Traduction par Maurice Prozor.
Perrin (p. 183-227).

ACTE V

(Même décor qu’au troisième. Soir d’été. L’ombre s’épaissit.)

(Arnholm, Bolette, Lyngstrand et Hilde, dans une barque, rament vers la droite, le long du bord.)

Hilde

Regardez : nous pouvons très bien sauter à terre ici !

Arnholm

Non, non, ne sautez pas !

Lyngstrand

Je ne sais pas sauter, Mademoiselle.

Hilde

Et vous, Arnholm, savez-vous sauter ?

Arnholm

Je préfère ne pas essayer.

Bolette

Eh bien ! Amarrons à l’escalier de la maison de bains.

(Ils continuent à ramer vers la droite.)
(À ce moment, Ballested vient de droite, par le sentier, portant un cor de chasse et des notes. Il se tourne vers les rameurs et leur parle. On entend les réponses s’éloigner de plus en plus.)
Ballested

Vous dites ? Oui, c’est en l’honneur du bateau anglais, dont c’est le dernier voyage dans cette saison. Mais si vous voulez jouir de la fanfare, il faut vous dépêcher. (Criant.) Plait-il ? (Secouant la tête.) Je n’entends pas !

Ellida, la tête couverte d’un châle, vient de gauche, suivie de Wangel
Wangel

Mais, ma chère Ellida, je t’assure que nous avons tout le temps.

Ellida

Non, non ! Il peut venir d’un instant à l’autre.

Ballested, de derrière la barrière.

Eh ! bonsoir, docteur ! Bonsoir, Madame !

Wangel, l’apercevant.

Tiens ! c’est vous ? Il y a encore musique ce soir ?

Ballested

Oui, vous entendrez « la Fanfare ». Ce ne sont pas les occasions qui nous manquent dans cette saison. Ce soir, nous fêtons le bateau anglais.

Ellida

Le bateau anglais ? Il est en vue ?

Ballested

Pas encore. Mais il arrive de l’intérieur, masqué par les collines. Il sera là avant qu’on ait le temps de se retourner.

Ellida

Oui, oui.

Wangel, à demi tourné vers Ellida.

C’est aujourd’hui son dernier voyage. Il ne reviendra plus.

Ballested

C’est triste à penser, docteur. Des semaines, des mois, nous avons joyeusement fêté la belle saison. Il est dur de se résigner aux ténèbres. Du moins, pour commencer. Car il faut bien finir par s’acclimater. N’est-ce pas, madame Wangel ? Allons ! bonsoir.

(Il salue et s’en va à droite.)
Ellida, les yeux tournés vers le fiord.

Oh ! cette cruelle attente ! Cette demi-heure qui précède la fin.

Wangel

Ainsi, c’est décidé ? Tu vas lui parler seule à seul ?

Ellida

Il le faut. Mon choix doit être libre.

Wangel

Tu n’as pas de choix, Ellida, tu n’as pas le droit de choisir. Je ne te le permets pas.

Ellida

Tu ne peux m’interdire le choix. Personne n’a ce pouvoir. Tu peux me défendre de le suivre, — tu peux me retenir de force, contre ma volonté. Oui, tu le peux. Mais ce que tu ne peux pas, — c’est m’empêcher de choisir dans mon for intérieur, de le choisir lui, pas toi, — si le cœur m’en dit.

Wangel

Tu as raison. Cela n’est pas en mon pouvoir.

Ellida

Et puis, je n’ai rien pour me retenir ici. Rien ne m’attache ici. Je n’ai pas poussé de racines dans ta maison, Wangel. Les enfants ne sont pas à moi. Je veux dire que leurs cœurs ne m’appartiennent pas. Ils ne m’ont jamais appartenu.– En partant, — si je pars, — soit pour le suivre cette nuit, — soit pour rentrer à Skioldviken demain, je n’ai pas une clef à déposer, pas une instruction à laisser. C’est à ce point ! Je suis une déracinée chez toi. En dehors de tout, dès le premier moment !

Wangel

C’est toi-même qui l’as voulu.

Ellida

Non, je ne l’ai pas voulu. Je n’ai voulu ni ceci ni cela. J’ai simplement laissé tout dans l’état où je l’ai trouvé. Toi, — toi seul l’as voulu.

Wangel

C’est par égard pour toi que j’ai tout réglé de la sorte.

Ellida

— Je le sais, Wangel ! Mais cela se paie, cela se venge. À l’heure décisive, je ne trouve ici ni attaches, ni appui, ni secours. Où est-il, ce trésor intime, ce monde à deux, dont je ne devrais pas pouvoir me séparer ?

Wangel

Tu dis vrai, Ellida. Aussi vas-tu dès demain recouvrer ta liberté. Tu pourras désormais vivre ta propre vie.

Ellida

Tu appelles cela ma propre vie ! Oh non ! ma vie propre, ma vraie vie a été dévoyée du jour où j’ai consenti à partager la tienne. (Elle se tord les mains avec anxiété.) Et maintenant, — ce soir, — dans une demi-heure, — viendra celui que j’ai trahi, celui à qui j’aurais dû rester fidèle inébranlablement, comme il m’est resté fidèle, lui ! Il viendra m’ordonner, — pour la dernière fois, — de vivre ma propre vie, — la vie qui fait peur et qui attire, — et à laquelle je ne puis renoncer. Du moins volontairement !

Wangel

Il n’en est que plus urgent que ton mari, — qui est, en même temps, ton médecin, — t’enlève le pouvoir d’agir — et agisse à ta place.

Ellida

Oui, Wangel, j’en conviens. Crois bien qu’il y a des moments où il me semble que je devrais trouver la paix, le salut en m’attachant à toi, de toutes mes forces, et qu’ainsi seulement je pourrais braver les puissances qui effraient et attirent. Mais, cela non plus ne m’est pas donné. Non, non, je ne peux pas !

Wangel

Viens, Ellida, promenons-nous un peu.

Ellida

Je le voudrais. Mais je n’ose pas. C’est ici qu’il m’a dit d’attendre.

Wangel

Viens, tu as encore beaucoup de temps devant toi.

Ellida

Tu crois ?

Wangel

Certainement, tu as tout le temps.

Ellida

Allons, je t’accompagne un instant.

(Ils s’en vont à droite, au premier plan. En même temps, Arnholm et Bolette apparaissent au bord de l’étang.)
Bolette, remarquant son père et Ellida.

Regardez donc !

Arnholm, bas.

Chut… ne les dérangeons pas.

Bolette

Je voudrais bien savoir ce qui se passe entre eux depuis quelques jours.

Arnholm

Vous avez remarqué quelque chose ?

Bolette

Si je l’ai remarqué !

Arnholm

Quelque chose d’insolite ?

Bolette

Oui et non. Vous ne voyez pas cela ?

Arnholm

Je ne sais pas…

Bolette

Que si ! Vous le voyez. Seulement, vous ne voulez rien dire.

Arnholm

Je crois que ce petit voyage fera du bien à votre belle-mère.

Bolette

Vous pensez ?

Arnholm

Oui, je pense que ce sera tant mieux pour les deux, qu’elle puisse s’éloigner de temps en temps.

Bolette

Si elle part demain pour Skioldviken, elle ne reviendra plus jamais parmi nous.

Arnholm

Allons donc, chère Bolette ! Qu’est-ce qui vous passe par la tête ?

Bolette

J’en suis absolument convaincue. Vous allez voir ! elle ne rentrera plus. En tout cas, pas aussi longtemps que nous serons à la maison, Hilde et moi.

Arnholm

Hilde aussi ?

Bolette

Avec Hilde, cela pourrait encore s’arranger. Ce n’est presque qu’une enfant. Et puis, je crois qu’au fond elle adore Ellida. Mais, avec moi, c’est une autre affaire. Une belle-mère qui est à peu près de mon âge…

Arnholm

Ma chère Bolette, — il se pourrait que vous n’eussiez plus longtemps à rester ici.

Bolette, s’animant.

Vrai ? Vous avez donc parlé à père !

Arnholm

J’ai également parlé à votre père. Oui.

Bolette

Et qu’a-t-il dit ?

Arnholm

Hem… Votre père a de si graves préoccupations depuis quelques jours.

Bolette

Oui, c’est ce que je disais tout à l’heure.

Arnholm

Je ne sais qu’une chose : c’est que vous ne devez compter sur aucune assistance de sa part.

Bolette

Ah… !

Arnholm

Il m’a très clairement exposé sa situation. Il ne peut vous venir en aide, dit-il : il n’en a pas les moyens.

Bolette, avec un reproche.

Et vous avez eu le cœur de me leurrer, comme vous venez de le faire.

Arnholm

Je ne vous ai pas leurrée, ma chère Bolette. Il ne dépend que de vous de sortir d’ici.

Bolette

Qu’est-ce qui dépend de moi ?

Arnholm

De connaître le monde. D’apprendre ce qui vous intéresse. De prendre part à la vie dont vous rêvez ici, dans votre coin. De passer de l’ombre à la lumière. Qu’en dites-vous, Bolette ?

Bolette, joignant les mains.

Ah, Dieu, ce que j’en dis… ? Mais tout cela est irréalisable. Du moment où père ne veut pas et ne peut pas… Je n’ai personne d’autre à qui m’adresser.

Arnholm

Et si une main amie se tendait vers vous… ? Celle de votre vi… — de votre ancien précepteur ? La repousseriez-vous ?

Bolette

Vous, monsieur Arnholm ! Vous voudriez… ?

Arnholm

Vous assister de tout mon cœur. Vous pouvez disposer de moi. — Vous acceptez ? Dites !

Bolette

Si j’accepte ! Sortir d’ici ! Connaître le monde ! Apprendre quelque chose à fond ! Tout ce qui apparaissait jusqu’ici comme une grande et merveilleuse impossibilité… !

Arnholm

Oui, tout cela peut se transformer en réalité. Cela ne dépend que de vous.

Bolette

Quoi ! Vous m’aideriez à réaliser ce bonheur sans nom ! — Non, mais, vraiment, puis-je accepter un tel sacrifice d’un étranger ?

Arnholm

Vous pouvez tout accepter de moi, Bolette, tout.

Bolette, lui saisit les mains.

Oui, je le crois. Je ne sais ce que j’ai, mais… (Avec explosion.) Oh ! je voudrais rire et pleurer de joie ! De bonheur ! Quoi ! je pourrai vivre la vraie vie ! Je commençais à craindre qu’elle ne m’échappât.

Arnholm

Vous n’avez plus à le craindre, chère Bolette. À présent il faut me dire bien franchement – s’il n’y a rien — rien qui vous attache ici ?

Bolette

Qui m’attache ? Non, rien que je sache.

Arnholm

Absolument rien ?

Bolette

Absolument rien. C’est-à-dire — il y a bien mon père. Et Hilde. Mais…

Arnholm

Mon Dieu, — vous serez bien obligée de quitter votre père un jour ou l’autre. Quant à Hilde, elle aussi suivra sa propre destinée. Ce n’est donc là qu’une question de temps. Ni plus ni moins. Ainsi, Bolette, vous ne connaissez pas ici d’autres liens, d’autres attaches ?

Bolette

Aucuns. Rien qui m’empêche, s’il ne tenait qu’à moi, de partir quand bon me semble.

Arnholm

En ce cas, ma chère Bolette, ne pourrions-nous partir ensemble ?

Bolette, frappant des mains.

Ah ! Dieu de Dieu ! quel bonheur ! Quand on y pense !

Arnholm

Car je suppose que vous avez pleine confiance en moi ?

Bolette

Ah ! certes, j’ai confiance en vous !

Arnholm

Vous n’hésiteriez pas à me confier entièrement votre avenir, Bolette ? N’est-ce pas ?

Bolette

En doutez-vous ? À vous, mon ancien maître ?

Arnholm

Il ne s’agit pas seulement de cela, c’est le moindre côté de la question. Mais… Voyons !… Vous êtes libre, dites-vous. Il n’y a pas de liens qui vous retiennent. Alors, je viens vous demander si vous consentiriez à en contracter avec moi pour la vie ?

Bolette, reculant, effrayée.

Vous dites… ?

Arnholm

Oui, Bolette, pour la vie. En un mot, à devenir ma femme ?

Bolette, à demi voix, à elle-même.

Non, non, non ! C’est impossible ! Tout à fait impossible !

Arnholm

Vraiment ? Il vous serait tout à fait impossible de… ?

Bolette

Voyons, monsieur Arnholm, ce n’est pas sérieux ! (Le regardant.) Et pourtant… Si… C’est donc ainsi que vous l’entendiez tout à l’heure ?

Arnholm

Écoutez-moi bien, mademoiselle Bolette. Mes paroles ont l’air de bien vous surprendre.

Bolette

Comment n’en serais-je pas surprise ?

Arnholm

Vous avez raison, d’autant plus que vous ne saviez pas…, que vous ne pouviez pas savoir…, que c’est pour vous que je suis venu ici.

Bolette

C’est pour moi que vous êtes venu ? Pour moi ?

Arnholm

Ce printemps, j’ai reçu une lettre de votre père, dans laquelle se trouvait un passage qui m’a fait croire que… hem… que vous aviez conservé à votre ancien maître un souvenir… où il y avait plus que de l’amitié.

Bolette

Comment père a-t-il pu vous écrire une chose pareille !

Arnholm

Ce n’est pas ce qu’il voulait dire. J’avais mal compris. N’empêche que j’ai vécu depuis lors dans l’idée qu’une jeune fille m’attendait, soupirait après moi… Laissez-moi parler, chère Bolette ! Voyez-vous, quand on a dépassé la première jeunesse, une telle idée, illusoire ou non, impressionne plus que de raison. Celle-ci a développé en moi une affection reconnaissante. Je ne pensais plus qu’à vous retrouver. Qu’à vous revoir. Qu’à vous dire que je partageais les sentiments que je m’imaginais vous avoir inspirés.

Bolette

Mais maintenant que vous savez que c’était un malentendu !…

Arnholm

N’importe ! Votre image s’est fixée en moi pour toujours telle que ce malentendu l’avait créée… Vous ne pouvez pas comprendre cela. Mais cela est.

Bolette

Jamais je ne l’aurais cru.

Arnholm

Mais, du moment où c’est ainsi ? Qu’en dites-vous, Bolette ? Ne pourriez-vous vraiment pas vous résoudre à… eh bien, oui ! à devenir ma femme ?

Bolette

Oh ! Mais cela me paraît impossible, monsieur Arnholm ! Vous, mon ancien maître ! Je ne puis me représenter d’autres relations entre nous.

Arnholm

Allons ! Puisque vous ne le pouvez pas, la situation reste la même.

Bolette

Que voulez-vous dire ?

Arnholm

Qu’il n’y a là rien pour modifier mes desseins à votre égard. Je veillerai à ce que vous sortiez d’ici et appreniez à connaître le monde. À ce que vous puissiez étudier ce qui vous intéresse. À ce que vous ayez une existence assurée et indépendante. J’assurerai aussi votre avenir, Bolette. Enfin, vous aurez toujours en moi un ami sûr et fidèle. Comptez-y.

Bolette

Hélas ! hélas ! monsieur Arnholm, tout cela est désormais impossible.

Arnholm

Impossible ? Cela aussi ?

Bolette

Mais oui. Y pensez-vous ! Après ce que vous m’avez dit, et après ce que je vous ai répondu… Vous comprenez bien que je ne puis accepter de vous de tels sacrifices ! Je ne puis plus rien accepter de vous. Jamais !

Arnholm

Voulez-vous donc rester ici pour toujours et laisser la vie vous échapper ?

Bolette

Oh ! c’est bien cruel !

Arnholm

Voulez-vous renoncer à voir ce qui se passe dans le monde ? À prendre part à tout ce que la vie a pour vous de séduisant ? Vous dire qu’il y a tant de choses dont vous êtes impitoyablement et à jamais exclue ? C’est le cas d’y songer, Bolette.

Bolette

Oui, oui, monsieur Arnholm, vous avez bien raison.

Arnholm

Et quand votre père ne sera plus, savez-vous que vous resteriez peut-être seule au monde, sans appui, sans soutien ? À moins d’en épouser un autre, pour qui, peut-être, vous n’éprouveriez pas plus de penchant que…

Bolette

Oh ! Je vois ce qu’il y a de vrai dans ce que vous me dites. N’importe ! Si cependant ?…

Arnholm, vivement.

Si ?…

Bolette, le regardant, indécise.

Si, cependant, ce n’était pas tout à fait impossible ?

Arnholm

Comment l’entendez-vous, Bolette ?

Bolette

Oui, si ce n’était pas impossible… d’accepter… ce que vous me proposiez à l’instant ?

Arnholm

Vous voulez dire de… de m’accorder, du moins, la joie de vous assister en véritable ami ?

Bolette

Non, non, non ! Pas cela, jamais ! Cela ne se peut pas !… Non, monsieur Arnholm, je préfère être à vous.

Arnholm

Bolette ! Vous consentez malgré tout ?

Bolette

Je… consens… oui.

Arnholm

À être ma femme !

Bolette

Oui. Si vous persistez quand même.

Arnholm

Si je persiste ! (Lui saisissant la main.) Oh ! merci, Bolette, merci !… Quant à ce que vous m’avez dit, de vos hésitations, cela ne m’effraie pas. Si votre cœur n’est pas encore entièrement à moi, je saurai le gagner. Oh, Bolette ! Je vous porterai sur les bras !

Bolette

Et je vais connaître le monde ! Vivre la vie. Vous me l’avez promis.

Arnholm

Je tiendrai ma promesse.

Bolette

Et je pourrai étudier tout ce qui m’intéresse.

Arnholm

Je serai votre professeur, comme jadis, Bolette. Souvenez-vous de votre dernière année d’études.

Bolette, doucement, plongée dans ses réflexions.

Dire que je me sentirai libre, — que le monde s’ouvrira devant moi. Et pas de souci du lendemain. Je n’aurai pas à songer à cette maudite question de pain.

Arnholm

Non, vous n’aurez pas à y songer, je vous assure. Et cela vaut aussi quelque chose, n’est-ce pas, Bolette ?

Bolette

Oui. Cela vaut quelque chose. Je le sais.

Arnholm, passant le bras autour de sa taille.

Vous allez voir, Bolette, comme nous nous arrangerons gentiment. Et quel bon ménage uni, solide, confiant l’un dans l’autre, nous ferons.

Bolette

Oui, je commence aussi à — croire que tout finira bien. (Elle regarde à droite et se dégage vivement.) Ah ! Ne dites rien !

Arnholm

Qu’y a-t-il, Bolette ?

Bolette

Oh ! c’est ce malheureux. (Indiquant.) Regardez.

Arnholm

Votre père ?

Bolette

Non, ce jeune sculpteur. Il se promène avec Hilde.

Arnholm

Lyngstrand ? Eh bien ?

Bolette

Oh ! vous savez dans quel état il est.

Arnholm

Oui. À moins que ce ne soit un mal imaginaire.

Bolette

Hélas, non ! Il n’en a pas pour longtemps, je crois. Et ce sera tant mieux pour lui.

Arnholm

Pourquoi dites-vous cela, chère amie ?

Bolette

Parce que — parce que son art, — c’est bien peu de chose, je le crains. Allons-nous-en avant qu’ils soient là. Voulez-vous ?

Arnholm

Je ne demande pas mieux, ma chère Bolette.

(Hilde et Lyngstrand apparaissent près de l’étang.)
Hilde

Eh ! là-bas ! Attendez-nous donc !

Arnholm

Nous vous précédons un peu, Bolette et moi.

(Arnholm et Bolette sortent à gauche.)
Lyngstrand, avec un sourire discret.

C’est bien drôle. Depuis quelque temps, on ne se promène plus ici que par couples. On s’en va toujours deux par deux.

Hilde, les suivant des yeux.

Je parie qu’il lui fait la cour.

Lyngstrand

Vous l’avez remarqué ?

Hilde

Ce n’est pas difficile. Il suffit d’avoir des yeux.

Lyngstrand

Oui, mais mademoiselle Bolette ne l’acceptera pas. J’en suis sûr.

Hilde

Non, car elle le trouve bien vieilli. Elle croit qu’il sera bientôt chauve.

Lyngstrand

Ce n’est pas seulement à cause de cela. Elle ne l’accepterait pas quand même.

Hilde

Qu’en savez-vous ?

Lyngstrand

J’en connais un autre à qui elle a promis de penser.

Hilde

C’est tout ?

Lyngstrand

Oui, de penser à lui quand il sera loin.

Hilde

C’est peut-être vous ?

Lyngstrand

Cela se pourrait.

Hilde

Elle vous a promis cela ?

Lyngstrand

Eh bien, oui ! Elle me l’a promis. Mais ne lui dites pas que vous le savez.

Hilde

Dieu m’en garde ! Je suis muette comme la tombe.

Lyngstrand

C’est bien gentil à vous.

Hilde

Et quand vous serez de retour ? Vous vous fiancerez ? Vous l’épouserez.

Lyngstrand

Non. C’est impossible. Dans les premiers temps, je ne pourrai pas songer à me marier. Et plus tard elle sera un peu trop âgée pour moi.

Hilde

Et pourtant vous voulez qu’elle pense à vous, de loin ?

Lyngstrand

Oui, cela me sera d’un grand secours. Au point de vue de l’art, vous comprenez ? Quant à elle, qu’est-ce que cela peut lui faire ? Elle n’a rien autre qui la préoccupe. N’empêche qu’elle ait été bien gentille de me faire cette promesse.

Hilde

Croyez-vous que cela vous fasse achever votre œuvre plus vite, de savoir que Bolette pense à vous ?

Lyngstrand

J’en suis sûr. Savoir qu’il existe quelque part, dans un coin du monde, une douce et délicate jeune fille qui rêve à vous en silence, — c’est là, j’imagine, quelque chose de — de — je ne sais comment m’exprimer.

Hilde

D’émotionnant ? C’est ce que vous voulez dire ?

Lyngstrand

D’émotionnant ? C’est cela. C’est le mot. (il la regarde un instant,) Vous êtes si intelligente, mademoiselle Hilde ! si intelligente ! Quand je rentrerai, vous aurez à peu près l’âge qu’a aujourd’hui votre sœur. Peut-être aussi aurez-vous son visage ? Peut-être aussi ses goûts ? Peut-être serez-vous elle et vous en une seule personne, si j’ose m’exprimer ainsi.

Hilde

Vous aimeriez cela ?

Lyngstrand

Je ne sais pas. Je crois presque que oui. Mais maintenant, — cet été — je préfère que vous soyez vous-même, telle que vous êtes.

Hilde

Vous m’aimez mieux ainsi ?

Lyngstrand

Je vous aime beaucoup ainsi.

Hilde

Hein, — dites-moi, vous qui êtes artiste, cela vous plaît-il de me voir toujours en robe claire ?

Lyngstrand

Cela me plaît beaucoup.

Hilde

Vous trouvez que le clair me va bien ?

Lyngstrand

Il vous va délicieusement, à mon avis.

Hilde

Et maintenant, dites-moi, — vous qui êtes artiste, — me voyez-vous en noir ?

Lyngstrand

En noir, mademoiselle Hilde ?

Hilde

Oui. Tout en noir. Croyez-vous que cela m’irait bien ?

Lyngstrand

Ce n’est pas exactement de saison en été, le noir. Au reste, je crois que le noir vous siérait aussi. Justement, avec votre figure…

Hilde, le regard perdu devant elle

En noir jusqu’au cou. — Avec du crêpe noir tout autour. — Des gants noirs. — Et un long voile noir par derrière.

Lyngstrand

Si vous étiez vêtue de la sorte, mademoiselle Hilde, je voudrais être peintre pour vous peindre en jeune veuve éplorée et charmante.

Hilde

Ou en jeune fiancée en deuil.

Lyngstrand

Oui, cela vous conviendrait encore mieux. Mais cela ne peut pas vous tenter, dites ?

Ellida

Qui sait. Je trouve cela émotionnant.

Lyngstrand

Emotionnant ?

Hilde

Oui, c’est émotionnant d’y penser. (Indiquant tout à coup à droite.) Oh ! regardez !

Lyngstrand, regardant.

Le grand bateau anglais ! Déjà accoté au débarcadère !

(Wangel et Ellida apparaissent près de l’étang.)
Wangel

Mais je t’assure, ma chère Ellida, que tu te trompes ! (Il aperçoit Hilde et Lyngstrand.) Ah ! vous voici vous deux ? N’est-ce pas, monsieur Lyngstrand, qu’il n’est pas encore en vue ?

Lyngstrand

L’anglais ?

Wangel

Oui.

Lyngstrand, montrant.

Le voici, monsieur le docteur.

Ellida

Ah… ! Je savais bien…

Wangel

Il est là !

Lyngstrand

Comme un loup dans une bergerie, on peut le dire. Cela a tout de même du style, cette façon d’aborder en silence.

Wangel

Allez donc bien vite au débarcadère avec Hilde. Dépêchez-vous. Elle tient à entendre la musique.

Lyngstrand

Oui, monsieur le docteur. Nous allions justement nous y rendre.

Wangel

Nous vous rejoindrons peut-être, dans un moment.

Hilde, bas à Lyngstrand.

Encore un couple, ces deux-là.

(Hilde et Lyngstrand traversent le jardin et prennent à gauche. Pendant les scènes suivantes, on entend les sons de la fanfare, venant du fiord.)
Ellida

Il est là ! Tout près ! — Je le sens.

Wangel

Tu ferais mieux de rentrer, Ellida, et de me laisser m’expliquer avec lui.

Ellida

Oh ! c’est impossible ! Impossible, te dis-je ! (Poussant un cri.) Regarde, Wangel, — le voici !

(L’Étranger arrive de gauche et s’arrête sur le sentier, de l’autre côté de la barrière.)
L’étranger, saluant.

Tu vois, Ellida, je suis venu.

Ellida

Oui, oui, oui, — voici l’heure.

L’étranger

Es-tu prête à partir ? Oui ou non ?

Wangel

Vous voyez bien qu’elle ne l’est pas.

L’étranger

Il ne s’agit pas de costume de voyage. Ni de malles. J’ai à bord tout ce qu’il lui faut. Et sa cabine est retenue. (À Ellida.) Je te demande si tu es prête à me suivre, — volontairement, de plein gré.

Ellida, suppliante.

Oh ! ne m’interrogez pas ! Ne me tentez pas ainsi !

(On entend au loin la cloche de départ)
L’étranger

C’est le premier coup. Il faut dire oui ou non.

Ellida

Décider ! Pour la vie ! Sans retour !

L’étranger

Sans retour ! Dans une demi-heure, il sera trop tard.

Ellida, avec un regard craintif et scrutateur

Pourquoi tenez-vous à moi ?

L’étranger

Ne sens-tu pas toi-même ce qui nous lie ?

Ellida

Ma promesse ?

L’étranger

Une promesse n’engage à rien, ni l’homme ni la femme. Si je tiens à toi, c’est que je ne puis faire autrement.

Ellida

Pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

Wangel

Ellida !

Ellida, avec explosion.

Oh ! cette force qui me sollicite, qui me tente, qui m’attire, la force de l’inconnu ! Toutes les puissances de la mer se résument en elle !

(L’Étranger franchit la barrière.)
Ellida, recule et se réfugie derrière son mari.

Que faites-vous ? Que voulez-vous ?

L’étranger

Je le vois, je l’entends à ta voix, Ellida, c’est sur moi que tombera ton choix.

Wangel, s’avançant contre lui.

Ma femme n’a pas à choisir. Je suis là pour la représenter et pour la défendre. Oui, pour la défendre ! Si vous ne détalez pas, si vous ne quittez pas le pays, — pour ne jamais revenir — savez-vous ce qui vous attend ?

Ellida

Non, non. Wangel ! Pas cela !

L’étranger

Que me ferez-vous ?

Wangel

Je vous ferai enfermer comme un malfaiteur ! Sur-le-champ ! Avant que vous soyez à bord ! Car je sais à quoi m’en tenir sur le meurtre de Skioldviken.

Ellida

Oh, Wangel ! comment peux-tu… ?

L’étranger

Je m’y attendais. Aussi (tirant un revolver de sa poche de devant) mes précautions sont-elles prises.

Ellida, se jetant devant son mari.

Non, non, ne le tuez pas ! Tuez-moi plutôt, moi !

L’étranger

Il ne s’agit ni de lui, ni de toi. Sois tranquille. Ceci est à mon propre usage. Libre j’ai vécu, libre je veux mourir.

Ellida, de plus en plus exaltée.

Wangel ! Laisse-moi te le dire de façon à ce qu’il l’entende ! Si tu veux me retenir, tu le peux ! Tu en as les moyens et le pouvoir ! Et tu le feras ! Mais mon âme, mes pensées, mes désirs, mes élans, tout cela t’échappe ! Ils s’envolent, d’un vol irrésistible, vers l’inconnu, pour lequel je suis faite, et dont tu m’as séparée !

Wangel, avec une douleur contenue.

Oui, Ellida, je le vois, tu m’échappes, tu me glisses des mains. Le désir de l’illimité, de l’infini, de ce qui ne peut s’atteindre, finira par entraîner ton esprit jusqu’aux ténèbres qui le guettent.

Ellida

Oui, oui, je le sens, je sens au-dessus de moi comme de grandes ailes noires !

Wangel

Les choses n’en viendront pas là. Il n’y a qu’un moyen de te sauver. Je n’en vois pas d’autre, en tout cas. Je consens donc à ce que le marché soit rompu — immédiatement. — Dès lors, tu peux choisir ton chemin, en pleine, pleine liberté.

Ellida, le regarde, muette, un instant.

Est-ce vrai, est-ce bien vrai, ce que tu dis ? Est-ce bien ton cœur qui parle ?

Wangel

Oui, c’est mon cœur, oui, c’est bien mon cœur torturé.

Ellida

Et tu peux, tu peux laisser ainsi les choses s’accomplir ?

Wangel

Oui, je le puis. Je le puis parce que je t’aime par-dessus tout.

Ellida, bas, d’une voix tremblante.

Elle est donc si profonde, si intime, la place que j’occupe chez toi ?

Wangel

Oui, c’est l’œuvre des années et de la vie en commun.

Ellida, croisant les mains.

Et moi, qui ne m’en étais pas doutée.

Wangel

Tes pensées étaient ailleurs. Enfin ! Te voici absolument détachée de moi. Et des miens. Désormais ta vie, ta vraie vie, peut rentrer dans son ornière. Tu peux choisir librement, Ellida. Et sous ta propre responsabilité.

Ellida, se prend la tête entre les mains et fixe ses regards sur Wangel.

Librement, et sous ma propre responsabilité ! Sous ma responsabilité ?… Comme tout se transforme !

(Nouveau coup de cloche.)
L’étranger

Tu entends, Ellida ! C’est le dernier coup ! Viens !

Ellida, se tourne vers lui, le regarde fermement et dit d’une voix bien assurée.

Après ce qui vient de se passer ? Jamais je ne vous suivrai.

L’étranger

Tu ne viens pas ?

Ellida, s’attachant au cou de Wangel.

Jamais, après cela, je ne te quitterai !

Wangel

Ellida, Ellida !

L’étranger

Ainsi, tout est fini ?

Ellida

Oui, à tout jamais !

L’étranger

Je le vois, il y a ici quelque chose de plus fort que ma volonté.

Ellida

Votre volonté n’a plus de prise sur moi. Vous êtes mort pour moi, un mort sorti de la mer pour y rentrer. Mais vous ne me faites plus peur. Et vous ne me fascinez plus.

L’étranger

Adieu, madame ! (Il repasse la barrière.) Désormais vous n’êtes plus dans ma vie qu’un naufrage de plus.

(Il s’en va à gauche.)
Wangel, regarde un instant Ellida.

Ellida, ton âme est comme la mer. Sujette au flux et au reflux. D’où est venue la transformation ?

Ellida

Le transformation ? Tu ne comprends donc pas que la liberté du choix devait tout transformer ?

Wangel

Et l’inconnu ne t’attire plus ?

Ellida

Il ne m’effraie plus ni ne m’attire ! J’ai pu le mesurer des yeux, j’étais libre de m’y précipiter, si j’avais voulu. Libre de choisir. Donc libre de renoncer.

Wangel

Je commence à te comprendre, peu à peu. Tu penses et tu conçois en images, en représentations visibles. Ta nostalgie de la mer, de même que la fascination exercée sur toi par cet étranger, tout cela était l’expression d’un besoin de liberté s’éveillant et grandissant en toi. Voilà !

Ellida

Oh ! Je ne sais que te dire. Ce qui est sûr, c’est que tu fus pour moi un excellent médecin. Tu as trouvé le vrai remède, le seul qui pouvait agir, et tu as eu le courage de l’employer.

Wangel

Eh ! nous savons oser, nous autres médecins, dans les cas extrêmes. Ainsi, Ellida, tu me reviens ?

Ellida

Oui, mon cher Wangel, mon fidèle appui, je te reviens. Je le puis, maintenant. Car je viens à toi librement, de plein gré, et sous ma pleine responsabilité.

Wangel, la regardant tendrement.

Ellida ! Ellida ! Dire que nous pourrons désormais vivre l’un pour l’autre.

Ellida

Et partager nos souvenirs. Les mettre en commun, toi et moi !

Wangel

N’est-ce pas, ma chérie !

Ellida

Et vivre aussi pour nos deux enfants.

Wangel

Nos enfants, dis-tu ?

Ellida

Oh ! ils ne sont pas encore à moi, mais je saurai les gagner.

Wangel

Nos enfants ! (Il lui baise les mains avec un joyeux transport.) Oh ! merci pour ces paroles ! Du fond de l’âme, merci !

(Hilde, Ballested, Lyngstrand, Arnholm et Bolette entrent au jardin, venant de gauche.)
(Au même moment, on aperçoit sur le sentier des Jeunes gens et des Jeunes filles de la ville, ainsi que des Étrangers en villégiature.)
Hilde, à demi voix à Lyngstrand.

Regardez donc, ne dirait-on pas deux fiancés ?

Ballested, qui a entendu.

C’est l’été qui agit, ma petite demoiselle.

Arnholm, regardant Wangel et Ellida.

Voici l’anglais qui repart.

Bolette, allant à la barrière.

On le voit très bien d’ici.

Lyngstrand

C’est son dernier voyage de cette année.

Ballested

Adieu raisins, vendanges sont faites ! C’est triste à penser, madame Wangel ! Et voilà que vous nous quittez aussi. J’entends dire que vous partez demain pour Skioldviken.

Wangel

Il n’en sera rien. Nous avons changé d’idée.

Arnholm, les regardant tour à tour l’un et l’autre.

Ah, vraiment ?

Bolette

Est-ce vrai, père !

Hilde, se précipitant vers Ellida.

Tu restes avec nous !

Ellida

Oui, chère Hilde, si tu veux de moi.

Hilde

Si je veux !

Arnholm, à Ellida.

On peut dire que voici une bonne surprise !

Ellida, avec un grave sourire.

Eh ! monsieur Arnholm, vous rappelez-vous notre entretien d’hier ? L’être qui s’habitue à vivre sur terre perd le chemin de la mer. La vie de mer le quitte.

Ballested

Tiens ! C’est le cas de ma sirène !

Ellida

À peu près.

Ballested

À cette différence près que la sirène en meurt. Tandis que les hommes sont capables de s’acclimater. Oui, oui, — madame Wangel, je vous assure — qu’ils peuvent s’acclimater !

Ellida

Oui, monsieur Ballested, à une condition : la liberté.

Wangel

Et la responsabilité, chère Ellida.

Ellida, vivement, lui tendant la main.

Tu as raison !

(Le grand bateau s’éloigne sans bruit. La musique se rapproche.)

FIN