chez l’auteur, 7, impasse Hélène (p. 28-45).


CHAPITRE III


La cour et l’aspect du Chantier. — Celles que les purs de la presse baptisaient mégères. — Les enfants : le jeu du fusillé ! — Les sculpteurs. — Au Grenier : 400 femmes et 150 enfants. — Agglomération, douleur physique et douleur morale. — Simples réflexions. — Jusques à quand ?… — Entrevue. Spécimen d’arrestation. — Régime alimentaire. — Morale et conséquences du régime.


Escortées de nos sept gardes, il nous faut donc reprendre la route suivie le matin.

Le Chantier se trouve aux environs du chemin de fer ; nous y marchons ; dix minutes s’écoulent, et nous nous trouvons devant le vaste bâtiment dit Grenier d’abondance qui se dresse au fond d’une cour enclavée de murs.

Il faut que le lecteur s’arrête un instant dans cette cour.

En y pénétrant, une émotion mêlée de surprise me saisit. C’est qu’aussi le spectacle qui s’offre à nous est bien fait pour émouvoir.

Qu’on se figure, dans un rectangle de soixante-dix à quatre-vingts mètres, près de cinq cents femmes et jeunes garçons agglomérés. Les unes sont debout adossées au mur, d’autres assises sur des pierres, car il n’y a là ni bancs, ni chaises. Leur visage, bruni, par une longue insolation, a l’air quasi-masculin des femmes du Midi. Dans cette cour sans ombre, où le soleil darde à pic, elles viennent tous les jours, fuyant l’atmosphère pire encore du Grenier. Les vêtements d’un grand nombre de ces femmes, déchirés, sales ou passés de couleur, attestent un usage prolongé et le peu de soin qu’il leur est possible d’en prendre, faute de rechange. Sauf l’eau qui ne manque pas, mais qu’on se procure comme on peut dans les vases les plus bizarres, tous les moyens de toilette manquent aux malheureuses. Au reste, une heure d’exposition dans cette casbah où le soleil poudre à gris visages et cheveux, suffirait pour rendre vains tous les efforts de l’amour-propre. Aucune cependant ne reste oisive : la plupart s’emploient à tricoter, qui des fichus, qui des camisoles et des bas, la guipure même a des artistes parmi elles ! Certaines brodent en tapisserie ou raccommodent leurs effets ; toutes enfin s’occupent suivant l’aptitude, le goût ou les moyens dont elles disposent.

Telles sont les femmes que le Gaulois et le Figaro, prostitués du journalisme, ont qualifié d’atroces mégères.

Dans un angle à gauche, est une pompe autour de laquelle des lavandières ont installé leurs baquets. On peut juger d’après ce qui précède si la besogne doit manquer.

Une fumée intense qui s’élève à droite, dans la cour attire l’attention : là, à l’aide de pavés, on a dressé des fourneaux. De vastes marmites y mugissent, soufflant dans l’air des odeurs de bouillon.

Des cantinières parmi les détenues se chargent, contre deniers comptants, des aliments à fournir. Par malheur, il faut bien le dire, quelques-unes y mettent une avidité qui leur acquiert d’autant moins de sympathies, que la bourse des prisonnières est en général fort creuse. Est-il donc fatal qu’on ne puisse tenter commerce qu’à peine de déchéance ?

Le fond de la cour avait été assigné aux enfants. Garçonnets de dix à seize ans, ils étaient là cent cinquante qui jouaient avec toute l’originalité et l’insouciance de leur âge. Le génie inventif de ces gavroches, vivant de péripéties et jamais à court, avait su trouver dans l’actualité, si poignante qu’elle fût, éléments et motifs à leurs jeux. Le croirait-on ? ils s’amusaient à reproduire les scènes d’arrestation et cela avec une intelligence, une mémoire, dignes d’un meilleur emploi, certes, et qu’on aurait fait servir plus utilement à leur éducation. Mais les moralisateurs de Versailles, s’occupaient trop alors de se débarrasser des pères pour s’embarrasser des enfants.

Ces gamins s’étaient distribué les rôles. L’un faisait le commissaire, l’autre était le prisonnier, voire le portier délateur (mouton) ; les plus forts mimaient les agents (sergos), d’autres enfin les soldats et jusqu’à la famille éplorée. Dénonciations, perquisitions, arrestations, douleurs, prières, plaintes ou révoltes, toutes circonstances qui précèdent, accompagnent, entourent ou suivent l’exécution d’ordres arbitraires, étaient reproduites par eux avec un naturel de gestes et d’intonations à faire rire et pleurer tout ensemble.

Chaque matin, dans Versailles, les cantinières en dépêchaient quelques-uns à l’achat de vivres frais : l’autorisation du chef du poste des gendarmes était nécessaire pour cela, et de plus il fallait que le visage du gamin donnât comme une garantie de retour, ce qui n’empêcha point qu’un beau jour plusieurs d’entr’eux trahissant — les misérables ! — tant de confiance et tant de bonté, eurent l’infamie de se donner de l’air.

Les bons sujets, eux, c’est-à-dire ceux qui n’avaient pu s’esquiver, faute de moyens, s’étaient procuré, je ne sais où, des blocs d’un calcaire grossier. Ironie des temps ! à l’aide de mauvais couteaux empruntés à la cuisinière, ils faisaient avec ces blocs… des canons et des mitrailleuses ! Ces engins meurtriers pour rire, mis en loterie, permettaient aux sculpteurs une visite à la cantine. Tout cela, bien entendu, sous l’œil et avez tolérance des gendarmes.

Nouvelles arrivées, on nous laissa peu de temps dans cette cour. Un commissaire qui vint nous ordonna de le suivre au troisième étage du bâtiment, où siégeait le capitaine-instructeur du 4me  conseil de guerre.

Celui-ci mérite à tous égards l’hommage d’une photographie ressemblante : nous aurons soin au cours du récit de l’offrir trait pour trait.

Là, — réédition fastidieuse de la rue Gauthey. de la place Wagram, du palais de l’Industrie, de l’Orangerie ; — après avoir pris nos noms, on nous relit les dossiers ; puis le commandant du Chantier dit : « Descendez au second étage, vous trouverez des paillasses et vous vous placerez où vous pourrez. »

En montant, j’avais pu jeter un coup d’œil dans le grenier qu’on nous destinait, car l’escalier, quasi-perpendiculaire, qui du rez-de-chaussée conduisait aux étages supérieurs, avait été pratiqué dans le plancher à la façon des trappes ouvertes.

Ce grenier, vaste dock poudreux, est à la fois la chambre à coucher, le cabinet de toilette, le salon, le réfectoire, la cuisine, l’atelier et le vestiaire d’un demi-millier d’êtres humains. Ces paillasses — nids de poussière et de vermine — pressées côte à côte, et qui semblaient n’en faire qu’une seule, immense, sont des lits pour femmes. Et sur ce vaste grabat, pendant que le crépuscule ramène à leurs hôtels, satisfaits, les législateurs du peuple, de pauvres mères, des épouses, des jeunes filles livrées en masse aux misères de l’esprit et du corps, voient par degré s’éteindre en elles le seul bien qu’elles aient sur terre, la santé ; il y aura quelque part, à deux ou trois cents mètres de là, des moralistes éminents qui parleront de la vertu comme du plus précieux des biens : — leurs gendarmes délégués assisteront à pleine vue au coucher, au sommeil, au lever de ces 400 femmes ; — des législateurs qui discuteront sur le travail et l’éducation des enfants : à la même heure 150 de ces enfants s’étioleront aux miasmes d’un milieu qui n’est le leur ni par l’âge ni par le sexe ; — des philosophes qui, gravement, chercheront ailleurs la cause du mal et du bien, des économistes en proie au problème de l’équilibre entre la production, le travail et la population ; des citoyens, des époux, enfin, qui contents d’eux après la séance, en rentrant le soir, donneront un baiser à leur femme, une caresse à leur fille ; — et, au même moment, ces 400 êtres brisés, mis au rebut de l’humanité, sentiront leur haine croître en raison des tortures qu’ils auront subies.

Certes, je ne m’étais pas attendue à des traitements différents de ceux qu’on infligeait aux autres prisonnières. Je ne pensais pas non plus que une cellule particulière eût été réservée à chacune des détenues, les prisons improvisées n’offrant pas le confortable des maisons d’arrêt ordinaires ; mais je ne sais quelle illusion procédant des idées relatives à l’hygiène, à la morale, au respect enfin dont la femme est l’objet dans les pays civilisés me faisait croire à la possibilité d’un aménagement au moins militaire. Ce n’était point dans mon esprit exagérer la mansuétude de l’administration française que de la supposer susceptible de traiter les femmes à l’égal du soldat : bref, une division par chambrée de 15 ou 20 prisonnières, et même moins, était la limite à laquelle j’avais poussé l’optimisme.

On conçoit qu’à tous égards ce système aurait offert plus de latitude aux femmes soigneuses de leur personne, qui savent que la propreté est à l’égard du corps, ce qu’est la décence dans les mœurs. À tout le moins, il eût épargné aux détenues la présence fort gênante des gardiens peu discrets. Que fallait-il pour cela ? Quelques cloisons en planches divisant ce vaste galetas en loges pour donner asile à dix ou douze femmes. On se fût ainsi justifié devant l’histoire du fait accablant parmi tant d’autres, d’avoir ici manqué aux lois de la plus vulgaire décence. Mais le gouvernement avait bien d’autres préoccupations à l’ordre du jour. Quelques centaines de femmes, la plupart promises à la prison, à l’exil, quelques unes à la mort, qu’est-ce que cela près des éminents problèmes d’ordre politique dont le pouvoir était alors saisi ! La constitution Rivet, à la bonne heure !… Pauvre mort-née ! Il nous fallut donc, mes compagnes et moi, nous arrimer dans cette cale pénitentiaire : ainsi l’on faisait des hommes-colis vivants plus maltraités que les colis-inertes, sur les pontons.

Il était alors huit heures du soir ; mais au mois d’août, le jour luit encore à cette heure, et l’on aurait pu laisser jusqu’à sa chute complète les prisonnières au frais vivifiant de la cour : la nuit les ramenait assez tôt dans ce grenier funeste. Mais tel était l’ordre : à huit heures toutes toutes devaient être rentrées.

Vu notre récente arrivée, nous n’étions pas descendues. Une grande rumeur, déchirée d’éclats de voix, monta soudain : les abeilles allaient regagner la ruche : elles se mettaient en mouvement. En effet, le murmure devint bientôt cohue, et quelques instants après, chassé par les gendarmes, le pauvre essaim rentrait au vaste taudis, sa couche, véritable lit de douleur avec des pierres pour traversin.

À leur rentrée, quelques prisonnières de la Chapelle et des Batignolles me reconnurent, et je devins entre elles l’objet d’un débat où le cœur plaidait en première instance. Ces braves femmes se souvenaient qu’en des temps plus heureux, elles m’avaient confié leurs enfants, et toutes voulurent m’avoir pour voisine. N’ayant pas le don d’ubiquité, je me laissai entraîner par l’une d’elles, sage-femme, qui déjà m’avait préparé une paillasse.

Tant de sympathie ne put cependant vaincre la tristesse dont j’étais saisie, et qu’augmentait encore le tableau que j’avais sous les yeux. La fatigue de ces deux jours, jointe à l’inquiétude où j’étais sur ma famille, tant d’émotions enfin devaient avoir leur contre coup : la poitrine oppressée, suffoquant, je tombai sur la paille et pleurai longtemps.

Cette seconde nuit, passée loin des miens dans ce Grenier, fut un long cauchemar dont l’obsédante impression me resta toute la nuit. Cependant une sorte de demi-léthargie m’envahit, et brisée, à bout de forces, je finis par m’endormir. Il fallait que la nature, vivace et puissante en moi, fut vraiment accablée, pour que j’eusse pu céder au sommeil dans ce milieu bruyant et chargé d’une vapeur malsaine ; mais j’en devais bien souffrir d’autres.

La dame espagnole occupait l’un des grabats disponibles à quelque distance du mien. Cette pauvre dame, depuis qu’elle était là, semblait avoir perdu conscience de ses actes. Le hasard l’avait placée entre une cantinière fédérée encore vêtue du costume, et la jeune fille qui, disait-on, avait relevé Dombrowski blessé à mort rue Myrrha.

Le surlendemain qui suivit notre arrivée au Chantier, j’eus enfin la visite de mon mari. Triste entrevue ! En le voyant, j’eus un affreux serrement de cœur. Son visage pâli disait toute la peine, toute l’inquiétude que lui avait causées ma disparition subite. Je ne pus contenir ma douleur. Lui, s’efforçait de rester calme, mais je vis bien au fond ce qu’il souffrait. Il m’apprit qu’après bien des démarches restées sans résultat, il était allé se renseigner à la Préfecture de Police.

Chose qui paraîtrait impossible en temps normal, mais qui s’explique dans ces jours ou l’arbitraire seul faisait la loi, on lui affirma qu’aucun mandat d’amener n’avait été lancé contre la femme Hardouin. « Êtes-vous allé, lui dit-on, chez les commissaires de votre arrondissement ? » « Chez tous, avait-il répondu, et même à la Mairie. » « Et vous n’en avez eu aucune nouvelle ? » « Aucune. » Le fonctionnaire de la Préfecture s’étonna lui-même. Par une étrangeté bizarre, le mandat en vertu duquel on était venu m’arrêter émanait d’un commissaire, du 17e arrondissement, dont je ne dois pas relever, puisque j’habite le 18e.

Dois-je donc imputer à ce fonctionnaire seul tout l’odieux d’un acte discrétionnaire qui me privait de la liberté, et comme il ne me connaissait aucunement, croire qu’il se soit fait de son gré l’instrument de quelque haine cachée ? Ce serait possible, puisque les commissaires auxquels mon mari s’était adressé, n’avaient pas eu connaissance de l’arrestation et qu’à la Préfecture même on lui avait suggéré la crainte d’un enlèvement. Lui demandant si sa femme était belle et si elle avait des ennemis il répondit, en montrant mon fils : « C’est la mère de ce jeune homme, Monsieur ! »

Par une sorte de fatalité, le signataire de cet ordre fut précisément le seul chez lequel mon mari n’alla point ; et quand ma lettre lui fut remise, il n’avait que de vagues indices sur l’endroit où je pouvais être.

Les quinze minutes qu’on accordait aux prisonnières pour l’entrevue étant écoulées, le gendarme sous la surveillance de qui l’entretien avait lieu nous le fit charitablement remarquer. Mon mari me quitta en me disant que le lendemain j’aurais la visite de mon fils.

Le cœur serré, je retournai m’asseoir à ma place, et, la tête dans mes mains, je donnai libre cours à mes larmes. Combien cet homme si bon et si dévoué devait souffrir en s’en allant !

Encore, pensais-je, si l’on connaissait une limite à cette détention, un temps déterminé qui vînt au moins donner patience ; mais l’incertitude en prison ! Les criminels ont au moins la consolation relative d’apercevoir un terme à leurs maux ; pour ceux qu’un délit politique tient sous les verrous, la durée de la prévention dépend souvent non d’un arrêt de la justice, mais du bon plaisir de l’ennemi.

La nuit toutefois me fut plus calme, moins peuplée de rêves obsédants, et je dormis quelques heures d’un sommeil qui me rendit des forces.

Avec le jour reparut la navrante réalité. Je pus alors envisager en détail la situation. Les types, à la fois singuliers et sympathiques de mes compagnes, et le plan du vaste galetas qui leur servait d’encadrement, mériteraient la vigueur de touche d’un autre pinceau que le mien, mais tel qu’il me frappa, je vais essayer de le peindre.

Rectangulaire, le Grenier était divisé, au centre d’abord et dans toute la longueur, par une sorte de sentier dont le pied des paillasses formait comme les talus latéraux. Douze portes-fenêtres mobiles, vitrées de haut en bas, y répandaient le jour que voulaient bien laisser passer d’énormes jalousies fixes. Cependant, si massives qu’elles fussent, elles permettaient de voir au dehors sans être vu. La nécessité rend ingénieux. Leurs ais étagés avaient été transformés en dressoirs pour la vaisselle.

Des poteaux, distants entre eux d’environ six mètres, divisaient en sections le Grenier. À ces poteaux, des cordes tendues, sur lesquelles toute la friperie multicolore des pauvres prisonnières étalait sa vétusté désolante. C’était dans une certaine mesure le seul paravent qu’on put opposer aux regards effrontés des gardiens, car celles d’entre nous qui disposaient d’un châle ou d’un jupon de reste ne se faisaient point faute de le transformer en rideau. La nuit, ces cordes pliaient sous le poids des hardes, encore bien qu’on se dévêtît peu. La seule couverture octroyée suffisait amplement à se garantir du frais matinal dans cette atmosphère attiédie de quatre cents haleines.

Il n’y avait pas d’heure fixe pour le lever : chacune à sa guise prenait du sommeil ce qui lui semblait nécessaire ; mais comme on était en août, la plupart préféraient à toute sieste prolongée une promenade dans la cour. Les poumons imprégnés d’air vicié l’exigeaient d’ailleurs impérieusement.

Quand le soleil, haut sur l’horizon, commençait à chauffer un peu trop, toutes, hormis les cuisinières en plein vent, remontaient au Grenier.

Mais voici dix heures ! C’est le moment de la distribution des vivres. Une voix rude crie de l’extrémité du vaste dortoir : « Les femmes, arrivez ! » — Alors toutes se lèvent, et comme aux plus mauvais jours du siége forment queue telle quelle, sans ordre de place ni numéro.

Ce pêle-mêle avait des inconvénients, à cause de la façon dont s’effectuait la remise des vivres. Pour le pain, aucune difficulté : un pour deux étant donné, on se le partageait immédiatement et tout était dit. Mais autre était le problème quand il s’agissait d’une boîte de viande de conserve, d’un litre de riz ou de haricots octroyé pour seize. Les complications surgissaient et l’on devait alors se former en groupes, ce qui n’avait pas toujours lieu sans trouble, — puis se réunir autour de la détentrice des victuailles.

Celle-ci faisait la distribution avec autant d’impartialité que possible : mais ces efforts, peu appréciés du reste, contentaient rarement tout le monde. Celle qui trouvait sa portion congrue ne manquait pas d’accuser la partageuse de favoritisme ou d’incapacité ; cela parfois donnait lieu à des incidents d’un comique triste, car ils accusaient au fond l’ignoble sordidité du gouvernement à l’égard de ses prisonniers ; il est vrai qu’ayant à solder les conseils de guerre, il se devait à lui-même de faire beaucoup d’économies, au double point de vue du soin de sa réputation de financier et de l’axiome de droit qui veut que les dépens du procès incombent à la partie qui succombe : or, nous ne succombions que trop !

On se figure aisément qu’un litre de haricots dont il fallait tirer seize parts, ne permettait à aucune de nous le luxe d’une indigestion. Et, qu’on ne s’y trompe pas, cette cuillerée de fécule devait suffire, avec la moitié du pain de munition, à la nourriture quotidienne d’une personne. Invraisemblable, la chose n’en est pas moins vraie. Le riz et le bœuf conservé dans l’eau salée étaient donnés dans la même proportion : encore le bœuf était-il parfois si corrompu que les vers y grouillaient. Dans ce cas, les malheureuses qui n’avaient pas d’argent (et c’était le plus grand nombre), devaient manger leur pain sec.

Les ustensiles de cuisine étaient au niveau du confort : quelques assiettes, mais seulement une cuiller pour six ; les doigts servaient de fourchette. Des couteaux, armes dangereuses, peu en avaient. L’eau de la pompe était la seule boisson pour celles qui ne pouvaient acheter du vin.

Le régime débilitant de ce milieu méphitique, et la quasi-impossibilité ou l’on était de procéder aux soins du corps, étiolèrent en quelques mois les natures les plus robustes.

Telles femmes entrées là pleines de santé en sortaient haves et fiévreuses pour entrer à l’infirmerie. Beaucoup de celles qu’on y transporta n’en revinrent plus : le cimetière les avait prises. C’est qu’en effet la misère agglomérée et la douleur famélique sont deux rudes pourvoyeuses de la mort. Elles ne tuent point tout d’un coup, mais leur action lente et continue, qui perfore et mine le corps comme le taret la carène du navire, n’en a pas moins pour résultat l’anéantissement de l’être : il y a seulement cette différence : l’un sombre sous le poids des eaux qui le pénètrent ; l’autre sous le poids de l’air qui ne le pénètre plus.