chez l’auteur, 7, impasse Hélène (p. 46-58).


CHAPITRE IV


Le directeur et son second. — Droit de vie et de mort. — Le courrier : Distribution des lettres. — Réalisme et psychologie. — Un vaguemestre comme on en voit peu. — Je deviens secrétaire. — Les nuits au chantier. — Convoi nocturne. — Scènes navrantes — Comment la consigne capitule.


Comme si la situation n’avait pas été d’elle-même assez désespérante, il se trouva des êtres pour augmenter notre souffrance.

Le geôlier-chef des Chantiers était un lieutenant de chasseurs, jadis lancier de la garde impériale. À le croire, quarante-trois ans était son âge. Physiquement, l’homme n’était point mal. Haut de taille et pincé dans sa tunique bleu ciel, il avait cette élégance guindée du soldat visant à la distinction. Toutefois, si le buste était raide le geste n’avait point d’aisance. Sur ce corps, en somme assez bien proportionné, une tête étonnamment petite.

La nature est rarement prodigue en tout : bien que son possesseur le crût modelé d’après l’antique, le visage, ni laid ni beau, s’accusait surtout par l’absence de caractère. Blond d’ailleurs, ce lieutenant n’avait de martial que la rousse moustache en brosse émergeant de son masque framboise.

Quand j’aurai dit que ce bel homme n’était pas plus astiqué, pommadé, cosmétiqué des bottes au képi que certain général d’Afrique aujourd’hui légendaire, il ne restera plus qu’à parler du moral.

C’est une nature curieuse et bien instructive que la sienne. On trouverait peu d’hommes aux actes plus carrément contradictoires. Il avait des colères sanguines qui ne s’éteignaient que dans des brutalités. Entier dans ses rages, prompt à se venger, il ne souffrait pas qu’on répondît même avec raison. C’était l’absolu dans l’irascible. S’il arrivait qu’une des pauvres brebis confiées à sa garde s’égarât dans le sentier de la réplique, son dogue orgueil ramenait rudement l’imprudente au bercail de la soumission. L’assurance de l’impunité produit souvent chez certains hommes l’effet des fumées alcooliques ; elles les grisent et les enhardissent dans leurs excès. Peut-être ce soldat se montra-t-il cruel précisément en vertu du droit de vie et de mort qu’il disait avoir sur nous.

Cependant à côté de violences inqualifiables, de rigueurs exagérées, il avait des élans de sensibilité singulière. La douleur vraie ne le trouvait pas toujours froid. Compatissant par boutades, il l’était sans arrière-pensée. Enfin, la libre humanité, sans être toujours tendue, vibrait de temps à autre au cœur de ce brutal : mais il fallait pour cela qu’il n’eût point bu.

Malheureusement, les libations de l’ex-lancier se dénotaient plus souvent que sa philanthropie, et si le Dieu, auquel il croyait sans doute, puisqu’il l’invoquait à la messe, fait, ainsi qu’on l’a dit, deux parts des bienfaits et des fautes, j’ai grand’peur qu’au jugement dernier le plateau de celles-ci ne l’emporte terriblement sur l’autre.

Pour second et secrétaire, le directeur M*** avait un sieur Frassani, corse d’origine, de caractère et de tempérament. Il s’en faut que tous les Corses indistinctement soient des êtres vils, mais celui-ci l’était dans toute l’acception du mot[1].

Un beau visage, dit l’école antique, est le reflet d’une belle âme. Le beau, c’est le laid, réplique le romantisme. Et là-dessus force livres qui ne prouvent rien, tant ils ont voulu prouver. Il se peut qu’aux yeux de la nature, qui ne fait point d’exception, le laid ne soit qu’une réfraction des préjugés de l’homme sur ses pareils et tous les êtres qui l’entourent. Pour moi, je ne veux point décider qui de l’artiste amant des contours ou du penseur épris du fond, côtoie la vérité. Il est, je crois, des âmes droites sous de vilains masques, comme aussi de beaux visages cachant des âmes tortueuses ; toutefois, il semble que la sympathie, spontanément éprouvée pour quelqu’un doit dans une large mesure déterminer notre conduite envers lui.

Donc le Frassani était assez bien, jeune, et d’une taille au-dessus de la moyenne ; mais à l’expression de sa physionomie dure, devant son front déprimé, sous l’éclat métallique de son regard noir, on se sentait pris à la fois d’inquiétude et d’aversion. Plein de zèle, cauteleux devant les chefs, méchant et grossier pour les faibles, il se vengeait du mépris qu’il inspirait au plus grand nombre en s’efforçant de faire du mal à tous. Bref, ce Corse était l’abject fait homme dans toute la force du mot. Autour de ces deux personnages, quelques comparses aux fonctions toutes mécaniques, comme le portier-consigne et les gendarmes.

Enfin le capitaine Bréot, dont j’aurai plus tard à tracer la physionomie.

Le lecteur connaît maintenant la prison, et les geôliers : renouons le fil du récit.

Chaque jour, et régulièrement à deux heures, arrivait le facteur. Chargé de sa boîte, il montait au Grenier et procédait aussitôt à la remise des lettres. Oh ! cette heure, quelles émotions ne faisait-elle pas naître ! qui dira l’anxiété, l’espoir, l’appréhension reflétés sur tous les visages avides de nouvelles ! qui dira les frémissements intime de ces femmes exilées de la vie sociale et domestique, n’y tenant plus que par ce lien fragile, une lettre…

Ô réalistes ! c’est là qu’il eût fallu venir broyer vos couleurs, prendre le vif de vos tableaux, galvaniser vos toiles mortes ! là, chercher ta physiologie, moraliste, là, tes arguments, penseur ! Si jamais la triste mimique opprimée a du cœur jailli dans toute sa sévérité saisissante, ce fut là certes, à ce moment, parmi ces quatre-cents femmes du peuple.

Le facteur était à peine entré que toutes, comme mues par un ressort unique, se lèvent à la fois et courent à lui, l’entourant et le pressant. C’est alors une rumeur, un enchevêtrement de cris, d’apostrophes, d’interjections sans fin. L’employé des postes en est étourdi.

Cependant la boîte aux lettres doit s’alléger et cela le plus tôt possible. Gonflant ses poumons, le facteur profite d’un moment d’accalmie et parvient à se faire entendre. Aussitôt une voix émerge de la cohue, puis deux, puis trois ; les mains s’emparent des missives, et leurs destinataires, retirées à l’écart se hâtent d’en prendre lecture. Il se faisait alors un mouvement houleux dans la masse et le bruit recommençait « Silence donc ! crie le facteur ; je n’en finirai jamais si vous continuez le vacarme. » On se tait et de nouveaux billets vont à leur adresse.

Les femmes qui n’avaient pas de lettres, voyant la distribution à sa fin, anxieuses, interrogeaient le facteur. « N’en avez-vous pas oublié, disaient-elles ; veuillez donc voir au fond. » Lui leur montrait la boîte vide, et, déçues, les malheureuses s’éloignaient en soupirant.

Un incident chaque jour renouvelé, montrait à quel point l’impatience des prisonnières était vive.

Parmi tant de noms divers il en était de plus ou moins lisibles. Le facteur avait beau doubler ses facultés visuelles il ne parvenait pas toujours à les déchiffrer, et cela prenait du temps ; or c’est à ce moment surtout qu’il n’en fallait point perdre. Une jeune détenue, grande fille intelligente, vint obvier à l’inconvénient. Se plaçant derrière le facteur qu’elle dominait de toute la tête, elle saisissait d’un coup d’oeil la suscription, la disait d’une voix claire, et la lettre attendue allait promptement à son adresse. Aussi dès ce jour l’agent des postes ne put hésiter une seconde, sans entendre crier de toutes parts : « Laissez lire à Georgette, elle connaît les noms ! » Voilà comment Georgette, qu’on avait surnommée le vaguemestre, devint lectrice en titre au Grenier de Versailles.

Si le tapage était grand à l’arrivée du facteur, le silence après son départ ne l’était pas moins ; c’est que toutes, recueillies, dévoraient littéralement le message reçu. Une nouvelle quelle qu’elle fût, n’était-elle point préférable au doute qui torture ? on le sentait, et chacun avait à cœur de respecter le silence plein d’éloquentes émotions.

Les réponses prenaient le reste de la journée.

Quelques femmes les faisaient elles-mêmes, mais la plupart devaient recourir à l’obligeance de compagnes plus lettrées. Institutrice, je dus à cette qualité d’être la secrétaire de plusieurs d’entre elles dont les maris étaient aux pontons. Ainsi j’eus part aux confidences, d’ailleurs assez réservées, des pauvres captifs de l’Océan. Il y avait toutefois beaucoup à révéler du régime des bagnes flottants : les transportés, eux, n’en parlaient qu’à demi-mots par métaphores, mais cette réserve, évidemment imposée, se trahissait par cela même : tu m’empêches de rien dire, donc tu redoutes la vérité, et si tu la crains, c’est qu’elle t’accuse.

D’autres auront à soulever le voile qui dérobe encore à la vindicte publique le fond du tableau des proscriptions.

Poursuivons notre tâche.

La correspondance terminée, nous descendions dans la cour. Là, du moins, l’air était respirable ; seulement, après huit heures, le soir, il n’était possible à personne d’y séjourner ; les gendarmes rudoyant quiconque s’avisait de ne pas regagner le Grenier assez vite.

L’éclairage de ce Grenier, bouge pour cinq cents créatures humaines, consiste en deux lampes à chaque extrémité. La lumière qu’elles émettent esquisse à peine dans la nuit les êtres et les choses. Une pénombre où s’agitent confusément des formes indécises, c’est tout ce qu’on peut distinguer avant que, s’affaissant peu à peu dans le fouillis du vaste grabat, ces ombres en arrivent à ne plus former qu’un tas avec lui… C’est l’heure du repos. Un bruissement de paille qu’on écrase, se confondant avec une rumeur que la fatigue abat bientôt, et le bruit, en quelque sorte tamisé, s’individualise. Alors on peut entendre s’exhaler les tristes andantes de la souffrance : des plaintes entrecoupées de sanglots d’un timbré lugubre vous font tressaillir. En proie à quelque vision de mort, une malheureuse, subitement dressée sur sa couche, s’y laisse retomber gémissante, puis c’est le pas lourd et scandé du gardien, et, dans la nuit, la vibration prolongée des wagons qui roulent et le sifflet aigu des locomotives.

Les Chantiers sont voisins de la gare, avons-nous dit.

Dans l’incertitude où beaucoup de femmes étaient du sort de leurs maris, on devine quelle anxiété les poussait aux fenêtres à l’heure du départ des trains. Les persiennes étaient closes, mais placées en contre-haut de la gare, elles n’empêchaient pas de voir dans un certain rayon ce qui s’y passait. De là des scènes navrantes. Croyant reconnaître un père, un époux, parmi ceux qu’on déportait, des malheureuses tout en pleurs allaient demander comme une grâce qu’on les joignît au convoi. Un peu plus tard, leur prière eût été sans doute entendue, conformément au décret de colonisation matrimoniale rendu par l’Assemblée de Versailles : mais comme alors aucune décision n’avait encore été prise, on refusa.

De ce jour, il fut défendu de regarder partir les trains ; mais pour cela il eût fallu déplacer les paillasses, qui presque toutes bordaient le pied des fenêtres, ou calfeutrer celles-ci, ou bien employer la violence. Dame consigne n’osa point et finit par laisser faire ; quitte à s’en dédommager. En effet, dès ce moment toute plainte ou protestation à la vue des convois entraîna deux jours de cachot pour la coupable. Ne pouvant bâillonner la douleur, on la frappait réglementairement… Muette, elle était tolérée !

Une nuit, il pouvait être deux heures, un bruit insolite venu de la gare mit soudain toutes les femmes sur pied. Entraînée, j’en voulus connaître la cause, et les suivis à la fenêtre : voici ce que je pus voir. Aux lueurs du gaz et le long du quai de la gare un long ruban sombre se déroulait, pointillé de reflets métalliques. Évidemment un nouveau convoi de prisonniers était là, escorté d’hommes armés. Je m’attendais à voir la colonne s’engouffrer dans ces coffres-étables affectés au transport des fédérés, mais elle stationna. Pourtant un mouvement se fit ; des hommes se détachèrent de la masse, qui, bientôt suivis de quelques autres, s’arrêtèrent comme pour se consulter ; soudain plusieurs d’entre eux se baissant, enlevèrent du sol un fardeau que je pus distinguer. Pareille manœuvre eut lieu de la part des autres, et les deux groupes, se suivant à peu de distance s’éloignèrent comme pour sortir de la gare.

Intriguée, je concentrai mes regards vers ces hommes. Ils cheminaient lentement, et bientôt allaient disparaître derrière un mur, lorsque, obliquant à droite, ils passèrent sous les rayons d’une lanterne à gaz. Alors nous pûmes distinguer la nature du cortége : deux hommes étendus sur deux civières et qu’on transportait je ne sais où. Des soldats accompagnaient. Ceux qu’on enlevait étaient-ils morts ou seulement malades ? l’ambulance allait-elle les recevoir ou le cimetière ? question ! Quoiqu’il en fût, une heure après le convoi des prisonniers partit sans eux.

Cette scène à laquelle les circonstances et la nuit prêtaient un caractère funèbre, émut beaucoup les détenues. Quelques-unes, encore sous l’impression des fusillades récentes de Satory, eurent de cruelles pensées.

Rien comme l’ombre, d’ailleurs, n’ajoute au lugubre d’une situation ; ne pouvant s’assurer des faits, on les suppose, et pour peu que l’imagination s’en mêle, on se fait bientôt des fantômes des choses les plus naturelles. Hélas ! il n’en était que de trop réels… que de trop nombreux surtout. Quand les transports avaient lieu de jour, le tableau bien qu’attristant n’éveillait pas les mêmes angoisses. À la lumière, et dégagés des brumes tragiques, individus et choses reprenaient leur aspect véritable. Les wagons n’étaient plus de lourds cercueils et les gaz des flambeaux de mort ; on ne voyait plus un fossoyeur dans chaque soldat. Vaincus et vainqueurs alors apparaissaient sous leur vrai jour. Ceux-ci armés et durs, l’outrage et la menace aux lèvres, ceux-là, dignes et courageusement résignés ; et le front nu, pour la plupart, ils entraient dans les wagons sans air qui les enlevaient à leur famille sans murmurer un mot.

  1. Tout récemment condamné pour vol, à deux ans de prison.