il suffit d’avoir des yeux.
Oui, mais mademoiselle Bolette ne l’acceptera pas. J’en suis sûr.
Non, car elle le trouve bien vieilli. Elle croit qu’il sera bientôt chauve.
Ce n’est pas seulement à cause de cela. Elle ne l’accepterait pas quand même.
Qu’en savez-vous ?
J’en connais un autre à qui elle a promis de penser.
C’est tout ?
Oui, de penser à lui quand il sera loin.
C’est peut-être vous ?
Cela se pourrait.
Elle vous a promis cela ?
Eh bien, oui ! Elle me l’a promis. Mais ne lui dites pas que vous le savez.
Dieu m’en garde ! Je suis muette comme la tombe.
C’est bien gentil à vous.
Et quand vous serez de retour ? Vous vous fiancerez ? Vous l’épouserez.
Non. C’est impossible. Dans les premiers temps, je ne pourrai pas songer à me marier. Et plus tard elle sera un peu trop âgée pour moi.
Et pourtant vous voulez qu’elle pense à vous, de loin ?
Oui, cela me sera d’un grand secours. Au point de vue de l’art, vous comprenez ? Quant à elle, qu’est-ce que cela peut lui faire ? Elle n’a rien autre qui la préoccupe. N’empêche qu’elle ait été bien gentille de me faire cette promesse.
Croyez-vous que cela vous fasse achever votre œuvre plus vite, de savoir que Bolette pense à vous ?
J’en suis sûr. Savoir qu’il existe quelque part, dans un coin du monde, une douce et délicate jeune fille qui rêve à vous en silence, — c’est là, j’imagine, quelque chose de — de — je ne sais comment m’exprimer.
D’émotionnant ? C’est ce que vous voulez dire ?
D’émotionnant ? C’est cela. C’est le mot. (il la regarde un instant,) Vous êtes si intelligente, mademoiselle Hilde ! si intelligente ! Quand je rentrerai, vous aurez à peu près l’âge qu’a aujourd’hui votre sœur. Peut-être aussi aurez-vous son visage ? Peut-être aussi ses goûts ? Peut-être serez-vous elle et vous en une seule personne, si j’ose m’exprimer ainsi.
Vous aimeriez cela ?
Je ne sais pas. Je crois presque que oui. Mais maintenant, — cet été — je préfère que vous soyez vous-même, telle que vous êtes.
Vous m’aimez mieux ainsi ?
Je vous aime beaucoup ainsi.
Hein, — dites-moi, vous qui êtes artiste, cela vous plaît-il de me voir toujours en robe claire ?
Cela me plaît beaucoup.
Vous trouvez que le clair me va bien ?
Il vous va délicieusement, à mon avis.
Et maintenant, dites-moi, — vous qui êtes artiste, — me voyez-vous en noir ?
En noir, mademoiselle Hilde ?
Oui. Tout en noir. Croyez-vous que cela m’irait bien ?
Ce n’est pas exactement de saison en été, le noir. Au reste, je crois que le noir vous siérait aussi. Justement, avec votre figure…
En noir jusqu’au cou. — Avec du crêpe noir tout autour. — Des gants noirs. — Et un long voile noir par derrière.
Si vous étiez vêtue de la sorte, mademoiselle Hilde, je voudrais être peintre pour vous peindre en jeune veuve éplorée et charmante.
Ou en jeune fiancée en deuil.
Oui, cela vous conviendrait encore mieux. Mais cela ne peut pas vous tenter, dites ?
Qui sait. Je trouve cela émotionnant.
Emotionnant ?
Oui, c’est émotionnant d’y penser. (Indiquant tout à coup à droite.) Oh ! regardez !
Le grand bateau anglais ! Déjà accoté au débarcadère !
Mais je t’assure, ma chère Ellida, que tu te trompes ! (Il aperçoit Hilde et Lyngstrand.) Ah ! vous voici vous deux ? N’est-ce pas, monsieur Lyngstrand, qu’il n’est pas encore en vue ?
L’anglais ?
Oui.
Le voici, monsieur le docteur.
Ah… ! Je savais bien…
Il est là !
Comme un loup dans une bergerie, on peut le dire. Cela a tout de même du style, cette façon d’aborder en silence.
Allez donc bien vite au débarcadère avec Hilde. Dépêchez-vous. Elle tient à entendre la musique.
Oui, monsieur le docteur. Nous allions justement nous y rendre.
Nous vous rejoindrons peut-être, dans un moment.
Encore un couple, ces deux-là.
Il est là ! Tout près ! — Je le sens.
Tu ferais mieux de rentrer, Ellida, et de me laisser m’expliquer avec lui.
Oh ! c’est impossible ! Impossible, te dis-je ! (Poussant un cri.) Regarde, Wangel, — le voici !
Tu vois, Ellida, je suis venu.
Oui, oui, oui, — voici l’heure.
Es-tu prête à partir ? Oui ou non ?
Vous voyez bien qu’elle ne l’est pas.
Il ne s’agit pas de costume de voyage. Ni de malles. J’ai à bord tout ce qu’il lui faut. Et sa cabine est retenue. (À Ellida.) Je te demande si tu es prête à me suivre, — volontairement, de plein gré.
Oh ! ne m’interrogez pas ! Ne me tentez pas ainsi !
C’est le premier coup. Il faut dire oui ou non.
Décider ! Pour la vie ! Sans retour !
Sans retour ! Dans une demi-heure, il sera trop tard.
Pourquoi tenez-vous à moi ?
Ne sens-tu pas toi-même ce qui nous lie ?
Ma promesse ?
Une promesse n’engage à rien, ni l’homme ni la femme. Si je tiens à toi, c’est que je ne puis faire autrement.
Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?
Ellida !
Oh ! cette force qui me sollicite, qui me tente, qui m’attire, la force de l’inconnu ! Toutes les puissances de la mer se résument en elle !
Que faites-vous ? Que voulez-vous ?
Je le vois, je l’entends à ta voix, Ellida, c’est sur moi que tombera ton choix.
Ma femme n’a pas à choisir. Je suis là pour la représenter et pour la défendre. Oui, pour la défendre ! Si vous ne détalez pas, si vous ne quittez pas le pays, — pour ne jamais revenir — savez-vous ce qui vous attend ?
Non, non. Wangel ! Pas cela !
Que me ferez-vous ?
Je vous ferai enfermer comme un malfaiteur ! Sur-le-champ ! Avant que vous soyez à bord ! Car je sais à quoi m’en tenir sur le meurtre de Skioldviken.
Oh, Wangel ! comment peux-tu… ?
Je m’y attendais. Aussi (tirant un revolver de sa poche de devant) mes précautions sont-elles prises.
Non, non, ne le tuez pas ! Tuez-moi plutôt, moi !
Il ne s’agit ni de lui, ni de toi. Sois tranquille. Ceci est à mon propre usage. Libre j’ai vécu, libre je veux mourir.
Wangel ! Laisse-moi te le dire de façon à ce qu’il l’entende ! Si tu veux me retenir, tu le peux ! Tu en as les moyens et le pouvoir ! Et tu le feras ! Mais mon âme, mes pensées, mes désirs, mes élans, tout cela t’échappe ! Ils s’envolent, d’un vol irrésistible, vers l’inconnu, pour lequel je suis faite, et dont tu m’as séparée !
Oui, Ellida, je le vois, tu m’échappes, tu me glisses des mains. Le désir de l’illimité, de l’infini, de ce qui ne peut s’atteindre, finira par entraîner ton esprit jusqu’aux ténèbres qui le guettent.
Oui, oui, je le sens, je sens au-dessus de moi comme de grandes ailes noires !
Les choses n’en viendront pas là. Il n’y a qu’un moyen de te sauver. Je n’en vois pas d’autre, en tout cas. Je consens donc à ce que le marché soit rompu — immédiatement. — Dès lors, tu peux choisir ton chemin, en pleine, pleine liberté.
Est-ce vrai, est-ce bien vrai, ce que tu dis ? Est-ce bien ton cœur qui parle ?
Oui, c’est mon cœur, oui, c’est bien mon cœur torturé.
Et tu peux, tu peux laisser ainsi les choses s’accomplir ?
Oui, je le puis. Je le puis parce que je t’aime par-dessus tout.
Elle est donc si profonde, si intime, la place que j’occupe chez toi ?
Oui, c’est l’œuvre des années et de la vie en commun.
Et moi, qui ne m’en étais pas doutée.
Tes pensées étaient ailleurs. Enfin ! Te voici absolument détachée de moi. Et des miens. Désormais ta vie, ta vraie vie, peut rentrer dans son ornière. Tu peux choisir librement, Ellida. Et sous ta propre responsabilité.
Librement, et sous ma propre responsabilité ! Sous ma responsabilité ?… Comme tout se transforme !
Tu entends, Ellida ! C’est le dernier coup ! Viens !
Après ce qui vient de se passer ? Jamais je ne vous suivrai.
Tu ne viens pas ?
Jamais, après cela, je ne te quitterai !
Ellida, Ellida !
Ainsi, tout est fini ?
Oui, à tout jamais !
Je le vois, il y a ici quelque chose de plus fort que ma volonté.
Votre volonté n’a plus de prise sur moi. Vous êtes mort pour moi, un mort sorti de la mer pour y rentrer. Mais vous ne me faites plus peur. Et vous ne me fascinez plus.
Adieu, madame ! (Il repasse la barrière.) Désormais vous n’êtes plus dans ma vie qu’un naufrage de plus.
Ellida, ton âme est comme la mer. Sujette au flux et au reflux. D’où est venue la transformation ?
Le transformation ? Tu ne comprends donc pas que la liberté du choix devait tout transformer ?
Et l’inconnu ne t’attire plus ?
Il ne m’effraie plus ni ne m’attire ! J’ai pu le mesurer des yeux, j’étais libre de m’y précipiter, si j’avais voulu. Libre de choisir. Donc libre de renoncer.
Je commence à te comprendre, peu à peu. Tu penses et tu conçois en images, en représentations visibles. Ta nostalgie de la mer, de même que la fascination exercée sur toi par cet étranger, tout cela était l’expression d’un besoin de liberté s’éveillant et grandissant en toi. Voilà !
Oh ! Je ne sais que te dire. Ce qui est sûr, c’est que tu fus pour moi un excellent médecin. Tu as trouvé le vrai remède, le seul qui pouvait agir, et tu as eu le courage de l’employer.
Eh ! nous savons oser, nous autres médecins, dans les cas extrêmes. Ainsi, Ellida, tu me reviens ?
Oui, mon cher Wangel, mon fidèle appui, je te reviens. Je le puis, maintenant. Car je viens à toi librement, de plein gré, et sous ma pleine responsabilité.
Ellida ! Ellida ! Dire que nous pourrons désormais vivre l’un pour l’autre.
Et partager nos souvenirs. Les mettre en commun, toi et moi !
N’est-ce pas, ma chérie !
Et vivre aussi pour nos deux enfants.
Nos enfants, dis-tu ?
Oh ! ils ne sont pas encore à moi, mais je saurai les gagner.
Nos enfants ! (Il lui baise les mains avec un joyeux transport.) Oh ! merci pour ces paroles ! Du fond de l’âme, merci !
Regardez donc, ne dirait-on pas deux fiancés ?
C’est l’été qui agit, ma petite demoiselle.
Voici l’anglais qui repart.
On le voit très bien d’ici.
C’est son dernier voyage de cette année.
Adieu raisins, vendanges sont faites ! C’est triste à penser, madame Wangel ! Et voilà que vous nous quittez aussi. J’entends dire que vous partez demain pour Skioldviken.
Il n’en sera rien. Nous avons changé d’idée.
Ah, vraiment ?
Est-ce vrai, père !
Tu restes avec nous !
Oui, chère Hilde, si tu veux de moi.
Si je veux !
On peut dire que voici une bonne surprise !
Eh ! monsieur Arnholm, vous rappelez-vous notre entretien d’hier ? L’être qui s’habitue à vivre sur terre perd le chemin de la mer. La vie de mer le quitte.
Tiens ! C’est le cas de ma sirène !
À peu près.
À cette différence près que la sirène en meurt. Tandis que les hommes sont capables de s’acclimater. Oui, oui, — madame Wangel, je vous assure — qu’ils peuvent s’acclimater !
Oui, monsieur Ballested, à une condition : la liberté.
Et la responsabilité, chère Ellida.
Tu as raison !