La Démocratie et le Suffrage universel/01

LA DEMOCRATIE
ET
LE DROIT DE SUFFRAGE

I.
LES THEORICIENS DU DROIT DE SUFFRAGE.

I. Considérations on représentative government, by John Stuart Mill, Londres 1861. — II. The election of representatives, by Thomas Hare, Londres 1865. — III. Constitutionalism of the future, by James Lorimer, Londres 1867. — IV. Reform of Parliament, by Earl Grey, Londres 1858.

La sage réforme électorale qui vient de s’accomplir en Angleterre ne ressemble pas à ces mesures hâtives que l’on improvise au lendemain des révolutions. Elle n’est pas née tout d’un coup, sur un sol fraîchement remué par la guerre civile, comme ces champignons qui poussent dans l’espace d’une pluie d’orage ou comme une Minerve sortant tout armée du cerveau de Jupiter. Rien ne se fait chez nos voisins qui ne soit le produit d’une délibération mûre et approfondie. De tous les changemens que le parlement britannique a pratiqués depuis quarante ans dans la constitution d’Angleterre, il n’y en a pas un seul qui soit venu par surprise, et qui n’ait été préparé longtemps d’avance par l’opinion du pays. La raison d’ailleurs en est saisissante et bien facile à concevoir pour tout homme de bon sens : c’est à sa grande liberté que l’Angleterre est redevable de l’esprit conservateur qui préside à ses destinées ; sa liberté est ce qui la préserve de ces révolutions prématurées et soudaines que nous avons le tort d’imputer en France aux agitations de la vie publique. S’il ne s’élève pas en Angleterre de ces factions menaçantes dont la secrète espérance est de renverser par la force le gouvernement qui leur déplaît, c’est qu’il n’y a pas non plus en Angleterre une seule doctrine politique dont il soit interdit de souhaiter le triomphe, une seule opinion qu’il ne soit permis de soutenir et de prôner ouvertement ; c’est que les lois ne condamnent aucun moyen de propagande, aucune forme d’opposition régulière et pacifique ; c’est que les diverses opinions, libres de se combattre à ciel ouvert sous la protection du droit public, se garderaient bien d’abandonner ces voies légales où elles marchent si librement pour se frayer des voies souterraines qui seraient à la fois moins honorables et moins sûres. Voilà pourquoi la dernière réforme a été si lente à s’accomplir. Sans parler ni des longs débats qu’elle a soulevés dans le parlement, ni des imposantes manifestations populaires qui ont fini par en décider le succès, il y a longtemps qu’elle préoccupe cette classe de penseurs et d’esprits sérieux qui, sans être des hommes d’état, apportent quelquefois dans l’étude de certaines questions particulières une sagacité et une profondeur assez rares chez les hommes politiques de profession. Tandis que les tribuns populaires haranguaient sur les places publiques, et que le parlement, indécis, applaudissait tour à tour les adversaires et les partisans de la réforme, ces savans, ces philosophes, retirés au fond de leur cabinet, travaillaient à éclaircir les vrais principes de la justice électorale, et à frayer la voie pour les réformistes de l’avenir. Si leurs travaux n’ont eu qu’une médiocre influence sur les dispositions de la dernière loi, ils n’en ont pas moins mis en relief des vérités qu’il nous importe de connaître, et qui feront certainement leur chemin.

Il ne faut pas s’imaginer que l’excès du bon sens pratique étouffe chez les Anglais le génie spéculatif. Autant ils apportent de circonspection et de prudence dans les questions législatives, autant ils sont dogmatiques et intrépides dans le domaine de la pensée pure. Notre littérature politique moderne n’a rien à comparer ni aux ingénieux traités de M. Stuart Mill sur le gouvernement représentatif, ni aux solides travaux de M. Hare sur la représentation des minorités, ni à l’impartiale exposition de principes du professeur Lorimer sur le droit de suffrage. A voir la timidité singulière avec laquelle nous abordons les questions qui nous ont passionnés jadis, il semble que nous ayons perdu jusqu’à cette activité intellectuelle qui faisait la gloire de l’esprit français. Tandis que chez nous les vérités les plus élémentaires sont remises en question tous les jours, les Anglais creusent, approfondissent, vont à la découverte des idées nouvelles. Après avoir donné des leçons au monde, on dirait que notre tour est venu d’en recevoir nous-mêmes, et c’est auprès d’une nation étrangère que le pays de Montesquieu doit aller apprendre à épeler la science de la liberté.

La science politique est aujourd’hui superflue dans notre bienheureux pays de France, semble-t-on nous dire depuis quinze ans. Qui ne sait en effet qu’après une enfance tardive et une adolescence orageuse, la nation française est arrivée à l’âge d’homme, et qu’elle marche enfin sans lisières dans toute la liberté et toute la maturité de son génie ? Qui ne sait que l’histoire de France a trouvé depuis quinze ans sa conclusion définitive, et que la génération moderne a tranché sans effort toutes les questions surannées qui troublaient autrefois l’inquiète imagination de nos pères ? Notre temps a fait justice d’une scolastique nuageuse, bonne tout au plus à fournir des sujets de déclamation vaine à ceux que tourmente le sot désir de se mêler des affaires publiques. Il a tellement simplifié les ressorts de la société française, qu’elle n’a plus aujourd’hui qu’à cheminer sur la voie qu’on lui trace sans même essayer de regarder où on la mène. Quel profit d’ailleurs aurions-nous à ouvrir les yeux ? Notre condition n’est-elle pas enviable entre toutes ? De tant de problèmes qui ont autrefois agité la France, en est-il un seul que nous n’ayons pas résolu ou écarté dédaigneusement de notre route ? De quel intérêt peut nous être aujourd’hui la question théorique du droit de suffrage ? Nous n’avons plus, Dieu merci, aucune réforme électorale à débattre. C’est dans les bras de la démocratie que nous avons trouvé le repos et le silence dont nous étions affamés. Le grand art du gouvernement de la France, et ce qui le rend supérieur à tous les régimes passés, c’est qu’il a su donner au torrent de la démocratie ce mouvement paisible et régulier qui fait l’admiration et l’envie des monarchies infectées de libéralisme, où la royauté n’est plus qu’un vain mot. La France a trouvé le secret de concilier le nom séduisant de la démocratie avec les réalités bienfaisantes du pouvoir le plus fort et le plus personnel que nous ayons eu depuis cinquante ans. C’est ce qui rend inutiles tous ces systèmes de législation savante par où les habitans des pays libres cherchent à protéger et à régler tout à la fois l’usage de leurs libertés. A quoi bon tant de théories sur le droit de suffrage, tant de garanties pour son indépendance ou de précautions contre ses excès, dans un pays où les électeurs regardent comme un devoir de ratifier sans discussion le choix que le gouvernement leur a dicté, dans un pays où les candidats eux-mêmes ont souvent donné l’exemple de la plus noble soumission en se retirant modestement de l’arène lorsque l’administration dans sa sagesse leur avait enlevé ses faveurs ? N’avons-nous pas vu, il y a peu de temps, un candidat vertueux déclarer à ses électeurs qu’il sacrifiait son ambition personnelle « à sa déférence pour le principe d’autorité ? » Ce sont des choses qui ne se voient qu’en France, et qui doivent nous inspirer une sécurité profonde en même temps qu’un légitime orgueil. Tant que cette vertu républicaine n’aura point péri parmi nous, rien ne sera impossible au gouvernement de la France, et il pourra continuer sans péril son ingénieuse expérience sur le tempérament de notre pays.

Voilà ce que nous répète le chœur harmonieux des voix officielles, et ce que la France à son tour essaie de se dire pour se rassurer. La France en effet ne demande qu’à rester confiante. Comme ces âmes incertaines que tourmente le besoin de croire, et qui emploient les moyens recommandés par Pascal pour retenir leur foi fugitive, la France aime à repousser par des pratiques de dévotion machinale les doutes involontaires qui viennent quelquefois l’assaillir. Elle fait un peu comme ces personnes braves qui chantent pour se donner du courage en marchant dans l’obscurité. Moins satisfaite du présent qu’alarmée sur l’avenir, tous les changemens l’épouvantent, et elle refuse de les prévoir pour n’avoir pas à s’en inquiéter. On ne sait pas où l’on va, et personne n’ose éclairer la voie. Il ne faut pas chercher d’autre cause à la stérilité humiliante qui afflige aujourd’hui l’esprit français. Quand une nation ne souffre pas qu’on lui parle de son avenir, quand elle aime à se laisser enfermer dans des murailles bien closes et à borner sa vue à l’étroit horizon de chaque jour, il n’est pas étonnant que la flamme de la pensée vienne à languir et à s’éteindre dans l’air étouffé de cette prison. Les rares écrivains qui protestent encore contre la torpeur universelle en subissent malgré eux la contagion. Leur éloquence est toujours aussi grande, elle emprunte même au sentiment de leur isolement et de leur faiblesse quelque chose de plus sincère, de plus noble et de plus touchant ; mais la vie s’est comme retirée de leurs œuvres en même temps que la liberté se retirait des affaires publiques. A travers leurs regrets et leurs aspirations généreuses, on entrevoit une espèce de fatalisme découragé, un stoïcisme à la fois sans défaillances et sans illusions. Ils écrivent plutôt pour éclairer les souvenirs du temps passé que pour exercer une influence sérieuse sur le présent ou sur l’avenir.

Ce sentiment malsain de notre impuissance a d’ailleurs donné naissance à une théorie fort ingénieuse, et qui fournit une excuse commode à notre insouciance politique. Nous nous plaisons à professer que les destinées des nations échappent à la volonté des hommes, et qu’il faut avoir perdu l’esprit pour essayer d’en changer le cours. Après nous être longtemps figuré que la raison était toute-puissante sur les choses humaines, et que, pour transformer la société française, il suffirait de changer le texte des lois, nous avons pris l’habitude de regarder les affaires de notre pays comme un spectacle étranger où nous ne pouvons jouer aucun rôle, et où nous devons bien nous garder de paraître. Nos institutions, considérées trop souvent comme des mécanismes que nous pouvions à volonté réformer ou détruire, passent à présent pour l’application des lois providentielles et pour l’expression naturelle de notre génie national. On conçoit ce que cette opinion a de commode dans un pays où l’obéissance est devenue le plus saint des devoirs, et la patience la première des vertus. Elle enseigne la résignation à ceux que le joug blesse encore ; elle encourage dans leur indifférence ceux qui s’y sont accoutumés. Le pouvoir même doit applaudir à une doctrine qui le divinise et qui représente ses caprices comme les décrets éternels de la Providence ; mais elle ne peut convenir à un peuple qui se gouverne lui-même, qui, comme le peuple d’Angleterre, a toujours eu, depuis qu’il existe, la prétention vraie ou fausse, l’orgueilleuse illusion, si l’on veut, d’être le seul instrument de sa destinée. S’il est vrai que les Anglais s’abusent, si le libre arbitre dont ils croient jouir n’est au fond qu’une vaine apparence, c’est du moins par leurs propres mains que leur destinée s’accomplit. Ils ne peuvent ni s’endormir dans l’inutile regret du passé, ni ériger en système là lâche imprévoyance de l’avenir. Chacune de leurs théories sociales est en même temps un acte politique. Il ne leur suffit pas de s’abandonner à des rêveries vagues et d’énoncer des vérités générales sans pourvoir aux difficultés et aux détails de l’application. Leurs systèmes ne sont pas des abstractions nues qu’ils lancent au hasard dans le champ des controverses sans même songer à les mettre en œuvre. Les penseurs les plus aventureux de l’Angleterre n’hésitent pas à dresser le plan de leur utopie avec toute l’exactitude d’un architecte ou d’un ingénieur ; leur hardiesse spéculative tient justement aux exigences de leur bon sens positif. C’est parce qu’ils ont le dédain des théories pures qu’ils éprouvent le besoin de donner à tous leurs aperçus cette précision scrupuleuse qui en fait mieux ressortir les avantages pu les défauts.

Quand les Anglais veulent juger une idée nouvelle, la première et la plus importante question qu’ils s’adressent est non pas de savoir si elle est en règle avec certaines doctrines abstraites, mais how it works, c’est-à-dire comment elle marche, et quels en seront les résultats positifs. Ils n’ont aucun goût pour cette métaphysique téméraire qui s’élance au hasard sans savoir où elle s’arrêtera, et qui éveille les désirs sans avoir le moyen de les satisfaire. Ils ne croient pas qu’un système politique soit une œuvre d’art qu’il faille admirer pour sa symétrie ou pour sa beauté ; ils croient que c’est un ouvrage d’utilité publique qui doit s’estimer par ses produits. Telle est pour eux la pierre de touche. Aux yeux des tories comme aux yeux des whigs, aux yeux des radicaux comme aux yeux des conservateurs, le meilleur des gouvernemens n’est pas celui qui répond le mieux à certaines théories aristocratiques ou démocratiques ; c’est celui qui garantit le mieux le respect des droits privés et des libertés publiques, celui qui favorise le plus le progrès du bien-être et des lumières. Là-dessus tous les partis sont d’accord, ils ne diffèrent que sur les moyens. Si les conservateurs anglais s’attachent avec ardeur au maintien des anciennes formes de leurs institutions représentatives, c’est qu’ils y voient le solide rempart de leurs libertés. Si les démocrates eux-mêmes recommandent à leur pays la forme du gouvernement démocratique, c’est parce qu’elle leur paraît être (et ce sont les propres paroles de M. Stuart Mill) « la forme de gouvernement pratiquement la meilleure. » Ils tiennent moins à la souveraineté du peuple qu’à sa liberté et à son bonheur, que du reste ils ne séparent point de la justice et de la raison, ou plutôt ils ne vantent cette souveraineté même que comme la seule expression de la justice et comme la condition nécessaire de la liberté. Oserons-nous le dire enfin ? ces démocrates anglais ne sont après tout que des doctrinaires d’une espèce nouvelle. Ce nom, qui a soulevé chez nous tant de querelles et qui répugne si fort à la démocratie française, pourrait s’appliquer aujourd’hui aux hommes qui tiennent en Angleterre le drapeau de l’égalité.

Tel est le caractère commun des travaux importans qui se sont publiés depuis quelques années sur le droit de suffrage. Aucun de ces travaux n’arrive isolément à une solution satisfaisante de cette question si rebattue et toujours si obscure, aucun surtout ne réussit à combiner un système dont l’organisation pratique soit en parfaite harmonie avec les principes qui le dirigent ; mais quand on les prend tous ensemble et qu’on les enveloppe d’un même coup d’œil, on s’aperçoit qu’ils répandent sur ce difficile problème une lumière plus nette et plus vive que tous les sophismes vulgaires dont nous nous sommes payés depuis vingt ans. C’est dans leur compagnie que nous allons parcourir la route un peu plate et un peu aride où nous sommes forcés de nous engager.

I

Le principe de la souveraineté populaire, si longtemps obscurci par l’idée monarchique ou féodale, a reparu dans les temps modernes sous la forme nouvelle du gouvernement parlementaire ou représentatif. Le pouvoir que le citoyen des républiques anciennes exerçait directement dans l’assemblée du peuple, il l’exerce maintenant par le droit du suffrage et par le procédé de l’élection. Des institutions représentatives sérieuses, avec le cortège de libertés nécessaires qui les accompagne, sont à la fois le signe le plus frappant de la civilisation des peuples et l’objet commun de leurs ambitions les plus légitimes. Non-seulement le gouvernement représentatif est le plus en honneur chez les hommes éclairés de notre âge, mais on peut dire qu’il est devenu la condition naturelle de toutes les nations civilisées. Cette vérité presque banale s’impose à ceux même qui la trouvent gênante, et dont le plus vif désir est de la méconnaître. Tous nos gouvernemens ont la prétention de s’appuyer sur la volonté nationale et de l’associer dans une juste mesure à la direction des affaires publiques. S’ils aiment à diminuer le rôle des assemblées représentatives, ils en conservent au moins l’apparence, et ils rendent hommage au principe qu’ils s’efforcent d’éluder. Personne n’ose plus contester l’existence même de ces conseils qui sont, pour ainsi dire, l’âme des nations modernes ; mais beaucoup de gens les considèrent comme un mal inévitable qu’il faut réduire autant que possible et contenir dans des bornes étroites, puisqu’on ne peut plus s’en délivrer tout à fait.

Que ces ennemis, de jour en jour plus rares, des institutions représentatives voient avec chagrin les progrès continuels de la démocratie moderne, rien n’est au fond plus naturel, et rien ne saurait moins nous étonner. Il serait surprenant au contraire que ceux qui craignent la liberté politique et qui ne s’y résignent qu’à la condition d’en réserver la jouissance au petit nombre ne s’élevassent pas de toutes leurs forces contre une doctrine qui se propose l’extension indéfinie du droit de suffrage à la multitude. Il n’en est pas de même de ceux qui. admirent sincèrement les institutions libres. Ceux-là ne peuvent, sans se démentir, faire une guerre de système au mouvement démocratique de notre âge. S’ils voient dans le gouvernement représentatif autre chose qu’un expédient temporaire ou une nécessité de l’époque présente, s’ils le regardent aussi comme un instrument de progrès, comme un moyen d’élever l’intelligence, la moralité et la dignité des peuples, ils doivent souhaiter avec ardeur que les bienfaits de ce gouvernement se répandent dans les classes populaires, et pénètrent successivement jusqu’aux derniers rangs de la société. Ou bien les partisans de la liberté ont tort de croire que l’exercice régulier des droits politiques est la seule école où les nations puissent apprendre à discerner leurs intérêts véritables et à remplir dignement leurs devoirs, ou bien ils doivent reconnaître le grand, l’évident avantage qu’il y a pour un peuple libre à initier la foule des citoyens à la connaissance et à la pratique de la liberté. Qu’ils se l’avouent ou se le déguisent, les vrais libéraux, s’ils restent conséquens avec eux-mêmes, sont en même temps les amis les plus sûrs de la démocratie moderne. Ils peuvent déplorer ces révolutions prématurées où la démocratie n’a remporté un court et sanglant triomphe que pour servir de masque à la dictature et fournir un prétexte à la destruction de nos libertés. Ces tristes souvenirs leur ont laissé peut-être contre la démocratie quelques défiances et quelques rancunes inspirées par leur amour même du bien public ; toutefois il ne peut y avoir entre les libéraux et les démocrates aucun de ces antagonismes de principes que leurs ennemis communs inventent pour les diviser. Le libéralisme, pris dans le sens le plus large, est le principe même de la vraie démocratie. Celui-là n’est pas un libéral sincère que la démocratie en elle-même épouvante, et qui n’appelle pas de ses vœux le jour où elle méritera d’être émancipée. En un mot, la démocratie est le couronnement naturel de la liberté.

C’est surtout par des considérations de ce genre que les écrivains de l’école radicale anglaise recommandent la diffusion des droits politiques. L’un d’eux et le plus célèbre, M. John Stuart Mill, n’estime et n’admire les institutions démocratiques que parce qu’elles sont un moyen puissant d’éducation populaire. L’expérience en effet nous démontre et la raison nous enseigne que le gouvernement démocratique est celui qui développe le plus l’intelligence et l’activité des citoyens. Quels qu’en soient d’ailleurs les inconvéniens ou les vices, ses adversaires les plus décidés sont obligés de reconnaître le mouvement énergique et rapide qu’il imprime à la société tout entière. Quand tout le mérite des institutions, populaires serait d’ouvrir à la concurrence une carrière illimitée et d’accoutumer les citoyens à ne compter jamais que sur eux-mêmes, ce simple avantage rachèterait à lui seul tous leurs défauts. La concurrence démocratique étouffe peut-être certaines existences débiles qui ont besoin pour se soutenir d’une protection particulière et privilégiée ; mais combien ne stimule-t-elle pas en revanche d’entreprises qui resteraient stériles et de talens qui resteraient cachés ! Le plus grand mal du gouvernement absolu n’est pas tant dans les violences qu’il commet ou dans les injustices qu’il tolère que dans les habitudes de soumission et d’inertie passive qu’il encourage chez ceux qui le servent. De même la liberté dépend encore moins des institutions qui régissent les peuples que des mœurs, des caractères et de l’esprit public. Aux États-Unis, par exemple, avec des institutions imparfaites, une population toujours mouvante et des traditions mal fixées, que de prodiges n’a pas enfantés la seule vertu du gouvernement populaire ! En France au contraire, que de fois n’avons-nous pas fait l’expérience du peu que valent les droits écrits quand la nation tout entière n’est pas prête à se lever pour les défendre ! La loi qui, sous l’empire d’une opinion publique libérale, entre les mains de juges éclairés et honnêtes, semblait inoffensive ou même favorable à la liberté, devient tout à coup l’instrument du despotisme quand le despotisme triomphe, et qu’il remet la justice à des mains tyranniques ou serviles. Ce qui, importe à la grandeur et à la prospérité des peuples, ce n’est pas tant d’inscrire de belles maximes au frontispice de leurs constitutions que de former de vrais hommes libres, des citoyens énergiques, capables de prendre en main leurs affaires et de veiller avec un soin jaloux à la conservation de leurs libertés.

Voilà pourquoi il est salutaire d’associer au gouvernement, sinon toujours la nation tout entière, du moins la plus grande partie possible de la nation. À ces raisons d’utilité viennent se joindre aussi des raisons de justice. Les classes populaires ont le droit d’exiger qu’on leur accorde une part équitable du pouvoir politique. S’il faut leur donner le suffrage, ce n’est pas seulement parce qu’il est mauvais qu’elles soient en dehors des affaires publiques, c’est surtout parce qu’il est juste qu’elles fassent sentir leur influence dans les conseils du pays.

Les adversaires de la démocratie ne veulent jamais reconnaître que le pouvoir électoral puisse être l’objet d’un droit naturel. C’est, disent-ils, un privilège, une fonction que la société confère aux plus dignes, un devoir important qu’elle leur impose, et dont ils portent la responsabilité devant le pays. A leurs yeux, il n’y a de droits réels que ceux qui intéressent la vie, la liberté, la propriété de chacun, et le mécanisme représentatif n’est qu’un moyen ingénieux d’en assurer la jouissance ; le peuple n’a rien de plus à réclamer que le libre exercice de ses droits privés. Pour tout dire en un mot, on lui refuse le droit de se gouverner lui-même, mais on lui concède en revanche celui d’être bien gouverné.

Est-il besoin de faire ressortir tout ce que cette distinction subtile renferme d’équivoque et de contradiction ? On a vraiment peine à croire que tant de bons ou éminens esprits puissent se reposer sur la foi d’une théorie aussi fragile. Que devient en effet le droit d’être bien gouverné, si l’on n’accorde pas au peuple le droit de choisir ceux qui le gouvernent ? Si d’ailleurs la fonction électorale est un privilège que la société confère aux plus dignes, qui donc a le droit de représenter la volonté sociale dans l’exercice de cette prérogative souveraine ? Sur quel principe supérieur s’appuiera l’autorité d’où découleront tous les pouvoirs ? Si c’est la capacité qui est le principe du droit, qui donc alors se fera le juge de cette capacité même ? Faut-il en croire la multitude, qui réclame à grands cris le droit de suffrage, ou le petit nombre, qui prétend s’en réserver uniquement la possession ? Si enfin les classes éclairées qui ont en main le pouvoir sont maîtresses de le partager ou de le garder pour elles, s’il leur est permis de le refuser indéfiniment aux classes populaires, ce n’est donc plus une fonction temporaire, c’est un droit permanent dont elles sont revêtues. Ce droit, d’où leur vient-il, et qui le leur a donné ? Est-ce un monarque, est-ce une aristocratie, est-ce la conquête, est-ce la guerre civile ? Ce que nous appelons du nom de droit n’est plus qu’un fait ancien consacré par l’usage et maintenu par la force brutale. Or ce fait lui-même ne peut nous paraître légitime que si nous le rattachons à l’idée du droit. On voit qu’il y a là un cercle vicieux, un labyrinthe dont nous ne pourrions jamais sortir, si nous ne tenions à la main ce fil d’Ariane, l’idée du suffrage populaire considéré comme un droit.

Il faut l’affirmer, au risque de blesser certains libéraux sincères, mais illogiques dans leurs croyances, le droit de suffrage est un droit positif, ni plus ni moins que le droit de propriété, le droit de la puissance paternelle, ou le droit de publier son opinion. Non-seulement c’est un droit positif, c’est encore un droit naturel, que les lois ont pu reconnaître, mais qu’elles ne purent jamais inventer. Nous ne voulons pas dire par là que le droit d’élire nos représentans ait existé historiquement avant qu’il y eût des assemblées représentatives, pas plus que le droit de propriété n’existait lui-même avant que l’homme n’eût pris possession de la terre : si naturels et si incontestables que soient les droits sur lesquels la société repose, ils n’ont pu se passer des faits matériels qui leur ont donné l’occasion de se produire. Nous ne voulons pas dire non plus que le droit de voter soit une de ces libertés absolues et primordiales, comme la liberté de penser ou comme le droit d’aller et de venir, qui s’exercent naturellement d’elles-mêmes, et dont l’usage est inviolable, parce qu’elles existent dès l’état de nature, et qu’elles ont leurs racines dans la conscience de chacun. Par cela même que le droit de suffrage ne se développe qu’à la faveur d’une organisation politique savante, il doit être soumis à certaines règles et à certaines restrictions pratiques qui sont une nécessité de son usage même. Si la capacité n’est pas l’origine du droit, elle en est au moins le signe extérieur. Comme l’a dit Royer-Collard avec sa mâle précision, « le droit est antérieur ; les capacités sont la condition sous laquelle s’exerce le droit commun à tous. » Ajitant nous repoussons ces doctrines grossières et immorales qui ne voient dans la faculté du suffrage qu’un privilège et un fait légal, autant nous craignons de nous confondre avec ces idéaliste, à outrance qui croient que l’usage du droit de voter est inséparable de la personne humaine, et qu’il suffit d’avoir une âme immortelle pour y être appelé sans conditions. Nous fuyons modestement ces hauteurs métaphysiques d’où nous ne pourrions plus redescendre sur la terre. Les raisons qui nous décident sont beaucoup plus humbles et beaucoup plus prosaïques. Peut-être ne sont-elles pas de nature à satisfaire tous nos démocrates ; nous avouons cependant qu’elles nous paraissent plus solides et plus concluantes que les déclamations un peu banales dont se contentent certains admirateurs fanatiques du suffrage universel.

Nous partons de ce fait généralement admis, que le pouvoir politique est la garantie nécessaire des droits et des intérêts privés. Nous nous demandons ensuite comment il peut se faire que cette garantie ne soit pas inséparable du droit qu’elle protège, et qu’elle soit refusée systématiquement à une classe quelconque de la société humaine. Il est évident que chaque citoyen, fût-ce même le plus humble, est un membre de la société. Si pauvre et si chétif qu’on le supposé, il a des droits à faire valoir, des devoirs à remplir, des charges à supporter, des intérêts personnels associés aux intérêts publics, et il ne serait pas juste de lui refuser le moyen de les défendre. Puisqu’une part de son existence est engagée dans celle de l’état, il a le droit d’obtenir en revanche une certaine part d’influence sur les affaires du pays. C’est là une de ces vérités évidentes qu’il suffit d’énoncer pour qu’elles soient prouvées. Personne ne peut contester sérieusement que le suffrage ne soit lui-même un droit, lorsqu’il est la garantie nécessaire de tous les droits du citoyen. Tout va bien tant qu’on se promène dans le jardin des théories ; nulle hésitation, nulle équivoque ne vient obscurcir la lumineuse rigueur des principes ; mais quand on passe à l’application, les difficultés se multiplient, les dangers apparaissent, et peu s’en faut que le droit illimité du suffrage, au lieu d’être une garantie pour les droits de chacun, ne soit au contraire un piège pour la démocratie et la liberté.

Toutes les nations ne sont pas mûres pour pratiquer la démocratie sans restriction. Il y en a peu dont les mœurs politiques soient assez avancées pour le permettre. Il y en a même dont l’ignorance et dont l’inertie sont si grandes que le gouvernement populaire n’y est qu’une comédie vaine, et que les progrès apparens de la démocratie ne profitent encore qu’au pouvoir absolu. Ces nations ne doivent-elles pas, dans l’intérêt de la liberté même, exclure du droit du suffrage ceux qui ne sont pas capables d’en comprendre l’importance et l’utilité ? N’y a-t-il pas d’ailleurs dans toutes les sociétés humaines un certain nombre d’ignorans et d’incapables qu’il serait dangereux d’associer à l’exercice d’un pouvoir aussi grave ? Et parce que des lois prudentes auront fait subir au droit de suffrage quelques restrictions nécessaires, faut-il dire qu’il a perdu le caractère d’un droit naturel pour devenir, suivant le point de vue où l’on se place, soit un privilège octroyé, soit une révoltante usurpation ?

Il n’est pas de règle qui ne doive quelquefois fléchir. La loi civile a ses incapables tout aussi bien que la loi politique. Cependant personne ne s’est jamais avisé que la liberté individuelle fût méconnue parce qu’un interdit ne peut vendre ses biens, un mineur contracter mariage sans le consentement de son père, ou un aliéné circuler librement dans les rues. Il est admis de tout le monde que les personnes incapables, sans renoncer pourtant à aucun de leurs droits, sont remplacées légalement par celles que la société commet au soin de les défendre. De même, en politique, la loi ordonne que les incapables délèguent à leurs concitoyens l’exercice de tous les droits dont ils ne peuvent user sans détriment pour la chose publique et pour eux-mêmes. Ces droits d’ailleurs, ils les conservent, il les exercent même indirectement par l’organe de la société, leur tutrice, et ils les exerceront par eux-mêmes le jour où ils rempliront les conditions attachées, suivant la belle expression de Royer-Collard, « à la confiance de la loi. »

Ces restrictions, lorsqu’elles se bornent à certains cas d’incapacité manifeste, n’ont rien qui déplaise à la véritable démocratie ; mais elles révoltent la conscience de certains démocrates de la dernière heure, en même temps grands admirateurs du principe d’autorité, qui, après avoir combattu toute leur vie pour le maintien du cens électoral, se sont pris depuis quinze ans d’un amour immodéré pour le suffrage universel. Avec le zèle de tous les pécheurs repentans, ces hommes ne veulent pas souffrir qu’on mette la moindre limite à l’exercice de ce droit sacré. Ne leur dites pas que certaines classes d’électeurs peuvent manquer d’indépendance ou de lumières, que par exemple les malades dans les hôpitaux, les indigens à l’assistance ou même les soldats en congé ne jouissent pas absolument de toute la liberté désirable pour émettre un vote indépendant. Tout ce qui a figure humaine leur paraît capable de voter avec intelligence et impartialité. Ils préfèrent même à cet égard les électeurs ignorans et illettrés des campagnes aux électeurs éclairés des grandes villes. Les amis de l’autorité semblent avoir découvert que, pour la délivrer du contrôle gênant des libertés publiques, il n’est point nécessaire d’abolir les institutions représentatives et de retirer au pays le droit de suffrage : il suffit de le donner à tout le monde indistinctement.

Les démocrates anglais n’ont pas la même prédilection pour l’ignorance. Il y en a bien peu qui n’accordent que le droit de suffrage admet quelques exceptions. Ceux même qui prêchent le suffrage viril, le manhood suffrage, en opposition au rating suffrage ou suffrage fondé sur le paiement de l’impôt, attachent cependant cette pleine virilité politique à certaines conditions indispensables. M. Stuart Mill, toujours fidèle à cette idée, que le principal avantage du gouvernement populaire est de servir à l’éducation et à l’élévation du peuple, voit même dans le droit de suffrage la récompense du progrès intellectuel et moral. Il fait de la société politique une école permanente où le pouvoir est le prix d’une espèce d’examen, et où chacun peut parvenir en prouvant sa capacité. La lecture, l’écriture et le calcul lui paraissent le minimum de science qu’on puisse demander à un électeur. Il voudrait même, si c’était possible, exiger quelques connaissances générales d’un ordre plus élevé. S’il se contente de ces notions élémentaires, c’est qu’elles sont les seules que l’on puisse constater aisément.

L’ignorance n’est pas le seul défaut que la démocratie ait à redouter. Le plus grand danger de cette forme de gouvernement, comme de toutes les autres, est la prédominance possible de l’intérêt particulier d’une classe sur l’intérêt général du pays. Quelle que soit la bonne harmonie qui règne entre les classes, il y en a presque toujours une qui domine et dont l’intérêt devient la loi suprême. Lors même que les révolutions ont fait passer sur un peuple le niveau de l’égalité, il y a toujours une sorte d’opposition naturelle entre la richesse et la pauvreté. Quand les classes riches sont au pouvoir, il est à craindre qu’elles ne méconnaissent l’intérêt des pauvres ; quand les classes pauvres s’en emparent, il faut craindre qu’elles n’en abusent pour opprimer et ruiner les riches. Il est toujours difficile de tenir la balance égale entre ces deux élémens nécessaires de toute société civilisée. Or il arrive souvent que les assemblées qui sont investies de la souveraineté populaire ne sont pas l’image fidèle de la nation ; elles ne représentent que celle des deux classes qui se trouve en majorité dans le corps électoral. M. Hare, dans son remarquable ouvrage sur la représentation des minorités, démontre même fort bien que les assemblées élues peuvent souvent ne représenter que la minorité du pays. Si dans chaque collège électoral la majorité se déclare en faveur du même parti, la chambre sera exclusivement composée de représentans de la majorité ; au sein de cette chambre ainsi élue, le pouvoir appartiendra à une majorité partielle qui pourra n’être elle-même qu’une minorité dans le pays. C’est ce qui arrive en Angleterre dans les trade’s unions, ces associations d’ouvriers où l’autorité centrale est si forte, et où elle tombe aux mains des hommes les plus violens et les plus corrompus. C’est ce qui est arrivé aux États-Unis quand, à la faveur d’un grand mouvement national, le parti radical a pu s’emparer du pouvoir et le conserver plusieurs années sans représenter pourtant la majorité du pays. Tel est aussi, suivant M. Hare, le défaut de toutes les sociétés où les élections se décident par la simple loi des majorités. Ce n’est plus alors la nation qui se gouverne elle-même ; il y a deux factions toujours armées qui ne songent qu’à se renverser l’une l’autre, et qui se disputent le gouvernement comme une proie. Le sanctuaire des lois devient un champ de bataille où tous les moyens sont bons pour réussir. La discussion pacifique et impartiale des intérêts du pays fait place à des luttes de partis qui empoisonnent la conscience publique. Ce qu’on appelle un parti n’est plus une réunion d’hommes honnêtes guidés par des principes et par des convictions communes, c’est une bande d’aventuriers rassemblés par hasard sous la même bannière et retenus par leurs intérêts bien plus que par leurs opinions. Les électeurs enrégimentés en viennent à consulter beaucoup moins leur conscience que l’espoir matériel du succès ; ce qu’ils poursuivent n’est pas tant le triomphe des idées qu’ils préfèrent que la défaite de l’ennemi qu’ils haïssent le plus. Ceux qui ne consentent pas à faire le sacrifice de leurs affections ou de leurs croyances personnelles n’ont d’autre ressource que de s’abstenir et de rester en dehors des affaires publiques. Il faut qu’ils deviennent des instrumens, s’ils ne veulent être des esclaves ; il faut qu’ils se façonnent à la discipline, ou qu’ils signent eux-mêmes leur abdication.

C’est en effet de cette manière que le gouvernement populaire dégénère parfois en démagogie. Si l’on trouvait un moyen convenable d’assurer aux minorités une représentation suffisante, les assemblées ne pourraient plus commettre ces actes de violence ou de folie qui les ont trop souvent déshonorées. Faut-il, par exemple, comme on l’a proposé bien des fois, réserver aux minorités un tiers de la représentation nationale en donnant trois députés à chaque collège, et en ne permettant pas à chaque électeur d’en désigner plus de deux à la fois ? Vaut-il mieux accorder trois voix à chaque électeur en lui permettant de les donner toutes les trois au même candidat ? Ces deux procédés, quoique soutenus à diverses reprises dans le parlement d’Angleterre par des hommes aussi considérables que lord Russell et lord Grey, ont toujours déplu à la fois et aux conservateurs des traditions anciennes, ennemis naturels de toutes les innovations hasardeuses, et aux théoriciens, qui leur reprochent de n’assurer à la minorité qu’une représentation arbitraire et inexacte. A plus forte raison ne peuvent-ils pas convenir aux exigences doctrinaires de notre démocratie française. Il n’y a que le système de M. Hare qui puisse avoir la prétention de satisfaire dans tous ses scrupules le rigoureux esprit de justice des théoriciens du droit de suffrage. Reste à savoir si ce bel échafaudage peut résister au choc de l’expérience, et si le principe sur lequel il s’appuie ne doit pas lui-même être attaqué.

L’idée fondamentale de la théorie de M. Hare consiste à substituer au principe de la représentation locale celui de la représentation personnelle, qui est à son avis le seul véritable, le seul compatible avec l’unité des nations modernes, avec l’intégrité des droits de la personne humaine et avec le progrès de la civilisation. Il propose donc d’abolir toutes les circonscriptions électorales et de faire nommer les députés en masse par le pays tout entier, de manière à détruire la force des majorités locales et à obtenir une représentation sincère de la majorité du pays. Mais comment organiser ces vastes élections nationales ? Comment les préserver du désordre et de la confusion qui ne manqueront pas de s’y produire, si l’on ne découvre pas un moyen de les soumettre à des règles simples et précises ? M. Hare croit en avoir trouvé le secret : il suffirait, pense-t-il, de fixer d’avance le nombre de voix nécessaire pour faire une élection en divisant le nombre des votans par celui des sièges à remplir. Pour éviter les dangers du scrutin de liste et l’oppression des minorités, bien plus redoutable encore dans une élection pareille à raison de son unité même, on ne permettrait pas à chaque électeur de nommer plus d’un candidat. Pour empêcher que les suffrages ne se réunissent inutilement sur les mêmes têtes, il faudrait que chaque électeur mît sur son bulletin de vote une liste de plusieurs candidats inscrits par rang de préférence, de manière à fournir des députés de rechange dans le cas où les premiers inscrits auraient déjà obtenu le nombre de voix nécessaire pour être élus. Tel est en résumé ce système minutieux, compliqué et un peu obscur, que nous ne voulons pas examiner en détail.

L’idée même qui le domine ne nous paraît pas parfaitement vraie. Il ne nous semble pas qu’il soit désirable de retirer aux élections ce caractère local contre lequel M. Hare dirige tous ses efforts. Les théoriciens ont beau dire que dans les élections générales les citoyens ne doivent s’attacher qu’aux questions qui intéressent le pays tout entier, et qu’en donnant une si grande part dans la représentation nationale à l’influence et à l’intérêt des localités on empêche les électeurs de s’élever à cette hauteur de vues qui est nécessaire pour bien juger des intérêts généraux : c’est méconnaître tout à fait les conditions du gouvernement représentatif que de se figurer que les élections générales puissent être indépendantes des opinions et des intérêts locaux, ou que les choix puissent devenir plus sages le jour où les électeurs cesseront de chercher autour d’eux l’homme le plus digne de les représenter. Non-seulement les intérêts locaux, il faut l’avouer avec tristesse, sont trop souvent, dans un pays comme le nôtre, le seul levier qui puisse atteindre et remuer un peu l’opinion publique, mais ce sont des puissances légitimes dont il faut reconnaître l’influence et qui ont le droit de se faire entendre dans les conseils du pays. M. Mill, qui partage ici l’opinion de M. Hare, nous répond avec mépris qu’il ne s’agit, « non de représenter les briques et les pierres, mais de représenter les personnes humaines. » Qu’on y songe, les briques et les pierres ne sont pas toujours des choses inanimées ; elles sont aussi des personnes morales, elles sont du moins le signe visible des intérêts communs qui lient ensemble les habitans d’une même ville où d’une même province. Pour obtenir la représentation complète et sincère de toutes les opinions du pays, le mieux est encore de conserver la variété bienfaisante des influences locales. Au lieu de s’acharner sur la prétendue tyrannie des petites majorités partielles, il faut les respecter comme le seul contre-poids de la grande, comme le dernier et précieux refuge que le gouvernement de la démocratie offre encore à l’indépendance des minorités.

La théorie de la représentation personnelle a encore d’autres défauts plus graves. Il n’y a sans doute aucun mal à chercher dans notre esprit le mécanisme le plus propre à introduire une équité rigoureuse dans le système électoral. Cependant il ne faudrait pas dénaturer le gouvernement représentatif et désarmer l’opinion publique sous prétexte de l’affranchir. Or c’est là justement ce que fait M. Hare lorsqu’il se propose d’empêcher la compétition du pouvoir et d’annuler la puissance des grands partis organisés. Qu’un théoricien élevé à l’ombre de la centralisation française et nourri des idées fausses de l’école du Contrat social prenne en horreur l’organisation des partis et du fond de son cabinet d’étude lui voue une guerre implacable, que naïvement il s’imagine avoir travaillé pour la liberté quand il a réduit les citoyens à l’isolement et à l’impuissance, cette erreur est pardonnable dans un pays où malheureusement les mots passent avant les choses ; mais un Anglais, élevé au milieu des agitations de la vie publique, ne devrait pas ignorer que la compétition du pouvoir est la condition nécessaire du jeu des institutions représentatives, et, pour ainsi parler, l’âme elle-même de la liberté. On peut en dire ce qu’un grand orateur disait naguère de la liberté de la presse : « elle ne fait pas l’opinion publique, mais elle fait qu’il y en a une. » Elle l’empêche de s’endormir et de rester stagnante, elle conserve l’unité et elle entretient la vie dans les membres de ce grand corps flottant et dispersé. C’est elle qui, en stimulant tous les jours les convictions des citoyens, oblige la conscience publique à s’interroger, à se connaître, à se rendre compte de ce qu’elle pense et de ce qu’elle veut ; c’est elle qui leur enseigne à sortir de leur faiblesse individuelle et à trouver dans l’association de leurs intérêts communs la force qui leur manque isolément. Ces rapprochemens mêmes des opinions hostiles rassemblées sous la même bannière contre un ennemi commun, ces mutuelles concessions qu’elles doivent se faire pour rester unies, ce sacrifice raisonnable de leurs prédilections particulières à une nécessité d’un ordre supérieur, cette discipline qu’elles subissent afin d’arriver plus vite au but qu’elles se proposent, ce sont là autant de garanties sérieuses pour l’exercice pacifique et régulier de la liberté. Sous une apparence de désordre et de guerre civile, l’organisation des partis et les luttes permanentes qu’ils se livrent sont encore le meilleur moyen d’assurer à un pays libre la sécurité, l’union et la paix. S’imagine-t-on par hasard que la bonne harmonie serait plus grande dans les assemblées souveraines, si les représentans de chacune des opinions qui se combattent dans le pays y arrivaient la tête haute, résolus à ne rien céder de leurs convictions personnelles et à ne rien abdiquer des prétentions de leur parti ? C’est alors que le gouvernement représentatif serait regardé avec justice comme un état d’anarchie et d’impuissance. Tandis que le pouvoir s’épuiserait dans des troubles stériles, le peuple apprendrait à mépriser ses institutions et à négliger ses affaires. Le gouvernement représentatif manquerait à son objet même ; ce ne serait plus qu’une vaine apparence qu’il vaudrait autant supprimer.

Gardons-nous donc de proscrire ces luttes de partis et d’influences dont le mouvement salutaire fait la force et la grandeur des pays libres. Il est fort beau assurément de rêver à quelque Salente parlementaire où le peuple saurait exercer ses droits sans violence, et où les opinions les plus diverses pourraient s’accorder sans discussion ; en pratique, cet idéal admirable ne serait pas autre chose que l’universelle indifférence et l’asservissement universel. Partout où il existe un corps électoral et une nation qui se gouverne elle-même, vouloir la calmer et l’endormir, c’est vouloir annuler sa puissance. Partout au contraire où les institutions et les mœurs maintiennent l’activité de ces luttes bienfaisantes, de grandes fautes peuvent être commises, mais elles ne sont pas irréparables, et l’avenir n’est jamais perdu. Ce n’est ni à l’affaiblissement des influences locales ni à la désorganisation des grands partis politiques qu’il faut demander la protection que les minorités réclament. Peut-être pourrons-nous la demander au système du vote plural ou cumulatif.

L’idée de ce système n’est pas nouvelle ; elle consiste, comme son nom même l’indique, à donner à certaines personnes deux, trois ou plusieurs votes, et à proportionner le pouvoir politique à l’importance ou à la capacité de chacun. C’est ce qui se faisait dans l’ancienne Rome, alors que les quatre-vingt-dix-huit centuries de la classe patricienne valaient plus à elles toutes seules que les cinq autres classes réunies, tandis que la classe des prolétaires, refoulée tout entière dans la dernière centurie, n’avait plus dans les élections qu’une influence illusoire. C’est ce qui existe aujourd’hui même en Angleterre dans les élections des vestries ou conseils de paroisses, des poor law guardians et de certains corps municipaux où le nombre des suffrages dont chacun dispose se mesure à l’importance de sa contribution pécuniaire. La même chose se passe, quoique dans une moindre mesure, aux élections du parlement. On sait que les universités jouissent d’une représentation particulière sans que leurs membres soient pourtant exclus du droit de suffrage qu’ils peuvent exercer ailleurs en qualité de simples citoyens. De même certains propriétaires inscrits à divers titres dans plusieurs collèges peuvent voter plusieurs fois en se transportant de l’un à l’autre. Tel est le principe qu’il s’agit de régulariser et d’étendre sans blesser les doctrines de l’égalité moderne.

On ne veut en faire, bien entendu, qu’une application fort restreinte. M. Mill, qui voit dans l’intelligence le fondement même du droit de suffrage, ne réclame le bénéfice du vote cumulatif qu’en faveur de certaines personnes d’une capacité ou d’une éducation supérieure. Il incline à penser que non-seulement le privilège des universités doit être maintenu, mais qu’il faudrait en constituer de semblables au profit de tous les corps scientifiques, et peut-être même conférer directement un double ou triple vote à tous ceux dont la position démontre suffisamment les lumières. Il ne serait même pas éloigné de faire subir aux électeurs qui seraient désireux de monter en gracie une série d’examens conférant des diplômes et des degrés divers. Son vif instinct démocratique ne l’empêche pas de repousser les conséquences choquantes d’une égalité trop absolue. Son bon sens n’admet pas que le suffrage du chef d’une grande industrie pèse exactement du même poids que celui du moindre de ses apprentis, qu’un avocat distingué ou un homme politique vieilli dans les affaires n’exerce pas une plus grande influence qu’un valet d’écurie ou un piqueur de bœufs ; mais il réserve à la seule intelligence tout le bénéfice de la pluralité des votes. Quant à la richesse, il ne consent à l’admettre à la participation de ce privilège que parce qu’elle est en général une présomption d’intelligence et un signe de capacité.

Il ne faudrait pas s’arrêter en si beau chemin. Quand une fois on est entré dans cette voie, on doit la parcourir jusqu’au bout. Puisqu’en ce moment nous faisons de la théorie pure, au moins faut-il que cette théorie soit rigoureuse et irréprochable. Il faut que le principe qui nous guide soit évidemment conforme à l’idéal. Or l’idéal d’un système de suffrage (s’il est permis d’accoupler des mots qui hurlent de se trouver ensemble), l’idéal d’un système de représentation parfaite n’est ni la démocratie pure, ni le gouvernement de l’intelligence, ni le suffrage restreint d’aucune espèce, ni même le suffrage universel ; c’est la forme de représentation où chacune des existences et chacune des forces sociales obtiendrait une part de pouvoir exactement proportionnelle à sa valeur. Le droit de suffrage universel et égal pour tous peut être une nécessité politique ou une convenance sociale, — nous verrons même plus loin qu’il n’offre pas dans la pratique tous les inconvéniens et tous les dangers qu’on lui prête ; — mais il est évident qu’en théorie pure ce n’est pas précisément l’équité parfaite. L’égale répartition du pouvoir n’est pas moins contraire à la véritable égalité, c’est-à-dire à la justice, que l’égale répartition des biens et des jouissances sans égard au mérite et aux services rendus. Nous n’avons pas besoin de répéter que la nature ne nous a pas tous coulés dans le même moule et ne nous a pas tous fait passer sous le même niveau ; elle a établi entre nous des différences de force, d’intelligence, de volonté, de caractère, et la société confirme ces inégalités naturelles en y attachant certains privilèges. Tout a été dit sur la distinction bien connue de l’égalité matérielle, qui dans l’ordre de la nature serait l’injustice même, et de l’égalité morale, qui est l’expression même de la justice. C’est sur ce principe de la justice distributive que doit se faire la répartition du pouvoir politique, comme celle des charges nationales imposées à chaque citoyen. De même qu’une proportionnalité rigoureuse entre les charges et les fortunes serait la seule base équitable d’un impôt idéal, de même le suffrage universel et égal pour tous doit être considéré, en théorie pure, comme une injustice analogue à celle de l’impôt progressif. Il importe assurément que tous les citoyens soient représentés, mais tous-ne peuvent pas l’être et ne doivent pas l’être également. L’homme ignorant et illettré qui pense rarement aux affaires publiques, si même il a le temps d’y penser jamais., ne doit pas occuper dans l’état la même place que l’homme éclairé qui en fait son étude et sa préoccupation de tous les jours. Le pauvre, qui ne fournit à l’état qu’une somme insignifiante, et qui n’a presque rien à conserver ni à perdre, ne peut ni ne doit avoir une importance politique égale à celle du riche fabricant dont l’industrie nourrit toute une ville, du grand banquier dont la signature est dans toutes les mains, ou de l’opulent propriétaire qui paie assez, d’impôts pour défrayer le budget d’un canton. Ceci d’ailleurs n’est qu’une conséquence du principe que nous avons établi plus haut. Chacun, disions-nous, a droit à une part de représentation en. tant qu’il a une part d’intérêt engagée dans la gestion des affaires publiques. N’en ressort-il pas avec évidence que cette part de représentation doit être en bonne justice proportionnée rigoureusement à l’importance de cet intérêt ?

C’est ce qu’a fort bien compris M. James Lorimer dans son ouvrage intitulé le Constitutionnalisme de l’avenir. Ce livre en effet contient la formule la plus équitable et la plus complète de la théorie du droit de suffrage. M. Lorimer n’est point un de ces réformateurs intrépides qui se flattent de pouvoir corriger l’œuvre divine et refondre la nature à leur image. C’est à ses yeux une entreprise chimérique et folle, comme celle de l’homme qui, au lieu de tailler son habit à sa mesure, essaierait de refaire sa taille à la mesure de son habit. La meilleure organisation politique doit être calquée sur le plan de la nature ; un système représentatif irréprochable serait celui qui, pour ainsi dire, « photographierait la société. » Le problème consiste à trouver, comme on dit en métaphysique, l’expression adéquate « de tous les pouvoirs de la société tels qu’ils existent, et non pas à les rapprocher d’un modèle de justice imaginaire ou véritable. » Il faut, comme le dit M. Lorimer dans son langage abstrait et concis, considérer la société « dynamiquement et non numériquement, » c’est-à-dire voir en elle une association de forces individuelles de valeur inégale, et non pas un troupeau qu’on évalue par tête. Pour organiser la société d’après cette idée, il faudrait la diviser en classes, comme dans les institutions de Servius Tullius, avec cette différence pourtant que la richesse ne serait pas le seul élément du pouvoir, et que la science, l’intelligence, la position, les services rendus, l’âge, le caractère, la moralité, l’expérience, tout ce qui peut enfin contribuer à l’importance et à la valeur d’un homme devrait servir à déterminer la mesure du droit de chacun. Ce système est fort séduisant tant qu’on demeure dans les régions de la science idéale et de la pure justice ; quand on veut le mettre en pratique, il présente des difficultés au moins aussi grandes que la théorie de M. Hare. M. Lorimer en effet ne veut pas qu’on établisse, comme autrefois à Rome, des classes proprement dites, enfermées dans leurs frontières, et jouissant chacune d’une influence déterminée dans l’état. Une pareille institution blesserait à la fois et l’équité philosophique, qui jusqu’à présent nous a servi de guide, et le vif sentiment d’égalité dont sont animées les nations modernes. C’est donc à chaque citoyen qu’il faudra mesurer individuellement la part de pouvoir qui doit lui revenir, et cette part variera sans cesse dans le cours de sa vie, avec son âge, avec sa fortune, avec les connaissances nouvelles qu’il peut acquérir. Le principe de la proportionnalité des suffrages nous fait une loi de cette variété même. Nous voilà réduits, sous peine d’inconséquence et d’injustice, à calculer et à chiffrer exactement l’importance politique de chaque créature humaine. M. Lorimer imagine pour cela une méthode ingénieuse et vraiment moins compliquée qu’on ne pourrait le croire ; il suffirait d’une simple addition pour estimer en nombres ronds tous les élémens reconnus du droit politique et obtenir la somme des voix dont chaque électeur dispose ; mais, à supposer même que cette arithmétique savante fût d’un usage facile, quelles seront les règles qui détermineront la valeur respective de chacun de ces élémens primitifs ? Sera-t-il possible d’estimer avec précision, sinon les revenus ou le salaire, du moins l’intelligence, la considération, la moralité de chacun ? Ces évaluations seront arbitraires et ne pourront nous fournir tout au mieux que des résultats par à peu près. Or c’est la haine des à peu près, c’est l’amour d’une précision rigoureuse qui nous a jetés dans le dédale où nous nous perdons. Le système de M. Lorimer se condamne lui-même, s’il ne nous donne pas ce qu’il nous a promis.

Quelle sera d’ailleurs la limite précise où s’évanouira le droit de suffrage ? Il faut bien pourtant qu’il ait une limite. Persisterons-nous à écarter les enfans, les aliénés, surtout les femmes ? On pourra bien démontrer, quant à ces dernières, qu’elles ne doivent point avoir des droits aussi étendus que les nôtres ; mais ces droits sont de la même nature, et il est impossible d’admettre qu’ils ne soient pas aussi absolus. En théorie, rien n’est plus injuste que de refuser le droit de suffrage aux femmes, rien n’offense plus le principe sublime de l’égalité de toutes les créatures humaines. C’est à quoi beaucoup de nos grands démocrates n’ont pas encore assez réfléchi. Lors même qu’on s’attache à la doctrine équitable de la proportionnalité des suffrages, la question du droit des femmes n’en devient que plus épineuse et plus délicate. On est conduit à se demander jusqu’à quel point la subordination naturelle ou l’indépendance qu’elles ont le droit d’obtenir nous permet ou nous ordonne de leur assigner dans l’état une station plus humble que la nôtre ou de les élever à notre niveau. M. Mill, avec sa hardiesse accoutumée, n’eût pas hésité à trancher le problème. M. Lorimer, malgré son exactitude scrupuleuse, ne paraît pas même y avoir songé. Peut-être est-il d’avis que le rôle naturel des femmes est non pas de vociférer dans les carrefours ou de déclamer dans les assemblées, mais de filer au coin du foyer domestique et d’élever honnêtement leur famille ; peut-être s’imagine-t-il que leur vertu, leur dignité même, exigent qu’elles restent étrangères aux intrigues de la vie publique : ce sont là des raisons qui n’ont rien à faire avec la théorie du droit absolu. Cette exception, imposée par la morale et par le sens commun, est comme la paille secrète qui fait éclater le fer le plus solide et le plus pur : elle suffit pour réduire à néant toute cette doctrine pourtant si logique et si bien conçue. Nous voyons par là combien il est imprudent de demander à des institutions même imaginaires l’application rigoureuse de tous les principes du droit idéal.


II

Nous voilà donc revenus du pays des abstractions. De ce long pèlerinage à travers la steppe aride de la métaphysique électorale, nous rapportons au moins une vérité certaine : c’est que la perfection n’est pas de ce monde, et qu’il faut en prendre franchement notre parti. Nous ne devons jamais perdre de vue les grandes idées de justice qui dominent les institutions libres et qui sont l’âme de nos droits ; mais il ne faut pas oublier qu’en politique, comme en morale, ce sont les œuvres qui sauvent encore plus que la foi. Les divers systèmes de suffrage inventés depuis que le monde existe doivent être jugés par les résultats qu’ils ont produits plutôt que par les principes d’où ils découlent : il y en a qui réussissent malgré de grands défauts théoriques, il y en a d’autres qui échouent en dépit de mille perfections. N’exigeons donc que ce qui est possible et tâchons d’être moins ambitieux.

« Le but du gouvernement représentatif, dit M. Guizot, est de mettre publiquement en présence et aux prises les grands intérêts, les opinions diverses qui se partagent la société et s’en disputent l’empire. » Ces simples paroles contiennent plus de véritable esprit démocratique que toutes les subtilités à la mode chez les panégyristes attitrés de la démocratie. La démocratie ne peut pas crier à l’oppression quand toutes les classes sont représentées d’une manière à peu près équitable, et que toutes les doctrines trouvent dans le parlement un nombre suffisant de défenseurs. C’est là le point essentiel du gouvernement représentatif, et si tous les citoyens appelés à l’exercice du droit de suffrage sont capables et éclairés, si en outre la vie politique est activement entretenue dans le pays par une liberté large et franche, tous les intérêts légitimes doivent se déclarer satisfaits, et les conservateurs comme les démocrates n’ont rien de plus à exiger.

Mais y a-t-il donc une forme de suffrage qui réalise ces conditions d’une manière parfaite et toujours certaine ? N’en déplaise à nos alchimistes politiques, cette pierre philosophale, cette panacée universelle ne saurait exister nulle part. S’il est funeste de regarder les institutions humaines comme le produit d’une fatalité supérieure et de les subir aveuglément sans chercher à les corriger, il ne faut pas non plus les regarder comme un mécanisme qu’on peut porter d’un pays à l’autre, ni s’imaginer qu’il suffise de changer le texte des lois pour transformer la société. Après l’erreur qui consiste à tout abandonner à la destinée, il n’en est pas de plus dangereuse que celle qui considère les lois politiques comme de pures créations du législateur, et qui se figure naïvement que, si la machine à gouverner nous paraît mauvaise, rien n’est plus facile que de fabriquer une machine meilleure. M. Stuart Mill a ingénieusement défini la part de la nécessité historique ou morale et celle de la raison et de la science en comparant les institutions politiques à une roue de moulin qui ne saurait tourner sans l’assistance du vent ou du cours d’eau qui la fait mouvoir. Ce serait une insigne folie que de vouloir établir un moulin à eau sur une montagne ou un moulin à vent dans une vallée. De même il n’y a pas de système électoral qui puisse s’appliquer indifféremment et avec un égal succès à la Chine ou à la France, à la Prusse ou au royaume de Dahomey. La démocratie américaine ne conviendrait pas à l’Angleterre, ni l’aristocratie anglaise à l’Amérique ; chacune cependant paraît fort bien accommodée au pays où elle règne, toutes deux se vantent avec raison d’assurer à deux grandes nations la jouissance des mêmes libertés. La vérité, c’est que le régime électoral tient à la constitution même de la société ; il doit se modifier comme la société elle-même, lentement et par degrés. Toute innovation trop rapide est un apprentissage difficile, une expérience périlleuse où la liberté est exposée à périr. Le meilleur musicien hésite et se trompe quand on lui met dans les mains un instrument nouveau. Le peuple le mieux accoutumé à la pratique des institutions représentatives, quand on le fait passer trop brusquement à la démocratie pure, peut tomber dans de grandes folies, dans de grandes violences ou dans de grandes lâchetés. Le meilleur système de suffrage est celui qu’on a, pourvu qu’on sache en tirer parti. Quand il est entré par une longue habitude dans le caractère et dans les mœurs, quand il assure la liberté, la sécurité et le gouvernement sincère de l’opinion publique, quand surtout les classes établies au pouvoir ont la sagesse de modifier à propos les institutions électorales et de les ouvrir aux classes populaires à mesure que celles-ci s’élèvent au sentiment de leurs droits, alors ces institutions doivent être ménagées avec soin, comme une sorte d’héritage national et comme une part essentielle des libertés du pays. Autant il est sage et patriotique de travailler sans cesse à les améliorer en les adaptant au progrès de la société moderne, autant il est coupable et funeste, soit de les précipiter dans des réformes hâtives, soit de les renverser de fond en comble pour en établir de meilleures. Il ne faut pas les traiter avec ce respect superstitieux qui s’obstine à refuser toute réforme et à mettre au défi l’opinion publique ; mais il ne faut pas non plus devancer les besoins ou les désirs du peuple en jetant dans les mains de la multitude un pouvoir qu’elle n’a pas demandé.

C’est à se maintenir dans cette juste mesure que les Anglais paraissent avoir assez bien réussi jusqu’à présent. Leur système électoral, qu’on ose à peine appeler de ce nom, tant il y a peu d’esprit de système dans les différentes institutions qui sont venues régler à de longs intervalles l’exercice de leur gouvernement représentatif, est justement à l’antipode de ces idées régulières que l’obéissance monarchique et la centralisation révolutionnaire ont inoculées à l’esprit français, déjà trop bien disposé par lui-même à les accueillir. Le système électoral anglais n’a rien de cette symétrie et de cette uniformité sublimes dont nous avons tous plus ou moins contracté l’amour à la vue de notre France nivelée et labourée dans tous les sens par les révolutions. Nous sommes tellement accoutumés à ne voir autour de nous que des institutions bien alignées et des administrations taillées au cordeau, que nous en sommes venus à croire que la symétrie est l’essence même de la justice, et l’arithmétique le fondement de la société. Le système anglais au contraire repose tout entier sur les faits, les uns naturels, les autres historiques, ceux-ci dérivés de la coutume et empruntant leur force à la tradition, ceux-là octroyés par un privilège ou arrachés au despotisme par quelque victoire de la liberté. Le Français le moins fanatique, du moment qu’il se reconnaît pour un descendant de 89, a grand’peine à pardonner à la liberté anglaise son origine aristocratique et féodale. Il se sent presque révolté quand il aperçoit dans le système anglais ces anomalies et ces irrégularités locales qui lui rappellent un temps barbare dont il n’a gardé que d’odieux souvenirs. Il se demande pourquoi ces différences entre les élections des comtés et les élections des villes, pourquoi ces inégalités entre les collèges, pourquoi ces disproportions choquantes entre le nombre des électeurs et le nombre des députés, pourquoi enfin ces chartes spéciales qui établissent pour certains corps une représentation particulière, et leur accordent au sein de la nation une existence indépendante et privilégiée ? Il lui parait scandaleux que le droit électoral varie suivant les lieux et les personnes ; qu’ici le suffrage soit démocratique et livré aux passions populaires, et que là-bas on le réserve soit à la propriété territoriale, soit à ses cliens les plus riches ; que dans telle cité populeuse il faille 10,000 électeurs pour faire un député, tandis que dans certains bourgs pourris sans habitans il suffira de quelques hommes tout dévoués d’avance au riche landlord dont ils cultivent les terres ou dont ils occupent les maisons. Cette variété singulière est aux yeux d’un Français le comble de l’injustice et de l’absurdité. Il s’étonne qu’au milieu de ce chaos la liberté puisse fleurir, le pays rester calme, et qu’en dépit de sa détestable origine la représentation nationale ne se montre pas indigne du grand rôle qu’elle joue.

Hâtons-nous de dire que l’ancien système électoral de l’Angleterre avait en effet des débuts graves, auxquels la réforme parlementaire de 1832 avait apporté un premier remède, et que le nouveau bill de l’année dernière vient de faire disparaître presque entièrement. L’influence exagérée de l’aristocratie avait besoin d’être contenue dans de plus justes bornes ; cette influence prépondérante devait être remplacée par celle des classes moyennes et populaires, dont l’importance croissait tous les jours. A la faveur de cette répartition trop inégale des droits électoraux, le pouvoir royal ou ministériel pouvait acheter une majorité factice en s’attachant par des dons ou par des promesses l’oligarchie territoriale, qui tenait dans ses mains une partie de la chambre. Enfin le penchant du siècle, et le tour scientifique de l’esprit moderne exigeaient qu’on soumît ces irrégularités mêmes à des principes constans qui en fissent mieux voir la sagesse. Toutefois ni la réforme de 1832 ni même celle de 1867 n’ont eu pour objet d’établir en Angleterre l’idéal de l’uniformité française ; elles ont maintenu soigneusement cette variété de représentation et de suffrage qui fait de la chambre des communes d’Angleterre l’assemblée la plus admirable et la plus complète que le monde ait jamais eue.

La composition variée de la chambre des communes est considérée par les Anglais comme la cause principale de la sagesse et de la durée de leur gouvernement parlementaire. Comme dans l’histoire d’Angleterre, où la cause de l’aristocratie libérale et celle de la bourgeoisie et du peuple n’ont jamais été séparées l’une de l’autre, les représentans des classes élevées se rencontrent chaque jour dans la chambre avec les délégués des classes populaires, et ils apprennent tous ensemble à vouloir et à sentir en commun. Une assemblée tout aristocratique serait fatalement exposée à s’isoler au sein du pays et à séparer ses intérêts de ceux de la nation. Une assemblée toute démocratique serait à la fois moins libérale, moins indépendante et moins éclairée. Elle serait le jouet des agitations populaires et l’instrument servile de cette grossière souveraineté du nombre, qui, comme le remarque ingénieusement M. Mill, n’est qu’un autre nom plus séduisant pour désigner la force. Poussée malgré ses désirs par une majorité implacable et menaçante, elle pencherait tout entière d’un seul côté, et elle ferait du gouvernement représentatif tel qu’on le pratique en Angleterre une espèce de tyrannie non moins redoutable que celle du gouvernement absolu, Tel est le danger que lord Grey lui-même, le fils de l’heureux auteur du bill de 1832, signalait aux législateurs dans son dernier livre sur la réforme électorale. Il leur conseillait de se souvenir que les influences aristocratiques sont dans une certaine mesure favorables aux progrès de la démocratie. C’est la résistance de l’aristocratie aux reformes nouvelles qui les amène à ce degré de maturité parfaite où elles s’imposent à l’aristocratie elle-même par l’ascendant souverain de l’opinion publique. Cette espèce d’épreuve est nécessaire à leur succès et à leur durée. Grâce au frein salutaire d’une aristocratie libérale et sage, la démocratie anglaise ne risque pas de prendre ses caprices passagers pour des aspirations éternelles et ses velléités mal définies pour des besoins déjà formés. Ses conquêtes sont aussi durables qu’elles sont lentes à obtenir : on ne les voit pas dès le lendemain succomber honteusement à des réactions toutes pareilles aux violences mêmes d’où elles sont sorties.

Le fait est que le système anglais, malgré ses irrégularités et ses inconséquences, ou plutôt à cause de ces irrégularités mêmes, est en définitive celui qui se rapproche le plus de notre idéal. La grande diversité du suffrage, pourvu qu’elle soit habilement ménagée, nous paraît la seule manière praticable d’introduire dans les institutions électorales cette équité approximative dont il faut bien nous contenter désormais, puisque nous avons dû renoncer à la proportionnalité rigoureuse qui serait seule conforme à la justice pure. Quels que soient d’ailleurs les inconvéniens qu’on y trouve, on est forcé de reconnaître que la diversité du suffrage est un moyen efficace de garantir l’indépendance des minorités et d’assurer à chacune des classes et à chacun des intérêts sociaux cette représentation proportionnelle qui doit être l’objet de nos désirs. S’il n’y avait aucune différence entre les élections des bourgs et les élections des comtés, si le mode du suffrage était partout le même d’un bout du pays à l’autre, les intérêts des classes populaires, comme ceux de la propriété territoriale, ne seraient pas aussi bien représentés dans le parlement ; la chambre des communes ne serait pas ce qu’elle doit être, l’image complète et fidèle du pays. La séparation des campagnes et des villes dans l’exercice du droit électoral n’est pas seulement justifiée par la diversité naturelle de leurs sentimens et de leurs intérêts ; elle est rendue nécessaire par la différence de leurs mœurs politiques. Il faut que les représentans conservateurs des campagnes tempèrent la vivacité des représentans des villes, et qu’à leur tour les élections démocratiques des grandes villes corrigent les résultats trop paisibles des élections rurales ; mais il ne faut pas qu’on essaie d’imposer a ces intérêts différens une confusion artificielle qui les neutralise et les étouffe. La représentation spéciale des grandes universités anglaises procure à l’intelligence une part d’influence bien légitime et qu’aucun homme sensé ne lui conteste. Il n’y a pas jusqu’aux bourgs pourris eux-mêmes, jusqu’à ces abus de l’ancien régime, condamnés depuis 1832 et frappés de mort par la nouvelle réforme, qui n’aient pratiquement de grands avantages, et qui ne puissent concourir à donner une variété plus grande à la représentation du pays. Il est remarquable en effet que la plupart des hommes qui ont illustré les assemblées anglaises y sont entrés non par la grande porte des élections populaires, mais par la porte dérobée des bourgs pourris, grâce à la protection de quelque grand seigneur éclairé qui avait reconnu leur mérite. Ces glorieux parvenus qu’on appelle Burke, Sheridan, Canning, M. Lowe, et que l’aristocratie anglaise devait reconnaître un jour pour ses chefs, seraient peut-être restés inconnus toute leur vie, si l’institution des dlose-boroughs n’avait permis à la naissance et à la fortune d’associer à leurs privilèges cette noblesse naturelle du génie. C’était comme un sentier de traverse ouvert à la jeunesse, au talent pauvre et obscur, trop faible encore pour affronter les grands chemins de la popularité. Les bourgs pourris ont disparu parce qu’on ne pouvait plus les défendre ; personne ne songe en Angleterre à les faire revivre, mais beaucoup de gens se demandent ce qu’on pourra mettre à la place.

Enfin la représentation nationale est assise en Angleterre sur le solide fondement des réalités. Les collèges électoraux d’où elle est sortie ne sont pas des collections de chiffres, des groupes arbitraires et mobiles qu’aucun lien commun n’a réunis, qu’aucun sentiment commun ne peut animer ; ce sont des corps établis, qui ont une forme permanente et une existence individuelle. Chaque député est le représentant d’une puissance locale et distincte à laquelle il doit rendre compte de ses actes, à laquelle il doit soumettre ses opinions. L’organisation des collèges est fixée par la loi, elle fait partie du système électoral lui-même, elle est considérée comme une de ces institutions fondamentales qui ne doivent dépendre ni du caprice d’un ministre ni de l’intérêt passager d’une élection. On ne voit pas en Angleterre les candidats qui soutiennent la politique ministérielle se prévaloir de leur influence pour bouleverser tous les usages et composer eux-mêmes à leur gré le collège qui doit les nommer. On ne voit pas le gouvernement s’amuser tous les cinq ans à remanier les circonscriptions électorales, comme les pièces d’un jeu de patience, pour découvrir la combinaison la plus favorable aux intérêts du pouvoir ; quand par hasard il croit nécessaire de toucher à la règle établie, il s’adresse à ceux mêmes qui l’ont faite. Voilà ce que l’on gagne en pratique à faire du droit de suffrage un privilège positif au lieu d’un droit idéal, abstrait et vague. C’est là du moins un avantage dont notre propre expérience a dû nous enseigner la valeur. Quel est celui de nos démocrates qui s’imagine sincèrement que l’esprit du peuple anglais fût mieux représenté dans le parlement, si la population tout entière, admise sans restriction au droit de suffrage, était en revanche divisée par tranches anonymes et arbitraires, comme un morceau de terrain ou une pièce d’étoffe, sans autre loi que le nombre des têtes et la fantaisie du gouvernement ? Quel est le démocrate libéral et sincère qui, s’il descendait au fond de sa conscience, n’échangeât volontiers la plate uniformité dont nous jouissons contre le système électoral anglais, avec ses restrictions, ses irrégularités, ses inconséquences, mais avec toutes les garanties qui en défendent l’usage et toutes les libertés qui en doublent le prix ?

N’hésitons pas d’ailleurs à le reconnaître, la souveraineté nationale ne réside pas tout entière dans l’exercice du droit de suffrage. La question de savoir si le droit électoral aura des limites ou si tous les citoyens seront appelés à l’exercer de leurs propres mains a sans doute une grande importance au point de vue des doctrines ; mais l’intérêt en est médiocre pour la pratique de la liberté. Il est des pays fortunés où la plus admirable égalité règne, et qui, malgré le droit de suffrage, ne sont pas leurs propres maîtres ; il en est d’autres où le droit de voter est réservé encore au petit nombre, et dont on peut dire néanmoins que c’est le peuple entier qui gouverne. Le citoyen d’un pays libre a bien d’autres manières de faire sentir son influence dans les affaires que d’aller jeter un morceau de papier dans une urne ou même de prononcer à haute voix le nom du candidat qu’il choisit. Si la vie politique devait toujours être bornée à l’accomplissement de ces formalités machinales, ce ne serait pas la peine de la conserver ; autant dire que l’on ne doit aller à l’église que pour prendre de l’eau bénite, et que la religion ne doit nous apprendre qu’à marmotter des prières et à faire des signes de croix. Pour toute religion sérieuse, les pratiques extérieures ne sont que le signe et l’occasion du culte intérieur de l’âme. De même, dans les pays où la liberté politique est autre chose qu’une parodie, l’exercice du droit électoral n’est que l’occasion et le signe visible d’une souveraineté morale et invisible à laquelle tout obéit. Il y a dans les pays libres une puissance supérieure de qui relèvent toutes les autres, et qui se fait sentir en dehors de toutes les formes établies par les lois. Cette puissance à laquelle rien ne résiste et dont le corps électoral, restreint ou illimité, n’est pour ainsi dire que la délégation permanente, tout le monde l’a déjà nommée, c’est l’opinion publique. Mieux vaut certainement une liberté protégée par la puissance de l’opinion publique qu’une liberté garantie par les plus savantes combinaisons législatives. Sans la domination de l’opinion publique, la démocratie elle-même n’est qu’un contre-sens et un mensonge. Partout au contraire où l’opinion est souveraine, les institutions électorales fussent-elles très exclusives et très favorables au règne absolu de l’aristocratie, c’est en réalité la démocratie qui règne et à qui reste le dernier mot.

À ce compte, l’Angleterre est un pays cent fois plus démocratique que la France. Il n’y en a pas où le règne de l’opinion soit plus général et plus absolu. L’ouvrier anglais qui n’a pas le droit de voter possède en réalité de plus grands pouvoirs politiques que l’électeur français, qui, après deux jours, quinze jours peut-être d’une souveraineté souvent bien vaine, s’évanouit tout à coup de la scène politique et rentre pour six ans dans sa maison. Dans un pays où règnent incessamment la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté d’association sans limites, toutes ces libertés enfin qui tiennent l’opinion populaire en éveil et qui sont indispensables à la pratique du gouvernement représentatif, la vie publique offre à quiconque veut s’en servir des ressources innombrables et cent fois plus grandes que celles de la politique officielle. L’homme actif, énergique, intelligent, convaincu, ambitieux du bien de son pays plus que de sa gloire personnelle, en quelque position que le sort l’ait placé, jouit bientôt d’une influence égale à son mérite. C’est à ce point que chez les nations livrées à la démocratie pure on voit des hommes supérieurs qui aiment mieux rester dans les coulisses du théâtre, d’où ils préparent le spectacle et dirigent les acteurs, que de paraître eux-mêmes sur la scène. où ils ne seraient plus que les marionnettes des partis qui les auraient élus. Tel est le rôle de l’opinion publique dans tous les gouvernemens vraiment libres ; lors même qu’elle n’est pas une puissance officielle et qu’elle n’a pas le droit de porter la main sur les affaires du pays, il lui suffit de parler pour être écoutée, d’être entendue pour être obéie, car le gouvernement qui fermerait l’oreille à cette voix puissante sait de quel prix il paierait sa téméraire obstination. Si une classe nombreuse de citoyens se croit opprimée, méconnue, lésée dans son droit, elle n’a pas de peine à se faire rendre justice par celle qui détient nominalement le pouvoir. En Angleterre, jusqu’à la dernière réforme électorale, les classes populaires n’étaient pas admises dans l’édifice officiel du gouvernement, elles n’envoyaient pas de députés à la chambre des communes, et l’on affectait de les regarder comme des mineures dont l’émancipation ne pouvait être prochaine. Ce sont pourtant les classes populaires qui ont voulu et qui ont accompli la réforme, qui ont imposé leur volonté souveraine au parlement qu’elles n’avaient point élu. Elles ont fait la réforme de 1867, comme autrefois les classes moyennes firent la réforme de 1832, comme plus tard se feront les réformes nouvelles que le progrès de la société rendra nécessaires, sans secousses, sans efforts, sans révolutions, par la seule influence d’une volonté persévérante et sage, par la seule contrainte morale de la justice et de la raison.

On sait d’ailleurs quels sont les traits principaux de la dernière réforme. Bien qu’elle fasse encore reposer le droit de suffrage sur la quotité du revenu ou de l’impôt payé par chaque citoyen, elle abaisse tellement le cens électoral qu’elle le met pour ainsi dire à la portée de tout le monde. Dans les bourgs, tous les householders ou habitans d’une maison qui paient la taxe des pauvres directement ou indirectement à raison de la maison qu’ils occupent, tous les lodgers ou locataires partiels qui paient un loyer d’au moins 10 livres, jouiront dorénavant du droit électoral. Dans les comtés, aux freeholders ou francs-tenanciers qui ont un revenu de 40 shillings, aux copyholders qui ont au moins 5 livres sterling de rente, viennent se joindre à présent tous ceux qui contribuent à la taxe des pauvres à raison d’un revenu de 12 livres sterling. Les bourgs qui n’ont pas 10,000 habitans perdent le droit de nommer un député. Nous croyons que ces diverses réformes répondent amplement aux besoins actuels ; elles n’impliquent ni la condamnation des anciennes lois, ni l’inauguration d’une doctrine nouvelle éclose des rêveries d’un philosophe ou des passions exclusives d’un parti. La seule prétention de leurs auteurs est de mettre le système électoral en harmonie avec l’état présent de la société. Quand plus tard de nouveaux progrès deviendront nécessaires, les classes éclairées aux mains de qui le pouvoir réside sauront, comme elles l’ont toujours fait, céder aux légitimes réclamations du peuple, La démocratie pénétrera de plus en plus dans la constitution d’Angleterre sans la bouleverser ni la détruire, et la nation tout entière s’élèvera naturellement au pouvoir politique à mesure qu’elle saura mieux en comprendre l’usage et en souhaiter la possession.

Telle est en effet la seule règle pratique qu’on puisse appliquer à l’extension du droit de suffrage dans les pays où ne règne pas encore la religion du vote universel. Si, comme nous l’avons vu plus haut, le droit idéal existe de toute éternité et appartient sans exception à tout le monde, le droit réel et positif ne commence qu’avec la faculté et la volonté d’en faire usage. On ne doit pas refuser le droit de suffrage à une classe de citoyens qui insiste longuement pour l’obtenir. Si l’on admet que toute nation doive être divisée, comme toute famille, en mineurs et en majeurs, en cadets et en aînés, ce n’en est pas moins un devoir, pour ceux qui exercent les graves fonctions de chefs de famille, de retirer aux derniers venus leurs lisières dès qu’ils ont la force de marcher tout seuls, et de s’en fier à l’expérience pour les avertir des pièges et des dangers de la route. Dans la famille politique, les frères cadets doivent être émancipés aussitôt qu’ils en éprouvent le besoin et qu’ils en témoignent le désir. Les classes éclairées doivent faire tous leurs efforts pour accélérer cette émancipation graduelle, et elles manquent à leurs premiers devoirs quand elles abusent de l’espèce de tutelle qui leur est confiée pour retarder l’éducation du peuple et prolonger la durée de leur pouvoir ; mais on n’est jamais tenu d’accorder le droit de suffrage aux classes qui ne le demandent pas encore ou qui ne sauraient pas le faire respecter, de serait alors un signe de démence ou un acte de politique perfide, plus opposé aux vrais intérêts de la démocratie qu’aux desseins cachés d’une caste gouvernante ou d’un dictateur ambitieux. Les sourds et les aveugles ont aussi le droit de voir et d’entendre, et, lorsqu’ils ne sont pas incurables, il ne faut rien épargner pour les guérir. Cela ne veut pas dire que l’humanité ou la justice exige que l’on consulte les aveugles sur les couleurs et que l’on demande aux sourds leur opinion sur la musique. Celui qui s’aviserait de faire une pareille folie pourrait bien n’être au fond du cœur qu’un fourbe audacieux qui abuserait de l’infirmité de ces malheureux pour les tromper ou pour tromper les antres. Il en est de même de ces nations arriérées que l’on a tenues systématiquement sous le joug, et qui sont pour ainsi dire sourdes et aveugles aux bienfaits de la liberté. Le droit électoral ne doit pas être jeté en pâture, comme, une satisfaction puérile, aux passions d’une foule ignorante et qui ne saurait même pas s’en servir : il faut la réserver à ceux qui sont capables d’en comprendre les avantages et d’en sentir la dignité. Pour tout dire en un mot, le signe auquel doit se reconnaître la capacité électorale dans un pays libre est la volonté ferme et persévérante de l’acquérir par les voies légales et sans recourir aux moyens violens des révolutions.

C’est une vérité vieille et banale que les révolutions ne fondent rien de durable, parce qu’elles dépassent presque toujours le but que leurs auteurs s’étaient proposé. La puissance de l’opinion, précipitée par ces grands ébranlemens, ne mesure plus les châtimens aux fautes commises, ni les réformes aux besoins véritables. Une révolution commencée contre le pouvoir absolu d’un ministre finit par la chute d’une dynastie royale ; une révolution dirigée d’abord contre la tyrannie des princes aboutit à la tyrannie, des démagogues ; une révolution qui débute au nom de la réforme électorale s’achève au nom du suffrage universel. C’est le secret de ces retours d’opinion qui anéantissent, presque aussitôt les conquêtes violentes de la liberté. Pas plus que le despotisme, la liberté n’échappe à la fatalité de son origine. Autant elle a été prompte à établir, autant elle est facile à renverser : quand elle triomphe par un coup de main, on peut prédire aux peuples qui l’ont appelée qu’elle ne tardera pas à succomber par un coup d’état. On peut être sûr que leur histoire va devenir pour plusieurs années une suite de hasards et de surprises, une désolante alternative entre une liberté déréglée qui les épouvante et un despotisme qui ne leur assure qu’une sécurité menteuse. Alors les peuples s’accoutument, à servir de jouet aux événemens. Ils perdent l’habitude des longs desseins et des grandes espérances pour ne plus songer qu’à la commodité de l’heure présente et à la satisfaction de leurs besoins matériels. Les institutions qu’ils se donnent, ou qu’ils se laissent donner par ceux qui s’emparent de leurs destinées, ne sont plus pour eux qu’un abri provisoire, une tente qu’ils dressent au bord du chemin pour s’y reposer une heure, et qui tombera par terre au premier coup de vent. Les révolutions dépravent trop souvent les nations qu’elles devaient régénérer. Elles les rendent semblables à ces aventuriers mercenaires qui ne reconnaissent plus le drapeau de leur pays, et qui n’ont plus d’autre patrie que le palais du maître qui les paie.

Les Anglais ont une autre manière de conquérir la liberté. Ils savent qu’elle n’est durable que lorsqu’elle a de solides fondemens dans l’histoire, et qu’elle ne reste fidèle qu’à ceux qui l’ont méritée par leur persévérance et leur sagesse. Ils tiennent d’ailleurs à leurs institutions comme à une part de leur existence et de leur honneur national. Ils portent jusque dans leur politique intérieure ce sentiment de la patrie, sans lequel une nation n’est qu’un troupeau de moutons dociles ou une bande de chevaux échappés. Au lieu de jeter à bas tous les vingt ans la maison paternelle et de la reconstruire chaque fois sur un plan nouveau, ils travaillent sans relâche à la réparer, à l’élargir et à l’accommoder aux besoins du jour. Leur constitution ressemble à une vieille forteresse féodale qu’une longue suite de réparations successives a transformée peu à peu en une vaste maison moderne, admirablement appropriée aux mœurs du grand peuple industriel et commerçant qui l’habite. Tous les trente ou quarante ans, ils se remettent à l’œuvre : ils consolident un bastion qui menace ruine, suppriment une aile abandonnée, nettoient un grenier désert et encombré de débris vermoulus, comblent les fossés devenus inutiles, agrandissent les portes devenues trop basses, percent de larges ouvertures dans les épaisses murailles à la place des meurtrières menaçantes du temps passé ; ils savent même au besoin ajouter dès constructions nouvelles aux bâtimens devenus trop étroits pour contenir la foule des nouveau-venus qui s’y pressent ; mais ils se gardent bien de toucher aux fondations mêmes de l’ancien édifice à l’abri duquel a grandi leur liberté. De tous les partis qui s’y disputent aujourd’hui le pouvoir, fût-ce même celui de la démocratie ardente qui a pris les États-Unis pour modèle, aucun ne souhaite une rupture violente avec les traditions de la monarchie. Si les réformes prêchées par l’école radicale viennent un jour à s’accomplir en Angleterre, elles devront emprunter les formes consacrées par l’usage et instituées par la loi. La république elle-même, quand elle viendrait à s’y fonder, ne pourrait être que la fille légitime et l’héritière pacifique de la monarchie. Si jamais la monarchie doit succomber en Angleterre, elle ne sera pas tuée sur les barricades par une insurrection populaire ; elle sera exécutée dans les formes par un vote régulier du parlement, et ce sera le gouvernement du roi qui devra proclamer la condamnation de la royauté.

C’est là du reste un événement que les Anglais ne redoutent guère, au moins dans un prochain avenir. S’il est vrai que la forme républicaine soit destinée à devenir un jour celle de tous les gouvernemens de l’Europe, l’Angleterre, qui de toutes les nations est certainement la mieux préparée à la recevoir, sera en même temps la dernière à la désirer. Les seules personnes qui croient en Angleterre à l’avènement prochain de la république ne sont pas celles qui la veulent, ce sont au contraire celles qui la craignent et qui se font de la démocratie moderne un ridicule objet d’épouvante. Ces esprits chagrins, qui sont partout les mêmes, voient dans la dernière réforme électorale le signe avant-coureur d’une révolution sociale qui jettera leur pays dans les bras de la démagogie ou dans ceux du pouvoir absolu.

Si le danger de la démagogie était sérieux en Angleterre, ce ne serait qu’un argument de plus en faveur de la réforme. Le bon moyen de s’en préserver ne serait pas d’irriter les classes populaires par une résistance maladroite ou par de méprisantes provocations. Il ne faudrait pas alors s’indigner contre elles, si elles pensaient à se faire justice de leurs propres mains. Ces conservateurs obstinés qui repoussent avec horreur toute innovation démocratique sont en même temps les pires ennemis de la tranquillité des états et de la stabilité des trônes. Le nom de conservateurs dont ils se parent n’est pour eux qu’un titre usurpé ; les seuls qui méritent ce nom sont ceux qui défendent pied à pied les institutions établies, mais qui se souviennent qu’elles ne sont pas éternelles, et qui savent toujours reculer à temps. Les partisans du système de l’immobilité ressemblent à des gens qui se posteraient sur la plage à l’heure où la marée monte, et qui se flatteraient de l’intimider par de beaux discours. C’est leur faute si le flot les renverse et si la démocratie leur passe sur le corps. Quand un gouvernement s’oppose à une innovation légitime dont il aurait pu se réserver l’honneur, l’opinion publique alors s’en empare et se charge de la faire triompher malgré lui. Les conservateurs anglais viennent de faire eux-mêmes l’expérience du danger auquel on s’expose en marchandant les concessions lorsque l’opinion publique est mûre et persiste à les obtenir. Sans les déclamations des adversaires de la réforme et les longues hésitations du parlement, l’opinion publique anglaise aurait été satisfaite à bien meilleur marché. Si les conservateurs avaient adopté dès l’origine les mesures si modérées que proposait le ministère libéral, ils ne se seraient pas vus contraints de soutenir eux-mêmes l’année suivante une loi beaucoup plus radicale. Leur victoire sur les libéraux ressemble à celles que le roi Pyrrhus remportait sur le peuple romain. Il n’en faudrait pas beaucoup de pareilles pour annuler toute leur influence et pour les effacer du nombre des partis ; mais en sacrifiant leurs préjugés et leurs répugnances, ils n’ont manqué ni aux obligations que leur nom leur impose, ni aux traditions de leurs devanciers dans ce qu’elles ont de respectable et de sensé. Ils ont bien fait de ne pas s’obstiner dans une résistance qui aurait été fatale et à la tranquillité de l’Angleterre et à l’intérêt légitime du grand parti conservateur.

La réforme anglaise n’est donc pas, comme on l’annonce, le signal d’une révolution ; elle ne mérite ni la douleur profonde qu’elle inspire chez nous à certains amis de l’ordre, gens effrayés par principe et larmoyans par habitude, ni la joie immodérée que font éclater à ce propos nos grands démocrates officiels, sans-culottes en habit brodé, qui fréquentent les antichambres et proposent depuis quinze ans l’exemple de la France à toutes les nations du monde. Il faut y voir au contraire un monument nouveau de cet esprit conservateur qui s’allie toujours chez les Anglais à l’intelligence du progrès moderne. Cette concession volontaire de l’aristocratie gouvernante à la juste ambition des classes populaires va désarmer les radicaux de leur engin de guerre le plus terrible et de leur seul grief un peu sérieux. Il est probable que la question électorale va rester assoupie pour quelques années. On se tromperait pourtant si l’on allait jusqu’à croire que la voie du progrès est close et qu’elle ne se rouvrira plus. Les Anglais ne sont ni des conservateurs obstinés ni des révolutionnaires systématiques et aveugles. Ils n’ont jamais eu, comme nous autres, la présomptueuse espérance d’en finir à tout jamais avec les réformes et de fixer une fois pour toutes les institutions de leur pays. Ils ne connaissent ni ce radicalisme exigeant qui veut tout obtenir à la fois, ni cette politique à courte vue qui s’emprisonne elle-même dans ses propres retranchemens. Leur grand art de gouvernement consiste à s’inspirer toujours des nécessités présentes, à ne jamais devancer les besoins de l’avenir, à ne jamais s’enterrer sous les ruines du passé. L’on peut prédire avec assurance que le jour n’est pas bien loin où de nouvelles lois électorales, viendront encore élargir « la base de la pyramide, » et que l’aristocratique Angleterre ne cessera plus de marcher en avant dans la voie de la démocratie.

Où cette impulsion finira-t-elle ? Quel sera le terme définitif de ces réformes successives apportées par le progrès des temps ? L’Angleterre s’arrêtera-t-elle sur la pente glissante où elle roule, ou bien doit-elle la descendre jusqu’au fond, comme la France ? — Qu’on l’attende avec impatience ou avec crainte, qu’on le croie voisin ou éloigné de l’heure présente, le terme définitif où le progrès de la démocratie s’arrête ne peut être que celui où elle n’a plus de conquête à faire. « Lorsqu’un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu’il arrivera dans un délai plus ou moins long à le faire disparaître complètement. À mesure qu’on recule la limite des droits électoraux, on sent le besoin de la reculer davantage, car après chaque concession nouvelle les forces de la démocratie augmentent, et ses exigences croissent avec son pouvoir. L’ambition de ceux qu’on laisse au-dessous du cens s’irrite en proportion du grand nombre de ceux qui se trouvent au-dessus. L’exception devient enfin la règle ; les concessions se succèdent sans relâche, et l’on ne s’arrête plus que quand on est arrivé au suffrage universel. » En empruntant à M. de Tocqueville ces paroles profondes et prophétiques, nous voudrions en écarter l’accent de tristesse et de découragement dont elles sont empreintes. Nous voudrions repousser les sombres présages que certains esprits chagrins ont amassés sur l’avenir du monde, et que notre récente expérience n’a malheureusement que trop justifiés. Nous voudrions montrer que le gouvernement populaire ne conduit pas infailliblement au despotisme ou à l’anarchie, et qu’il ne faut pas conclure d’une épreuve incomplète ou malheureuse à la condamnation sommaire de la société moderne. Sans doute l’avenir appartient à la démocratie, sans doute le progrès qui l’amène est semblable au mouvement d’une pierre qui tombe et qui va toujours s’accélérant dans sa chute ; même en admettant les limites qui sont la garantie indispensable de son indépendance et de sa sagesse, le droit électoral doit se répandre jusqu’au fond des classes populaires à mesure que grandiront chez elles les lumières, la richesse, la capacité et la volonté de se gouverner elles-mêmes. Ce suffrage universel, dont nos malheurs nous donnent tant le droit de médire, nous apparaît alors comme le dernier terme du progrès de nos lois politiques. Est-ce à dire que ce prétendu progrès ne soit véritablement qu’une décadence ? Est-ce à dire que la civilisation moderne soit la ruine de la liberté ? est-ce à dire qu’elle doive engloutir toute individualité supérieure dans le sein d’une multitude anonyme et tyrannique, et qu’elle doive courber toute indépendance sous le joug implacable de ce « monstre à mille têtes » dont les ennemis de la démocratie travaillent à nous faire un objet d’épouvante ? Quand même l’histoire de notre pays serait cent fois plus décourageante encore, quand même la démocratie française serait irrévocablement condamnée à périr de ses propres mains, nous refuserions de nous associer à ces frayeurs séniles ; nous ne consentirions jamais à croire que le monde a marché en vain, nous persisterions à penser que les mécomptes de la démocratie française ne doivent être attribués qu’aux circonstances malheureuses de nos révolutions prématurées et aux obstacles redoutables qu’elle a toujours trouvés dans nos mœurs. Autre chose est de tomber dans la démocratie comme dans un précipice, ou d’y descendre lentement, sûrement et par degrés. Heureux les peuples qui suivent pas à pas cette route, et qui arrivent à la démocratie sans révolutions, sans guerres civiles, sans secousses violentes, sans rompre avec les traditions de leur histoire, et dans la pleine virilité de leur âge mûr !


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.