La Défense du Libéralisme/Vers la Prospérité

L'édition artistique (p. 261-286).

VERS LA PROSPÉRITÉ




Des lecteurs réalistes penseront peut-être que, si j’ai fait le procès du dirigisme, je n’ai, par contre, rien construit de positif. Je serais très sensible à ce reproche, car je ne suis pas comme tant de bâtisseurs de systèmes qui n’ont rien produit, ayant moi-même passé ma vie à construire et réaliser.

« Alors, que proposez-vous ? », me dira le lecteur inquiet. « Surtout, pas le régime d’avant-guerre qui nous a si mal réussi ! »

« Il faut que ça change ! » Tel est le désir formel de la majorité des Français.

Eh ! oui, il faut que ça change, j’en suis bien d’accord et, pour cela, il faut abandonner les errements de la période d’après 1919 et revenir résolument au libéralisme de 1914. Celui qui a régné en France de 1919 à 1939 n’en était plus que la caricature ; il avait été insensiblement saboté par l’intrusion d’un dirigisme grandissant dont les principales manifestations, maintenant bien connues, sont :

Les lois sur les loyers, qui ont condamné au chômage plus de 200.000 ouvriers du bâtiment, par suite de l’arrêt total des constructions ;

Le contrôle des changes et les contingentements, qui ont faussé notre Commerce Extérieur ;

La coordination du Rail et de la Route, qui a tué l’industrie du camion, sans améliorer l’exploitation des Chemins de Fer ;

L’Impôt Général sur le Revenu, qui a découragé toutes les initiatives ;

Les lois insensées qui ont saccagé ce magnifique instrument de travail qu’était la Société Anonyme.

Oui, il faut que ça change ! Mais en sens inverse de ce que préconisent MM. les « Organisateurs ».

Je sais bien que ma proposition du retour à l’Économie libérale de 1914 va faire pousser des clameurs aux dirigistes, qui jetteront feu et flamme pour conserver leurs prébendes. Mais les « petits intérêts » de deux ou trois quarterons de néo-fonctionnaires ne m’impressionnent nullement, quand je les compare aux intérêts de la France.

Ce qui importe, avant tout, c’est le retour à la prospérité matérielle et à la quiétude morale, la première commandant la seconde.

Mais on ne sortira pas du chaos, d’ans lequel nous a plongés le dirigisme, sans prendre quelques précautions.

Moi, qui suis un libéral impénitent, je pose en principe qu’il est impossible de se dégager, du jour au lendemain, d’une expérience dirigiste aussi totale que celle de la guerre. Les fumeurs d’opium savent que toute cure de désintoxication demande quelques précautions, et qu’il est dangereux de supprimer brutalement le poison. Il en est de même pour le dirigisme, qui devra, avant de disparaître, assurer la transition avec le libéralisme retrouvé. Les besoins seront tels, après-guerre, et ils se manifesteront avec une telle violence qu’il faudra, de toute urgence, établir une hiérarchie de ces besoins pour les satisfaire dans un certain ordre.

Je suis persuadé que, pour ce faire, le système parlementaire est trop lent, et qu’il faudra, tout au moins pour un temps, un dictateur à l’Économie nationale, muni de pleins pouvoirs. C’est à cet important personnage que je dédie ce chapitre, espérant qu’il y trouvera des éléments pour réaliser une tâche difficile.

Je pars du principe que, seule, est à établir la hiérarchie de quelques besoins principaux, et que les autres s’organiseront d’eux-mêmes, selon les lois du libéralisme.

Les six secteurs à « diriger » sont, par ordre d’urgence :

1ere ex æquo Les Matières Premières.
Le Commerce Extérieur.
Les Transports.
4e Le Logement.
5e L’Agriculture.
6e Le Tourisme.

Tous les autres secteurs d’activité verront leur prospérité découler automatiquement de celle de leurs six chefs de file, qui seront seuls contrôlés.

L’unique moyen de contrôle doit être la répartition des matières premières. Pour le reste, les intéressés se débrouilleront eux-mêmes infiniment mieux et plus vite qu’avec toute la bureaucratie qui, cependant, s’efforcera désespérément de survivre.

Ceci implique la réduction immédiate, ou même la suppression, de tous les Comités d’Organisation.

Quant à la répartition des matières premières, c’est affaire de Gouvernement, et il suffit, pour cela, d’un personnel peu nombreux, mais d’élite, qui aura pour devise : « Servir et non asservir ».

La répartition des matières premières pourra se faire d’abord à raison de :

80 % pour les 6 secteurs contrôlés,

20 % pour le secteur libre,

avec augmentation progressive pour le secteur libre jusqu’à ce qu’il atteigne 100 % le plus rapidement possible.

Car ce stade de la répartition ne doit être qu’un expédient provisoire, une transition pour retrouver la liberté entière du commerce, seul moyen pour, à la fois, ramener l’abondance et supprimer le « marché noir », plaie du dirigisme.

En tout état de cause, après la cessation des hostilités, un an sera le délai maximum après lequel devra cesser complètement la répartition autoritaire des matières premières.

Passons en revue nos six secteurs-clés, dont dépendent tous les autres.

Les Matières Premières.

La guerre terminée, la reconstitution immédiate des stocks de matières premières est d’une importance vitale et, parmi elles, le charbon, le fer, le pétrole et le caoutchouc occupent les premières places. Le charbon et le fer nous donneront la fonte et l’acier, produits de base pour la réorganisation des transports. Les mines de France sont, heureusement, assez riches pour le fer; quant au charbon, l’importation fera l’appoint. Le pétrole dépendra, avant tout, des transports maritimes, mais j’ai bon espoir que ceux-ci seront très rapidement rétablis. Le caoutchouc sera d’une urgence capitale. Cependant, un simple bateau de 10.000 tonnes peut nous dépanner sérieusement.

Les autres matières premières, comme le cuivre, la laine, le nickel, le coton, peuvent affluer très rapidement. Question de transport. L’aluminium est produit en France en grandes quantités.

Si un dirigisme trop étroit ne vient pas entraver la reconstitution des stocks, j’estime que, un an au plus tard après la cessation des hostilités, la répartition autoritaire des matières doit laisser place à la liberté complète.

Le Commerce Extérieur.

Mais, pour résoudre le problème vital des matières premières, il importe, au plus haut point, d’avoir une sage politique de Commerce Extérieur.

En effet, si quelques-unes des matières qui nous manquent actuellement se trouvent abondamment en France, ou dans l’Empire, telles que le fer, l’aluminium, le caoutchouc, la chaux, le ciment, le blé, le vin, l’alcool, par contre d’autres, très nombreuses, nous font défaut en partie ou en totalité et doivent être forcément importées de l’Étranger. Il nous manque : au moins un tiers du charbon, la totalité du pétrole, du cuivre, de l’étain, du coton, et presque toute la laine, sans oublier le café, le thé, le cacao, que nos palais désirent ardemment.

Sans ces matières, reconstruire la France est une utopie. Heureusement, il en existe, de par le monde, des stocks considérables. Mais nous ne serons pas les seuls à en avoir besoin, et les pays détenteurs en exigeront fatalement le paiement. Comment ? Au comptant ou à terme, en or ou par clearing ? Il n’importe ; l’aboutissement final de l’opération sera toujours un échange de marchandises.

De là, la nécessité inéluctable d’exporter. Mais exporter quoi ? Je réponds : tout, sans exception, et librement.

L’exportation est le moyen idéal pour faire participer le peuple entier au relèvement de la France. Car tout le monde ne peut pas être maçon, métallurgiste ou menuisier. Il existe des quantités de métiers qui ne seraient que d’une faible utilité pour la reconstruction de la France, si l’exportation n’offrait à leur activité de précieux débouchés qui permettront, en retour, l’importation des matières premières tant désirées. J’estime qu’une midinette est aussi utile à la réparation des ruines du pays qu’un maçon ou un plombier. Par son travail, elle peut procurer des devises qui paieront les matériaux dont ces ouvriers ont besoin.

Pour illustrer ma pensée, je donne ci-après, à titre d’exemple, un tableau, qui peut être varié à l’infini, des équivalences possibles. Il n’a pas la prétention d’indiquer autre chose que des ordres de grandeur.

l’exportation de : permet d’importer :

1 robe de grandi couturier

1 litre de parfum

1 tonne de papier à cigarette

1 pneu de camion

1 carburateur

1 roman

1 bouteille de Champagne

1 bicyclette

10 tonnes de charbon

2 tonnes de pétrole

200 tonnes de pâte à papier

300 kilogs de laine

10 kilogs de café

1 livre de thé

3 kilogs de cuivre

100 kilogs de coton

Il sera de toute urgence de renouer nos relations extérieures, car l’avenir appartiendra aux pays qui, les premiers, auront su reconquérir les marchés étrangers.

Enfin, il faut éviter que les bateaux qui apporteront les matières premières s’en retournent à vide, sous peine de voir les courants d’importation se détourner de la France.

Pour qui connaît, comme moi, les complexités du commerce extérieur, qui se traite à coups de câbles, il n’y a pas de doute que, seule, la liberté absolue doit présider à ses évolutions.

Mais le dirigisme veille. Pensez donc, quelle aubaine ! Encore un secteur à diriger, à contrôler, à organiser, à contingenter, c’est-à-dire à freiner, à étrangler, à asphyxier. Et puis, quelle jouissance de pouvoir distribuer des visas, des permis, des cachets, des licences !

Et, dans ce but, les bonnes raisons ne manqueront pas.

Pour l’exportation, ce sera la nécessité de ne pas appauvrir la France déjà exsangue, de lui réserver, par priorité, tous les matériaux pour sa reconstruction, alors que, bien au contraire, toute exportation permet automatiquement une rentrée de matières premières ou de marchandises.

Il n’y a même pas lieu de s’arrêter au fait que l’article exporté comporte des produits qui manquent en France. Avant tout, ce qu’il faut, c’est se procurer des devises. L’exportation d’un pneu de camion de 5 tonnes, qui implique la sortie de 35 kilogs de caoutchouc, permet, en retour, l’importation de 200 kilogs de la précieuse gomme.

Il ne sera même pas nécessaire d’instituer une surveillance des devises, car celles-ci rentreront automatiquement, soit par clearings privés, soit par la tendance du franc à la hausse, qui pourrait bien surprendre beaucoup de spéculateurs.

Toute entrave à l’Exportation se traduira par l’émigration à l’étranger des industries françaises, car, s’il est possible d’arrêter le départ des marchandises, il est vain de vouloir arrêter la sortie des idées. L’industriel, devant le danger de pendre ses marchés extérieurs, montera ses fabrications dans des pays plus compréhensifs, au grand détriment de notre Économie nationale, victime, une fois de plus, du dirigisme.

Quant à l’importation, elle doit rester entièrement libre et réglementée uniquement par le droit de douane qui doit toujours rester modéré. D’autre part, à aucun prix, on ne doit revoir le scandale des contingents d’avant-guerre, distribués au petit bonheur à l’exclusion de toute concurrence, pas plus que ne doit se perpétuer la néfaste pratique des clearings et des licences d’importation, intolérables freins aux échanges internationaux. Les industriels qui seraient tentés d’obtenir, par un de ces moyens, une protection exagérée doivent se souvenir qu’en agissant ainsi, ils se rendent le plus mauvais service, car, se croyant à l’abri derrière la barrière douanière. ils auront tendance à négliger l’abaissement de leur prix de revient et l’amélioration de leur qualité, ce qui les placera mal sur les marchés extérieurs, tout en limitant le marché intérieur. D’autre part, les concurrents étrangers, énervée par l’obstacle, installeront leur fabrication en France — ce qui justifiera d’agréables voyages à Paris — et, comme je l’ai vu souvent se produire, ils deviendront des adversaires acharnés des industriels français.

Dans la majorité des cas, ils exigeront de leurs Gouvernements des représailles contre les produits français, d’où une guerre de tarifs qui conduira à la guerre tout court.

Ce n’est que très exceptionnellement qu’une protection importante peut se justifier, par exemple, lorsqu’il s’agit de quelques industries indispensables à la Défense Nationale, ou bien s’il ya lieu de protéger la période de démarrage d’une industrie nouvelle par des tarifs dégressifs au fur et à mesure que le temps s’écoule.

Quant au rôle de l’État, il est très net. Il doit, avant tout, favoriser l’Exportation en concluant des traités de commerce aussi avantageux que possible avec les pays étrangers. Et pour cela il doit reviser son tarif douanier dans le sens de la modération. Il doit réorganiser son réseau d’Attachés Commerciaux en le rendant plus efficace qu’avant la guerre. Il doit faire l’impossible pour relever au plus vite la marine marchande, reconstruire les ports et les docks détruits, développer l’aviation civile et les relations postales avec l’Étranger.

Besogne gigantesque, et qui nécessitera toute l’énergie d’un gouvernement digne de la France alors que je dénonce, dès maintenant, comme coupables de haute trahison envers le pays, tous les criminels qui, sous couleur de dirigisme, voudront imposer au Commerce Extérieur des contraintes mortelles pour son développement.

Les Transports.

Peut-être suis-je qualifié pour en parler, car, sauf l’autogyre et le planeur, je crois avoir utilisé tous les modes de transport, depuis l’époque où je prenais la diligence entre Saint-Claude et Chamlpagnole, jusqu’au jour où je traversai l’Atlantique en dirigeable.

Mon industrie est intimement liée à celle des transports, et toute ma vie a été consacrée à leur amélioration. Ma pensée s’est toujours attachée passionnément à ce problème vital. Car, et j’y insiste avec énergie, la tâche capitale qui s’imposera, de toute urgence, après la guerre, est la remise en état de notre système de transports. Et, par là, j’entends aussi bien le transport de la pensée que celui des hommes et des marchandises. Mais il y aura, là encore, une hiérarchie des besoins. Chemins de fer, automobiles, bateaux ou avions ? Les erreurs ne seront pas graves, car tout est d’une égale urgence. Pour les avions, le rétablissement sera rapide, étant donné l’énorme potentiel de guerre de cette industrie. Pour les bateaux également, car tous les chantiers du monde seront en pleine production. Le transport fluvial devra être modernisé et accéléré. Pour l’automobile, la réorganisation sera plus lente, mais non moins urgente. Je vois la reconstitution d’un parc convenable en deux ans, à moins que le dirigisme ne vienne entraver l’initiative privée. Peu de routes seront à refaire, mais un sérieux goudronnage s’imposera, si l’on ne veut pas voir le réseau se dégrader rapidement. La construction des voitures de tourisme, malgré leur appellation péjorative, devra être encouragée au moins autant que celle des camions, car la reprise rapide dépend largement du transport des hommes. Mais la clientèle devra être orientée vers des modèles légers et consommant peu, quitte à sacrifier la vitesse. Et, surtout, ne retombons pas dans l’erreur qui consiste à considérer les véhicules comme une machine à percevoir l’impôt, celui-ci devant être entièrement encaissé au moyen du carburant.

Quant au grand problème de la coordination des transports, dont il a été si souvent parlé avant-guerre, inutile de dire que j’y suis énergiquement opposé. Elle a été établie sous prétexte d’éviter les doubles emplois, autrement dit la concurrence. Or, celle-ci consiste justement à offrir au public, d’au moins deux côtés différents, le même service. Le monopole est évidemment plus pratique pour l’exploitant, et comme ce seront des fonctionnaires qui géreront la coordination, ils préféreront s’installer dans un monopole semblable à celui du tabac.

Mais l’usager, c’est-à-dire l’intérêt général, y perdra beaucoup. On évitera peut-être les doubles emplois, mais on asphyxiera les transports. Avec cette même théorie de coordination, on devrait exiger qu’il n’y ait, en France, qu’une maison qui fabrique des carburateurs, ce qui éviterait les doubles emplois et aussi une concurrence bien gênante. Mais, au bout de quelques années, cette industrie serait en léthargie. Il en est de même des transports. Je ne vois aucun inconvénient à ce que, sur un même parcours, le Chemin de fer soit en concurrence avec une ou plusieurs lignes de camions ou d’autobus. Au bout de quelque temps, chaque exploitant sera bien obligé d’équilibrer son budget. Évidemment, les gérants de chaque ligne devront redoubler d’efforts, pratiquer des économies, mais la nation y gagnera une amélioration du service et des prix.

Je ne comprends la coordination que sous forme de collaboration. Le Chemin de Fer a beaucoup à gagner en s’inspirant de l’Automobile et de ses méthodes. D’abord, il lui faudra alléger son matériel et réaliser un rapport Poids utile/Poids mort qui ne soit pas inférieur à celui de l’Automobile. Pour cela, il sera nécessaire qu’il substitue le bandage pneumatique à l’archaïque bandage ferré. Le salut du Chemin de Fer viendra de là. Le génial précurseur Édouard Michelin lui a montré la voie et a réfuté toutes les objections que le vieil esprit Chemin de Fer n’a pas manqué de lui opposer. Quand les wagons seront montés sur pneus, leur poids pourra être réduit de plus de moitié, le bruit et les vibrations de 9/10, au grand bénéfice de la conservation du matériel. Le confort des voyageurs sera nettement augmenté. Mais, pour cela, il faut que la menace de la concurrence ne cesse de hanter le Chemin de Fer, au lieu que la coordination lui assure une douce quiétude basée sur un quasi-monopole.

Déjà, la nationalisation des différentes Compagnies de Chemins de Fer a été une grande erreur. Il y avait, auparavant, une certaine émulation entre les Compagnies car, toujours, les facilités de transport déterminent les grands courants de circulation que chaque Compagnie s’efforçait de capter. Puissent ces quelques lignes inciter la S. N. C. F. à avoir plus l’esprit « usager » et moins l’esprit « chemin de fer », car il y a encore des améliorations considérables à réaliser si l’esprit « usager » triomphe. Je n’en veux prendre qu’un exemple, mais frappant. Je pose en fait que, dans une Économie prospère, le déplacement aisé des Chefs est d’une importance primordiale. La présence réelle d’un « animateur » à Lyon, Marseille, Bordeaux, etc., peut avoir des répercussions considérables. Cette élite est, d’autre part, très surmenée et ne dispose que de la nuit pour voyager. Or, que lui offre-t-on ? Des trains rapides, dans lesquels il est brimbalé jusqu’à Lyon, par exemple, où on le dépose en plein hiver, à 7 heures du matin, rompu, transi, tous les hôtels pleins. Évidemment, il n’en meurt pas, mais jure qu’on ne l’y reprendra plus, au grand dam des affaires.

Or, je pose en fait que, pour tous les voyages compris entre 300, et 1.000 kilomètres, le Chemin de fer est imbattable, même par l’avion. Mais pour cela il faut qu’il généralise les voyages de nuit confortables avec horaires à vitesses moyennes différentes. Un voyageur perdra moins de temps dans un parcours de nuit que dans un vol de jour en avion, d’autant plus que ce dernier le dépose souvent loin de la ville.

J’ai rêvé de trains « usagers » composés de wagons-lits « Micheline », légers, souples, silencieux, à compartiments « single » qui prendraient les voyageurs à 11 heures du soir, à Paris, et les amèneraient, à petite allure, le lendemain matin à 8 heures, à Lyon, où le train attendrait en gare jusqu’à 9 heures que tous les voyageurs, reposés, toilettes et restaurés, puissent aller vaquer à leurs affaires jusqu’au soir, où ils reprendraient le même train pour regagner Paris, avec le même confort, et aussi dispos que s’ils avaient passé les deux nuits dans leur lit. On ne s’imagine pas quelle impulsion donnerait aux affaires cette facilité de relations entre deux grandes villes de France. Mais ce n’est qu’un rêve, et j’ai bien peur que l’esprit « chemin de fer » ne réponde à ma proposition comme le chef de gare à un usager qui se plaignait : « Mais, est-ce que je voyage, moi ! ».

Quant aux transports de marchandises, je ne vois pas pourquoi on ne rétablirait pas, immédiatement après la guerre, leur liberté absolue, puisque, quoi qu’on fasse, ils seront encore insuffisants pour assurer le trafic. L’intérêt général n’est pas de consolider des monopoles, mais d’assurer les transports au meilleur prix et dans les moindres délais. Bien entendu, les dirigistes crieront à « l’anarchie » des transports. Mais j’aime cent fois mieux cette anarchie vivifiante que la pénurie desséchante que nous vaudrait une néfaste coordination.

Est-ce à dire que le temps des Chemins de Fer est révolu ? Loin de moi cette pensée. Je crois, au contraire, que le rail a encore un rôle immense à jouer. Mais, pour cela, il ne faut pas qu’il s’endorme dans un monopole stérile. Il faut que, poussé par la vivifiante concurrence de l’Automobile, il améliore constamment son matériel et ses méthodes, et, pour cela, on peut faire confiance à son personnel qui ne demande qu’à bien faire et l’a prouvé au cours des deux guerres par son dévouement et sa capacité de redressement dans des circonstances difficiles.

Je verrais même beaucoup plus d’avantages que d’inconvénients à ce que le Chemin de Fer exploite lui-même des transports automobiles pour réaliser le porte-à-porte des voyageurs et des marchandises, soit en s’entendant avec des transporteurs publics, soit en ayant ses propres filiales, mais, dans ce dernier cas, aux deux conditions formelles suivantes :

1° - Que ces filiales aient un capital distinct et une comptabilité séparée ;

2° - Qu’elles puissent toujours être librement concurrencées par des transporteurs publics ou privés.

Le Logement.

La sagesse des Nations me commandait, dans cet hymne à la Prospérité, de mettre en tête le logement, en vertu de l’adage si juste : « Quand le bâtiment va, tout va », et je n’aurais pas manqué de le faire si la construction des maisons ne dépendait pas des transports et des matières premières. Il n’en est pas moins vrai que, sous cette réserve, c’est au logement que nous devons apporter tous nos soins.

Il est navrant de constater les efforts méritoires que l’on déploie en faveur des familles nombreuses, alors qu’en fait, elles n’ont pas de quoi se loger. À qui la faute ? au dirigisme, bien sûr, qui, après 1914, a torturé, par plus de 50 lois sur les loyers, la vraie loi, celle de l’offre et de la demande. À vouloir maintenir artificiellement les loyers très bas, forme démagogique du dirigisme, on a eu comme résultat d’arrêter presque complètement la construction des maisons d’habitation. En vingt ans, on a bâti plus de cinémas que de logements.

Alors que le coût de la vie décuplait, que l’intérêt de l’argent à long terme doublait, on a voulu maintenir le barême des loyers à un niveau qui ruinait les propriétaires, dont les maisons avaient été édifiées sur leurs économies amassées sou par sou. Ce qui n’a pas empêché la haine de s’instaurer de plus belle entre propriétaires et locataires, déchirés par des milliers de procès que ces lois scélérates avaient fait naître. J’en parle d’autant plus librement que je ne suis pas propriétaire, et que j’ai juré de ne mettre ma signature au bas d’un bail que comme… locataire. Les quelques rares audacieux qui ont voulu passer outre depuis vingt ans, et qui ont voulu construire, ont tous fait faillite. Mais, pendant ce temps, notre capital immobilier s’amenuisait. La durée moyenne d’une maison étant 150 ans, il faut compter que, depuis près de 30 ans que l’on ne construit pas, les logements disponibles ont diminué de 20 %.

Devant cet effondrement de la propriété bâtie, le dirigisme a voulu réagir par la construction des habitations à bon marché. Cette entreprise étatiste n’a fait que reporter le fardeau sur l’ensemble des contribuables, tout en dotant les villes de ces hideuses cages à lapins, construites en carton-pâte, où le locataire du premier étage entend tousser son voisin du second, l’un et l’autre crevant ensemble de chaleur en été et de froid en hiver.

Seul, le retour aux lois libérales de 1914 nous permettra de revoir cette forêt de sapines qui, en ce temps-là, marquait la fièvre de construction qui animait Paris. Surtout, ne faisons aucune distinction entre les valeurs des loyers, car une maison construite Avenue Foch libère, par une sorte d’osmose locative, des logements à Belleville, toute une chaîne de locataires se décalant heureusement dans l’échelle du confort. Visons à décongestionner Paris, qui est la ville, au monde, la plus peuplée à l’hectare, par la création de cités-satellites, abondamment desservies par des transports individuels et en commun, composées de maisons particulières entourées d’un jardin, que cette guerre nous aura appris à apprécier. Évitons de normaliser les maisons, comme certains le proposent, mais, dans l’harmonieuse diversité des extérieurs, unifions les éléments de la construction, menuiserie, plomberie, électricité, chauffage. Bâtissons tout cela à l’aide de l’initiative et des capitaux privés, et gardons-nous de l’intervention du dirigisme, qui ne saura nous offrir que de hideuses casernes où l’humanité grouillera comme dans un bouillon de culture.

L’Agriculture.

Ce mot de culture me paraît réaliser une transition honorable avec le sujet que je veux traiter dans ce secteur de la Prospérité. D’aucuns s’étonneront qu’un Ingénieur puisse parler utilement des choses de la terre. Aussi, n’ai-je nullement l’intention de donner des leçons au cultivateur français, qui sait, bien mieux que moi, ce qu’il a à faire. Mais peut-être pourrai-je m’autoriser de mes attaches ancestrales terriennes, du fait que j’ai été, pendant de longs mois, le plus grand laboureur de France, de ce que j’exploite, à grands frais, une ferme en Sologne — il est plus facile de faire de la culture avec de l’argent que de l’argent avec de la culture — pour émettre quelques idées qui pourront peut-être utilement prendre place dans l’anthologie des discours sur l’Agriculture.

La guerre a révélé à beaucoup, qui ne s’en doutaient pas, l’importance de ce secteur. Le citadin, habitué à l’abondance de l’Économie libérale, avait un certain mépris pour les choses de la terre. Le paysan, à l’heure actuelle, prend sa revanche, et c’est justice. Je voudrais seulement donner à ce dernier quelques conseils de modération en lui rappelant qu’avant la guerre, le grand problème était d’écouler les produits à un prix rémunérateur. Or, en un siècle, pour un accroissement de la population de 25 %, la production de céréales, en France, a augmenté de 50 %. D’autre part, par suite de la diffusion du machinisme, les calories réclamées par l’effort physique humain ont diminué, dans le même temps, d’au moins 10 %, d’où une réduction de la consommation. Il est résulté de ces chiffres un déséquilibre entre l’offre et la demande, dans le sens d’une grande abondance.

Pour écouler ces produits agricoles en excès, il est nécessaire de faire baisser leur prix de revient afin de pouvoir les faire absorber par l’exportation ou par les usages industriels comme l’alcool, l’amidon, le tabac, les textiles, etc. Or, en France, nous étions déjà mal placés par rapport à l’étranger, puisque nous étions obligés de protéger la culture par des droits de douane importants. D’où la nécessité de baisser le prix de revient des produits agricoles.

Et c’est là que l’Ingénieur intervient. D’abord, pour retenir la main-d’œuvre à la terre, en lui offrant des logements améliorés et à bon marché, pourvus d’un confort élémentaire, électricité, chauffage, radio. Ensuite, en assurant à cette main-d’œuvre un rendement toujours plus grand par l’amélioration de l’outillage agricole. Déjà, beaucoup a été fait dans ce sens puisque, par les engrais artificiels, les faucheuses, les moissonneuses-lieuses, les batteuses, la production des céréales a augmenté, en un siècle, de 50 %, avec une main-d’œuvre raréfiée de 10 %.

Mais on peut faire beaucoup mieux. Quand on considère que, pour labourer un seul hectare, il faut qu’un homme parcoure, à pied, au moins 30 kilomètres, aux mancherons de sa charrue, on doit conclure que le labourage est encore bien primitif. Si l’on songe d’autre part qu’un hectare de céréales demande le plus souvent, outre de nombreuses « façons », 3 labours avant de recevoir la précieuse semence, on admettra la nécessité absolue de résoudre le problème du labour à bon marché. C’est par la collaboration intime de l’Ingénieur et du Cultivateur et à l’aide des puissantes usines d’Automobiles que la solution sera trouvée alors que, jusqu’à présent, elle n’a été qu’à peine ébauchée.

Il en est de même de l’amélioration des transports agricoles, problème capital, que l’Ingénieur résoudra s’il veut bien ne pas se cantonner dans la réalisation trop aisée du transport routier, et concevoir des Véhicules rustiques, passant partout, insensibles aux intempéries et au manque d’entretien.

Toutes ces questions d’outillage agricole ont, en outre, l’heureuse conséquence de rapprocher les citadins de la campagne, de combler le fossé qui existait entre l’ouvrier d’usine et le paysan qui, au lieu de s’ignorer, sentiront désormais qu’ils travaillent à une tâche commune : l’approvisionnement de la Nation. De là à régler le problème social, il n’y a qu’un pas, le contact avec la terre étant le meilleur dérivatif à nos misères humaines, que nous soyons riches ou pauvres.

L’outillage de l’Agriculture pose un autre problème, qui est celui du remembrement de la propriété. La motoculture et les transports massifs agricoles postulent, en effet, la suppression de tous les petits lopins enchevêtrés, qui étaient acceptables au temps de la faucille. Mais, pour cela, il faut beaucoup de doigté. Je préconise deux moyens : d’abord l’abolition de toute taxe de mutation à l’occasion d’un échange, car on ne comprend pas pourquoi on pénaliserait un acte fait dans l’intérêt général, et ensuite l’encouragement à une autre profession : celle de remembreur, dont la fonction consisterait à aller de village en village, étudiant le cadastre et proposant des échanges à l’amiable entre propriétaires. Ceux-ci, en général, ne veulent pas faire le premier pas, et il est très important que ce soit un étranger qui fasse la liaison pour éviter tous les froissements d’amour-propre. On pourrait ainsi utiliser les nombreux fonctionnaires que le renoncement au dirigisme libérera.

Car le dirigisme doit être formellement proscrit de toute rénovation agricole. C’est une utopie de vouloir, en agriculture, ajuster la production aux besoins. On se rappellera qu’une loi, en 1935, prescrivait d’arracher les vignes, qu’une autre, en 1942, enjoignait de les replanter en attendant qu’en 194.. ? on les arrache à nouveau. Est-ce à dire qu’un État libéral ne puisse rien pour la culture ? Nullement, mais qu’il se borne à lui fournir de l’eau, de l’électricité, des routes et des transports, et à faciliter le démarrage des séries de tracteurs par des subventions bien comprises.

Pour le reste, que l’État laisse Jacques Bonhomme, libéral impénitent, se débrouiller avec la pluie, le vent et le soleil. On sera étonné des résultats.

Le Tourisme.

Je ne sais pourquoi ce mot de « Tourisme » ne fait pas très sérieux dans un ouvrage consacré à l’Économie. Pourtant, je n’hésite pas à classer ce secteur parmi les plus importants pour la prospérité d’un pays. Qui dit « Tourisme » dit « Voyageurs », c’est-à-dire multiplication des contacts entre hommes, et spécialement entre étrangers, qui apprennent à se connaître et nouent de fructueuses relations. C’est au cours d’un voyage dit de « Tourisme » que, par occasion, j’ai créé une industrie de carburateurs au Japon. En plus des dépenses afférentes au séjour même, le touriste, qui est souvent désœuvré, est incité à effectuer de nombreux achats dans les pays qu’il parcourt. Il en résulte une sorte d’exportation intérieure, dont le montant se chiffre par milliards, et qui contribue puissamment à la balance des comptes.

J’ai toujours rêvé d’une France, débarrassée de l’Impôt sur le Revenu, devenant le coffre-fort du monde, visitée par ides milliers de déposants, qui viendraient tous les ans surveiller leurs avoirs, dont ils laisseraient quelques parcelles dans notre pays. Car la France est particulièrement bien placée pour devenir l’Eden des touristes. Elle a été comblée par la nature de climats variés et enchanteurs, d’une richesse infinie de paysages, allant des plages immenses jusqu’aux montagnes qui sont parmi les plus hautes du globe, en passant par des plaines fertiles abondamment irriguées par un admirable système fluvial. Partout une architecture riche en réalisations grandioses, châteaux, cathédrales, évoque le passé glorieux de la France, tandis que d’innombrables musées offrent au visiteur leur patrimoine artistique.

Toutes ces Splendeurs sont accessibles par un réseau de routes unique au monde par sa densité, sa variété, son entretien et sa signalisation.

Brochant sur le tout, la France offre aux visiteurs des ressources culinaires d’une réputation mondiale, grâce auxquelles des mets exquis, arrosés de crus savoureux, font oublier aux pauvres humains les vicissitudes du moment. S’ils sont malades, ils bénéficient d’une gamme très riche de sources minérales, dont la valeur thérapeutique est universellement connue.

Mais, sur ce tableau enchanteur se projette une ombre : l’hôtellerie, dont la situation est loin d’être florissante. C’est une question que je connais bien, étant depuis longtemps co-propriétaire d’une des stations climatiques les plus importantes de France, Divonne-les-Bains. Au lieu d’être soutenue par les Pouvoirs Publics, l’industrie hôtelière a toujours été l’objet d’un préjugé défavorable, sans qu’il se trouvât personne pour la défendre. Pourtant, elle a une importance considérable. Outre les nombreux travailleurs qu’elle fait vivre, elle est à la base de la prospérité du tourisme. Or, l’industrie hôtelière, par sa nature, est peut-être la seule en France à ne pas être protégée par des droits de douane. Bien au contraire, elle doit supporter l’incidence de la protection douanière qui couvre la plupart des produits dont elle a besoin et qui grève son prix de revient. Ajoutez à cela les troubles sociaux et les guerres dont la France a été le théâtre, l’Impôt Général sur le Revenu, qui asséchait les trésoreries des particuliers et les incitait à réduire leurs dépenses somptuaires, l’élévation du taux d’intérêt de l’argent, qui alourdissait les dépenses immobilières, l’exagération des impôts votés par un législateur qui avait, peut-être, trouvé une note d’hôtel trop salée, tout cela concourait à mettre cette industrie dans une situation particulièrement difficile.

Loin de moi la pensée d’introduire dans l’hôtellerie des méthodes dirigistes, car, alors, adieu la bonne cuisine et la réception affable, mais sans toucher aux détails de l’exploitation, l’État pourrait compenser le handicap douanier et la charge excessive des impôts qui pèsent sur l’industrie hôtelière par l’expansion à l’étranger des bureaux de tourisme, dont un essai timide avait été esquissé, en multipliant leur nombre et en les dotant de crédits de publicité importants. Si l’on y joint une politique hardie de bateaux et d’avions, on verra déferler sur la France un flot de touristes, qui amèneront avec eux la prospérité, noueront de profitables relations internationales et emporteront dans leur pays un peu du rayonnement de la France.

Mais, pour cela, il faut se rappeler que le voyageur est un être foncièrement indépendant, qui ne veut en faire qu’à sa tête, et qui a horreur des contraintes du dirigisme.

Puisse ce livre l’inciter à prendre le chemin de la France accueillante… et libérale !


Un lecteur superficiel me fera peut-être le reproche de plaider la cause de quelques secteurs favorisés au détriment de nombreux autres, au moins aussi intéressants, comme le textile, les chaussures ou le papier. Je tiens à le rassurer, car si les secteurs que j’ai envisagés comprennent directement les trois quarts de l’activité française, ils commandent indirectement presque tous les autres métiers. La Bijouterie, par exemple, n’aura aucune influence sur le Tourisme ; par contre, le Tourisme favorisera la Bijouterie en lui amenant des acheteurs. Le Bâtiment et l’Automobile feront marcher toutes les industries annexes, tandis que l’Agriculture abaissera le coût de la vie, c’est-à-dire les prix de revient de tout l’ensemble.

En guise de conclusion, j’émettrai le vœu ardent d’un retour rapide au libéralisme intégral qui, par le jeu de l’offre et de la demande, par le mécanisme des prix, par le développement de l’initiative individuelle, a prouvé, dans le passé, qu’il était le merveilleux instrument capable de nous restituer ces deux bienfaits perdus : l’abondance et la liberté.