La Dame à la louve (recueil)/La Saurienne

La Dame à la louve (recueil)
La Dame à la louveAlphonse Lemerre (p. 121-129).


La Saurienne


Conté par Mike Watts.

Le soleil est terrible. Le soleil est plus terrible que la peste et les bêtes fauves et les gigantesques serpents noirs. Il est plus terrible que la fièvre. Il est mille fois plus terrible que la mort.

Le soleil m’a brûlé la nuque et les tempes et le crâne, il a desséché et pâli mes cheveux comme de l’herbe, pendant les lourdes chaleurs. Un autre que moi serait devenu fou après les longues marches dans le désert. Il me semblait, par moments, que du plomb fondu ruisselait sur mon front et le long de mes membres. Ah ! ah ! Un autre que moi serait devenu fou, mais j’ai la tête et le corps solides. J’ai vu des gens hurler et gesticuler comme des démons après les longues journées de marche dans le désert. Le soleil, martelant leurs cervelles d’imbéciles, leur avait donné des idées étranges. Mais moi, j’ai toujours été tranquille et raisonnable.

… Le soleil est terrible.

Vers la fin d’un après-midi où pleuvaient encore de longs rayons aigus comme des javelots, je rencontrai une femme bizarre. Je ne suis pas lâche, mais cette femme me fit peur, par son affreuse ressemblance avec un crocodile.

Ne croyez pas que je sois fou. J’ai toute ma raison, j’ai même une très solide réputation de bon sens. Je vous affirme que cette femme ressemblait à un crocodile.

Elle avait une peau rugueuse comme des écailles. Ses petits yeux m’épouvantaient. Sa bouche m’épouvantait davantage, immense, aux dents aiguës, immenses aussi. Je vous dis que cette femme ressemblait à un crocodile.

Elle regardait l’eau, lorsque j’eus le courage de m’approcher d’elle.

« Qu’est-ce que vous regardez là ? » lui demandai-je, curieux autant que sournoisement effrayé.

Elle posa sur mes yeux ses terribles petits yeux de saurien. Instinctivement je reculai.

« Je regarde les crocodiles, » me répondit-elle. « Je suis un peu leur parente. Je connais toutes leurs habitudes. Je les appelle par leurs noms. Et ils me reconnaissent quand je passe au bord de la rivière. »

Elle parlait d’un ton si simple, si naturel, que je frissonnai d’une glaciale épouvante. Je savais qu’elle disait la vérité. Je n’osai fixer sa peau rugueuse comme des écailles.

« Le roi et la reine des crocodiles sont mes amis intimes, » poursuivit-elle. « Le roi demeure à Denderah. La reine, qui est aussi puissante et plus cruelle encore que lui, a préféré s’en aller quarante lieues plus haut, afin de régner seule. Elle veut la puissance sans partage. Lui aussi aime l’indépendance ; ce qui fait que, tout en restant très bons amis, ils vivent séparés. Ils ne se rejoignent qu’à de rares intervalles, pour l’acte d’amour. »

Je vis dans ses prunelles une lueur de férocité libidineuse qui me fit claquer des dents. J’emploie à dessein cette banale expression dont je compris à ce moment toute la force et toute l’horreur. L’effroyable soleil m’opprimait et m’écrasait, tel le poids d’un géant. Feu liquide, il me brûlait. Et pourtant mes dents s’entre-choquaient ainsi qu’en hiver, lorsque les grandes gelées vous engourdissent le sang.

« Je vous crois, » haletai-je.

Elle s’approcha de moi, d’un mouvement gauche qui s’insinuait avec lourdeur… Les minauderies de ce monstre étaient plus terrifiantes que sa difformité.

« Non, vous ne me croyez pas. Comment vous appelez-vous ?

— Je m’appelle Mike Watts.

— Eh bien, Mike, je vous affirme que je monte à cheval sur les crocodiles. Me croyez-vous ? »

Je suai plus abondamment encore, mais c’était, cette fois, une sueur froide qui me glaçait les membres.

« Oui, je vous crois. »

Et, en effet, je la croyais. Je ne suis pas fou. Je n’ai jamais été fou, même dans le désert, même quand j’avais soif. Mais je la croyais, et vous l’auriez crue comme moi.

Elle ricana odieusement, c’est-à-dire qu’elle ouvrit la bouche… Elle ouvrit toute grande son abominable gueule de caïman, et, en silence, me montra sa denture. Un frisson fit onduler son corps, et voilà tout… Ô Dieu qui inventas l’enfer !

« Non, vous ne me croyez pas, » répéta la Saurienne. « Mais je vais vous prouver la vérité de mon dire. »

Elle scruta le fleuve jaunâtre qui charriait du sable et du limon.

« En voici un, » dit-elle très bas. « Éloignez-vous. »

Je n’attendis pas qu’elle me réitérât son ordre. Je me sauvai à toutes jambes. Mais, à quelque distance de la rivière, je m’arrêtai, ligoté soudain par quelque chose de plus péremptoire que l’effroi même.

Je l’aperçus, au moment où le crocodile déclanchait[1] ses mâchoires, se hissant sur son dos, et, pendant la durée d’un cauchemar, je la vis, à cheval sur un alligator

Je ne divague pas. J’ai toute ma raison. Je ne mens pas non plus. Le mensonge, c’est bon pour les civilisés. Nous ne mentons jamais, nous autres. Nous avons la haine des complications.

La Saurienne revint vers moi, laissant le crocodile s’agiter pesamment dans l’eau saumâtre. Elle revint, et ses yeux luisaient de triomphe… et d’autre chose encore…

Elle guetta une exclamation de surprise approbative… Mais je titubais autant qu’un homme saoûl, et je mâchonnais des syllabes sans cohérence… baboubi… Et je bavais, comme les idiots.

Elle me regarda de ses prunelles libidineuses et féroces de monstre en rut.

« Viens, » commanda-t-elle.

J’essayai de la suivre. Je ne pouvais point. Je fis des gestes étranglés de fou maintenu par une camisole de force.

À quelques pas du lieu où nous étions, il y avait un fouillis d’herbes très hautes, et des arbres dont les branches ressemblaient à des serpents géants. Elle guignait cet abri du coin de l’œil… Je devinai sans peine ce qu’elle voulait de moi…

… Il me serait difficile de vous expliquer ce que j’éprouvai à cette minute. Toutes sortes d’idées galopaient dans mon cerveau, à l’égal d’une meute enragée. Je compris qu’il fallait tuer le Monstre, mais comment ? mais comment ?

… Les balles et la lame glisseraient sur sa carapace sans lui faire aucun mal. Voyons, n’aurait-elle pas un seul point vulnérable ? Non… Si… Les yeux… Les Yeux !

Je fus saisi d’une joie de fièvre et de délire, de cette joie que seuls connaissent les naufragés enfin rendus à la terre et les malades qui voient l’aube dissiper leur nuit d’horribles hallucinations. Je dansais, je faisais siffler ma salive. Je balbutiai même à ma redoutable compagne de stupides paroles d’amour.

Je vidai ma gourde d’un trait. La pensée de ma délivrance prochaine coula dans mes veines, avec la bienfaisante chaleur du brandy… J’eus ainsi la force d’accomplir la meurtrière besogne… Et, lorsque la Saurienne, les regards chavirés sous les paupières ivres, attendait la satisfaction charnelle, je pris mon couteau. Je pris mon couteau, et, atteignant le monstre vautré dans l’herbe, je lui crevai les yeux…

Je lui crevai les yeux, vous dis-je. Ah ! c’est que je suis courageux, moi ! On peut clabauder sur mon compte, mais on ne prétendra jamais que je suis un lâche. Beaucoup d’hommes auraient perdu la tête, à ma place. Moi, je n’ai pas hésité une seconde…

Et, en m’éloignant, je me retournai pour voir une dernière fois le fleuve jaunâtre qui charriait du sable et du limon.




  1. Note de Wikisource : déclenchait