Texte établi par Jules JaninLévy (p. 208-222).

XVI


J’aurais pu, me dit Armand, vous raconter en quelques lignes les commencements de cette liaison, mais je voulais que vous vissiez bien par quels événements et par quelle gradation nous en sommes arrivés, moi, à consentir à tout ce que voulait Marguerite, Marguerite, à ne plus pouvoir vivre qu’avec moi.

C’est le lendemain de la soirée où elle était venue me trouver que je lui envoyai Manon Lescaut. A partir de ce moment, comme je ne pouvais changer la vie de ma maîtresse, je changeai la mienne. Je voulais avant toute chose ne pas laisser à mon esprit le temps de réfléchir sur le rôle que je venais d’accepter, car malgré moi, j’en eusse conçu une grande tristesse. Aussi ma vie, d’ordinaire si calme, revêtit-elle tout à coup une apparence de bruit et de désordre. N’allez pas croire que, si désintéressé qu’il soit, l’amour qu’une femme entretenue a pour vous ne coûte rien. Rien n’est cher comme les mille caprices de fleurs, de loges, de soupers, de parties de campagne qu’on ne peut jamais refuser à sa maîtresse.

Comme je vous l’ai dit, je n’avais pas de fortune.

Mon père était et est encore receveur général à C… Il y a une grande réputation de loyauté, grâce à laquelle il a trouvé le cautionnement qu’il lui fallait déposer pour entrer en fonctions. Cette recette lui donne quarante mille francs par an, et depuis dix ans qu’il l’a, il a remboursé son cautionnement et s’est occupé de mettre de côté la dot de ma sœur. Mon père est l’homme le plus honorable qu’on puisse rencontrer. Ma mère, en mourant, a laissé six mille francs de rente qu’il a partagés entre ma sœur et moi le jour où il a obtenu la charge qu’il sollicitait ; puis, lorsque j’ai eu vingt et un ans, il a joint à ce petit revenu une pension annuelle de cinq mille francs, m’assurant qu’avec huit mille francs je pourrais être très heureux à Paris, si je voulais à côté de cette rente me créer une position soit dans le barreau, soit dans la médecine. Je suis donc venu à Paris, j’ai fait mon droit, j’ai été reçu avocat, et comme beaucoup de jeunes gens, j’ai mis mon diplôme dans ma poche et me suis laissé aller un peu à la vie nonchalante de Paris. Mes dépenses étaient fort modestes ; seulement je dépensais en huit mois mon revenu de l’année, et je passais les quatre mois d’été chez mon père, ce qui me faisait en somme douze mille livres de rente et me donnait la réputation d’un bon fils. Du reste pas un sou de dettes.

Voilà où j’en étais quand je fis connaissance de Marguerite.

Vous comprenez que, malgré moi, mon train de vie augmenta. Marguerite était d’une nature fort capricieuse, et faisait partie de ces femmes qui n’ont jamais regardé comme une dépense sérieuse les mille distractions dont leur existence se compose. Il en résultait que, voulant passer avec moi le plus de temps possible, elle m’écrivait le matin qu’elle dînerait avec moi, non pas chez elle, mais chez quelque restaurateur, soit de Paris, soit de la campagne. J’allais la prendre, nous dînions, nous allions au spectacle, nous soupions souvent, et j’avais dépensé le soir quatre ou cinq louis, ce qui faisait deux mille cinq cents ou trois mille francs par mois, ce qui réduisait mon année à trois mois et demi, et me mettait dans la nécessité ou de faire des dettes, ou de quitter Marguerite.

Or, j’acceptais tout, excepté cette dernière éventualité.

Pardonnez-moi si je vous donne tous ces détails, mais vous verrez qu’ils furent la cause des événements qui vont suivre. Ce que je vous raconte est une histoire vraie, simple, et à laquelle je laisse toute la naïveté des détails et toute la simplicité des développements.

Je compris donc que, comme rien au monde n’aurait sur moi l’influence de me faire oublier ma maîtresse, il me fallait trouver un moyen de soutenir les dépenses qu’elle me faisait faire. — Puis, cet amour me bouleversait au point que tous les moments que je passais loin de Marguerite étaient des années, et que j’avais ressenti le besoin de brûler ces moments au feu d’une passion quelconque, et de les vivre tellement vite que je ne m’aperçusse pas que je les vivais.

Je commençai à emprunter cinq ou six mille francs sur mon petit capital, et je me mis à jouer, car depuis qu’on a détruit les maisons de jeu on joue partout.

Autrefois, quand on entrait à Frascati, on avait la chance d’y faire sa fortune : on jouait contre de l’argent, et si l’on perdait, on avait la consolation de se dire qu’on aurait pu gagner ; tandis que maintenant, excepté dans les cercles, où il y a encore une certaine sévérité pour le paiement, on a la presque certitude, du moment que l’on gagne une somme importante, de ne pas la recevoir. On comprendra facilement pourquoi.

Le jeu ne peut être pratiqué que par des jeunes gens ayant de grands besoins, et manquant de la fortune nécessaire pour soutenir la vie qu’ils mènent ; ils jouent donc, et il en résulte naturellement ceci : ou ils gagnent, et alors les perdants servent à payer les chevaux et les maîtresses de ces messieurs, ce qui est fort ridicule ; ou ils perdent, et comme ils manquent déjà d'argent pour leur vie, à plus forte raison doivent-ils en manquer pour payer ce qu'ils ont perdu ; ils ne payent donc pas, ce qui est fort désagréable. Des dettes se contractent, des relations commencées autour d’un tapis vert finissent par des querelles où l’honneur et la vie se déchirent toujours un peu ; et quand on est honnête homme, on se trouve ruiné souvent par de très honnêtes jeunes gens qui n’avaient d’autre défaut que de ne pas avoir deux cent mille livres de rente.

Je n’ai pas besoin de vous parler de ceux qui volent au jeu, et dont un jour on apprend le départ nécessaire et la condamnation tardive.

Je me lançai donc dans cette vie rapide, bruyante, volcanique, qui m’effrayait autrefois quand j’y songeais, et qui était devenue pour moi le complément inévitable de mon amour pour Marguerite. Que vouliez-vous que je fisse ?

Les nuits que je ne passais pas rue d’Antin, si je les avais passées seul chez moi, je n’aurais pas dormi. La jalousie m’eût tenu éveillé et m’eût brûlé la pensée et le sang ; tandis que le jeu détournait pour un moment la fièvre qui eût envahi mon cœur et le reportait sur une passion dont l’intérêt me saisissait malgré moi, jusqu’à ce que sonnât l’heure où je devais me rendre auprès de ma maîtresse. Alors, et c’est à cela que je reconnaissais la violence de mon amour, que je gagnasse ou perdisse, je quittais impitoyablement la table, plaignant ceux que j’y laissais et qui n’allaient pas trouver comme moi le bonheur en la quittant.

Pour la plupart, le jeu était une nécessité ; pour moi, c’était un remède.

Guéri de Marguerite, j’étais guéri du jeu.

Aussi, au milieu de tout cela, gardais-je un assez grand sang-froid ; je ne perdais que ce que je pouvais payer, et je ne gagnais que ce que j’aurais pu perdre.

Du reste, la chance me favorisa. Je ne faisais pas de dettes, et je dépensais trois fois plus d’argent que lorsque je ne jouais pas. Il n’était pas facile de résister à une vie qui me permettait de satisfaire sans me gêner aux mille caprices de Marguerite. Quant à elle, elle m’aimait toujours autant et même davantage.

Comme je vous l’ai dit, j’avais commencé d’abord par n’être reçu que de minuit à six heures du matin, puis je fus admis de temps en temps dans les loges, puis elle vint dîner quelquefois avec moi. Un matin je ne m’en allai qu’à huit heures, et il arriva un jour où je ne m’en allai qu’à midi.

En attendant la métamorphose morale, une métamorphose physique s’était opérée chez Marguerite. J’avais entrepris sa guérison, et la pauvre fille, devinant mon but, m’obéissait pour me prouver sa reconnaissance.

J’étais parvenu sans secousses et sans effort à l’isoler presque de ses anciennes habitudes. Mon médecin, avec qui je l’avais fait trouver, m’avait dit que le repos seul et le calme pouvaient lui conserver la santé, de sorte qu’ aux soupers et insomnies, j’étais arrivé à substituer un régime hygiénique et le sommeil régulier. Malgré elle, Marguerite s’habituait à cette nouvelle existence dont elle ressentait les effets salutaires. Déjà elle commençait à passer quelques soirées chez elle, ou bien, s’il faisait beau, elle s’enveloppait d’un cachemire, se couvrait d’un voile, et nous allions à pied, comme deux enfants, courir le soir dans les allées sombres des Champs-Élysées. Elle rentrait fatiguée, soupait légèrement, se couchait après avoir fait un peu de musique ou après avoir lu, ce qui ne lui était jamais arrivé. Les toux, qui, chaque fois que je les entendais, me déchiraient la poitrine, avaient disparu presque complètement.

Au bout de six semaines, il n’était plus question du comte, définitivement sacrifié ; le duc seul me forçait encore à cacher ma liaison avec Marguerite, et encore avait-il été congédié souvent pendant que j’étais là, sous prétexte que madame dormait et avait défendu qu’on la réveillât.

Il résulta de l’habitude et même du besoin que Marguerite avait contractés de me voir que j’abandonnai le jeu juste au moment où un adroit joueur l’eût quitté. Tout compte fait, je me trouvais, par suite de mes gains, à la tête d’une dizaine de mille francs qui me paraissaient un capital inépuisable.

L’époque à laquelle j’avais l’habitude d’aller rejoindre mon père et ma sœur était arrivée, et je ne partais pas ; aussi recevais-je fréquemment des lettres de l’un et de l’autre, lettres qui me priaient de me rendre auprès d’eux.

A toutes ces instances je répondais de mon mieux, en répétant toujours que je me portais bien et que je n’avais pas besoin d’argent, deux choses qui, je le croyais, consoleraient un peu mon père du retard que je mettais à ma visite annuelle.

Il arriva sur ces entrefaites qu’un matin Marguerite, ayant été réveillée par un soleil éclatant, sauta en bas de son lit, et me demanda si je voulais la mener toute la journée à la campagne.

On envoya chercher Prudence et nous partîmes tous les trois, après que Marguerite eut recommandé à Nanine de dire au duc qu’elle avait voulu profiter de ce jour, et qu’elle était allée à la campagne avec Mme Duvernoy.

Outre que la présence de la Duvernoy était nécessaire pour tranquilliser le vieux duc, Prudence était une de ces femmes qui semblent faites exprès pour ces parties de campagne. Avec sa gaieté inaltérable et son appétit éternel, elle ne pouvait pas laisser un moment d’ennui à ceux qu’elle accompagnait, et devait s’entendre parfaitement à commander les œufs, les cerises, le lait, le lapin sauté, et tout ce qui compose enfin le déjeuner traditionnel des environs de Paris.

Il ne nous restait plus qu’à savoir où nous irions.

Ce fut encore Prudence qui nous tira d’embarras.

— Est-ce à une vraie campagne que vous voulez aller ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Eh bien, allons à Bougival, au Point du Jour, chez la veuve Arnould. Armand, allez louer une calèche.

Une heure et demie après nous étions chez la veuve Arnould.

Vous connaissez peut-être cette auberge, hôtel de semaine, guinguette le dimanche. Du jardin, qui est à la hauteur d’un premier étage ordinaire, on découvre une vue magnifique. A gauche l’aqueduc de Marly ferme l’horizon, à droite la vue s’étend sur un infini de collines ; la rivière, presque sans courant dans cet endroit, se déroule comme un large ruban blanc moiré, entre la plaine des Gabillons et l’île de Croissy, éternellement bercée par le frémissement de ses hauts peupliers et le murmure de ses saules.

Au fond, dans un large rayon de soleil, s’élèvent de petites maisons blanches à toits rouges, et des manufactures qui, perdant par la distance leur caractère dur et commercial, complètent admirablement le paysage.

Au fond, Paris dans la brume !

Comme nous l’avait dit Prudence, c’était une vraie campagne, et, je dois le dire, ce fut un vrai déjeuner.

Ce n’est pas par reconnaissance pour le bonheur que je lui ai dû que je dis tout cela, mais Bougival, malgré son nom affreux, est un des plus jolis pays que l’on puisse imaginer. J’ai beaucoup voyagé, j’ai vu de plus grandes choses, mais non de plus charmantes que ce petit village gaiement couché au pied de la colline qui le protège.

Mme Arnould nous offrit de nous faire faire une promenade en bateau, ce que Marguerite et Prudence acceptèrent avec joie.

On a toujours associé la campagne à l’amour et l’on a bien fait : rien n’encadre la femme que l’on aime comme le ciel bleu, les senteurs, les fleurs, les brises, la solitude resplendissante des champs ou des bois. Si fort que l’on aime une femme, quelque confiance que l’on ait en elle, quelque certitude sur l’avenir que vous donne son passé, on est toujours plus ou moins jaloux. Si vous avez été amoureux, sérieusement amoureux, vous avez dû éprouver ce besoin d’isoler du monde l’être dans lequel vous vouliez vivre tout entier. Il semble que, si indifférente qu’elle soit à ce qui l’entoure, la femme aimée perde de son parfum et de son unité au contact des hommes et des choses. Moi, j’éprouvais cela bien plus que tout autre. Mon amour n’était pas un amour ordinaire ; j’étais amoureux autant qu’une créature ordinaire peut l’être, mais de Marguerite Gautier, c’est-à-dire qu’à Paris, à chaque pas, je pouvais coudoyer un homme qui avait été l’amant de cette femme ou qui le serait le lendemain.

Tandis qu’à la campagne, au milieu de gens que nous n’avions jamais vus et qui ne s’occupaient pas de nous, au sein d’une nature toute parée de son printemps, ce pardon annuel, et séparée du bruit de la ville, je pouvais cacher mon amour et aimer sans honte et sans crainte.

La courtisane y disparaissait peu à peu. J’avais auprès de moi une femme jeune, belle, que j’aimais, dont j’étais aimé et qui s’appelait Marguerite : le passé n’avait plus de formes, l’avenir plus de nuages. Le soleil éclairait ma maîtresse comme il eût éclairé la plus chaste fiancée.

Nous nous promenions tous deux dans ces charmants endroits qui semblent faits exprès pour rappeler les vers de Lamartine ou chanter les mélodies de Scudo.

Marguerite avait une robe blanche, elle se penchait à mon bras, elle me répétait le soir sous le ciel étoilé les mots qu’elle m’avait dits la veille, et le monde continuait au loin sa vie sans tacher de son ombre le riant tableau de notre jeunesse et de notre amour.

Voilà le rêve qu’à travers les feuilles m’apportait le soleil ardent de cette journée, tandis que, couché tout au long sur l’herbe de l’île où nous avions abordé, libre de tous les liens humains qui la retenaient auparavant, je laissais ma pensée courir et cueillir toutes les espérances qu’elle rencontrait.

Ajoutez à cela que, de l’endroit où j’étais, je voyais sur la rive une charmante petite maison à deux étages, avec une grille en hémicycle ; à travers la grille, devant la maison, une pelouse verte, unie comme du velours, et derrière le bâtiment un petit bois plein de mystérieuses retraites, et qui devait effacer chaque matin sous sa mousse le sentier fait la veille.

Des fleurs grimpantes cachaient le perron de cette maison inhabitée qu’elles embrassaient jusqu’au premier étage.

A force de regarder cette maison, je finis par me convaincre qu’elle était à moi, tant elle résumait bien le rêve que je faisais. J’y voyais Marguerite et moi, le jour dans le bois qui couvrait la colline, le soir assis sur la pelouse, et je me demandais si créatures terrestres auraient jamais été aussi heureuses que nous.

— Quelle jolie maison ! me dit Marguerite qui avait suivi la direction de mon regard et peut-être de ma pensée.

— Où ? fit Prudence.

— Là-bas. Et Marguerite montrait du doigt la maison en question.

— Ah ! ravissante, répliqua Prudence, elle vous plaît ?

— Beaucoup.

— Eh bien ! dites au duc de vous la louer ; il vous la louera, j’en suis sûre. Je m’en charge, moi, si vous voulez.

Marguerite me regarda, comme pour me demander ce que je pensais de cet avis.

Mon rêve s’était envolé avec les dernières paroles de Prudence, et m’avait rejeté si brutalement dans la réalité que j’étais encore tout étourdi de la chute.

— En effet, c’est une excellente idée, balbutiai-je, sans savoir ce que je disais.

— Eh bien, j’arrangerai cela, dit en me serrant la main Marguerite, qui interprétait mes paroles selon son désir. Allons voir tout de suite si elle est à louer.

La maison était vacante et à louer deux mille francs.

— Serez-vous heureux ici ? me dit-elle.

— Suis-je sûr d’y venir ?

— Et pour qui donc viendrais-je m’enterrer là, si ce n’est pour vous ?

— Eh bien, Marguerite, laissez-moi louer cette maison moi-même.

— Êtes-vous fou ? non seulement c’est inutile, mais ce serait dangereux ; vous savez bien que je n’ai pas le droit d’accepter que d’un seul homme, laissez-vous donc faire, grand enfant, et ne dites rien.

— Cela fait que, quand j’aurai deux jours libres, je viendrai les passer chez vous, dit Prudence.

Nous quittâmes la maison et reprîmes la route de Paris tout en causant de cette nouvelle résolution. Je tenais Marguerite dans mes bras, si bien qu’en descendant de voiture, je commençais à envisager la combinaison de ma maîtresse avec un esprit moins scrupuleux.