La Démocratie et le Suffrage universel/02

LA DEMOCRATIE
ET
LE DROIT DE SUFFRAGE

II.
LE SUFFRAGE UNIVERSEL[1]

Qu’on s’en réjouisse ou qu’on s’en afflige, le suffrage universel est devenu une des lois fondamentales de la société française. La révolution qui nous l’a donné n’a peut-être pas été très opportune ni très heureuse pour notre pays. Nous avons fait comme un navigateur impatient qui se jette à la nage pour arriver plus vite à la côte ; malheureusement nous avions trop présumé de nous-mêmes : soit que nos forces nous aient trahis, soit que le courage nous ait manqué, le progrès hâtif et prématuré du droit de suffrage nous a coûté tout le patrimoine des libertés que nous avions amassées depuis un demi-siècle. Notre république, improvisée en un jour, abattue de même, ne s’est pas seulement montrée incapable d’assurer ses propres conquêtes, elle n’a même pas su conserver le glorieux héritage du régime qu’elle était venue détruire.

Il est donc permis de le dire : au seul point de vue de la liberté, le trop brusque avènement du suffrage universel n’a pas été un bonheur pour la France. Il a jeté nos destinées aux mains d’une foule ignorante et sans expérience qui a renoncé d’elle-même à les diriger ; il a confié la garde de nos droits et de nos franchises à une milice indisciplinée qui ne savait pas encore les défendre, qui n’en pouvait pas même sentir le prix. En perdant nos anciennes libertés ou plutôt en les abdiquant, nous avons d’ailleurs perdu le plus puissant instrument d’éducation populaire, le seul qui pût nous élever à la hauteur de la tâche difficile que la démocratie nous impose. Depuis l’établissement du suffrage universel, la politique de la France tourne dans un cercle vicieux : obligée plus que jamais de se faire libérale pour le salut de la démocratie, poussée par la démocratie elle-même dans les bras du pouvoir absolu ; mais enfin c’est une chose faite, et il serait absurde d’y revenir. Les fleuves peuvent être retardés dans leur cours, ils ne remontent jamais vers leur source, et, comme disait Royer-Collard en 1820 aux partisans de l’ancien régime, « les événemens accomplis ne rentrent pas dans le néant. » La politique des regrets impuissans n’est ni patriotique, ni courageuse, ni sage. Au lieu de gémir inutilement sur les défauts du suffrage universel, au lieu d’y chercher des raisons pour désespérer de notre avenir et des prétextes pour abandonner lâchement nos affaires, tâchons de savoir ce que vaut cette forme de suffrage, quelles sont les conditions nécessaires pour qu’elle soit pratiquée avec succès, quels sont les moyens à employer pour que nous puissions en tirer parti.

Et d’abord le suffrage universel mérite-t-il l’admiration qu’affiche pour lui le patriotisme officiel ? Mérite-t-il au contraire la terreur qu’il inspire à beaucoup d’honnêtes gens timorés ? Est-il, comme on le professe publiquement chez nous, la parfaite expression de la justice idéale, le fondement naturel de tous les pouvoirs légitimes, ou bien, comme beaucoup de gens persistent encore à le penser, est-il une iniquité révoltante, la ruine de tout ordre social, le fléau de toute liberté régulière et sage ? L’opinion vraie de la France en cette matière est fort difficile à connaître, car les voix qui proclament le plus haut les vertus du suffrage universel sont les premières à déclarer qu’il est incapable de se conduire tout seul, que le pouvoir absolu est le contre-poids nécessaire de la démocratie. Quant à nous, nous inclinons à penser qu’il faut beaucoup rabattre et des louanges qu’on lui prodigue et des critiques qu’on ne lui ménage pas. Nous avons vu dans une précédente étude que la doctrine du suffrage universel n’était pas, en théorie, toujours conforme à la vraie justice ; nous allons voir que dans la pratique l’institution du suffrage universel n’est pas toujours nécessairement une injustice et une absurdité.

Il nous paraît que les inconvéniens de ce mode de suffrage tiennent moins à sa nature même qu’à la manière dont il a été établi et pratiqué dans notre pays. A tout prendre, c’est un mode de suffrage aussi bon qu’un autre quand les peuples sont accoutumés à s’en servir. C’est même, si l’on veut, le meilleur de tous, en ce qu’il suppose chez la nation qui l’emploie une éducation politique bien supérieure, une civilisation beaucoup plus avancée et un état social beaucoup plus favorable à l’intérêt du plus grand nombre. Il ouvre d’ailleurs à l’ambition et à l’énergie de chaque citoyen un champ plus disputé, mais plus vaste ; chaque citoyen, même le plus humble, peut prétendre et parvenir à tout ; chacun, même le plus élevé, doit gagner ses grades à la pointe de son épée comme sur un champ de bataille. Enfin le plus grand avantage de la démocratie franchement acceptée, c’est qu’elle apaise ces haines sociales que l’inégalité naturelle engendre toujours quand elle paraît s’appuyer sur le privilège ; au contraire la démocratie mal pratiquée, mal comprise, les nourrit, les envenime et les fomente. Lorsqu’un peuple a pris le grand parti de livrer ses destinées à la souveraineté du suffrage universel, ou bien il tombe au-dessous de lui-même, ou bien il s’élève au-dessus de tous les autres. L’établissement de la démocratie peut être le signal de sa décadence ou le commencement de sa grandeur et de sa liberté. Telle est l’alternative que les événemens font depuis vingt années à la France, et qu’elle ne semble pas encore avoir comprise après tant et de si rudes leçons.


I

Tous les reproches que l’on adresse à l’institution du suffrage universel peuvent se résumer en un seul, c’est qu’elle établit dans la société le gouvernement d’une classe, l’oppression de la minorité par la masse ; c’est qu’à l’influence bienfaisante et éclairée de l’intelligence, à l’influence prudente et conservatrice des intérêts pécuniaires, elle substitue l’influence brutale de la multitude ; c’est qu’elle écrase la pensée sous le joug de la matière ; c’est qu’en consacrant la doctrine absolue de la souveraineté du nombre elle confère en réalité la toute-puissance qui en découle au bras le plus vigoureux plutôt qu’à la tête la plus forte ; c’est en un mot qu’elle fait reposer la seule autorité légitime qu’elle admette sur le fondement grossier de la force musculaire, et qu’à cette puissance aveugle et matérielle les amis de la liberté sont obligés à leur tour d’opposer la force, de façon que la démocratie, cette application supérieure du droit idéal au gouvernement des sociétés humaines, ne serait en réalité que le règne effréné de la violence et le retour de ce droit barbare qui s’appelle le droit du plus fort. Il y a une grande part de vérité dans ces reproches, et nous n’ayons aucune peine à reconnaître que la démocratie, poussée à l’extrême, serait la négation même de toute justice et de tout ordre social ; mais on en pourrait dire autant de tous les autres modes de suffrage et de toutes les autres formes de gouvernement. Chacune a ses vices particuliers, qui deviendraient intolérables, si l’institution pouvait se développer jusqu’à ses dernières conséquences, et si la nature des choses ne mettait un frein salutaire à la logique exclusive des principes. Il faut toujours dans une société politique qu’il y ait un élément qui domine un peu au détriment des autres. Dans tel gouvernement, c’est la richesse ; dans tel autre, c’est l’intelligence ; ailleurs encore, c’est la naissance, l’autorité d’un corps établi ou la faveur d’un prince ; dans la démocratie, c’est le nombre qui est l’élément prépondérant et souverain. Est-ce à dire que dans la démocratie toutes les autres influences soient rendues impuissantes ? est-ce à dire que le suffrage universel soit incompatible avec cette justice distributive que la nature elle-même nous enseigne, et à laquelle elle plie malgré eux les peuples qui voudraient la méconnaître ? Il nous paraît au contraire qu’en dépit de tous ses défauts théoriques le suffrage universel, sincèrement et librement pratiqué, est de tous les systèmes de suffrage celui qui assure le plus libre jeu aux lois de l’équité naturelle.

L’institution du suffrage universel ne répond pas toujours très fidèlement à son principe. Elle est sans doute l’application de cette doctrine absolue qui ne veut pas voir de différence entre les créatures humaines, et qui croit faire acte de justice en nous refoulant tous au même niveau ; mais cette égalité rigoureuse, qui est le dogme idéal de la démocratie, elle ne parvient pas à la réaliser dans les sociétés humaines, elle ne peut pas la transporter des idées dans les faits. On peut bien mettre l’égalité dans le droit, on ne peut pas la mettre dans le pouvoir. La mît-on dans ce pouvoir même, quel moyen de la faire passer dans l’usage que chaque citoyen peut en faire ? Qu’on égalise tant qu’on le voudra les conditions, on n’égalisera ni les intelligences ni les caractères. L’inégalité, exilée de partout, se réfugiera dans ce dernier asile ; elle subsistera en dépit de tous les efforts que la législation fera pour la détruire. C’est qu’il est impossible de violer les lois de la nature ; elles ne tiennent pas compte de tous les systèmes que les hommes combinent pour les enchaîner, et les sociétés qui veulent s’en affranchir les subissent elles-mêmes sans le savoir.

Voilà pourquoi le suffrage universel n’est pas aussi dangereux qu’on se l’imagine sur la foi des théories. L’espèce d’égalité qu’il établit dans le droit électoral n’est ni oppressive ni tyrannique, car c’est une égalité de droit et non pas, comme on pourrait le croire, une égalité de pouvoir matériel. Si la même faculté légale est également accordée à tous, ce n’est pas une raison pour que toutes les volontés pèsent exactement du même poids. Il en est du droit de suffrage comme d’un instrument de travail ou d’une arme de guerre qu’on met dans la main de chacun et dont chacun se sert selon son courage, selon son adresse ou selon sa force. Comme le disait Royer-Collard, défendant l’égalité du droit de vote en termes qui pouvaient aussi bien s’appliquer au suffrage universel qu’au suffrage restreint, « l’inévitable inégalité de fait n’est point éludée pour cela, n’est point étouffée : elle ne peut pas l’être ; mais elle est réduite aux influences morales qui l’accompagnent toujours. » Au lieu de s’appuyer sur un privilège légal ou sur l’emploi pur et simple de la force, les inégalités naturelles se traduisent d’elles-mêmes à la faveur de la liberté. L’intérêt bien entendu se substitue à la contrainte, la persuasion remplace l’obéissance et la crainte, l’estime et le respect prennent la place du privilège, et M. Stuart Mill a raison de dire que, sous le régime du suffrage égal et universel sincèrement pratiqué, « toutes les influences sociales agiront politiquement dans toute la mesure de leur valeur réelle. »

Que se passe-t-il en effet dans une démocratie libre lorsque le pays est appelé à donner son avis sur ses affaires ? Les citoyens se décident-ils dans la solitude de leur conscience et dans l’indépendance de leur raison ? Ferment-ils l’oreille à tous les conseils, à tous les avertissemens, à toutes les exhortations, à toutes les influences étrangères, pour mieux écouter la voix intérieure qui leur dicte le choix de leur opinion ? Les électeurs doivent-ils se prononcer comme des philosophes qui examinent une question de métaphysique ou comme des moralistes qui méditent sur un cas de conscience ? A supposer même qu’ils en eussent le loisir et la capacité, les résolutions du pays seraient alors bien lentes sans peut-être en devenir plus sages, et les événemens auraient le temps de s’accomplir avant que ce long travail fût achevé. Non, ce n’est pas ainsi que peuvent et doivent se former au sein d’un pays libre les résolutions de l’opinion publique. Il faut qu’elles soient rapides, improvisées, instantanées, comme les événemens eux-mêmes, et c’est le concours des intelligences, la liberté de la discussion, la mutuelle communication des idées, qui suppléent à la maturité, à la sagesse, à la science politique, dont la plupart des membres du corps électoral sont à peu près dépourvus. C’est par l’échange des opinions, par la diffusion des lumières, par la contagion des croyances, par l’autorité qui s’attache à l’expérience, à la moralité ou même à une position supérieure, par l’empire insensible des intérêts et des habitudes, que se produit le concert des volontés individuelles. Toutes ces influences naturelles et légitimes s’exercent librement sur le terrain nivelé de la démocratie quand elles ne sont pas emprisonnées par les barrières artificielles qu’y élève un pouvoir jaloux. Il se forme alors des groupes d’électeurs qui ont des intérêts ou des croyances semblables, qui se conforment au même programme, et qui obéissent aux mêmes chefs. Les citoyens prennent l’habitude de s’entr’aider et de s’unir ; le plus fort vient au secours du plus faible, le plus riche assiste le plus pauvre, le plus ignorant se laisse guider par le plus sage. Chacun apporte sa contribution à l’œuvre commune, chacun obtient dans cette espèce de communauté passagère la place qui convient à son caractère, à sa position ou à ses services. Il en est des influences sociales comme de la lot d’attraction qui gouverne les corps célestes et qui les maintient dans une dépendance mutuelle sans les priver de leur action propre. Les petites planètes deviennent les satellites dès grosses et se laissent entraîner dans leur orbite ; de même les petites existences et les petits intérêts se laissent attirer par les grandes puissances, se rassemblent et s’amassent autour d’elles, prennent l’habitude de leur faire cortège et de partager leurs opinions, comme ils s’associent à leur fortune. Il n’est pas besoin d’intimidation ni de violence pour que ces légitimes influences se fassent sentir dans la société : il leur suffit de la seule force morale qu’elles puisent dans la persuasion et dans l’exemple. Est-ce que le chef d’industrie, lorsqu’il est honnête, a besoin de promesses ou de menaces pour obtenir une grande influence sur le vote des ouvriers qu’il emploie ? Est-ce que l’homme riche et éclairé, le grand propriétaire agriculteur dans les campagnes, le grand industriel dans les villes, n’exerce pas une action considérable sur les opinions de ses voisins ? Est-ce que l’ascendant moral du magistrat, du prêtre, de l’orateur, de l’écrivain célèbre, n’est pas un pouvoir social qui s’ajoute au pouvoir légal et qui en augmente la valeur ? Et non-seulement un sacerdoce, une fonction publique, une réputation politique ou littéraire, mais l’âge, l’autorité du père de famille, l’expérience de l’homme mûr et exercé aux affaires, l’honnêteté connue qui inspire la confiance, la conviction qui persuade et qui anime, sont des puissances naturelles qui agissent sur l’esprit des hommes. C’est surtout dans la démocratie que cette parole de M. Stuart Mill devient vraie : « un homme qui a une croyance est un pouvoir social égal à quatre-vingt-dix-neuf qui n’en ont pas. »

Non, il n’est pas nécessaire de confirmer ces supériorités naturelles en y attachant un privilège, qui est toujours plus ou moins arbitraire, et qui les expose infailliblement à la jalousie du peuple. Il faut les laisser se faire leur place elles-mêmes, et les accoutumer avoir dans l’influence qu’elles obtiennent, non pas un droit de leur nature, mais une récompense de leurs efforts. Elles sauront bien d’ailleurs se faire rendre justice le jour où elles voudront s’en donner la peine. Il n’y a pas de démocratie si effrénée, pourvu seulement que tout le monde y soit libre, où les sentimens conservateurs n’acquièrent une grande puissance, lorsqu’ils consentent à descendre dans l’arène et à disputer la domination de la place publique aux passions violentes qui ordinairement s’en emparent. Lors même que les classes qui représentent dans la société les principes conservateurs se tiennent à l’écart des affaires publiques, le seul poids des intérêts groupés autour d’elles suffit quelquefois pour faire pencher de leur côté la balance des volontés populaires. Il n’y a pas de démagogie si aveugle et si obtuse où les saines idées ne pénètrent quand elles sont prêchées avec franchise et défendues avec courage. Ceux qui se défient de la démocratie et qui désespèrent de son avenir sont ceux qui redoutent les devoirs nouveaux qu’elle leur impose, et qui ne se sentent pas la force de se faire leur place eux-mêmes au grand jour de la liberté.

Le suffrage universel n’a donc pas pour résultat nécessaire la. souveraineté absolue du nombre et le règne exclusif de la force brutale. L’intelligence, la richesse, la volonté, la conviction, le patriotisme, tous les pouvoirs moraux ou matériels dont nous avons admis la légitime influence, se font respecter et reconnaître sans le secours d’aucun privilège, et l’équilibre des forces naturelles se trouve rétabli dans la pratique sans que les lois interviennent pour les répartir à nouveau sur le fondement artificiel d’une équité toujours boiteuse. C’est en ce sens que le suffrage universel, si faux et si mauvais qu’il puisse paraître dans son principe, doit être considéré en définitive comme le mode de suffrage le plus équitable et le plus naturel. Tout en affichant la prétention de corriger les inégalités qui existent naturellement entre les hommes, il les respecte au contraire mieux que tout autre, car il n’entreprend ni de les classer, ni de les régir, et il les laisse s’exprimer comme elles l’entendent et comme elles le peuvent. Il ne risque ni de les diminuer, ni de les grossir, ni de les protéger outre mesure, ni de leur nuire injustement. Le suffrage universel est comme un champ de courses ouvert à tout le monde sans conditions : le point de départ est le même pour tous, mais les uns vont à pied, les autres à cheval, d’autres en voiture, quelques-uns même se font porter par leurs compagnons, de manière que les chances du combat sont matériellement fort inégales. Il peut arriver quelquefois qu’un hardi coureur dépasse un cavalier porté par un cheval vigoureux ; mais l’avantage reste ordinairement au concurrent le plus habile et le mieux monté.

On voit que le suffrage universel n’étouffe aucune des influences qui se disputent l’empire des sociétés humaines, à moins cependant qu’on ne les enchaîne et qu’on ne leur refuse la liberté. C’est dans l’intérêt même des idées d’ordre et des principes conservateurs que la concurrence électorale doit être affranchie de toute entrave. Sous le régime du suffrage restreint, les intérêts conservateurs pouvaient se reposer à l’abri de leurs privilèges sans le secours de la liberté commune ; mais depuis que le niveau du suffrage universel a passé sur la France, cette liberté si calomniée devient leur seule défense, et ils se désarmeraient eux-mêmes en refusant d’accepter ses services. Puisqu’on a fait tomber toutes les barrières qui partageaient et protégeaient autrefois la société politique, il faut qu’à cet esprit de réglementation mesquine qui limitait et parquait, pour ainsi dire, les droits et les libertés des citoyens succède un esprit libéral et large, digne en tout point des idées nouvelles auxquelles s’est converti notre temps. Il faut que dorénavant l’on comprenne que les affaires publiques sont celles de tout le monde, qu’il est permis de s’en occuper à tout propos et à toute heure, et que chacun doit avoir le droit de mettre au service de ses opinions ou de ses intérêts politiques tout ce que la nature et la société réunies lui ont donné de puissance et d’autorité sur ses semblables, à la seule condition d’en user avec loyauté. Il faut que le prêtre dans son église, le professeur dans son école, le magistrat dans son tribunal, aient le droit d’émettre un avis sur les affaires publiques, et un avis souvent contraire à celui du gouvernement qui les nomme, sans qu’aussitôt l’on crie à l’ingratitude et à l’usurpation ; il faut que l’on permette au fabricant, au cultivateur, au commerçant, au propriétaire, d’agir par ses conseils sur l’esprit de ceux qu’il emploie ou dont l’existence dépend de la sienne sans qu’on l’accuse de corruption et de violence ; il faut que l’écrivain puisse user librement de sa plume, l’orateur assembler ses voisins sur la place publique et leur parler librement des hommes et des choses sans encourir le reproche de diffamation, de calomnie, d’outrage envers le gouvernement ou envers les personnes, et sans aller expier sa faute imaginaire sous les verrous d’une prison. Il importe que toutes les barrières tombent, que toutes les chaînes soient brisées, que l’air et la lumière circulent partout, et que le mal même, s’il le faut absolument, puisse se produire sans danger à côté du bien. Ces excès, toujours si redoutables sous le régime du privilège ou du bon plaisir, quand ils se produisent à la faveur d’un silence universel et sans éveiller la contradiction qui les corrige, la liberté se charge d’en faire justice et de les châtier de ses propres mains. Elle étouffe les voix calomnieuses ou séditieuses dans le bruit de ses discussions pacifiques et régulières. En les dédaignant, elle les rend impuissantes, et elle habitue le peuple à son tour à les entendre sans s’émouvoir. Assurément nous ne voulons pas dire que la liberté ne puisse donner lieu, comme toute chose, à des excès et à des abus regrettables ; mais pour que les bonnes influences soient toujours certaines de triompher, pour qu’elles n’emploient jamais que des moyens légitimes, pour que leur empire ne soit pas le résultat d’un accident ou d’un caprice, pour que jamais on ne les soupçonne d’escamoter le vœu populaire et de ne maintenir leur autorité que par la force, il faut que les mauvaises soient au moins aussi libres que les bonnes. C’est à cette condition seulement que le suffrage universel déjouera les espérances qu’il inspire à ses adversaires, et fera mentir les craintes que ses amis eux-mêmes ont encore trop de raisons de concevoir pour son avenir.

La démocratie porte en elle-même son remède, pourvu qu’on lui donne là liberté, non pas cette liberté timide et avare, accordée de mauvaise grâce, appliquée avec terreur, défendue pièce à pièce et abandonnée lambeau par lambeau avec la défiance et le chagrin d’un regret à peine déguisé, hérissée d’ailleurs de restrictions et de menaces qui en feraient un piège plutôt qu’une arme pour ceux qui essaieraient de s’en servir, — non pas cette liberté d’exception et de circonstance dont l’exercice intermittent ne reparaît qu’à de longs intervalles, — non pas enfin cette liberté qui pourrait se comprendre sous un régime d’aristocratie ou de privilège, et qui est un non-sens au sein de la démocratie moderne, — mais la liberté vraie, la liberté pleine, égale pour tous, mise à la portée et sous la main de tous, fondée, si ce n’est avec le nom, du moins avec l’esprit du droit commun, la liberté que la loi s’efforce de rendre facile, au lieu de semer son chemin d’embarras et d’obstacles et de lui imposer, en l’émancipant, le harnais de la servitude, en un mot la seule liberté qui convienne à un pays de suffrage universel. C’est un lieu commun très répandu et très accrédité parmi nos têtes sages que la liberté doit décroître en raison même des progrès de la démocratie, qu’il faut lui mettre plus d’entraves à mesure qu’elle devient plus forte, et, pour nous servir des paroles mêmes de l’homme d’état qui représente le mieux ces timidités conservatrices, « qu’il faut à ce courant démocratique si large un plus fort contre-poids que par le passé. » Ne nous arrêtons point à examiner si l’on a le droit d’invoquer de tels prétextes contre les libertés qu’on veut proscrire, quand on a contribué plus que personne à ouvrir un lit plus vaste au torrent dont on veut contenir les ravages. Attachons-nous à l’idée elle-même, et voyons si ce n’est pas là encore un de ces sophismes spécieux qui aveuglent un pays sur ses besoins véritables et le condamnent à tourner éternellement dans le cercle vicieux de l’impuissance et de la peur. Autant vaudrait dire qu’un homme adulte et arrivé à sa pleine croissance respire moins d’air et occupe moins de place que ne le fait un enfant, que la voile à peine suffisante pour faire mouvoir une petite barque sur les eaux calmes d’un lac mettra en péril un gros navire voguant sur la grande mer.

Si tel était le contrepoids nécessaire du suffrage universel, qui ne préférerait cent fois une aristocratie vivante, agissante et libre, à cette démocratie étiolée, abâtardie, desséchée comme une momie sous les liens du pouvoir absolu ? La liberté dans le gouvernement populaire, c’est l’air respirable qui entretient la vie, c’est la flamme qui réchauffe et renouvelle le sang corrompu. Refuser à la démocratie ce premier de tous les alimens, la gorgeât-on d’ailleurs de jouissances et de richesses, c’est la condamner à une asphyxie lente et à une fatale décrépitude, c’est perpétuer la maladie dont on a entrepris la guérison. Bien loin qu’il faille rien retrancher aux libertés des régimes passés, elles ne peuvent plus aujourd’hui suffire aux nécessités de la société nouvelle. Il faut un levier plus puissant pour mettre en mouvement les masses populaires que pour entretenir une activité superficielle dans la classe étroite qui s’appelait autrefois le pays légal. La voix qui se fait écouter sans peine dans l’enceinte d’une assemblée ou d’un théâtre se perdra dans le tumulte et dans l’immensité de la place publique. Sans doute on conçoit l’étonnement et presque l’épouvante de l’orateur accoutumé à parler devant un sénat discret et sage, et qui se trouve jeté tout d’un coup face à face avec une multitude innombrable et inconnue ; mais, s’il a la ferme volonté de dominer son redoutable auditoire, s’il a confiance dans l’honnêteté de sa cause et dans la puissance de ses convictions, est-ce qu’il ne redoublera pas d’efforts pour se faire entendre ? est-ce qu’il ne provoquera pas ses adversaires à comparaître devant leurs juges et à lutter avec lui corps à corps en face du tribunal assemblé ? est-ce qu’il ne se fera pas assister par des amis énergiques et fidèles qui se répandront autour de lui dans la foule, propageant ses doctrines et répétant ses paroles partout où elles n’ont pas pénétré ? Mais si, au lieu d’enfler sa voix, il la contient et l’étouffe, si, au lieu de s’emporter contre l’obstacle et de le vaincre, on le voit balbutier, murmurer, perdre contenance et disperser les comices qu’il a convoqués lui-même, que pensera-t-on alors et que dira-t-on de lui, sinon qu’il a joué une triste comédie, et qu’il n’est pus fondé à se plaindre de l’ignorance ou de l’injustice du peuple, quand il n’a pas eu le courage de se fier à son bon sens ? Tel est cependant le portrait de cette liberté étranglée à laquelle on prétend que l’avènement de la démocratie nous condamne. On ne veut pas comprendre que, sur cet immense forum qui couvre un pays tout entier, où plusieurs millions d’hommes délibèrent à la fois sans se voir et sans se connaître, il n’y a pas de vérité qui puisse se faire entendre, pas d’intérêt qui puisse se faire respecter, pas de droit méconnu qui puisse obtenir justice, sans employer, si j’ose ainsi dire, le porte-voix de la liberté. Le gouvernement de la démocratie, quand la liberté n’y règne pas entière, ressemble à un spectacle que des bateleurs donnent dans une langue étrangère à une grande foule de peuple assemblé ; elle en aperçoit de loin la pantomime et elle en entend parfois le bruit confus, mais sans pouvoir distinguer les paroles ni encore moins en comprendre le sens.

Cette véritable liberté démocratique, sans laquelle il n’est pas de salut pour le suffrage universel, combien nous sommes loin de la soupçonner encore ! Nous croyons avoir beaucoup fait pour la liberté lorsque nous avons arraché à nos gouvernemens la faculté qu’ils s’arrogeaient d’étouffer l’expression de la pensée avant même qu’elle ne se fût produite. Quant à ces mille formalités qui entravent encore l’exercice de nos droits, quant aux obstacles matériels et pécuniaires qui en rendent l’usage si difficile, si dispendieux, quant à l’intimidation que font encore peser sur nous des lois draconiennes, on les regarde volontiers comme des épreuves salutaires et comme la légitime rançon de la liberté. On reconnaît aux citoyens le droit de se réunir et de s’entendre pour discuter les affaires sur lesquelles ils sont appelés à se prononcer ; mais on entoure ce droit de tant de restrictions et de menaces, on se défie à tel point de l’esprit de discipline et d’indépendance que pourrait contracter la démocratie dans le trop libre exercice de son autorité souveraine, qu’il n’est guère à espérer ni à craindre que cette liberté ait grande influence sur le tempérament du suffrage universel. En un mot, nous admettons volontiers la liberté politique en principe, mais nous faisons tout au monde pour en contrarier ou pour en paralyser l’usage. Or dans la démocratie la liberté n’est pas tant un principe qu’une nécessité sociale impérieuse, une condition indispensable de sécurité et de sagesse. Il ne suffit pas qu’elle effleure la surface du pays et qu’elle fasse jaillir de temps en temps quelques étincelles brillantes, mais sans flamme et sans chaleur : c’eût été bon peut-être sous ce régime du suffrage restreint qui nous inspire un dédain si superbe, et dont cependant la liberté serait pour nous un sujet d’épouvante. Il faut maintenant qu’elle descende jusqu’à nos entrailles, que la nation tout entière y soit baignée, qu’elle s’y retrempe et s’y rajeunisse, que chacun soit libre de parler et d’écrire, de rassembler ses concitoyens, de s’unir à eux publiquement, de former avec eux des associations permanentes, de publier son opinion de toute façon et à toute heure, sans avoir besoin d’implorer la tolérance d’une administration omnipotente ou de tricher avec les lois de son-pays. Il faut que la démocratie bannisse de chez elle ces formalités compliquées, ce cérémonial gênant et minutieux qu’on impose encore à la liberté, qu’elle la délivre de ces pénalités extraordinaires qui la terrifient et de ces charges exceptionnelles qui ne sont que des entraves déguisées. Est-il raisonnable ou seulement possible que, sous un régime qui met le peuple entier sur le trône et qui fait de chaque homme un souverain, le simple usage des libertés publiques soit une chose si dangereuse et si difficile que, pour essayer seulement de les exercer, il faille avoir beaucoup de courage, beaucoup de loisir et beaucoup d’argent ? Non, il ne peut pas se faire que la profession d’homme politique soit traitée dans une démocratie tantôt comme un monopole d’argent, tantôt comme une industrie insalubre ou honteuse. L’existence de la démocratie n’est possible qu’à la condition qu’elle nous donne non pas seulement, comme cela est trop aisé à dire, la liberté de droit commun, mais la liberté facile, usuelle et à bon marché.

À ceux qui contesteraient encore ces vérités si évidentes, et qui persisteraient à vouloir la démocratie sans la liberté, il n’y aurait vraiment plus rien à répondre, si ce n’est qu’ils veulent des choses contradictoires, et que les gouvernemens qui s’obstineraient dans cette erreur fatale ne tarderaient pas à en payer la peine. Ils ne trouveraient pas plus d’appui dans le suffrage universel au jour du danger qu’ils n’y auraient trouvé de résistance au jour de leur puissance et de leur prospérité. Cette foule si peu habituée à leur demander compte de leurs actes les verrait s’écrouler avec la même résignation ou la. même insouciance, et elle prêterait à leurs ennemis le même genre d’obéissance machinale, si encore elle ne se livrait, par je ne sais quel vague instinct de représailles, à un stupide emportement contre son idole abattue. La persévérance et la sagesse des peuples, leur fidélité aux gouvernemens qu’ils ont établis eux-mêmes, doivent se mesurer à la constance qu’ils déploient pour la défense de leurs libertés. Ceux qui n’ont pas assez de courage pour tenir tête au pouvoir quand il les opprime en ont rarement assez pour le soutenir quand il chancelle. Loin de redouter la liberté et le contrôle qui tiennent les nations éveillées, les bons gouvernemens ne devraient craindre que ce silence de la solitude qu’ils aiment à faire autour d’eux, et que, suivant la parole de Tacite, « ils appellent la paix… » Imprudens surtout ceux qui, s’appuyant sur la volonté populaire, ont peur de l’associer continuellement aux affaires publiques, qui traitent la démocratie comme un enfant dénué de raison à qui l’on ne dit qu’il est le maître que pour lui faire mieux accepter son esclavage, qui la cajolent et la rudoient à tour de rôle, suivant qu’elle les flatte ou leur résiste, et qui s’étonnent après cela qu’elle ait encore les caprices, les aveuglemens, les faiblesses et quelquefois les fureurs d’un enfant gâté, qui se plaignent qu’elle soit ignorante, et qui ne permettent pas qu’on l’instruise, qui lui reprochent tous les jours d’être un sable mouvant sur lequel on ne peut rien bâtir de solide, et qui n’osent pas appeler franchement à leur aide cette grande puissance conservatrice qu’on appelle l’organisation des partis.


II

C’est là, nous le savons bien, un mot qui sonne assez mal dans notre belle langue française, où les mots d’autorité et de centralisation administrative ont au contraire un si grand charme et une si pénétrante douceur. Aux yeux de beaucoup d’hommes qui semblent cependant raisonnables, et qui très certainement sont animés d’une sorte d’instinct libéral un peu vague, mais extrêmement sincère, l’organisation des partis est une abomination monstrueuse, le symbole même de la tyrannie démagogique et révolutionnaire, un composé exécrable de l’anarchie et de l’usurpation. Dans ce pays où l’on se défie si peu de l’influence du gouvernement sur les citoyens, on croit avoir tout à redouter de l’action des citoyens les uns sur les autres. On voudrait anéantir toutes les influences locales ou privées, même toutes les influences générales et collectives, à moins qu’elles ne se produisent sous la protection administrative et avec le caractère officiel. C’est ce qu’on appelle protéger la liberté du citoyen et mettre chacun des membres de la nation souveraine en relation directe avec le gouvernement, son mandataire. Si quelque intermédiaire intéressé venait à se glisser dans leurs confidences, la sincérité de leurs rapports en serait, dit-on, gravement altérée, et il pourrait s’élever entre eux des malentendus qui fausseraient leur jugement. Toute la vie politique d’un pays libre doit donc se réduire, suivant cette théorie, à une espèce de dialogue intime entre le citoyen, souverain légitime, et le gouvernement, ministre de ses volontés. Le secret et la solitude sont la condition de notre indépendance. L’électeur ne pourra pas donner librement son suffrage, à moins qu’il ne demeure isolé dans son ignorance et dans sa faiblesse individuelle. L’idéal de cette liberté serait un cachot bien épais et. bien sombre où le geôlier viendrait de temps à autre demander les ordres de son prisonnier.

Nous l’avons déjà démontré, tel n’est pas le train des affaires humaines : ce captif éternellement enfermé dans ses méditations solitaires, si. même il avait le bonheur d’échapper à la folie ou à la stupidité finale, ne serait point assurément un souverain des plus éclairés. Qui ne voit d’ailleurs que dans ce tête-à-tête entre l’état, ce personnage si puissant, si florissant, si redoutable, et l’individu, chétif, maigre et désarmé, l’état peut trop aisément se donner raison ? Pour se défendre contre les entreprises de ce géant toujours vorace, les citoyens n’ont d’autre ressource que de se coaliser fortement. Aussi les démocrates éclairés d’à présent n’en sont-ils plus depuis longtemps à cette erreur surannée de l’école de Rousseau. Ce sont les conservateurs qui ont hérité de cette doctrine, et qui essaient de s’en faire une arme contre la démocratie moderne, sous couleur d’un zèle suspect ou tout au moins inattendu. Nous entendons tous les jours des hommes qui retireraient volontiers le droit de suffrage au peuple s’indigner de l’influence coupable et de la tyrannie des partis, qui attentent à sa liberté. Seulement, — et c’est là le secret de leur soudain enthousiasme pour l’inviolabilité de la conscience populaire, — ils entendent réserver à l’état toute l’influence qu’ils refusent aux partis. Ils n’hésitent pas à déclarer que l’état doit assumer la charge et la direction des consciences, que ce qui est violence et corruption chez les partis n’est plus de sa part qu’intervention paternelle et louable sollicitude, qu’enfin le gouvernement doit prendre chaque citoyen par la main, ou le pousser, s’il en est besoin, par les épaules, parce que tel est le seul moyen de ; discipliner la démocratie et de gouverner d’accord avec elle. A tous les maux de la société moderne » ils ne voient pas d’autre guérison que l’emploi direct ou déguisé de la force. Autant dire que la démocratie est une guerre sourde et permanente entre la caserne et les barricades, et qu’il vaut mieux la mener à coups de plat de sabre que d’avoir à la réprimer à coups de canon.

Il n’y a qu’un moyen pour assurer la paix au sein d’une société démocratique, c’est de permettre et de favoriser autant qu’on le peut la formation des grands partis politiques. On ne veut point parler ici de cette paix apparente’ et silencieuse qui recouvre souvent des inimitiés profondes et qui est le bienfait comme le danger du pouvoir absolu. L’espèce de repas qui doit régner dans la démocratie n’étouffe en rien l’activité de ces luttes légales et régulières dont la salutaire agitation ne sert justement qu’à maintenir la paix. L’organisation des partis n’est ni la confusion ni la tyrannie ; ce n’est pas, comme on le prétend, l’organisation de la guerre civile ; ce n’est pas non plus une façon détournée d’imposer à la démocratie cette espèce de captivité universelle qu’on nous représente comme le seul moyen d’échapper à l’anarchie : c’est à la fois le résultat le plus heureux et la meilleure sauvegarde des libertés publiques, c’est la plus solide garantie de l’ordre et de la sécurité des pays libres ; c’est en un mot l’exercice naturel de l’instinct le plus utile qui ait été donné à l’homme, celui de se réunir à ses semblables et de travailler avec eux pour le bien commun.

Il y a en effet deux manières de faire régner la paix parmi les hommes : la première consiste à les enchaîner séparément et à leur interdire tout commerce, toute dispute, tout échange même bienveillant de services ou de paroles ; la seconde consiste à les réunir, à leur montrer leurs intérêts véritables et à laisser libre cours à leurs discussions jusqu’à ce qu’ils aient nommé des arbitres ou conclu eux-mêmes des conventions pacifiques. Dans le premier cas, l’accord est tout extérieur, et il doit cesser avec les causes matérielles qui le. main tiennent ; dans l’autre cas au contraire, il repose sur des besoins communs, sur des promesses mutuelles, sur un concert de volontés intelligentes. Le litige se poursuivra tant que les intérêts ne seront pas conciliés, mais suivant les règles établies par le consentement des parties. De cette façon, une sorte de légalité s’introduira dans leurs disputes, et ces ennemis que tout à l’heure il fallait enchaîner pour les empêcher d’en venir aux mains deviendront des plaideurs paisibles, tout occupés de gagner l’oreille de leur juge, c’est-à-dire la faveur de l’opinion publique. Grâce à l’habitude de délibérer et d’agir en commun, la passion de l’intérêt collectif remplacera celle de L’intérêt personnel, le sentiment du droit et de la discipline succédera à cette farouche indépendance primitive qui ne pouvait se dompter que par la servitude. Il se formera enfin au sein de cette foule d’abord confuse deux ou trois groupes appelés partis qui finiront par l’englober tout entière, qui se surveilleront, se contiendront incessamment les uns les autres, et qui, tour à tour vainqueurs et vaincus, remettront d’un commun accord le jugement des procès qui les divisent au tribunal suprême de la majorité.

Telle est l’histoire de tous les peuples libres, et c’est là le miracle fort naturel qu’une puissante organisation des partis est seule capable d’accomplir au sein de la démocratie moderne. Elle seule peut, sans confisquer les droits de la souveraineté populaire, sans porter atteinte aux libertés publiques, en s’appuyant au contraire sur ces libertés mêmes, imprimer à la démocratie cette direction forte et sage qui est nécessaire à sa durée. Elle seule peut lui enseigner la persévérance, la modération, l’esprit de conduite, et introduire un ordre rigoureux jusque dans les plus libres manifestations de la vie nationale. Plus une démocratie est ignorante, capricieuse, inexpérimentée, inhabile à se conduire elle-même et à gouverner directement les affaires, plus il est nécessaire que l’organisation des partis soit indépendante et forte. Qui ne sait en effet que dans les armées la valeur personnelle des hommes importe moins que l’esprit de corps et l’habitude de la discipline, qu’il suffit d’avoir de bons cadres pour former rapidement de bons soldats ? Les partis sont comme des cadres qui enveloppent et soutiennent les citoyens dans la vie publique. Supprimez-les ou empêchez-les de naître, et la démocratie n’est plus qu’une poussière qui prend aisément l’empreinte qu’on lui donne, mais qui ne la garde pas plus d’une heure et qui se disperse au premier coup de vent. Le prestige d’une dictature fondée sur un grand nom, la lassitude générale qui succède toujours aux révolutions, la puissance d’un gouvernement qui a rassemblé sous sa main toutes les forces d’une nation, pourraient y maintenir quelque temps un ordre extérieur et une obéissance un peu machinale ; mais en face du parti du gouvernement, toujours organisé, toujours compacte, toujours armé jusqu’aux dents contre un ennemi souvent imaginaire, il n’y aurait rien que des factions obscures, incapables de guider l’opinion publique, impuissantes à la rallier sous leur bannière, bonnes tout au plus dans l’heure du danger à ajouter par leurs divisions stériles à la confusion du pays. Si par malheur le colosse commençait à chanceler sur sa base, si la majorité, longtemps craintive ou confiante, commençait enfin à douter de sa force, faudrait-il donc qu’il entraînât la société tout entière dans sa ruine ? C’est ce qui arriverait infailliblement, si à la force armée du pouvoir on n’opposait la force morale des grands partis politiques, si à côté de l’organisation administrative et officielle on ne trouvait, pour ainsi dire, un gouvernement de rechange, prêt à succéder aux droits et aux devoirs de celui qui aurait succombé. Alors au contraire les gouvernemens auraient plus de solidité et de souplesse ; un changement de politique n’amènerait pas toujours le bouleversement des institutions nationales, et quand même la force des choses rendrait un pareil malheur inévitable, le pays saurait bien trouver dans l’organisation toujours vivante des deux ou trois partis qui le divisent de quoi échapper à ces redoutables interrègnes qui sont le grand danger des révolutions.

L’organisation des partis n’est pas seulement le correctif nécessaire des défauts de la démocratie, elle en est aussi le seul remède efficace, le seul qui suffise à la guérison. Tous les autres sont impuissans quand on néglige celui-là, et ils deviennent inutiles aussitôt qu’on l’emploie. De ce nombre est le système bien connu du suffrage à plusieurs degrés, idée certainement spécieuse et séduisante, et qui surtout paraît reprendre faveur depuis l’avènement du suffrage universel. Beaucoup d’esprits éclairés, appartenant pour la plupart à cette opinion libérale que les docilités de la démocratie n’effraient pas moins que ses violences, en sont venus à cette conclusion qu’une certaine hiérarchie électorale est le seul moyen qui nous reste pour ramener à la raison le nouveau souverain de la société moderne, sans cependant porter atteinte aux droits qu’on lui a reconnus. Nous ne saurions, quant à nous, approuver ce système, car nous pensons avec M. Stuart Mill que c’est là un de ces subterfuges fâcheux qui compromettent une cause sans la servir. Ce n’est pas à dire cependant que nous partagions absolument les préventions injustes de certains démocrates français qui regardent l’élection à deux degrés comme un piège tendu par la bourgeoisie aux classes populaires et comme une confiscation détournée de la souveraineté du suffrage universel. Ici encore nous nous entendons plus aisément avec les démocrates utilitaires et raisonneurs de l’école anglaise qu’avec leurs frères les démocrates sentimentaux du continent. Quand nous repoussons le suffrage à deux degrés, ce n’est pas que nous y découvrions rien de déloyal ou de perfide, c’est simplement parce que nous le croyons aussi inutile qu’inoffensif. Si les deux degrés pouvaient servir à discipliner la démocratie et à donner plus d’ascendant aux influences morales qui s’en disputent l’empire, ce n’est pas nous assurément qui ferions fi de cet avantage ; mais nous n’y pouvons voir qu’une de ces formalités vaines, un de ces rouages de luxe qui compliquent le mécanisme électoral sans en changer en rien le mouvement. Si la vie politique ne pénètre point jusqu’au fond du corps électoral, le suffrage universel, de quelque façon qu’on l’organise, ne peut pas être une institution sérieuse ni un appui solide pour les gouvernemens tirés de son sein ; il passera toujours par les mêmes alternatives d’obéissance machinale ou d’aveuglement furieux. Si au contraire le suffrage universel s’élève à l’intelligence de ses droits, s’il apprend à s’intéresser aux affaires publiques, comment croire qu’il ne veuille pas s’en occuper lui-même et sans accepter d’intermédiaires entre lui et ses mandataires élus ? Comment s’imaginer qu’il puisse jamais consentir à déléguer aux citoyens investis de la fonction du suffrage autre chose qu’une apparence de pouvoir paralysée par un mandat impératif ? Le vote à deux degrés ne sera plus alors qu’un procédé électoral sans inconvéniens comme sans avantages, une forme indifférente qui laissera leur libre jeu aux influences souveraines des grands partis organisés. Les électeurs seront choisis non pas en leur nom personnel, à cause de leur expérience ou de leurs mérites, mais comme membres de l’un des partis qui s’arment l’un contre l’autre. En acceptant le dépôt qui leur sera confié, ils s’engageront à en faire l’usage qui leur sera formellement prescrit. Ils ne seront plus que des serviteurs revêtus d’un titre honorable, des hommes d’affaires obligés de se conformer à la lettre au programme du parti qui les emploie. C’est ainsi que les choses se passent dans toutes les vraies démocraties. Aux États-Unis par exemple, où le vote à deux degrés subsiste encore pour l’élection du président, on n’entend pas dire que ce mode de suffrage altère en aucune façon la volonté nationale ; le second degré n’est qu’une pure cérémonie qui constate et légalise le résultat déjà certain des élections. La démocratie, quand elle est vivante et forte, ne se laisse pas éluder par de tels subterfuges ; elle ne se laisse prendre à des filets aussi fragiles que lorsqu’elle est incapable de jouer dignement son rôle. Alors il n’est pas besoin d’employer le suffrage à deux degrés pour confisquer la volonté nationale et pervertir le vœu populaire. L’élection unique et immédiate offre pour cela des facilités suffisantes aux gouvernemens qui veulent s’en servir.

Le système des deux degrés pourrait donc tout au plus servir à ménager la transition toujours dangereuse du suffrage restreint au suffrage universel ; mais quand un pays en est arrivé au régime de la démocratie pure, ce serait une folie que de revenir sur les concessions déjà faites. Alors on ne peut plus espérer de salut que dans le progrès de la démocratie elle-même, dans l’énergique organisation des élémens conservateurs qu’elle renferme, dans le judicieux emploi des forces cachées qu’elle réserve à ceux qui sauront y faire appel. Il faut, comme le disait La Boétie dans son naïf et frappant langage, « pour fendre le bois, se faire des coings du bois même, » c’est-à-dire accepter la démocratie sans réserve et se fier hardiment pour tout le reste à la protection puissante de la liberté.

Nous qui nous vantons d’avoir été les apôtres et les initiateurs de la liberté dans le monde, nous sommes peut-être le peuple qui en méconnaît le plus le bienfaisant caractère. La liberté a eu chez nous le grand malheur d’avoir l’échafaud pour premier trône. Trompés par les douloureux souvenirs de notre histoire, nous nous sommes habitués à la confondre avec ces violences révolutionnaires dont elle est toujours la première victime. Nous avons cessé de respecter en elle la gardienne paisible de nos intérêts et de nos consciences pour n’y plus voir qu’une puissance destructive et menaçante. Ses partisans les plus zélés en apparence ont contribué plus que personne à accréditer cette erreur funeste : ils en ont fait une déesse austère, reléguée parmi les orages et les précipices, et uniquement occupée à se venger de ses ennemis. La liberté, pour bien des Français, ne consiste pas à être indépendant dans sa personne et dans ses biens, dans ses opinions et dans son langage, à ne relever que de soi-même et des lois de son pays. Depuis qu’elle ne s’amuse plus à couper des têtes et à allumer des feux de joie avec le mobilier des palais, elle consiste à chanter la Marseillaise, à s’appeler « citoyen, » et à planter des arbres de la liberté remplacés dès le lendemain par l’écusson monarchique. Elle nous apparaît tour à tour comme une espèce d’instrument de torture et de macération glorieuse ou comme un carnaval populaire semblable à ces saturnales romaines où les valets et les maîtres changeaient de rôle pour quelques jours. C’est un intermède burlesque ou tragique entre deux gouvernemens éphémères, pendant lequel la société, campée sur des ruines, appelle à grands cris la venue d’un libérateur ou d’un maître.

Tout cependant n’est pas fait dans notre histoire pour donner une idée aussi injuste et aussi fausse de la liberté. A côté des souvenirs mauvais qui nous engagent à nous défier d’elle, elle nous en a laissé plusieurs que nous nous rappelons avec complaisance, et que les conservateurs eux-mêmes commencent à regretter un peu. D’ailleurs, pour qui sait voir et entendre, l’histoire même de nos malheurs et de nos vicissitudes passées n’est qu’une exhortation continuelle à la liberté. Poussés brusquement dans la démocratie par une secousse imprévue autant que violente, nous n’avons pas le temps de nous retenir sur la pente et de nous arrêter à moitié chemin. Il importe que nous improvisions en quelques années ce que nous aurions mûri pendant un demi-siècle ; il nous faut acquérir sans retard cette chose plus solide que les institutions les plus anciennes, plus sûre que les pouvoirs les plus forts et les mieux armés, cette chose utile à tous les gouvernemens du monde, mais indispensable à la démocratie, et que la liberté peut seule nous donner, — des mœurs publiques.


III

Malheureusement les raisons mêmes qui rendent désirable une liberté large et franche tendent aussi à éloigner l’opinion publique des idées libérales. C’est parce que nos institutions sont démocratiques que toutes les libertés nous sont nécessaires à la fois, et c’est pour cette raison même que la France conservatrice en a peur. Il y a quinze ans, elle se jetait dans les bras d’une dictature qu’elle suppliait de la sauver. Maintenant encore, s’il fallait l’en croire, on devrait ajourner éternellement la liberté. On dirait qu’elle ne se sent pas le courage d’affronter le combat auquel la démocratie la provoque, et qu’elle a accepté sans le savoir le jour où elle a proclamé le suffrage universel.

Reconnaissons-le tout d’abord, la France est excusable dans sa faiblesse. Elle n’a pas reçu la démocratie tout à fait de son plein gré ; elle a été prise au dépourvu par des événemens qui l’ont dominée avant de lui laisser le temps de réfléchir. Elle a sauté dans le suffrage universel en fermant les yeux, elle s’est conduite un peu comme ce personnage de la fable qui se jetait dans la rivière de crainte d’être mouillé ; puis, effrayée de la puissance du courant qui l’entraînait, elle a eu recours à la dictature pour endiguer le torrent démocratique et pour l’enfermer dans de fortes écluses au risque d’en faire un marécage. Voilà pourquoi nous ne craignons pas de dire en face même de la démocratie que le suffrage universel a été établi prématurément. Nous n’en voulons pas d’autres preuves que la peur même qu’il inspire et la facilité avec laquelle on l’a dirigé. Si le droit de suffrage avait été véritablement la satisfaction d’un besoin populaire, la France ne l’exercerait pas avec tant d’apathie. Ce qui atteste l’existence du droit électoral, c’est la ferme volonté de l’obtenir et de le conserver. Ajoutons que, lorsqu’un peuple est mûr pour une réforme, il ne la laisse pas improductive et ne s’en dégoûte pas dès le lendemain. Or quel usage avons-nous fait de la faculté du suffrage depuis le jour où nous la possédons ? Comment avons-nous mis en œuvre ce principe de la souveraineté populaire, auquel nous nous croyons si passionnément attachés ? Sauf dans quelques grandes villes dont les habitans sont depuis longues années dignes d’entrer dans la vie politique, la France en général n’a guère usé de ses droits que pour les abdiquer entre les mains du gouvernement. A voir la négligence avec laquelle nous nous acquittons des devoirs que le suffrage universel nous impose, on se prendrait à penser que c’est là non point une de ces conquêtes’.nationales qui sont le signe d’une vie politique plus abondante et plus large, le résultat d’un progrès nouveau dans les idées libérales, mais l’œuvre artificielle de quelques théoriciens absolus amoureux de la logique seule et de quelques enthousiastes élevés au pouvoir par la loterie des révolutions.

Certes il est pénible d’avouer que l’institution fondamentale de la société française, cette institution qui devrait être le couronnement naturel du progrès démocratique et libéral, n’a été établie que par un accident et par une surprise. Il est cruel de dire à ceux qui l’ont payée de leur sang que leur sacrifice est resté stérile pour la génération contemporaine. Il n’en est pas moins vrai que, le jour même où la démocratie fut fondée, la nation ne la voulait point encore, et que dès le lendemain de la révolution elle s’est mise à regretter ce qu’elle avait fait. Qu’est-ce donc qui a précipité la France avant l’heure dans cette démarche imprudente ? qu’est-ce donc qui l’a fait sortir de la voie libérale et sage où elle semblait engagée depuis trente ans ? La réponse, à notre avis, n’est pas douteuse, c’est la résistance maladroite et coupable de l’aristocratie d’argent, qui gouvernait alors la France, aux réformes démocratiques les plus insignifiantes et aux réclamations les plus modérées du parti populaire, c’est l’entêtement pusillanime d’un pouvoir trop orgueilleux, qui ne voulait rien céder à l’opinion du dehors, en même temps qu’il redoutait les innovations les plus inoffensives à l’égal des plus grands bouleversemens. Le suffrage universel est l’œuvre involontaire de la bourgeoisie de la restauration et de 1830, de cette bourgeoisie qui en 1847 repoussait la réforme électorale, qui acclamait en 1848 l’avènement de la démocratie républicaine, et qui trois ans après s’est jetée dans les bras de l’empire pour échapper aux conséquences de la révolution qu’elle avait provoquée.

A Dieu ne plaise que nous montrions de la colère ou de l’amertume contre une classe de la société française qui a eu l’immortel honneur de foncier et de faire régner pendant trente ans le gouvernement représentatif ! Mais, si c’est elle qui a fondé le gouvernement parlementaire en France, nous ne pouvons pas non plus oublier que c’est elle aussi qui l’a perdu. La bourgeoisie de 1830 ou plutôt celle de 89, dont elle était la légitime héritière, depuis le moment où elle est apparue sur la scène de l’histoire jusqu’à celui où elle a vaincu les derniers débris de l’ancien régime, a certainement déployé des qualités héroïques dont ses descendans ont lieu d’être fiers ; mais cette vertu, que l’adversité avait fait naître, s’est énervée, comme il arrive souvent, au sein d’une trop grande prospérité. La bourgeoisie avait lutté courageusement pour la liberté tant qu’elle était elle-même opprimée ou tant qu’elle se croyait menacée dans la possession de ses droits par ce fantôme d’ancien régime que la restauration a vainement évoqué contre elle ; mais sitôt qu’elle s’est vue en pleine possession du pouvoir, elle a cédé à ce penchant funeste de tous les parvenus qui veulent jouir à leur aise. Elle s’est établie dans le gouvernement comme dans un pays conquis, se distribuant les titres, les traitemens, les places, les honneurs, étalant avec ostentation ses richesses récentes, aimant à se confondre aux rangs des aristocraties passées ou à les humilier de sa grandeur, toujours frondeuse par habitude, mais égoïste par position, et poussant l’esprit de conservation jusqu’au plus déplorable aveuglement. Sans doute tout n’a pas été stérile dans l’œuvre des dix-huit ans qu’elle a passés au pouvoir : elle a donné à la France une sécurité depuis longtemps inconnue, une liberté peut-être insuffisante, mais dont nous n’osons même plus demander le retour ; elle a surtout augmenté les ressources matérielles du pays sans le précipiter dans les désordres et dans les orgies de la spéculation. C’est son avarice tant raillée qui a jeté les fondemens de cette prospérité industrielle extraordinaire dont on a fait honneur au nouveau régime, et qui ne lui a pas été fidèle jusqu’à ce jour. Il y avait alors un mot qui peignait à merveille l’état de la France, et qui aurait pu être employé plus tard avec encore plus de raison : la bourgeoisie française était satisfaite, c’est-à-dire qu’elle voulait rester immobile. Elle craignait tout ce qui pouvait la troubler dans la jouissance de son repos. Si les puissances étrangères insultaient ou menaçaient la France, on voulait éviter la guerre à tout prix ; si le peuple impatient s’agitait au dehors et frappait à la porte du pays légal, on répondait dédaigneusement que la maison était pleine, et qu’on n’y laisserait plus entrer personne. On ne semblait occupé qu’à barrer la voie aux nouveau-venus qui essayaient d’en forcer le passage. La bourgeoisie oubliait qu’elle était elle-même issue du peuple et qu’elle s’y recrutait encore tous les jours ; elle s’habituait à le considérer comme une espèce de nation distincte dont il fallait comprimer les ambitions insolentes ; elle croyait éterniser son pouvoir en repoussant les envahissemens populaires et en refusant les concessions qui l’auraient sauvée. On vit trop bien alors qu’à l’exception d’une minorité courageuse et qui devait rester toujours fidèle dans la bonne ou dans la mauvaise fortune à la cause de la liberté, la bourgeoisie dite libérale de la restauration et du gouvernement de juillet n’était que le grand parti des parvenus de la révolution et de l’empire, alarmés un instant dans leur existence par le retour de l’ancienne monarchie de droit divin, endormis ensuite dans les satisfactions matérielles que la richesse procure. Voilà ce qui a perdu le régime libéral et sage que la révolution de 1830 avait inauguré pour la France. Plus on regrette la douceur de ce régime, moins on doit avoir d’indulgence pour ceux qui l’ont laissé périr entre leurs mains.

L’oligarchie étroite des électeurs censitaires à 300 ou à 200 francs ne pouvait durer qu’à la condition de s’élargir sans cesse. Insoutenable en théorie et en justice pure, elle pouvait du moins servir de point de départ à un progrès sage et continu. Il fallait faire comme l’aristocratie anglaise, appelant les classes moyennes à partager son pouvoir, comme les classes moyennes, émancipant à leur tour par degrés les classes populaires ; il fallait, par ces fréquentes infusions d’un sang nouveau, vivifier et fortifier graduellement le corps politique. C’est ainsi que l’avaient entendu les fondateurs eux-mêmes du suffrage restreint, quand l’école doctrinaire disait par la voix de M. Royer-Collard, son oracle : « Les incapacités ne sont ni personnelles ni définitives, elles ne sont que suspensives et temporaires ; » mais à partir de 1830 il sembla que l’oligarchie électorale, au lieu de s’étendre et de s’élargir suivant le vœu du pays, serrât chaque année ses rangs davantage et se montrât plus fière et plus dédaigneuse envers- ceux qu’elle avait exclus. Au lieu de se rapprocher du but, elle paraissait s’en éloigner tous les jours. Simple plutocratie composée d’élémens mobiles et grossie sans cesse d’hommes nouveaux, elle contractait tous les sentimens, tous les préjugés, toutes les prétentions étroites d’une aristocratie de naissance. Cette avant-garde de la démocratie, montée la première à l’assaut des privilèges, au lieu de tendre la main à ceux qui venaient après elle pour les aider à s’introduire dans la place, s’était postée d’un air menaçant sur la brèche, et avait pris l’attitude hautaine d’une arrière-garde de l’ancien régime. Assurément cette parodie d’un temps qui était passé pour jamais n’avait rien de bien redoutable pour l’avenir de la démocratie moderne. Faut-il s’étonner pourtant que le peuple ait pris en méfiance ces compagnons d’armes qui reniaient son alliance ? Faut-il s’étonner que les inimitiés des classes aient persisté dans un temps où elles n’avaient plus de raison sérieuse, et que le châtiment, comme toujours, ait de beaucoup dépassé la faute ?

Rudement réveillée par la secousse formidable qui termina son règne, la bourgeoisie se remit à l’œuvre, et la nécessité lui fit déployer de nouveau des qualités vraiment grandes. Sans autres ressources que celles qu’elle puisa dans son énergie, dans le sentiment de son devoir et dans l’imminence même du danger, elle sut conserver l’ordre au milieu de ce terrible bouleversement. Surprise par l’avènement du suffrage universel sans avoir eu le temps ni de protester ni de se recueillir, elle sut d’un jour à l’autre s’y accommoder, le discipliner, l’intimider par sa fermeté, le gagner par la persuasion, et à la fois s’en rendre maîtresse sans lui imposer aucune contrainte. Après les fluctuations inévitables qui suivent toujours les grandes commotions sociales, on vit le suffrage universel, à la faveur d’une liberté presque sans limites, envoyer à l’assemblée nationale une majorité de représentans conservateurs. On put même espérer que la république allait se fonder d’une manière durable ; mais, hélas ! la pure démocratie était alors trop contraire aux mœurs de la France. L’effort du premier jour s’épuisa vite ; la confiance se retira au moment même où la victoire était assurée. Tout en imprimant au suffrage universel une direction sage, on ne cessa pas d’en avoir peur. D’abord on n’avait songé qu’à se défendre ; dans le premier feu de la bataille, on n’avait pas eu le loisir de craindre. Quand la paix fut revenue, la réflexion revint avec elle ; la France mesura avec épouvante l’abîme où elle avait roulé, elle chercha partout un refuge, et elle n’en trouva pas d’autre que celui du pouvoir absolu.

C’est qu’alors en effet, pour ceux qui ne voulaient pas de la liberté, la dictature était le seul refuge, et aujourd’hui encore il n’y en a pas d’autre. Ceux qui se flatteraient de pouvoir échapper au gouvernement absolu sans accepter franchement la démocratie avec toutes ses conséquences les plus radicales, ceux-là sont dans une illusion bien grande et seront cruellement détrompés. A quelle tradition ou à quel système espèrent-ils donc se rattacher ? Nous avons encore chez nous beaucoup de préjugés et de rancunes, nous n’avons malheureusement plus de traditions. Nous ressemblons à un terrain ravagé où poussent beaucoup d’herbes folles et de rejetons obstinés et inutiles, mais que n’ombrage aucun grand arbre qui puisse nous servir d’abri. Nous n’avons plus qu’à y passer bravement la charrue, et à y répandre à pleines mains la semence de la démocratie future. Par quel coup d’état ou quel stratagème nos conservateurs espéreraient-ils encore se délivrer du suffrage universel ? Quel débris vermoulu du passé voudraient-ils exhumer pour mettre à sa place ? Par quelle maladroite restauration de l’ancien régime, par quelle invention nouvelle et chimérique pourraient-ils échapper aux lois de l’égalité moderne ? Est-ce par les listes de notabilité du consulat et de l’empire ? par les collèges départementaux de 1815 ? par les censitaires de 1817 ou de 1830 ? — Est-ce même par les trois journées de travail de la première assemblée constituante, ou par cette loi d’exclusion du 31 mai, si modérée, mais si compromettante et si inutile, que les assemblées de la seconde république ont essayé d’imposer à la démocratie dans l’intérêt même de son indépendance et de son honnêteté ? Qui oserait aujourd’hui rien proposer de semblable ? Tous ces systèmes ont été condamnés, soit par la raison, soit par l’histoire. Nous avons assisté à trop d’essais et d’avortemens de tout genre pour tenter de nous rattacher encore à quelqu’un de ces bâtons flottans. En moins de quatre-vingts ans, la France a traversé plus de douze lois électorales. Elle a passé tour à tour de l’absolutisme de la vieille monarchie au règne absolu de la démocratie, puis de nouveau la démocratie a fait place au despotisme du premier empire, et la liberté n’est revenue qu’à la faveur de l’oligarchie. Le suffrage universel a été appelé à voter des constitutions, à nommer des dictateurs et des dynasties, et il se voit encore interdire l’élection de ses magistrats municipaux ! Rien n’égale le désordre et la confusion de notre histoire, si ce n’est la mobilité et l’inconséquence de notre génie. Au lieu de nous cramponner timidement aux épaves des régimes détruits et de nous engloutir de gaîté de cœur dans leur naufrage irréparable, il faut nous jeter en pleine eau et tâcher d’y nager tout seuls. C’est ce que nous avons fait il y a vingt ans, au lendemain d’une guerre civile épouvantable, au milieu même des eaux troublées de la tourmente révolutionnaire, et cependant la France ne s’est pas noyée. À ceux qui ne seraient pas rassurés par le calme profond qui a succédé à cette tempête et que rien jusqu’à présent n’est venu interrompre, nous aurions alors le droit de dire : À quoi donc a servi votre remède, et que faisons-nous depuis dix-huit ans ?

Nous n’ignorons pas que cette mobilité même et ce désordre de notre histoire inspirent à beaucoup de gens graves de folles espérances de réaction. À force de voir la politique de notre pays osciller sans cesse d’un pôle à l’autre, on a fini par penser que tout était possible en France, et que rien surtout ne pouvait résister au tranchant ou au pommeau d’un sabre. La convention n’avait-elle pas déjà proclamé le suffrage universel absolu ? et la restauration, vingt ans plus tard, n’en a-t-elle pas moins restreint sans résistance le corps électoral tout entier à 90, 000 électeurs ? Qui sait, disent nos têtes sages, si l’avenir ne nous ménage pas un retour pareil ? Qui sait si un accident ne rétablira pas un jour ce qu’un accident a renversé ? C’est leur scepticisme même qui engendre leur confiance et leur incrédulité qui les porte à croire. Tristes et fragiles espérances que celles qui se fondent sur le hasard et sur le mépris qu’on a de son pays !

Nous ne croyons pas, quant à nous, à cette résurrection du passé. L’exemple de la restauration, qui éveille tant d’appréhensions et d’espérances, n’est ici qu’un anachronisme auquel il serait vain de s’arrêter. L’état de la France après le premier empire n’avait que des analogies superficielles avec l’état présent. Il faut avoir la franchise de le dire : Napoléon Ier, qu’on a qualifié de Robespierre à cheval, et qui avait, dit-on, organisé la révolution française, l’avait au contraire absolument étouffée. À la chute du premier empire, la révolution était comme nulle et non avenue au point de vue politique. Il n’en restait de traces que dans les lois civiles, dans le passage des terres des émigrés à de nouvelles mains, dans la nouvelle situation du clergé, mis à la solde du pouvoir civil, et dans l’avènement d’une nouvelle classe de privilégiés, d’une nouvelle noblesse tirée du sein de la roture. Du reste Napoléon ne visait qu’à remplacer et à rajeunir l’ancien régime en reconstituant une nouvelle féodalité militaire européenne sur les débris des vieilles monarchies. Son affectation singulière à se dire le successeur de Charlemagne prouve à quelles origines il aimait à se rattacher, quel régime il aspirait à fonder en Europe. Si sa puissance avait duré, s’il avait eu la sagesse d’accepter les propositions généreuses qu’on lui faisait encore à la fin de son règne, on n’aurait pas tardé à voir où il voulait ramener la société française, — à moins pourtant que la semence révolutionnaire qui était restée dans le sol n’eût fructifié de nouveau à la faveur de la paix, et n’eût rongé intérieurement les fondations de l’édifice impérial. Il n’a pas eu le temps de montrer au monde et à l’histoire quel admirable successeur avait trouvé en lui l’ancien régime, et combien il était digne de s’asseoir sur le trône de la vieille royauté française en posant sur sa tête le diadème des césars. Son œuvre de reconstruction monarchique est restée incomplète sous le rapport social ; mais au point de vue politique elle était pleinement terminée le jour de sa chute. Il avait anéanti la liberté sous toutes ses formes, il en avait effacé jusqu’aux dernières traces inoffensives, il en avait étouffé jusqu’au fond des consciences les secrètes velléités et les regrets impuissans. Il nous avait rendu en fait de liberté notre robe virginale, et, revenus à notre état d’innocence première, nous eûmes à recommencer notre apprentissage. Tout était à refaire et tout était remis en question.

Il n’en est point de même à présent. Le second empire, Dieu merci, ne nous a pas pétris aussi fortement à son image. Grâces d’ailleurs lui en soient rendues, il est bien loin de nous avoir ramenés à notre état d’innocence naturelle. Nous sommes des pécheurs pénitens qui ont humblement expié leurs fautes, mais qui n’ont pu rompre avec le vieil homme. Le péché a conservé en nous des attaches secrètes et obstinées. Pour avoir perdu le goût et le regret de la liberté, nous n’en avons pas abjuré formellement les croyances. Nous n’avons pas cessé de rendre hommage au principe de la souveraineté populaire, alors même que nous cherchions à l’éluder ou à l’abattre. Une tradition libérale affaiblie, mais invaincue, a persévéré jusqu’à nous dans l’éclipsé même de nos libertés. Enfin, pendant que les classes moyennes s’engourdissaient dans leur bien-être, l’aisance et l’instruction qui pénètrent dans les classes populaires y élevaient peu à peu le niveau des esprits et des caractères. En un mot, rien n’a été fait pour accélérer le progrès des temps, mais rien non plus n’a pu l’interrompre, et nous pouvons dire sans vanité que la France de nos jours, bien qu’à moitié endormie encore, se trouvera, dès l’heure de son réveil, plus mûre pour la démocratie que la France de 1814 ou même celle de 1830.

La raison d’ailleurs en est simple et doit frapper tous les esprits. Le second empire ne voulait pas être la copie dû premier, et il ne pouvait pas, quand il l’aurait voulu, façonner aussi aisément la France à l’ancien moule impérial. Ses prétentions étaient plus bourgeoises ; ses titres à l’admiration et à la reconnaissance du pays étaient d’un ordre plus modeste et moins imposant. Sa puissance, était moins

surhumaine, pour ne pas dire plus faible ou plus douce. Autant la révolution de 1848 avait été plus bénigne que l’autre, autant la réaction devait à son tour être moins forte. Le second empire n’avait pas les compensations de la gloire militaire à offrir à la France pour lui faire oublier la liberté. Né seulement des discordes civiles, il n’avait pas le même prestige que s’il avait réclamé la dictature pour prix du salut de la France et de l’humiliation de l’Europe. Si quelques patriotes belliqueux ont cru qu’il allait nous rendre les jours brillans d’Austerlitz et d’Iéna, ils doivent être détrompés à l’heure présente. Ce n’était pas là ce que le pays demandait à l’élu du 10 décembre ; ce ne pouvait pas être, comme on dit, sa mission historique. Elle était contenue, ce nous semble, dans ces paroles mémorables et malheureusement trop oubliées : « l’empire, c’est la paix. » Sa plus grande faute, si jamais il en a commis quelqu’une, est d’avoir dévié trop souvent de ce programme encore si populaire. Couronné au lendemain d’une révolution qui avait fait beaucoup de bruit dans le monde, mais qui n’avait rien ébranlé ni rien détruit d’essentiel dans la société française, et dont le plus grand tort était d’avoir fait peur, — à peu de distance d’une monarchie pacifique et libérale dont les souvenirs étaient encore tout vivans, il n’avait rien à réparer ni à reconstruire, et son rôle naturel devait consister simplement à rassurer les intérêts follement effrayés. Le premier empire avait été la dictature de la gloire, le second devait être celle des intérêts matériels. Issu d’une république dont il se disait le continuateur, son principal mérite aux yeux de la France était de concilier la forme des institutions démocratiques qu’on n’osait abolir avec la profonde tranquillité dont on était alors si avide. Pour légitimer enfin sa dictature temporaire et pour la faire respecter du reste du monde, il ne lui suffisait pas d’avoir la force ou même l’assentiment silencieux de la France, il devait encore appuyer son pouvoir sur ce principe démocratique qu’il était appelé lui-même à contenir ; il devait lui faire dans ses institutions une place permanente afin de prouver qu’il n’était pas infidèle à son origine et qu’il ne craignait pas le regard du peuple. Le premier empire avait simplement supprimé les institutions représentatives, le second se contenta de les affaiblir et d’en diminuer le rôle. Le premier empire s’arrogeait lui-même hardiment la nomination des assemblées chargées de préparer et de voter les lois, le second se contenta de limiter leurs attributions et de s’emparer indirectement du pouvoir électoral. Là, où le premier empire commandait en maître, le second louvoyait et insinuait ; là où le premier empire tranchait avec son sabre, le second frappait tout au plus avec le plat de l’épée ; le premier gouvernait surtout par l’autorité militaire, le second par l’influence administrative. Voilà pourquoi le principe représentatif n’a pas été exilé de la société française, voilà comment la démocratie a pu subsister et grandir encore au milieu même de la réaction qui menaçait de l’étouffer.

La pratique du système représentatif semblait un peu fictive au début du règne, l’unanimité était acquise d’avance à tout ce que le gouvernement avait décidé ; mais les fictions, quand elles durent longtemps. finissent toujours par devenir vraies. Quoique réduite excessivement par les institutions du nouveau régime, l’influence des assemblées représentatives a suivi la loi de toutes les libertés politiques, vires acquirit eundo. La part que le gouvernement prenait dans les élections pouvait être exagérée ; mais il suffisait que les élections restassent nominalement populaires pour qu’elles tendissent sérieusement à le devenir, et pour que l’exercice de cette fonction souveraine prît à chaque fois une importance plus grande ; il suffisait que le principe fût conservé pour que déjà la réalité fût en partie reconquise. Lors même qu’il a consenti à se laisser museler et mener en laisse, le suffrage universel ne s’en est pas moins accoutumé à considérer son autorité comme un droit, il a même montré çà et là de quel esprit d’entente et de quelle énergie virile il serait capable le jour où son éducation politique serait faite, et où il aurait dans les mains l’instrument de la liberté. Il peut exercer mollement les droits qu’on lui a donnés, mais il ne souffrirait plus aujourd’hui que personne vînt ouvertement lui en contester la possession. Le suffrage universel a quelque ressemblance avec ces potentats asiatiques qui se laissent griser d’encens et de flatteries, et qui abandonnent volontiers la réalité du pouvoir à un favori devenu leur maître. Les gouvernemens qui voudraient l’endormir n’y parviendraient qu’à force de complimens ; ils devraient lui répéter tous les jours qu’il est l’unique souverain des sociétés modernes, que tous les pouvoirs découlent de lui seul, et que tous doivent se retremper à leur source. Comment veut-on qu’il ne finisse pas par le croire et par se prendre lui-même au sérieux ? Si indifférent et si désintéressé qu’on le suppose, il doit s’attacher aux hommages extérieurs qui lui sont rendus. Il consentira peut-être à ce qu’on gouverne à sa place, mais à la condition que ce soit en son nom. Ce roi fainéant se révolterait, si, joignant les mots aux choses, on voulait le dépouiller des insignes de sa royauté.

L’établissement du suffrage universel nous paraît donc une chose définitive et irrévocable ; bien imprudent et bien téméraire qui tenterait aujourd’hui de le détruire ! Celui-là courrait de gaîté de cœur au-devant d’une ruine certaine, et il ne ferait que rendre service au suffrage universel lui-même en lui fournissant une occasion de montrer sa puissance. Bien plus, et c’est là ce qui doit paraître, sinon précisément étrange, au moins instructif et inattendu aux conservateurs effrayés qui ont fait l’empire, c’est l’empire qui, en patronnant et en prônant le suffrage universel, en s’en faisant, si j’ose ainsi dire, un instrument de pouvoir, a contribué plus que tout autre régime, plus que la république de 1848 elle-même, à l’enraciner sur notre sol ; c’est l’empire qui, à la grande confusion de ceux qui s’étaient jetés dans ses bras pour échapper à la démocratie, a consacré lui-même le principe fondamental de la démocratie moderne, et rendu inévitable l’application de toutes ses conséquences dans un avenir prochain. L’empire en effet n’a pas voulu étouffer violemment la démocratie ; il a voulu seulement retarder sa croissance et s’emparer de sa direction. Il n’a guère employé pour la contenir que des expédiens et des conseils ; or les expédiens ne réussissent pas toujours, et les conseils ne sont pas longtemps écoutés. Un jour vient où l’enfant le plus docile et le mieux séquestré du monde apprend à penser tout seul et à réclamer sa liberté. La tutelle étroite et minutieuse à laquelle on a soumis le suffrage universel ne l’empêchera pas de s’émanciper et de parler en maître.

Il y a des gens qui, à cette attitude indécise et relativement libérale du second empire, préfèrent la rude franchise et (qu’on nous passe le mot) l’héroïque brutalité du premier. Nous n’avons pas besoin de dire que nous ne sommes pas de ce nombre. Nous savons gré au second empire d’avoir fait de la démocratie sans le savoir, comme M. Jourdain faisait de la prose. Nous sommes même tout prêts à croire, pour peu qu’il le désire lui-même, qu’il l’a fait en pleine connaissance de cause et dans une intention patriotique. Nous consentons, si cela peut lui plaire, à saluer en lui l’initiateur de la démocratie française, et à lui promettre notre reconnaissance pour le jour où il aura terminé son œuvre. Cela nous donne lieu d’espérer qu’il ne tardera pas à nous rendre les libertés sans lesquelles la démocratie ne serait qu’un vain mot.


IV

Il nous est impossible de plaindre cette classe de conservateurs timorés dont l’empire a trompé les espérances. Si les événemens tournent contre eux, ils seront justement châtiés d’avoir sacrifié à leur repos égoïste la liberté de leur pays. Quand même la démocratie justifierait toutes les terreurs qu’elle leur inspire, quand même elle devrait les opprimer et les fouler sous ses pieds, la justice de l’histoire serait pour eux sans pitié. Un peuple se condamne lui-même lorsqu’il cherche son salut dans de tels remèdes. La morale publique n’aurait qu’à s’applaudir de l’impression salutaire que ce châtiment pourrait produire sur les nations qui seraient tentées de suivre notre exemple ; mais nous avons peine à nous élever jusqu’à cette hauteur philosophique où les considérations de patrie disparaissent : nous ne pouvons nous résigner à assister, les bras croisés et avec un désintéressement stoïque, à la ruine de notre pays. Il nous est impossible de ne pas souhaiter que la France se rattache franchement à la seule forme de gouvernement qui puisse encore lui convenir, et de ne pas. consacrer tous nos efforts à l’en rendre digne.

Si le danger était aussi grand que certains esprits chagrins aiment à le croire, la France, il faut l’avouer, jouerait un rôle bien ridicule et bien lâche. Elle ressemblerait à un navire en détresse dont l’équipage se laisse sombrer tranquillement, sans même avoir l’esprit de mettre une chaloupe à la mer, sans même essayer de se faire un radeau solide avec les débris du naufrage. Elle ferait comme une armée endormie dans son camp à l’heure même où l’ennemi la menace, et qui lapide, au lieu de se défendre, les hommes vigilans qui l’ont avertie. Nous ne voulons, quant à nous, ni contribuer, à entretenir ces frayeurs puériles, ni montrer aucune indulgence pour ce volontaire aveuglement. Au risque de passer aux yeux des conservateurs pour des anarchistes et des démagogues, nous ne nous lasserons pas de leur répéter que la démocratie est le seul espoir de la France, et que le salut du pays est dans leurs mains.

Rien n’est plus faux que cet esprit de système qui attache a priori le bonheur ou le malheur des peuples à telle ou telle forme de gouvernement. Le sort des gouvernemens dépend encore moins de leur principe que de la manière dont on les pratique et dont on sait en tirer parti. Quand la bourgeoisie française se voile le visage au seul nom de la démocratie, elle est comme un homme qui fait un mauvais rêve et qui se cache la tête pour ne pas voir l’objet de ses terreurs imaginaires, tandis qu’il lui suffirait d’ouvrir les yeux pour le faire évanouir. Il est temps d’en finir avec l’épouvantail suranné du spectre rouge ; il est temps que la bourgeoisie française se lasse d’être dupée par ces conservateurs qui spéculent sur ses craintes et sont au fond ses pires ennemis ; il est temps qu’elle se décide à sortir du sac de Scapin.

Ce n’est pas l’avènement de la démocratie qui nous donne les plus grands sujets de crainte. Ce qui doit nous inspirer de plus vives alarmes que le règne définitif du suffrage universel, c’est le maintien de la confusion déplorable où la société française est tombée par le fait de ses révolutions trop fréquentes, et dont peut seule triompher l’habitude de la liberté ; c’est la contradiction qui partout s’y rencontre entre les idées et les choses, entre les principes et les mœurs, entre les institutions et les hommes ; c’est ce mélange incohérent de craintes et d’espérances, d’imprudences et de timidités, d’indulgences et de rancunes, de crédulités et de défiances, d’aspirations libérales et d’instincts dociles, — ce perpétuel conflit de sentimens et d’idées qui fait de notre caractère une espèce d’énigme, et qui jette tant d’obscurité sur notre avenir ; c’est enfin cette division sourde et cette secrète hostilité des classes, qui subsiste, dit-on, sous les apparences de l’union et de la paix. Interrogeons-nous avec franchise, tâchons pour un instant d’emprunter le regard impartial de l’histoire, et de nous considérer, s’il est possible, comme le ferait un étranger désintéressé de nos affaires et indifférent à notre pays. Qu’est-ce que la France à cette heure, et qu’y voyons-nous depuis un siècle ? — Un peuple qui fait des révolutions tous les quinze ou vingt ans quand il n’en fait pas plusieurs dans le cours de la même année, et qui le lendemain se laisse mettre des lisières sans résistance, en professant lui-même que cette tutelle lui est bonne, — qui se révolte contre la loi quand elle est indulgente et qui adore l’arbitraire quand il est brutal, — qui aime l’égalité à tel point qu’il lui sacrifie ses libertés les plus nécessaires et qui recherche toutes les distinctions avec une avidité puérile, — qui fait profession de mépriser la naissance et à qui rien ne coûte pour obtenir un titre honorifique ou un bout de ruban, — qui a horreur des privilèges, et dont l’unique ambition est d’en avoir, — qui se croit démocratique et qui se sépare en trois ou quatre classes ennemies, — où les castes à peine abolies se reforment d’elles-mêmes comme autrefois, — où le gouvernement, tenant son existence de la souveraineté du suffrage populaire, se croit en devoir de lui refuser toutes les libertés qui lui donneraient la vie. Et cependant ce peuple est brave, généreux, éclairé ; il a été pendant longtemps le foyer intellectuel du monde ; il a plus contribué que tout autre à répandre en Europe la semence des idées libérales ; il n’a pas renoncé encore à cet apostolat glorieux. Que sommes-nous donc enfin ? Il est temps pour nous de le savoir.

C’est un lieu commun établi et enraciné par l’usage que la France est une démocratie depuis la révolution de 89. « La démocratie, s’écriait Royer-Collard il y a bientôt quarante ans, la démocratie coule à pleins bords dans la société française. » On ne s’imaginait pas dans ce temps-là que le torrent pût rompre ses digues et en dépasser le niveau. Aujourd’hui cette opinion peut nous paraître plus fondée, et elle est devenue, comme tout ce qui nous touche, un de nos sujets d’orgueil national. On voit des hommes qui au fond du cœur n’ont aucune espèce d’affection ni d’estime pour les institutions démocratiques aller partout se glorifiant de ce que la France est la nation démocratique par excellence, le modèle et la terre promise de la véritable démocratie. — C’est là de leur part une prétention fausse et une dangereuse erreur. Comme l’a si bien compris le génie sagace de M. de Tocqueville, la société française de nos jours n’est pas une société démocratique ; c’est, chose bien différente, une société en révolution. Elle se transforme en démocratie, mais sa métamorphose est loin d’être achevée. On se trompe quand on dit que la France a pour passion dominante le goût de l’égalité : elle en a peut-être la passion, elle n’en a pas encore le respect. Ce qu’on prend chez elle pour un profond amour de l’égalité n’est encore qu’un sentiment d’envie et de jalousie haineuse contre quiconque est au-dessus de nous. Chaque classe pratique volontiers l’égalité au-dessus d’elle, mais le courage lui manque pour la pratiquer au-dessous. On ne se trompe pas moins quand on dit que la France a le culte de la souveraineté nationale, et que même dans ses égaremens elle fait passer avant toute chose ce principe supérieur et sacré. Ce que l’on prend chez nous pour le respect de la volonté populaire n’est que le désir conçu par chaque citoyen de s’élever lui-même au pouvoir ou d’y pousser ses amis, et de gouverner dans le seul intérêt de sa classe. Toutes nos révolutions ont eu jusqu’à présent ce triste caractère du soulèvement d’une classe contre une autre et de la conquête à main armée suivie de l’oppression des vaincus. Chaque classe d’ailleurs, à peine victorieuse de celles qui l’avaient opprimée, ne songeait plus qu’à se réserver leurs dépouilles, et à disputer les fruits de sa victoire aux ambitions que son exemple avait éveillées. L’esprit de conservation et l’esprit de conquête, l’égoïsme satisfait et l’avidité jalouse, le désir de se mettre à la place des autres et la peur de se laisser prendre celle qu’on occupe, ce sont les passions dominantes qui ont dirigé jusqu’à présent la politique de notre pays. La bourgeoisie a commencé par déposséder la noblesse, c’est le peuple à présent qui voudrait déposséder la bourgeoisie. En se substituant au pouvoir de l’aristocratie abattue, les classes moyennes se sont en même temps substituées à ses préjugés et à son orgueil. En détrônant à leur tour les classes moyennes, la classe qu’on appelle plus particulièrement le peuple a voulu aussi les humilier et les dépouiller. Nos divisions de parti ne sont guère au fond que des divisions de classes ; elles tiennent moins à nos idées qu’à l’argent que nous avons dans notre bourse ou à la couleur du costume que nous portons. N’avons-nous pas vu dans tous les momens de trouble la société française se diviser d’elle-même en deux factions ennemies, celle des blouses et celle des habits noirs ? Il faut nous l’avouer franchement pour tâcher d’y porter remède, le grand malheur de la France est qu’elle n’en a pas encore fini avec ces passions haineuses qui accompagnent toujours les grandes métamorphoses sociales. La seule question que tout le monde comprenne et dont tout le monde soit ému, la seule qui existe aux yeux de l’immense majorité de la nation française, c’est encore l’éternel combat de la richesse ou de l’aisance contre la misère ou la pauvreté. En fait de principes ou d’opinions politiques, la masse du pays ne connaît encore que la voix de ses appétits.

Non certes, une société pareille n’a pas encore le droit de s’appeler une démocratie. Nous concevons toutes les inquiétudes de ceux qui croient cette confusion éternelle et qui n’ont pas comme nous une confiance entière dans la puissance régulatrice de la liberté. Nous comprendrions qu’on vît avec douleur la souveraineté livrée à la multitude, si la multitude devait rester perpétuellement ce qu’elle était il y a vingt ans, ce qu’elle est peut-être encore aujourd’hui. Alors la société française finirait par se détruire de ses propres mains, le règne du suffrage universel ne serait qu’un continuel passage d’une subordination aveugle et moutonnière à des accès de licence anarchique, et la démocratie ; au lieu d’être pour notre pays un moyen de salut et de régénération morale, ne serait plus que l’instrument prédestiné de notre ruine. Tel n’est pas, tel ne peut pas être le sort de la France. Nous ne sommes pas encore une de ces nations à moitié mortes dont il faut se contenter de ralentir la décadence et de prolonger quelques jours la vie. Nous sommes une nation dont la croissance n’est pas encore achevée, qui n’a pas encore trouvé sa forme définitive, et qui ne peut rester éternellement dans l’état de crise où nous la voyons. Nous ne sommes pas encore une démocratie, mais nous tendons à le devenir ; nous sommes, pour ainsi parler, une démocratie en formation, et, s’il faut en juger par l’espace que nous avons déjà parcouru, par le chemin qui nous reste à faire, c’est moins que jamais le moment d’opposer au courant qui nous entraîne des barrières qui l’irriteraient sans pouvoir le contenir.

Faut-il s’étonner que la transition soit longue ? Est-ce que l’enfantement du nouveau régime pouvait se faire sans effort et sans trouble ? Vit-on jamais dans l’histoire transformation pareille à celle que nous avons subie depuis quatre-vingts ans ? Si humiliés que nous devions être de l’affaissement temporaire et de la décadence apparente de la France, nous ne pouvons pas fermer les yeux au progrès accompli. Il y a quatre-vingts ans, quoique miné profondément par l’esprit de la société nouvelle, le principe de la monarchie absolue et de la propriété des rois sur les peuples était encore debout dans notre pays. Est-ce trop d’un siècle de révolutions pour passer du droit divin à la liberté démocratique moderne ? Les principes que les révolutions portent dans leur sein et quelles doivent un jour mettre au monde demeurent longtemps cachés sous les convoitises et sous les appétits qu’elles déchaînent ; ils ne se développent que par le jeu des passions naturelles au cœur de l’homme. Le mal lui-même a. sa place marquée dans ce développement providentiel des sociétés humaines, où rien n’est inutile au progrès. Les révolutions les plus justes et les plus heureuses dans leurs conséquences ont eu pour instrumens et pour auxiliaires les instincts les plus mauvais et les plus grossiers de la nature humaine. C’est par l’expérience et par le choc des intérêts contraires que les passions apprennent à se modérer, à se dominer, à se contenir, et que ce qui n’était que la satisfaction d’un appétit devient l’exercice régulier d’un droit. Qu’on ne s’effraie donc pas outre mesure des rancunes et des jalousies de classes qui divisent encore la société française. C’est par le chemin de l’envie que l’égalité pénètre et s’établit parmi les hommes, et l’envie des basses classes cesse d’être dangereuse le jour où les classes supérieures cessent elles-mêmes d’être défiantes et jalouses.

N’est-ce pas à elles d’ailleurs à donner l’exemple ? Comment mériteront-elles la confiance et le respect de la démocratie, si elles ne lui témoignent elles-mêmes que de l’aversion et du mépris ? Comment peuvent-elles s’étonner des injustes préventions de l’ignorance populaire, si elles nourrissent de leur côté contre les classes inférieures des sentimens de malveillance et de dépit à peine déguisés ? De quel droit peuvent-elles accuser les passions de la multitude, si leur richesse, leur expérience, leurs lumières, si la plus grande impartialité, que donne toujours une position plus haute, ne leur sert pas à s’élever elles-mêmes au-dessus des sentimens étroits qu’elles gourmandent chez leurs rivales ? Est-ce donc enfin la bonne manière de ramener le peuple à des idées sages que de lui répéter tous les jours qu’on désespère de son avenir, et qu’on le regarde comme un ennemi ? Prenons garde que nos classes moyennes, pour avoir eu trop peur de la démocratie, ne se rendent involontairement responsables de tous les excès qu’elle pourra commettre. Prenons garde que le jour où la puissance aura passé dans les mains du parti populaire, accoutumé par nous à ne respecter et à n’adorer que la force, nous ne venions en vain lui faire entendre le langage de la justice et de la raison.

Il est temps de changer de route, c’est l’intérêt particulier des classes moyennes comme l’intérêt général du pays, c’est le salut même de la France qui nous l’ordonne. Il faut en finir au plus vite avec cette période de transition, toujours si agitée, si douloureuse, si stérile. Il importe à la cause de l’ordre que notre démocratie naissante atteigne au plus tôt son âge viril, qu’elle entre en pleine possession d’elle-même, c’est-à-dire en pleine possession de la liberté. Nous voudrions que la France conservatrice, au lieu de se laisser traîner avec répugnance à la suite de la démocratie victorieuse, comme une esclave enchaînée au char du triomphateur, se mît bravement à la tête. du progrès libéral. Nous voudrions la voir agir au lieu de trembler et de dormir. Quand par hasard elle se réveille de la torpeur où elle est plongée, c’est pour jeter sur l’avenir un regard d’épouvante, c’est pour s’écrier que la société est perdue, et qu’il faut opposer au fléau de la démocratie cette résistance désespérée qui ne sert qu’à retarder les catastrophes sans pouvoir les prévenir. Elle ne voit pas que le danger est dans la terreur même qui la paralyse et dans la lâche inaction qui l’étiolé.

Oui, la bourgeoisie française est perdue, si elle persévère dans son insouciance et dans son inertie, si elle ne sait que tendre au pouvoir des mains suppliantes en l’implorant comme un sauveur, si au continuel progrès des classes populaires elle ne sait opposer qu’un désespoir stupide ou une résignation plus stupide encore ; si aux illusions et aux ambitions juvéniles de la démocratie elle ne répond que par l’emploi de la violence et par l’invocation du sabre, si elle s’en fait détester par ses provocations maladroites et mépriser. en même temps à cause de sa peur. Alors la démocratie la supplantera, lui passera impitoyablement sur le corps ; alors la bourgeoisie sera écrasée, à moins pourtant qu’elle n’aille au-devant de la servitude, et qu’elle ne tende elle-même le cou au joug de ce nouveau maître. Si au contraire elle envisage résolument l’avenir qui lui est réservé, si elle accepte la démocratie avec franchise, si pour la modérer elle sait lui emprunter ses propres armes, si elle renonce à. toute autre influence que celle de la justice et de la raison, alors, bien loin d’être perdue, nous osons dire que la bourgeoisie ne courra plus aucun danger. Elle se rendra nécessaire à la démocratie, elle jouera le rôle auquel l’appellent naturellement sa position et ses lumières, le rôle de conseillère et de guide du peuple ; elle pourra même ressaisir par ce moyen une grande partie de son autorité perdue. Les classes moyennes ne sont pas si désarmées qu’il leur plaît de le dire pour justifier leur découragement et leur mollesse. Elles ont pour soutien l’immense majorité conservatrice de la France, et elles auront pour alliée la démocratie tout entière le jour où elles voudront combattre avec elle pour la revendication de nos libertés. Qu’ont-elles enfin de si précieux à perdre ? Que leur reste-t-il aujourd’hui à défendre qu’elles n’aient pas abdiqué d’avance en proclamant le suffrage universel, ? Nous connaissons déjà tous les inconvéniens du gouvernement populaire, nous n’en connaissons pas les avantages. Il faut choisir entre la démocratie avec toutes ses conséquences libérales et l’emploi systématique, indéfini, du pouvoir absolu, aboutissant d’abord à la suppression de toutes nos libertés, ensuite à une catastrophe qui serait le châtiment des classes moyennes.

Nous ne demandons pas même à la bourgeoisie de faire une profession de foi démocratique ardente et de jurer à la cause populaire un dévouement désintéressé qu’elle ne ressentirait point. Non, il n’est point nécessaire qu’à tant de faiblesses déplorables elle ajoute l’hypocrisie. Il suffit qu’en acceptant la démocratie elle en exerce les droits pour son propre compte, il suffit qu’elle sorte de l’inaction fataliste où elle s’est complu depuis vingt ans, qu’elle s’exerce aux luttes politiques qui lui furent autrefois familières, qu’elle recouvre en un mot son ancienne virilité. Si elle persiste à voir dans la démocratie moderne une ennemie irréconciliable et éternelle, que du moins elle apprenne à se défendre et à la combattre. Malgré l’apparente sécurité dont elle jouit à cette heure, la bourgeoisie ne trouvera pas toujours auprès d’elle un protecteur qui lui réponde de son salut. S’il est des pouvoirs assez imprudens pour faire aux nations de pareilles promesses, il n’en est pas d’assez forts pour contracter ces engagemens téméraires avec la pleine assurance de les remplir. Que la bourgeoisie ne l’oublie point, le jour n’est pas loin peut-être où il lui faudra défendre à son tour ceux qu’elle avait choisis pour la protéger. Les abandonnât-elle, après une si longue obéissance, aux conséquences irréparables des fautes dont elle est elle-même la complice, il faut toujours qu’elle apprenne à se soutenir de ses propres mains. Autrement elle n’aurait même pas le droit de se plaindre de sa ruine ; elle serait submergée sans résistance par k première marée révolutionnaire, et l’histoire ne se souviendrait d’elle que pour proclamer que c’était justice.

Il y a environ quinze siècles, le monde romain se débattait contre les barbares qui pressaient de tous côtés ses frontières. Les digues tenaient ferme contre le flot qui venait les assaillir, et l’empire se flattait, de pouvoir résister toujours. Les barbares étaient d’ailleurs ses alliés ou ses tributaires, et il comptait pour les retenir sur la terreur du nom romain ; mais ce n’était plus l’ancienne Rome, celle qui avait asservi et dominé le monde. A la vieille et forte race des sept collines étaient venues se joindre vingt nations englobées dans l’empire et admises successivement aux bénéfices du droit de cité. Au sein même de la ville impériale, le sang quiritaire s’était mêlé à celui des affranchis et des fils d’esclaves, descendans dégénérés des nations soumises, où il s’était délayé plutôt que rajeuni. Le peuple romain était puissant encore, mais il n’avait plus cette vertu virile qui est aussi nécessaire pour se conserver que pour s’accroître. Enrichi des dépouilles du monde et absorbé dans les jouissances matérielles, au lieu de veiller lui-même à sa défense comme aux jours de la liberté républicaine, il avait confié le soin de le sauver aux empereurs, chefs et favoris de l’armée. Ceux-ci le défendirent quelque temps avec leurs légions recrutées parmi les barbares, ils les établirent sur les terres de l’empire pour s’en faire des instrumens de domination et pour intimider leurs concitoyens, ils les comblèrent de titres et de richesses, de cajoleries et d’honneurs ; mais toute la discipline de ces mercenaires ne put tenir contre l’assaut des multitudes qui venaient se ruer l’une après l’autre sur la proie du monde romain. Le jour vint où les digues furent rompues et où l’inondation barbare se répandit tumultueusement sur l’Europe, pour la dévaster d’abord, ensuite pour la rajeunir et pour la régénérer.

Loin de nous la pensée de dire que l’état actuel de la société française ressemble à cette triste peinture de la décadence de l’empire romain ! Voilà pourtant ce que voudraient nous faire croire, si nous consentions à écouter leurs doléances, ces conservateurs effrayés qui n’ont plus ni le courage de se conserver eux-mêmes, ni la sagesse de se résigner. C’est à ces classes bourgeoises paralysées par la peur, à cette Rome d’à présent, sénile et endormie comme l’autre, que nous voudrions crier de toutes nos forces : Il est temps de vous réveiller. La ligne du Rhin et du Danube est franchie ; les barbares sont entrés dans la citadelle, appelés par les empereurs. Les digues de la démocratie sont rompues, le flot s’avance lentement, mais sûrement. N’attendez pas qu’il vous surprenne dans votre lit. Levez-vous, marchez à sa rencontre, lâchez toutes les écluses, ouvrez tous les canaux de la vie publique, aidez vous-mêmes la démocratie à se répandre sur la société française, tâchez que cette inondation soit fécondante pour notre sol tant de fois ravagé. Ou bien, si vous persistez à la craindre, faites comme ces bûcherons qui repoussent un incendie par un autre, armez-vous pour la combattre des forces mêmes de la liberté. Ce que vous ne faites point par patriotisme ou par esprit d’équité, faites-le du moins par égoïsme et par intérêt bien entendu. Faites respecter en vous-mêmes les droits que vous avez méconnus, rétablissez à votre profit les libertés que vous avez détruites. Le temps viendra où ces libertés seront votre unique sauvegarde, et où vous serez trop heureux de trouver un refuge à l’abri de ces principes de justice que vous avez si imprudemment ébranlés.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er avril.