La Dame à la louve (recueil)/La Soif ricane

La Dame à la louve (recueil)
La Dame à la louveAlphonse Lemerre (p. 25-36).


La Soif ricane…


Conté par Jim Nicholls.

« Quel étrange coucher de soleil ! » dis-je à Polly.

Nous cheminions sur nos mulets accablés de lassitude et de chaleur.

« Imbécile ! » grommela ma compagne. « Tu ne vois donc pas que la lueur est à l’est.

— Ce serait l’aurore, dans ce cas-là. Je dois être saoûl. Et, pourtant, je n’ai pas bu de la journée. »

La marche somnolente des mulets berçait agréablement mes songes.

Nous étions en pleine prairie… Devant nous, un désert d’herbe pâle. Derrière nous, un océan d’herbe pâle. Autour de nous rôdait la Soif. Je voyais remuer ses lèvres sèches. J’entendais ses grelottements de fièvre. Polly, la garce aux cheveux de paille, ne la voyait point, ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’étonnant. Polly n’a jamais pu voir plus loin que le bout de son nez rouge de grand air et de soleil.

Je me retournai sur ma selle, en tirant avec force les rênes.

« Pourquoi t’arrêtes-tu ? » me demanda Polly.

« Je regarde la Soif. Sa robe est grise comme l’herbe sèche là-bas. Elle grimace. Elle ricane. Les contorsions de sa carcasse me font peur. Elle est bien laide, la Soif. »

Polly haussa lourdement ses lourdes épaules.

« Tu es fou, Jim. Il n’y a que les nigauds de ton espèce pour avoir comme ça des cauchemars en plein jour. »

Je l’aurais volontiers fait taire d’un coup de pied ou de poing, mais des expériences réitérées et douloureuses m’avaient persuadé que la vigueur physique de Polly surpassait de beaucoup la mienne. Je n’avais sur elle qu’une vague supériorité mentale. Et encore ! Le bon sens de ma compagne m’a souvent tiré d’un mauvais pas, ce que n’auraient pu faire mes divagations de songe-creux.

J’ai reçu de l’instruction, c’est vrai ; mais à quoi sert l’instruction dans les prairies ? Un bon revolver vaut mieux là-bas.

Les cheveux de Polly flamboyaient implacablement sous la lumière. J’eus envie de la scalper, comme font mes amis et adversaires les Indiens, afin d’éclabousser de sang cette tignasse blonde. Pourquoi ? Je ne sais pas. Ce sont des idées qui vous viennent, comme cela, dans les prairies.

Je regardai ses joues brunies, qui ressemblaient à deux pommes cuites. J’ignore pourquoi je me souvins à ce moment d’un mince visage très pâle que j’avais aimé autrefois. J’évoquai l’ombre d’une maisonnette, la fraîcheur des persiennes closes et les belles paupières de celle qui lisait. Comme elle était charmante, les paupières baissées ! J’adorais l’ombre des cils sur les joues blanches. Ah !…

Je ne connaissais point alors le métier de coureur de prairies. Je n’avais point rencontré la garce aux cheveux de paille.

Pourquoi ai-je quitté la maisonnette pleine d’ombre et de la lumière verte des volets clos ? Je ne sais pas.

Je ne sais pas non plus si l’étrange petite fille qui lisait pendant de longues heures est vivante ou morte. Je crois qu’elle doit être morte, parce que j’ai parfois un si grand vide au cœur !

Mais je ne suis sûr de rien.

Ça vous dérange un peu les idées, d’avoir vu de près la Soif qui rôde dans les prairies.

J’ai choisi pour ma compagne de route cette Polly que j’exècre, ou plutôt elle m’a choisi pour compagnon. Je finirai par la tuer un jour. Cela, je le sais. Je la hais parce qu’elle est vigoureusement saine, et que je suis, moi, un fiévreux débile. Elle est plus hardie et plus solide qu’un mâle. Elle m’enverrait rouler à dix mètres d’une chiquenaude. C’est d’ailleurs une bonne géante, quand elle n’a pas trop bu. Mais, voilà ! Elle se saoûle volontiers. Peut-être a-t-elle peur, elle aussi, de la Soif qui nous guette tous les deux.

Je hasardai une réflexion au cours du chemin.

« Il y aura sûrement de l’orage avant peu, Polly, ma fée, ma chimère.

— Idiot ! » souffla-t-elle avec conviction. « Laisse-moi donc tranquille. Tu ne dis jamais que des choses sottes. Bien sûr qu’il y aura de l’orage avant peu. Ça se voit et ça se sent, et je n’aime pas les mots inutiles.

— Ô ma douceur admirable, ta sagesse est aussi bienveillante que profonde. »

Elle ne daigna point me répondre. Je finirai sûrement par la tuer un jour. Je n’aurai jamais la force de l’étrangler ; mais je lui tirerai dans le dos un bon coup de revolver. Comme ça, ce sera fini et je ne penserai plus à elle. Peut-être que la Soif s’éloignera de moi, quand je l’aurai abreuvée de sang. Qui sait ?

… L’aurore surnaturelle augmentait d’intensité… Nous nous arrêtâmes, le soir venu. Polly me versa, de sa gourde à la panse rebondie, une goutte d’eau-de-feu. Je bus à sa mort prochaine. Tout à coup la garce s’arrêta de boire.

Cela m’étonna un peu. Seule, une chose extraordinaire pouvait distraire ainsi Polly de l’extrême satisfaction que lui procurait sa boisson favorite.

« Qu’est-ce que tu as ? » lui demandai-je avec un affectueux intérêt.

Polly n’aime point en effet les mots inutiles. Je lui rends volontiers cette justice. Les longues marches au soleil l’ont rendue taciturne. C’est bien la compagne qu’il faut à un homme de la prairie… Elle me montra simplement quelques cendres mêlées à l’herbe grise.

Je compris sa pensée. Mes yeux se tournèrent instinctivement vers l’aube étrange qui rougeoyait à l’Est. Mais une petite colline m’empêchait de voir ce qui se passait là-bas.

Polly mâcha un sourd juron… Mes genoux fléchirent sous moi. Elle me toisa de son regard dédaigneux, et, me quittant sans une parole, elle se mit en devoir de gravir la colline.

Je la suivis, par crainte de la solitude, plus odieuse encore que la présence de cette compagne détestée.

Arrivés au sommet, nous haletâmes…

Du Nord au Sud, l’horizon n’était qu’un brasier…

Le feu dans la prairie !

Un vent de flamme, qui arrive sur vous avec la vélocité du semoun et du sirocco, qui balaie en un clin d’œil le désert d’herbes sèches. Et rien sur son passage qui puisse l’arrêter !

Je grelottais, comme un malade qui meurt de la fièvre… Polly, elle, n’avait point peur.

J’oubliai un peu mon angoisse, dans la rage de ne pas la voir claquer des dents. Sa terreur aurait presque rasséréné mon propre effroi. Mais elle est brave, beaucoup plus brave que je ne le suis. Elle ne pâlissait point, parce que rien au monde, ni la mort, ni la trompette du Jugement dernier, ne la ferait pâlir… Elle est, d’ailleurs, de complexion rougeaude. Moi, j’étais plus jaune qu’une guinée.

Nous retournâmes en toute hâte vers notre camp improvisé, où nous avions laissé paître nos mules, qu’une crainte rendait ombrageuses.

La brise du soir poussait vers nous l’ouragan de flammes.

Je ne crains pas la mort, mais la douleur m’épouvante. La perspective d’être rôti vivant me tenaillait de façon suraiguë. Polly elle-même avait l’air grave, quoique ses nerfs soient plus robustes que des tendons de bœuf.

… Rôtis vivants dans la prairie !…

Le feu s’avançait, comme un immense éclair. Je m’étonnai de la rapidité de sa course. Encore quelques minutes, et nous serions calcinés tous les deux. Encore quelques minutes, et…

… C’était beau quand même, cette trombe de flammes. C’était plus beau que le soleil. Jamais je n’ai vu quelque chose d’aussi magnifique… C’était si merveilleusement splendide que je tombai à genoux, et que je tendis mes deux bras vers le Feu, en riant comme les petits enfants et les idiots.

Je vous répète que c’était aussi effroyable que superbe, et que j’en devins presque fou. C’était trop beau pour les yeux d’un homme. Dieu seul pouvait regarder cet embrasement en face sans en mourir ou en perdre la raison.

Mais Polly, qui n’a pas plus d’âme que mes mules, ne comprit point et regarda sans voir. Elle ne s’étonne de rien, elle n’admire rien…

Je la haïssais de ne point avoir peur. Oh ! comme je la haïssais !… Je la hais férocement, parce qu’elle est plus forte et plus vaillante que moi… Je la hais, comme une femme exècre l’homme qui la domine. Je finirai certes par la tuer un jour, pour le plaisir de la vaincre, tout simplement…

« Ne perdons point de temps, » dit avec résolution Polly. Elle avait sa voix de tous les jours, ni plus haute ni plus basse d’un demi-ton. (Oh ! comme je la haïssais d’être si calme !) Elle s’accroupit, et, en un clin d’œil, elle mit le feu à l’herbe devant elle.

Je crus pendant une seconde qu’elle était devenue folle, elle aussi. Et je hurlai de joie, semblable à un Indien qui se venge.

Elle ne se troubla point. Elle était habituée à mon humeur fantasque. Elle me méprisait trop pour me craindre.

« Le feu combattra le feu, Jim. »

Nous nous reculâmes. Notre feu brillait posément, tel le bon feu des foyers paisibles. L’autre feu, nourri de milliers de lieues d’herbe dévorée, s’avançait pareil à une vague océanique de lumière et de bruit.

… Je fermai les yeux, ivre de fumée… Quand je les rouvris, deux heures après, tout était noir autour de nous. C’étaient des ruines d’incendie. La fournaise s’était miraculeusement éteinte.

Le Feu avait vaincu le Feu.

Polly s’était campée fièrement devant moi, les poings aux hanches. Ce qui me rendait furieux, c’est qu’elle n’avait pas eu peur pendant une seule seconde.

Elle n’aura pas peur davantage le jour où je la tuerai, parce qu’elle ne craint pas la mort. Elle ne craint pas Dieu non plus…

Elle me regardait sans broncher.

« Comme tu es lâche ! » dit-elle dédaigneusement.