La Dame de la Mer/Acte IV
ACTE IV
(Le salon des Wangel. Porte à droite, porte à gauche. Au fond, entre les deux fenêtres, une porte vitrée ouverte, conduisant à la vérandah. Au bas de celle-ci, on aperçoit une partie du jardin. Au premier plan, à gauche, un sofa et une table. À droite, un piano. Un peu plus au fond, une grande corbeille de fleurs. Au milieu de la chambre, une table ronde et deux chaises. Sur la table, un rosier fleuri, entouré d’autres pots de fleurs. L’avant-midi.)
(Bolette est assise sur le sofa, à gauche. Elle fait de la broderie. Sur une chaise, de l’autre côté de la table, vers le fond, Lyngstrand. En bas, dans le jardin, Ballested peint. À côté de lui, Hilde le regarde.)
Cela doit être difficile à broder, cette bande, mademoiselle Wangel.
Non, pas trop. Si l’on trace bien le dessin.
Vous dessinez donc ?
Oui, pour la broderie. Regardez.
C’est juste ! Mais c’est presque de l’art, cela ! Ainsi, vous savez dessiner ?
Oh oui ! Si j’ai un modèle.
Pas sans cela ?
Non, pas sans cela.
Alors, ce n’est tout de même pas de l’art.
Non, il ne s’agit que d’un peu d’habileté.
Mais je crois que vous pourriez apprendre un art.
Même sans talent ?
Mais oui, en compagnie d’un véritable artiste.
Vous croyez qu’il m’enseignerait son art ?
Pas au sens ordinaire du mot. Mais vous arriveriez peu à peu à le refléter. Cela tient du prodige, mademoiselle Wangel.
C’est étrange, en effet.
Avez-vous jamais réfléchi au mariage, Mademoiselle ? Là, bien sérieusement ?
Moi ?… Non.
J’y ai réfléchi, moi.
Ah ? Vraiment ?
Mais oui, je réfléchis beaucoup à ces choses-là. Surtout au mariage. Et puis j’ai beaucoup lu sur le sujet. Je crois que, dans le mariage aussi, il se passe un prodige. Il est prodigieux, en effet, que la femme puisse se transformer, jusqu’à finir par ressembler à son mari.
Jusqu’à s’intéresser aux mêmes objets que lui, voulez-vous dire ?
Oui.
Cependant, les dispositions innées, — les facultés, — les talents…
Hem ! Je me demande si, même sous ce rapport…
Vous finirez par soutenir qu’un homme peut transmettre à sa femme tout ce qu’il a appris ou pensé.
Pourquoi pas ? Peu à peu. Comme par miracle. Mais, j’en conviens, cela ne peut se réaliser que dans les ménages très unis, parfaitement heureux.
N’avez-vous jamais pensé qu’un homme puisse, de même, subir la contagion de sa femme ? Devenir semblable à elle ?
Un homme ? Non ! je ne me représente pas cela.
Pourquoi pas un homme aussi bien qu’une femme ?
Parce qu’un homme a une vocation. C’est elle qui constitue sa force, sa puissance. Oui, mademoiselle Wangel, l’homme a une vocation.
Chaque homme ?
Oh ! non. Je songe surtout aux artistes.
Trouvez-vous qu’un artiste fasse bien de se marier ?
Oui, s’il aime vraiment.
N’importe. À mon avis, il ne devrait vivre que pour son art.
Certainement. Mais il peut continuer à le faire même après le mariage.
Eh bien ! et sa femme ?
Que voulez-vous dire ?
Oui, sa femme ? S’il vit pour son art, pour quoi vivra-t-elle ?
Pour l’art de son mari. Je ne puis pas me figurer de plus grand bonheur pour une femme.
Hem ! C’est une question…
Soyez-en persuadée, Mademoiselle. Il ne s’agit pas seulement de l’honneur et de la considération qui rejailliront sur elle. C’est secondaire, je le veux bien. Mais l’aider dans son œuvre, lui faciliter le travail en veillant sur lui, en le soignant, en le dorlottant, en lui rendant la vie douce, quelle joie pour une femme !
Oh ! vous ne savez pas combien vous êtes égoïste !
Égoïste ! moi ! Comme on voit que vous ne me connaissez pas ! (Se penchant vers elle.) Mademoiselle Wangel, quand je ne serai plus là, — et je n’en ai pas pour longtemps…
Chassez donc ces tristes pensées.
Mais… il n’y a là rien de bien triste.
Comment ?…
Mais oui : je m’en vais dans un mois. Je vous dis adieu. Puis je pars pour le Midi.
Ah ! très bien.
Quand je ne serai plus là, penserez-vous quelquefois à moi, Mademoiselle ?
Certainement.
Vous me le promettez ?
Je vous le promets.
Vous me le jurez, mademoiselle Bolette ?
Je vous le jure. (Changeant de ton.) Mais à quoi bon tout cela ? Qu’est-ce qui vous en reviendra ?
Qu’est-ce qui m’en reviendra, dites-vous ? La joie de vous savoir ici, dans votre coin, occupée de moi en pensée.
Et après ?
Après ? Je ne sais pas…
Ni moi non plus. Il y a tant d’obstacles. Tout un monde !…
Oh ! il peut arriver un miracle. Un coup du sort, — que sais-je ? Je crois en mon étoile.
Vous avez raison ! Il faut y croire !
Oh ! j’y crois absolument. Et alors dans quelques années, — quand je serai devenu un sculpteur célèbre, et que je reviendrai, dans tout l’éclat de la gloire et de la santé…
Oui, oui. Espérons qu’il en sera ainsi.
Vous pouvez en être sûre. Pourvu que vous me conserviez une pensée tendre et fidèle. Et vous me l’avez juré ?
Oui. (Hochant la tête.) Et pourtant cela ne peut aboutir à rien.
Eh ! mademoiselle Bolette, cela aboutira tout au moins à me faciliter mon œuvre, à en hâter l’éclosion.
Vous croyez ?
Oui, j’en ai le sentiment très profond. Et il me semble que cela devrait vous stimuler vous-même de savoir que, de votre coin reculé, vous contribuez, jusqu’à un certain point, à ma création artistique.
Eh bien ! et vous, de votre côté ?
Moi ?
Chut ! Parlons d’autre chose. Voici le professeur.
Vous aimez votre ancien professeur, mademoiselle Bolette ?
Si je l’aime ?
Je vous demande si vous avez de l’affection pour lui ?
Mais oui. C’est un excellent ami, de bon conseil et toujours prêt à rendre service.
N’est-ce pas étonnant que, dans ces conditions, il ne soit pas marié ?
Cela vous étonne ?
Mais oui. On dit qu’il a de la fortune.
On le dit. Et pourtant il lui est plus difficile qu’à un autre de trouver une jeune fille qui veuille l’épouser.
Pourquoi cela ?
Il a donné des leçons, dit-il lui-même, à presque toutes les jeunes filles de sa connaissance.
Qu’est-ce que cela fait ?
On n’épouse pas son professeur.
Vous ne croyez donc pas qu’une jeune fille puisse être amoureuse de son professeur ?
Une grande jeune fille, non.
Vraiment ? Vous m’étonnez.
Allons, allons !
Bonjour, ma chère Bolette. Bonjour, monsieur — monsieur — hem !
Bonjour, monsieur le professeur.
Comment cela va-t-il ce matin ?
Très bien, merci.
Votre belle-mère prend son bain, comme d’habitude ?
Non, elle est dans sa chambre.
Serait-elle indisposée ?
Je ne sais pas… Elle s’est enfermée.
Hem. — Vraiment ?
L’arrivée de cet Américain semble avoir vivement impressionné Mme Wangel.
Qu’en savez-vous ?
Je l’ai vu à son attitude, quand je lui ai dit que je venais de rencontrer cet homme en chair et en os, tout près de son jardin.
Ah ?
Vous êtes resté longtemps chez mon père hier soir.
Oui, assez longtemps. Nous avons eu un entretien sérieux.
Avez-vous eu l’occasion de l’entretenir un peu de moi et de ce qui me concerne ?
Non, chère Bolette. Je n’ai pu lui en parler, il était trop préoccupé d’autre chose.
Oh ! il l’est toujours.
Mais nous en causerons à fond dans le courant de la journée. — Où est votre père ? Il est sorti ?
Non. Il doit être dans son cabinet de travail. Je vais le chercher.
Merci. N’en faites rien. Je préfère aller le trouver moi-même.
Attendez un peu. Je crois que je l’entends descendre. Oui. Il vient, sans doute, de chez elle.
Comment, cher ami, — vous ici, à cette heure ? C’est gentil à vous. J’ai justement à vous parler.
Voulez-vous que nous rejoignions Hilde au jardin ?
Bien volontiers, Mademoiselle.
Vous connaissez bien ce jeune homme ?
Je le connais à peine.
Ne le trouvez-vous pas bien familier avec les fillettes ?
Vraiment ? Je ne m’en étais pas aperçu.
Il faudrait y faire attention.
Certainement. Vous avez raison. Mais qu’y puis-je, mon ami ? Les petites sont si accoutumées maintenant à n’en faire qu’à leur tête. Elles ne se laissent conduire ni par moi, ni par Ellida.
Pas même par votre femme ?
Non. D’ailleurs, je ne puis exiger qu’elle s’occupe des enfants. Ce n’est pas fait pour elle. (S’interrompant.) Mais ce n’est pas de cela que nous avons à causer. Dites-moi, — avez-vous réfléchi à tout ce que je vous ai dit ?
Je n’ai pensé qu’à cela depuis que nous nous sommes quittés.
Et que croyez-vous qu’il me reste à faire ?
Mon cher docteur, en qualité de médecin, vous devez, je crois, le savoir mieux que moi.
Oh ! si vous saviez combien il est difficile à un médecin de bien juger le cas d’un malade auquel il tient par tous les liens de la plus tendre affection ! Et notez qu’il ne s’agit pas ici d’une maladie ordinaire. Et ce n’est pas un médecin ordinaire qui pourrait y remédier, — ni des moyens originaires qu’il faudrait employer.
Comment va-t-elle ce matin ?
Je viens de chez elle. Elle paraissait tout à fait calme. Mais, quel que soit son état, il y a toujours en elle un mystère que je ne parviens pas à saisir. Elle est, en outre, si inégale, — si décevante,– si sujette à se transformer d’un instant à l’autre.
Cela tient, sans doute, à son état général.
Pas seulement. À proprement parler, c’est inné. Ellida est de la race des gens de mer. C’est tout dire.
Comment l’entendez-vous, cher docteur ?
N’avez-vous jamais remarqué que les gens de là-bas, des bords de l’Océan, forment, en quelque sorte, une race à part ? C’est comme si leur vie tenait à celle de la mer. Il y a de la fluctuation,– de la marée,– dans leurs pensées et dans leurs sensations. Et ils ne s’acclimatent nulle part. Ah ! j’aurais dû y songer ! Ce fut un vrai crime envers Ellida que de l’enlever à son élément pour l’amener ici.
Vous en êtes certain ?
De plus en plus. Mais j’aurais dû me le dire plus tôt. Au fond, je le savais. Mais je ne voulais pas me l’avouer. Je l’aimais tant, voyez-vous ! Et je ne pensais qu’à moi-même. J’étais égoïste !
Mon Dieu ! qui n’eût pas été un peu égoïste à votre place ? D’ailleurs, c’est là un défaut que je ne vous ai jamais connu, cher docteur.
Oh si ! j’ai été égoïste alors et plus tard. J’ai tant d’années de plus qu’elle ! J’aurais dû être un père, un guide pour elle. J’aurais dû faire de mon mieux pour développer son esprit, éclaircir ses idées. Hélas ! je n’en ai rien fait. J’ai manqué d’énergie, voyez-vous ! Je préférais la conserver telle qu’elle était. Les choses allèrent de mal en pis. Je ne savais plus que faire. (Plus bas) C’est dans cette cruelle perplexité que je vous écrivis, que je vous invitai à venir nous voir.
Comment ? C’est pour cela que vous m’avez écrit ?
Oui, mais faites semblant de l’ignorer.
Mais, en vérité, cher docteur, qu’attendiez-vous de moi ? Je n’y comprends rien.
Cela ne m’étonne pas. J’étais sur une fausse piste. Je croyais que le cœur d’Ellida avait battu pour vous. Et que toute trace de ce sentiment n’avait pas encore disparu. Vous causeriez ensemble de l’ancien temps, de son ancien foyer. Cela lui ferait du bien, me disais-je.
Ainsi, quand vous m’écriviez en termes énigmatiques qu’– on m’attendait ici, — que peut-être — on soupirait après moi, — c’est de votre femme qu’il s’agissait ?
Oui. À qui avez-vous donc pensé ?
Non, non. — Seulement, — je n’ai pas compris.
Encore une fois, cela ne m’étonne pas. J’étais sur une fausse piste.
Et vous dites que vous êtes égoïste !
C’est que j’avais une si grande faute à réparer. Avais-je le droit de négliger quoi que ce fût qui pût la soulager un peu ?
Comment expliquez-vous le pouvoir que cet homme exerce sur elle ?
Hem,– cher ami. Nous sommes là, je le crains, dans le domaine de l’inconnaissable.
C’est bien obscur, en effet.
Oui, c’est inexplicable, tout au moins jusqu’à nouvel ordre.
Vous croyez à ces choses-là ?
Je ne dis ni oui, ni non. J’ignore, voilà tout. C’est pourquoi j’élimine la question.
Oui, mais… je pense à une chose. Ce qu’elle dit des yeux de l’enfant, — cette assertion si étrange, si répugnante…
Quant à cela, je n’y crois pas ! Je ne veux pas y croire ! C’est de la pure fantaisie. Ce ne peut être que cela.
Avez-vous observé les yeux de cet homme, hier ?
Certainement.
Et vous n’avez pas trouvé de ressemblance ?
Hem ! Mon Dieu, je ne sais que vous dire. Il faisait déjà un peu sombre. Et puis Ellida m’avait tant parlé de cette ressemblance. J’étais peut-être sous l’influence de ses propos.
Non, non, c’est possible. Mais cet autre mystère, cette angoisse qu’elle commença à éprouver précisément à l’époque où l’homme prétend avoir fait voile vers la Norvège ?
Encore quelque chose qu’elle aura rêvé, que sa fantaisie aura brodé avant-hier. Cette angoisse n’est pas née tout à coup, comme elle le prétend. C’est seulement depuis le récit de Lyngstrand qu’elle rapporte ses premiers troubles à l’époque où ce jeune homme aurait rencontré Johnston ou Friman, — peu importe son nom, — rentrant en Norvège. Cela se serait passé en mars, il y a trois ans.
D’après vous, ce ne serait qu’une illusion ?
Oui. Les premiers symptômes remontent à une époque bien antérieure. Ce qui est exact, c’est que, il y a trois ans, ils ont abouti à une crise assez violente.
Tout de même… !
Oui, mais cela s’explique simplement par l’état où elle se trouvait à ce moment.
Ainsi, indication et contre-indication.
Et dire que je ne puis rien pour elle ! Je ne sais que faire ! Je ne vois aucun moyen !…
Si vous vous décidiez à changer de résidence ? À aller demeurer ailleurs ? À vivre dans des conditions plus appropriées à sa nature ?
Croyez-vous, mon ami, que je ne le lui ai pas offert ? Je lui ai proposé de nous transporter à Skioldviken. Mais elle ne veut pas.
Elle ne veut pas ?
Non. Elle prétend que cela ne servirait à rien. Elle a peut-être raison.
Hem. Vous croyez ?
Oui. Et puis, — quand j’y pense, — je ne sais, à vrai dire, comment exécuter ce projet. En ai-je bien le droit, comme père ? Ne faut-il pas que nous habitions quelque part où les fillettes aient, tout au moins, quelque chance de se marier ?
Se marier ? Vous y songez déjà ?
Eh ! mon ami, – il le faut bien ! Oui, mais, d’autre part, je dois penser à ma pauvre Ellida ! Ah ! mon cher Arnholm, — on peut dire que je suis entre l’enclume et le marteau !
Peut-être n’avez-vous pas tant que cela à vous préoccuper de l’avenir de Bolette. (S’interrompant.) Je voudrais bien savoir où elle — où ils sont allés ?
Oh ! je suis prêt à n’importe quel sacrifice pour ces trois êtres. — Si seulement je savais que faire !
Je t’en prie, ne sors pas ce matin !
Non, non. Certainement. Je resterai près de toi. (Indiquant Arnholm, qui se rapproche.) Tu ne dis pas bonjour à notre ami ?
Ah ! c’est vous, monsieur Arnholm ? Bonjour.
Bonjour, Madame. Vous n’avez donc pas pris votre bain ce matin, comme d’habitude ?
Non, non, non ! Pas aujourd’hui ! Mais asseyez-vous donc un moment.
Non, merci. (Avec un coup d’œil à Wangel.) J’ai promis aux fillettes d’aller les rejoindre au jardin.
Êtes-vous sûr de les y trouver ? Je ne sais jamais où elles sont.
Oh ! elles doivent être au bord de l’étang.
Soyez tranquille ! Je saurai les retrouver.
Quelle heure est-il, Wangel ?
Il est onze heures un peu passées.
Un peu passées. Et c’est cette nuit, entre onze heures et minuit, que vient le bateau. Ah ! si c’était fini !
Chère Ellida, — je voudrais te demander…
Quoi ?
Hier soir, — au Belvédère, – tu me disais que, depuis trois ans, il t’arrivait souvent de le voir bien nettement devant toi.
Oui. C’est vrai.
Sous quel aspect t’apparaissait-il ?
Sous quel aspect ?
Oui, quelle apparence avait-il au moment où tu croyais l’apercevoir ?
Mais, mon cher Wangel, tu l’as vu, tu connais sa figure.
Et c’est bien ainsi qu’il se montrait à ton imagination ?
Oui.
Tel que tu l’as vu hier soir ?
Exactement.
Comment se fait-il alors que tu ne l’aies pas reconnu tout de suite ?
Ne l’ai-je pas reconnu ?
Non. Tu m’as dit qu’au premier moment tu ne savais pas qui était cet étranger.
Tiens ! c’est vrai. Je crois que tu as raison ! N’est-ce pas étrange, Wangel ? Dire que je ne l’ai pas reconnu tout de suite !
Tu ne l’as fait, m’as-tu dit, qu’en apercevant ses yeux.
Ses yeux, — oui ! ses yeux !
Maintenant, — tu m’as dit là haut, au Belvédère, que tu le revoyais toujours tel qu’il était au moment des adieux. Il y a dix ans.
J’ai dit cela ?
Oui.
C’est que, sans doute, il n’a pas changé depuis lors.
Si. Tu m’en as fait un portrait tout différent l’autre soir, en rentrant. Il y a dix ans, il n’avait pas de barbe. Il était autrement vêtu. Et cette épingle à perle ? Il ne l’avait pas sur lui hier.
Non, il ne l’avait pas sur lui.
Tâche de te souvenir, chère Ellida… Ou bien – serait-ce impossible ? Ne te rappellerais-tu plus la figure qu’avait cet homme quand vous vous êtes séparés à la pointe de Bratthammer ?
Pas bien distinctement. Non, aujourd’hui, je ne peux pas. N’est-ce pas étrange ?
Moins que tu ne le crois. Tu as eu une nouvelle impression. La réalité d’hier efface l’ancienne, – qui disparaît.
Tu crois cela, Wangel ?
Et avec elle disparaissent tes fantaisies morbides. Il est donc bon que la réalité soit venue dissiper les rêves.
Comment ! Cela est bon, dis-tu !
Oui. Nous tenons peut-être le remède.
Viens t’asseoir là, Wangel. Je veux te dire tout ce que je pense.
Je t’écoute, chère Ellida.
C’est un grand malheur — pour nous deux — que nous nous soyons rencontrés.
Que dis-tu là !
C’est vrai. Et c’est bien naturel. À quoi pouvait-on s’attendre, dans de telles conditions ?
De quelles conditions parles-tu ?
Écoute, Wangel, — il est inutile, à l’heure qu’il est, de nous payer de mensonges.
Nous nous sommes donc payés de mensonges, jusqu’à présent ?
Oui. Ou, du moins, nous nous sommes dissimulé la vérité. La vérité, — la vérité pure et sans fard — c’est que tu es venu là-bas, — m’acheter…
T’acheter ! — tu dis que je t’ai — achetée !
Oh ! je ne me fais pas meilleure que toi. J’ai consenti. Je me suis vendue.
Ellida, — as-tu vraiment le cœur de parler ainsi ?
De quel nom veux-tu donc que j’appelle ce qui s’est passé ? La solitude te pesait, tu as cherché une autre femme.
J’ai cherché une seconde mère pour les enfants, Ellida.
Oui, par surcroît. Peut-être. Et, encore, tu ne pouvais pas savoir si je convenais à ce rôle. Tu m’avais vue. Tu m’avais parlé deux ou trois fois. C’est tout. J’étais de ton goût, et alors…
Bien, appelle cela comme tu voudras.
De mon côté j’étais seule, sans ressources, sans soutien. Rien d’étonnant à ce que j’aie accepté l’offre que tu m’as faite d’assurer mon avenir.
Ce n’est vraiment pas ainsi que j’ai envisagé la question, chère Ellida. Il ne s’agissait pas d’assurer ton avenir, il s’agissait, je te l’ai loyalement déclaré de partager avec les enfants et moi le peu que je possède.
Oui, tu me l’as déclaré. Et moi, j’aurais dû dire non ! Jamais, à aucun prix, je n’aurais dû me vendre ! Plutôt le travail le plus humble, les conditions les plus misérables, librement acceptées, librement choisies !
Ainsi, les cinq à six ans que nous avons vécus ensemble ne comptent pas pour toi ?
Oh ! non, Wangel, ce n’est pas ce que je veux dire ! Tu m’as fait l’existence la plus douce qu’on puisse imaginer. N’empêche qu’en venant chez toi je n’ai pas agi librement. Tout est là.
Tu n’as pas agi librement, dis-tu ?
Non. Je n’ai pas agi librement, je le répète.
Ah ! — j’y suis — l’épreuve d’hier…
Cette épreuve dit tout. Elle m’a ouvert les yeux Et je vois les choses telles qu’elles sont.
Que vois-tu ?
Je vois la vie que nous vivons ensemble : une telle union n’est pas un mariage.
En cela, tu as raison. Si tu parles de la vie que nous menons aujourd’hui. Non, en effet, une union de cette espèce n’est pas un mariage.
Je parle de la vie que nous avons toujours vécue. Notre union n’a jamais été un mariage. Dès le premier jour. (Le regard perdu devant elle.) L’autre… aurait pu l’être…, dans toute sa plénitude, dans toute sa vérité.
L’autre ? De quel autre parles-tu ?
Je parle de mon union avec lui.
Je ne te comprends pas.
Oh ! mon cher Wangel, cessons donc de nous mentir l’un à l’autre et de nous payer nous-mêmes de mensonges.
Continue. Où veux-tu en venir ?
Vois-tu, nous aurons beau faire, nous n’arriverons pas à nous persuader qu’un engagement volontaire ait moins de valeur qu’un mariage en règle.
Ah ! c’est vraiment…
Laisse-moi partir, Wangel !
Ellida !… Ellida !…
Oui, laisse-moi partir ! Crois-moi, si je restais ici, cela ne changerait rien, étant donnée la façon dont nous avons été unis.
Nous en sommes donc là.
C’était inévitable.
Ainsi, je n’ai jamais pu te conquérir. Je ne t’ai jamais entièrement possédée.
Ah ! Wangel, si je pouvais t’aimer comme je le voudrais ! Avec toute la tendresse que tu mérites ! Mais je sens que je ne le pourrai jamais.
C’est donc le divorce ? C’est le divorce que tu veux ? Un divorce en règle ?
Tu me comprends si mal, mon ami ! Je me soucie bien de la règle ! Ce n’est pas de formes qu’il s’agit ici. Ce que je veux c’est que nous nous mettions d’accord pour rompre librement les liens qui nous unissent.
Oui, pour rompre le marché.
C’est cela ! Pour rompre le marché !
Et après, Ellida ? Oui, quand ce sera fait ? Où en serons-nous l’un et l’autre ? Comment la vie va-t-elle se dessiner pour chacun de nous ? As-tu pensé à cela ?
Peu importe. Advienne que pourra. Le principal, Wangel, c’est ce que je te supplie de faire. Rends-moi ma liberté ! Ma pleine liberté !
C’est là, Ellida, une terrible exigence. Laisse-moi, du moins, le temps de prendre une résolution. Il faut que nous en parlions encore. Et il te faut à toi-même le temps de réfléchir avant de te décider.
Mais nous n’avons pas le temps de réfléchir. J’ai besoin de ma liberté aujourd’hui même.
Aujourd’hui ? Pourquoi cela ?
Mais — c’est cette nuit qu’il doit venir.
Qu’il doit venir ? Comment ? Qu’a-t-il à faire là dedans, cet étranger ?
Avant de le revoir, je veux être libre.
Et après ? Que comptes-tu faire ?
Je ne veux pas m’abriter derrière le mariage, objecter que je n’ai pas de choix à faire. Ce ne serait pas là une solution.
Tu parles de choix, Ellida ! De choix ! Il y aurait là matière à choix !
Oui, je dois avoir le choix. Le choix de le laisser partir seul, — ou de le suivre.
Tu ne sais pas ce que tu dis. Le suivre ! Remettre tout ton sort entre ses mains !
Je l’ai bien remis entre les tiennes ! Tout simplement. Un beau jour.
Fort bien. Mais songe un peu à ce qu’il est. Un étranger. Un inconnu.
Eh ! toi aussi tu étais pour moi un inconnu. Peut-être encore plus inconnu que lui. Cela ne m’a pas empêchée de te suivre.
Du moins savais-tu à peu près l’existence qui t’attendait. Mais ici ! Ici ! Réfléchis un peu ! Tu ne sais rien, rien. Tu ne sais même pas qui il est, ni ce qu’il est.
Tu as raison. C’est là l’épouvantable.
Oh ! oui, c’est épouvantable.
Il me semble que j’ai ordre d’avancer.
Parce que cela t’épouvante ?
Oui.
Dis-moi, Ellida, — qu’appelles-tu l’épouvantable ?
L’épouvantable, c’est ce qui effraie et attire.
Et attire ?
Et attire… surtout.
Ah ! tu es bien une fille de la mer.
J’en ai les épouvantes en moi.
Et tu les propages. Toi aussi, Ellida, tu effraies et attires à la fois.
Tu trouves cela, Wangel ?
C’est vrai, je ne t’ai jamais bien connue, telle que tu es. Je commence à m’en rendre compte.
Alors, rends-moi ma liberté ! Délie-moi de tout ce qui nous unit ! Je ne suis pas celle que tu croyais, tu le reconnais toi-même. Nous pouvons donc nous séparer en toute conscience — et en toute liberté.
Cela vaudrait peut-être mieux pour nous deux. Et pourtant non ! Je ne peux pas ! Toi aussi, Ellida, dans l’épouvante que tu inspires, c’est l’attirance qui domine.
Tu trouves ?
Quoi qu’il en soit, ne nous laissons pas égarer. Jusqu’à la fin du jour, gardons tout notre jugement, Je ne puis te libérer aujourd’hui. J’ai des devoirs envers toi. J’ai le devoir de te défendre. Et c’est aussi mon droit.
Me défendre ? Contre quoi ? Rien ne me menace du dehors. L’épouvante, Wangel, vient d’ailleurs. Elle a une source plus profonde ! Ce qui est épouvantable dans la puissance qui m’attire, c’est qu’elle est en moi. Que peux-tu contre cela ?
Je puis te fortifier pour la lutte.
Et — si je ne veux pas lutter ?
Quoi ! tu ne voudrais pas ?…
Je ne sais que te répondre.
Cette nuit, chère Ellida, tout sera résolu.
Pense donc ! Dans quelques heures, ma vie se décidera !
Et demain…
Demain, mon véritable avenir sera peut-être détruit à jamais.
Ton véritable… ?
Détruite la grande vie puissante et libre, — détruite pour moi ! Et peut-être aussi pour lui !
Ellida, — as-tu de l’amour pour cet homme ?
Est-ce que je sais ! Il est, pour moi, l’épouvante et…
Et… ?
…et ma place, je crois, est auprès de lui.
Je commence à tout comprendre.
Et que peux-tu contre cela ?
Demain… il sera parti. Le malheur sera détourné de ta tête. Et alors, je consentirai à te délier, à t’affranchir. Nous romprons le marché, Ellida.
Ah ! Wangel, demain il sera trop tard !
Les enfants ! Les enfants ! Ménageons-les, du moins, jusqu’à nouvel ordre.
Eh bien ! on peut dire que nous avons fait des projets.
Ce soir, nous allons nous promener sur le fiord. Et après cela…
Chut ! Ne dis rien !
Nous aussi, nous avons formé des projets.
Ah ! Vraiment ?
Demain, Ellida part pour Skioldviken, où elle passera quelque temps.
Elle part ?
Voilà qui est raisonnable, madame Wangel.
Ellida veut rentrer. Retrouver la mer.
Tu nous quittes ! Tu nous quittes !
Voyons, Hilde !… Qu’as-tu !
Oh ! ce n’est rien. (À demi voix, se détournant d’elle.) Eh bien ! pars.
Père, je vois cela à ta figure, tu pars aussi pour Skioldviken !
Du tout ! Je vais peut-être y aller de temps en temps.
Et puis tu viendras ici.
Oui, je viendrai.
De temps en temps, aussi !
Chers enfants, il le faut.
Nous avons à causer, Bolette. Un peu plus tard.
Qu’est-ce qui est arrivé à Hilde ? Elle avait l’air égarée !
Tu n’as donc pas remarqué son tourment de tous les instants ?
Tourmentée, elle ?
Oui, depuis ton arrivée à la maison.
Et qu’est-ce qui la tourmente ainsi ?
Le désir d’entendre de toi une parole de tendresse.
Ah !… Y aurait-il ici un rôle pour moi !
Le dîner est servi ?… Eh bien ! mes enfants, nous allons nous mettre à table. Mon cher professeur, veuillez passer ! Nous allons vider la coupe des adieux à la santé de « la Dame de la Mer ».