Texte établi par Jules JaninLévy (p. 197-207).

XV


Il y avait à peu près une heure que Joseph et moi nous préparions tout pour mon départ, lorsqu’on sonna violemment à ma porte.

— Faut-il ouvrir ? me dit Joseph.

— Ouvrez, lui dis-je, me demandant qui pouvait venir à pareille heure chez moi, et n’osant croire que ce fût Marguerite.

— Monsieur, me dit Joseph en rentrant, ce sont deux dames.

— C’est nous, Armand, me cria une voix que je reconnus pour celle de Prudence.

Je sortis de ma chambre.

Prudence, debout, regardait les quelques curiosités de mon salon ; Marguerite, assise sur le canapé, réfléchissait.

Quand j’entrai, j’allai à elle, je m’agenouillai, je lui pris les deux mains, et, tout ému, je lui dis : Pardon.

Elle m’embrassa au front et me dit :

— Voilà déjà trois fois que je vous pardonne.

— J’allais partir demain.

— En quoi ma visite peut-elle changer votre résolution ? Je ne viens pas pour vous empêcher de quitter Paris. Je viens parce que je n’ai pas eu dans la journée le temps de vous répondre, et que je n’ai pas voulu vous laisser croire que je fusse fâchée contre vous. Encore Prudence ne voulait-elle pas que je vinsse ; elle disait que je vous dérangerais peut-être.

— Vous, me déranger, vous, Marguerite ! et comment ?

— Dame ! vous pouviez avoir une femme chez vous, répondit Prudence, et cela n’aurait pas été amusant pour elle d’en voir arriver deux.

Pendant cette observation de Prudence, Marguerite me regardait attentivement.

— Ma chère Prudence, répondis-je, vous ne savez pas ce que vous dites.

— C’est qu’il est très gentil, votre appartement, répliqua Prudence ; peut-on voir la chambre à coucher ?

— Oui

Prudence passa dans ma chambre, moins pour la visiter que pour réparer la sottise qu’elle venait de dire, et nous laisser seuls, Marguerite et moi.

— Pourquoi avez-vous amené Prudence ? lui dis-je alors.

— Parce qu’elle était avec moi au spectacle, et qu’en partant d’ici je voulais avoir quelqu’un pour m’accompagner.

— N’étais-je pas là ?

— Oui ; mais outre que je ne voulais pas vous déranger, j’étais bien sûre qu’en venant jusqu’à ma porte vous me demanderiez à monter chez moi, et, comme je ne pouvais pas vous l’accorder, je ne voulais pas que vous partissiez avec le droit de me reprocher un refus.

— Et pourquoi ne pouviez-vous pas me recevoir ?

— Parce que je suis très surveillée, et que le moindre soupçon pourrait me faire le plus grand tort.

— Est-ce bien la seule raison ?

— S’il y en avait une autre, je vous la dirais ; nous n’en sommes plus à avoir des secrets l’un pour l’autre.

— Voyons, Marguerite, je ne veux pas prendre plusieurs chemins pour en arriver à ce que je veux vous dire. Franchement, m’aimez-vous un peu ?

— Beaucoup.

— Alors, pourquoi m’avez-vous trompé ?

— Mon ami, si j’étais madame la duchesse telle ou telle, si j’avais deux cent mille livres de rente, que je fusse votre maîtresse et que j’eusse un autre amant que vous, vous auriez le droit de me demander pourquoi je vous trompe ; mais je suis mademoiselle Marguerite Gautier, j’ai quarante mille francs de dettes, pas un sou de fortune, et je dépense cent mille francs par an, votre question devient oiseuse et ma réponse inutile.

— C’est juste, dis-je en laissant tomber ma tête sur les genoux de Marguerite, mais moi, je vous aime comme un fou.

— Eh bien, mon ami, il fallait m’aimer un peu moins ou me comprendre un peu mieux. Votre lettre m’a fait beaucoup de peine. Si j’avais été libre, d’abord je n’aurais pas reçu le comte avant-hier, ou, l’ayant reçu, je serais venue vous demander le pardon que vous me demandiez tout à l’heure, et je n’aurais pas à l’avenir d’autre amant que vous. J’ai cru un moment que je pourrais me donner ce bonheur-là pendant six mois ; vous ne l’avez pas voulu ; vous teniez à connaître les moyens, eh ! mon Dieu, les moyens étaient bien faciles à deviner. C’était un sacrifice plus grand que vous ne croyez que je faisais en les employant. J’aurais pu vous dire : j’ai besoin de vingt mille francs ; vous étiez amoureux de moi, vous les eussiez trouvés, au risque de me les reprocher plus tard ; j’ai mieux aimé ne rien vous devoir ; vous n’avez pas compris cette délicatesse, car c’en est une. Nous autres, quand nous avons encore un peu de cœur, nous donnons aux mots et aux choses une extension et un développement inconnus aux autres femmes ; je vous répète donc que de la part de Marguerite Gautier le moyen qu’elle trouvait de payer ses dettes sans vous demander l’argent nécessaire pour cela, était une délicatesse dont vous devriez profiter sans rien dire. Si vous ne m’aviez connue qu’aujourd’hui, vous seriez trop heureux de ce que je vous promettrais, et vous ne me demanderiez pas ce que j’ai fait avant-hier. Nous sommes quelquefois forcées d’acheter une satisfaction pour notre âme aux dépens de notre corps, et nous souffrons bien davantage quand, après, cette satisfaction nous échappe.

J’écoutais et je regardais Marguerite avec admiration. Quand je songeais que cette merveilleuse créature, dont j’eusse envié autrefois de baiser les pieds, consentait à me faire entrer pour quelque chose dans sa pensée, à me donner un rôle dans sa vie, et que je ne me contentais pas encore de ce qu’elle me donnait, je me demandais si le désir de l’homme a des bornes, quand, satisfait aussi promptement que le mien l’avait été, il tend encore à autre chose.

— C’est vrai, reprit-elle ; nous autres créatures du hasard, nous avons des désirs fantasques et des amours inconcevables. Nous nous donnons tantôt pour une chose, tantôt pour une autre. Il y a des gens qui se ruineraient sans rien obtenir de nous, il y en a d’autres qui nous ont avec un bouquet. Notre cœur a des caprices ; c’est sa seule distraction et sa seule excuse. Je me suis donnée à toi plus vite qu’à aucun homme, je te le jure ; pourquoi ? parce que me voyant cracher le sang tu m’as pris la main, parce que tu as pleuré, parce que tu es la seule créature humaine qui ait bien voulu me plaindre. Je vais te dire une folie, mais j’avais autrefois un petit chien qui me regardait d’un air tout triste quand je toussais ; c’est le seul être que j’aie aimé.

Quand il est mort, j’ai plus pleuré qu’à la mort de ma mère. Il est vrai qu’elle m’avait battue pendant douze ans de sa vie. Eh bien, je t’ai aimé tout de suite autant que mon chien. Si les hommes savaient ce qu’on peut avoir avec une larme, ils seraient plus aimés et nous serions moins ruineuses.

Ta lettre t’a démenti, elle m’a révélé que tu n’avais pas toutes les intelligences du cœur, elle t’a fait plus de tort dans l’amour que j’avais pour toi que tout ce que tu aurais pu me faire. C’était de la jalousie, il est vrai, mais de la jalousie ironique et impertinente. J’étais déjà triste, quand j’ai reçu cette lettre, je comptais te voir à midi, déjeuner avec toi, effacer enfin par ta vue une incessante pensée que j’avais, et qu’avant de te connaître j’admettais sans effort.

Puis, continua Marguerite, tu étais la seule personne devant laquelle j’avais pu comprendre tout de suite que je pouvais penser et parler librement. Tous ceux qui entourent les filles comme moi ont intérêt à scruter leurs moindres paroles, à tirer une conséquence de leurs plus insignifiantes actions. Nous n’avons naturellement pas d’amis. Nous avons des amants égoïstes qui dépensent leur fortune non pas pour nous, comme ils le disent, mais pour leur vanité.

Pour ces gens-là, il faut que nous soyons gaies quand ils sont joyeux, bien portantes quand ils veulent souper, sceptiques comme ils le sont. Il nous est défendu d’avoir du cœur sous peine d’être huées et de ruiner notre crédit.

Nous ne nous appartenons plus. Nous ne sommes plus des êtres, mais des choses. Nous sommes les premières dans leur amour-propre, les dernières dans leur estime. Nous avons des amies, mais ce sont des amies comme Prudence, des femmes jadis entretenues qui ont encore des goûts de dépense que leur âge ne leur permet plus. Alors elles deviennent nos amies ou plutôt nos commensales. Leur amitié va jusqu’à la servitude, jamais jusqu’au désintéressement. Jamais elles ne vous donneront qu’un conseil lucratif. Peu leur importe que nous ayons dix amants de plus, pourvu qu’elles y gagnent des robes ou un bracelet, et qu’elles puissent de temps en temps se promener dans notre voiture et venir au spectacle dans notre loge. Elles ont nos bouquets de la veille et nous empruntent nos cachemires. Elles ne nous rendent jamais un service, si petit qu’il soit, sans se le faire payer le double de ce qu’il vaut. Tu l’as vu toi-même le soir où Prudence m’a apporté six mille francs que je l’avais priée d’aller demander pour moi au duc, elle m’a emprunté cinq cents francs qu’elle ne me rendra jamais ou qu’elle me payera en chapeaux qui ne sortiront pas de leurs cartons.

Nous ne pouvons donc avoir, ou plutôt je ne pouvais donc avoir qu’un bonheur, c’était, triste comme je le suis quelquefois, souffrante comme je le suis toujours, de trouver un homme assez supérieur pour ne pas me demander compte de ma vie, et pour être l’amant de mes impressions bien plus que de mon corps. Cet homme, je l’avais trouvé dans le duc, mais le duc est vieux, et la vieillesse ne protège ni ne console. J’avais cru pouvoir accepter la vie qu’il me faisait ; mais que veux-tu ? je périssais d’ennui et, pour faire tant que d’être consumée, autant se jeter dans un incendie que de s’asphyxier avec du charbon.

Alors, je t’ai rencontré, toi, jeune, ardent, heureux, et j’ai essayé de faire de toi l’homme que j’avais appelé au milieu de ma bruyante solitude. Ce que j’aimais en toi, ce n’était pas l’homme qui était, mais celui qui devait être. Tu n’acceptes pas ce rôle, tu le rejettes comme indigne de toi, tu es un amant vulgaire ; fais comme les autres, paye-moi et n’en parlons plus.

Marguerite, que cette longue confession avait fatiguée, se rejeta sur le dos du canapé, et, pour éteindre un faible accès de toux, porta son mouchoir à ses lèvres et jusqu’à ses yeux.

— Pardon, pardon, murmurai-je, j’avais compris tout cela, mais je voulais te l’entendre dire, ma Marguerite adorée. Oublions le reste et ne nous souvenons que d’une chose : c’est que nous sommes l’un à l’autre, que nous sommes jeunes et que nous nous aimons.

Marguerite, fais de moi tout ce que tu voudras, je suis ton esclave, ton chien ; mais au nom du Ciel déchire la lettre que je t’ai écrite et ne me laisse pas partir demain ; j’en mourrais.

Marguerite tira ma lettre du corsage de sa robe, et me la remettant, me dit avec un sourire d’une douceur ineffable :

— Tiens, je te la rapportais.

Je déchirai la lettre et je baisai avec des larmes la main qui me la rendait.

En ce moment Prudence reparut.

— Dites donc, Prudence, savez-vous ce qu’il me demande ? fit Marguerite.

— Il vous demande pardon.

— Justement.

— Et vous pardonnez ?

— Il le faut bien, mais il veut encore autre chose.

— Quoi donc ?

— Il veut venir souper avec nous.

— Et vous y consentez ?

— Qu’en pensez-vous ?

— Je pense que vous êtes deux enfants, qui n’avez de tête ni l’un ni l’autre. Mais, je pense aussi que j’ai très faim et que plus tôt vous consentirez, plus tôt nous souperons.

— Allons, dit Marguerite, nous tiendrons trois dans ma voiture. Tenez, ajouta-t-elle en se tournant vers moi, Nanine sera couchée, vous ouvrirez la porte, prenez ma clef, et tâchez de ne plus la perdre.

J’embrassai Marguerite à l’étouffer.

Joseph entra là-dessus.

— Monsieur, me dit-il de l’air d’un homme enchanté de lui, les malles sont faites.

— Entièrement ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien, défaites-les : je ne pars pas.