La Défense du Libéralisme/Valeurs spirituelles et morales

L'édition artistique (p. 227-240).

VALEURS SPIRITUELLES ET MORALES




Il serait vain de chercher à défendre le libéralisme, sans évoquer les conditions nécessaires dans lesquelles il doit évoluer pour ne pas être voué à la faillite. J’ai déjà dit que les Institutions valent ce que valent les hommes, mais ceux-ci sont ce qu’on les fait.

Toutes choses égales, le libéralisme, s’il est manié par des chenapans, pourra être plus odieux et plus néfaste que le dirigisme, si ce dernier est conduit par de petits saints.

Le corollaire de l’apologie du libéralisme est donc la recherche des valeurs spirituelles et morales qu’il faut cultiver, sous peine d’aboutir aux pires catastrophes. On l’a bien vu récemment. Mais alors qu’on a chargé le libéralisme de toutes les responsabilités, je soutiens que c’est dans la carence des valeurs morales, et non dans les défauts d’un système, qu’il faut les situer.

Je n’ai probablement aucun titre à faire le moraliste, sauf d’avoir pu approcher et étudier des milliers d’hommes dont l’ « équation personnelle » m’a toujours vivement passionné. Je me suis toujours intéressé aux forces spirituelles qui commandent les hommes, forces autrement pérennes et puissantes que tous les systèmes que l’on peut leur opposer.

La Religion.

Au risque de passer pour un affreux réactionnaire, ce que je ne suis pas, Dieu merci ! je place, en tête des forces spirituelles, la Religion.

Je ne suis pas très pratiquant, je n’en ai guère le temps, et j’estime que les fidèles doivent se partager les rôles les uns — le plus grand nombre — se chargent des prières, tandis que les autres s’adonnent à la charité, suivant leurs moyens.

Donnez, riches, donnez, l’aumône est sœur de la prière.

a dit Victor Hugo, mais encore j’ajoute qu’elle en est le complément indispensable, ce que feraient bien de méditer les millionnaires que j’ai vu verser généreusement deux pauvres sous à la quête. Mais je dois examiner plus spécialement l’influence de la religion sur le libéralisme, affirmant immédiatement que cette influence est nécessaire, sinon le libéralisme est exposé aux pires dangers.

Comme son nom l’indique, le libéralisme est à base de liberté, limitée par les lois humaines. Pour que ces lois soient les plus douces possible, il faut qu’une loi divine les domine et supplée à leurs insuffisances. Dans ce but, les Dix Commandements de Dieu ont une valeur inestimable, que je ne saurais mieux mettre en lumière qu’en les rappelant à ceux qui les auraient oubliés.


COMMANDEMENTS DE DIEU

1. Un seul Dieu tu adoreras
Et aimeras parfaitement.
2. Le nom de Dieu ne jureras
Ni sans raison ni faussement.
3. Les dimanches tu sanctifieras
En servant Dieu dévotement.
4. Tes père et mère honoreras
Les assistant fidèlement.
5. Homicide point ne seras
Sans droit ni volontairement.
6. Luxurieux point ne seras
De corps ni de consentement.
7. Le bien d’autrui tu ne prendras
Ni retiendras injustement.

8. Faux témoignages ne diras
Ni mentiras aucunement.
9. L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement.
10. Biens d’autrui ne convoiteras
Pour les avoir injustement.

Quel admirable Code, et qui pourrait presque suffire à régler le comportement des hommes, sans le fatras des grimoires dont nous accable le législateur.

Le libéralisme est semblable à un véhicule de course dans une descente. Il a besoin de bons freins pour modérer sa vitesse et lui permettre de prendre les virages sans danger. La religion est ce frein, doux, puissant, progressif, éternel… et gratuit. Le dirigisme, certes, est aussi un frein, mais tellement puissant qu’il bloque la voiture, tellement brutal qu’il fait éclater les pneus, et tellement coûteux que tous les frais d’entretien passent dans les freins.

Au lieu de vouloir instituer des systèmes nouveaux que personne ne connaît, restaurons l’idée religieuse, qui vaudra toutes les Chartes et tous les Codes, appuyons-nous sur cet admirable clergé français, qui vaut mieux que cent mille contrôleurs, et faisons régner une ère de liberté, tempérée par les principes chrétiens : bonté, charité, amour du prochain ; ce sera l’Économie sanctifiée.

L’Éducation.

J’ai vécu à une époque où le libéralisme économique était intégral, mais où, par contre, l’éducation était beaucoup plus sévère. La faute a été de relâcher cette éducation, sous prétexte de liberté, jusqu’à en faire une caricature. Le respect des parents a été relégué aux vieilles lunes, leur autorité réduite à rien, leur exemple tourné en ridicule ; ce qu’il fallait, c’était « vivre sa vie », « sans Dieu ni maître ». Le débraillé vestimentaire allait de pair avec le débraillé du langage. Je me souviens qu’à l’époque du Front Populaire, allant rendre visite à un Ministre pourtant richissime, je fus reçu par un huissier vêtu d’un tricot bigarré remplaçant le traditionnel habit à cravate blanche.

Quelle navrance !

La soif de jouir rapidement, sans travailler, ne pouvait que susciter l’envie, génératrice de haine, soigneusement entretenue par des journaux comme l’Humanité et le Populaire. Quant à la courtoisie, la politesse, la bonne humeur, balivernes que tout cela. Il fallait être un « dur », un « affranchi » et, au siècle de la vitesse, ne pas perdre son temps en simagrées.

C’est surtout parmi les jeunes que le mal est effrayant. Jamais je n’ai rencontré autant de voyous, qui se croient tout permis, et quand on me dit que c’est sur la jeunesse que l’on compte pour relever la France, je réponds qu’il faudrait d’abord relever la jeunesse. Avant de vouloir diriger l’Économie, il faudrait commencer par diriger l’éducation des jeunes.

Le Silence.

C’est bien à dessein que j’ai rangé le silence dans ce chapitre, car le bruit est un phénomène physique, mais qui influence beaucoup nos valeurs morales. Je suis persuadé que nos fatigues, notre mauvaise humeur, notre irritabilité, sont provoquées et entretenues par le bruit infernal dans lequel nous vivons. Il faut avouer que, sous ce rapport, le libéralisme a fait preuve d’une carence regrettable. Car la liberté ne signifie pas licence, et j’ai déjà exposé qu’elle devait s’arrêter là où elle commence à nuire au voisin. Mais je tresserais des couronnes au dirigisme s’il voulait étudier le problème du bruit et si, appliquant ses méthodes, il pouvait nous débarrasser de ce fléau.

Et il y a à faire.

Les chiens qui aboient d’autant mieux qu’ils sont plus petits, les boîtes à ordures qui se vengent de se lever tôt, le piano du voisin qui joue cent fois la Prière d’une Vierge, la radio d’en face qui vous inflige le communiqué, les autos qui hurlent à chaque carrefour, les motocyclettes qui pétaradent orgueilleusement, tous se liguent pour troubler notre repos. Boileau se plaignait déjà des bruits de Paris dans une satire célèbre. Pauvre Boileau, s’il revenait, que dirait-il ? Il dirait, peut-être, que, phénomène curieux, la guerre nous a, dans l’intervalle des bombardements, amené une vague de silence. Les chiens sont morts de faim, les autos ne circulent plus la nuit, les trains sont plus rares et les sans-filistes plus discrets, de peur de laisser connaître leur opinion.

Mais la paix reviendra. En attendant, j’écris ce chapitre à Genève, la plus belle ville du monde, mais qui, pour moi, est rendue invivable par deux lignes de tramways qui se croisent sous ma fenêtre.

Nous vivons dans une cacophonie épouvantable ; sans aller jusqu’à dire qu’elle est la cause des guerres, je crois qu’elle y contribue par le surmenage des nerfs.

Il y a longtemps qu’un écrivain de talent — Georges Prade père, je crois — a déclaré que la « vitesse est l’aristocratie du mouvement ». Je modifierai sa formule en disant que « le silence est l’aristocratie de la vitesse ». Car le bruit a des conséquences redoutables. Il est l’indice de la destruction de la matière par usure rapide. Prenez un convoi sur chemin de fer. Rendez-le silencieux, comme l’a fait le génial Édouard Michelin, en le montant sur pneus. Alors transformé, le matériel ne s’use plus, ainsi que la voie, et les riverains peuvent enfin dormir tranquilles, à moins que l’esprit « chemin, de fer », pour se venger, ne munisse ses Michelines d’une trompe qui s’entende à dix kilomètres.

De même, je suis navré de constater que le Métro de Paris — mais c’est un monopole — n’a fait aucun effort sérieux pour monter ses voitures sur pneus, ce qui serait tout à l’avantage des voyageurs et du matériel.

Sus au bruit, dirigistes, et, si vous le jugulez, vous pourrez alors marquer un point sur le libéralisme.

Les Sports.

J’attache aux Sports une grosse importance en économie libérale, mais à la condition de ne pas leur donner la primauté. Au point de vue physique, en vue de l’amélioration de la race humaine, je les considère comme une faillite totale. Cette frénésie de records, de performances, me navre, et ce n’est pas quand le temps des 100 mètres sera abaissé d’un 1/10e de seconde que l’humanité aura fait des progrès. L’abus de l’automobile, les excès de table, la vie en vase clos, à température constante, font des ravages depuis que l’on a négligé les sports naturels, au premier rang desquels je place la marche, et qu’on les a remplacés par des sports de compétition.

Mais le Sport a une autre mission, et celle-là toute morale. Grâce à lui, on peut développer l’esprit d’endurance, la combativité, le courage. La boxe est une excellente école d’énergie et, souvent, à la sortie d’un match où les adversaires s’étaient furieusement accrochés, je retrouvais du courage pour supporter l’assaut continuel des difficultés de la vie. Le football est une école de discipline, de marche en équipe, qui vient tempérer l’individualisme propre au Français. Le golf, que j’ai beaucoup pratiqué, m’a conduit à un honorable 14 national, mais, en même temps, a développé mon calme et ma patience. La chasse et la pêche sont de merveilleux refuges contre les soucis des affaires. Le libéralisme nous offre du sport, pour notre plaisir ; j’ai peur que le dirigisme ne nous impose le sport obligatoire, qui me rappelle les séances de gymnastique de mon enfance, c’est-à-dire une corvée.

Les Qualités du Chef.

Les systèmes ne valent que par les hommes qui les appliquent et, en particulier, par les qualités de leurs chefs.

Sous ce rapport, le libéralisme est plus exigeant que le dirigisme. Celui-ci, à la rigueur, peut se contenter d’exécutants bien stylés, de robots bien dressés, puisque tout est prévu, que l’initiative individuelle ne joue plus, tandis que celui-là nécessite une équipe de Chefs que son fonctionnement impitoyable se charge de sélectionner et de récompenser.

Peut-être le lecteur m’accordera-t-il quelque crédit pour en parler puisque, comme civil, ou comme Officier, j’ai commandé plusieurs dizaines de milliers de mes semblables, et que j’ai passé de longues heures à méditer sur la meilleure manière d’être un Chef. Je n’ai aucune vanité à en tirer, offrant seulement mon expérience et mes réflexions à ceux qui veulent les confronter avec les leurs.

Il est incontestable que la France a été battue par la faute de ses Chefs. Ce n’est pas qu’elle en manque, mais leur choix est fait par le peuple, qui ne connaît peut-être pas les qualités qui sont indispensables à des hommes dignes de ce nom. Bien souvent, les Chefs élus le sont parce qu’ils parlent bien ou qu’ils se réclament d’un parti, rarement pour leurs qualités personnelles, qui passent au second plan.

Tout le monde connaît les qualités banales que l’on exige d’un Chef d’industrie. Il doit être intelligent et instruit ; il doit être travailleur et ne pas reculer devant la semaine de 100 heures ; il doit être énergique et imposer sa volonté, mais ce n’est pas suffisant, et bien d’autres qualités lui sont indispensables.

La première est de savoir juger les hommes et s’entourer des meilleurs. Combien en ai-je vu de ces sujets d’élite desservis sans espoir par un entourage qu’ils avaient choisis sans discernement, et sans autre souci que celui de ne pas y introduire un rival possible.

Il est aussi très important qu’un Chef sache faire preuve d’imagination, si ce n’est d’intuition. Il peut, évidemment, se faire aider, mais il ne faut pas oublier cependant qu’il n’aura vraiment d’enthousiasme que pour ses propres idées et l’enthousiasme est un rude moteur.

Il doit avoir de l’initiative, et en faire part, en évitant la formule « Il n’y a qu’à… » si usitée. Le « nyakatisme » est rarement suivi de réalisations positives. Cependant, un gros défaut pour un Chef est de se réserver toute l’initiative et de n’en laisser aucune à son entourage. Il croit éviter ainsi les erreurs, ce qui n’est pas sûr, mais il décourage ses collaborateurs, ce qui est certain.

Il doit avoir de l’audace et savoir prendre des risques, car s’il n’ose pas, il est battu d’avance. En cas d’échec, il ne doit pas hésiter à prendre pour lui-même les responsabilités, sans les rejeter systématiquement sur ses collaborateurs, qui n’auraient plus alors qu’un but ; se couvrir avant tout.

N’oublions pas que son intelligence, son initiative et son audace doivent être tempérées par le bon sens. C’est le professeur Marion qui disait : « L’intelligence court les rues, le bon sens n’est qu’aux carrefours », et encore pas à tous les carrefours, ajouterai-je. Le bon sens est parfois inversement proportionnel à l’instruction, ce qui se vérifie souvent dans les grandes Écoles.

Une des qualités maîtresses pour un Chef est de savoir prévoir. C’est l’une des plus rares, car elle exige un effort de tous les instants pour se dégager des contingences du moment et se situer dans l’avenir. Mais quelle puissance il retire de savoir donner ses ordres à l’avance, d’échafauder des projets à long terme, d’ébaucher des solutions avec le temps de les mettre au point ! Que d’affaires ai-je vues péricliter parce qu’elles étaient toujours en retard d’une idée ou d’une année !

Le mauvais Chef rejette toujours la faute de ses échecs sur son entourage, alors qu’il devrait commencer par se les imputer à lui-même. J’ai assisté à la lente agonie d’une affaire d’automobiles, aujourd’hui disparue, où les dirigeants blâmaient sans arrêt les collaborateurs, les contremaîtres, les ouvriers… et les fournisseurs, dont j’étais, alors que la partie était régulièrement perdue autour du tapis vert, faute d’un programme stable et cohérent.

Le manque de prévision est, en outre, générateur de nombreux changements d’ordres qui sèment la confusion et ruinent toute autorité.

La vitesse dans l’exécution est une autre qualité importante ; elle doit être réalisée sans éclats de voix et sans heures supplémentaires, par la recherche de moyens matériels puissants et par la suppression des temps morts. On peut aller très vite et fatiguer moins le personnel, lorsqu’on fait l’effort d’organisation nécessaire.

Et, surtout, le Chef doit s’assurer de l’exécution de ses ordres, non par une répétition vexante, mais par des comptes rendus automatiques, ou par des sondages périodiques.

J’attache une grande importance à ce que le Chef soit le premier à son bureau, avant tout son personnel. Il en résulte une impulsion très rapide qui se répercute sur tous les travaux de la journée. J’ai toujours remarqué que, lorsqu’il en était ainsi, l’affaire était bien menée, bien que la réciproque ne soit pas toujours vraie.

Une autre qualité, mais celle-là est innée, est de posséder le fluide qui permet d’imposer sa volonté, sans manifestations verbales, soi-disant énergiques, mais qui souvent ne sont que grossières. Comme, en plus, il doit être juste, humain, généreux, comme il doit inspirer la confiance et le respect, on se rend compte de toutes les qualités morales que l’on réclame d’un vrai Chef.

Mais ce n’est pas encore tout. Le grand Chef doit être stoïque, dur comme un roc devant la marée des échecs techniques et commerciaux, des procès, des pertes d’argent et de clientèle. D’autant plus qu’il doit être tenu au courant de ce qui va mal, de préférence à ce qui va bien. Ce qui l’amène à éviter les flatteurs et à leur préférer ceux qui ont le courage de critiquer.

Et comme l’amour-propre et l’enthousiasme doivent être ses moteurs, il sera plus intéressé par le succès de son entreprise que par l’argent gagné, qui lui apportera souvent beaucoup plus de soucis que de joies.

Si j’ai évoqué tant de qualités nécessaires — et j’en oublie — c’est que j’ai passé ma vie à les rechercher sans y parvenir. Peut-être aurais-je mieux réussi à les acquérir si je les avais mieux connues. C’est dans l’ambition de faciliter la tâche des jeunes que j’ai essayé d’en dresser la nomenclature incomplète. Je dois ajouter qu’elle ne vaut que pour les Chefs d’entreprises et non pour les Chefs militaires ou politiques qui doivent, probablement, posséder des qualités complètement différentes, car on a rarement vu un brillant homme d’affaires devenir un habile stratège ou un puissant politique. Je crois avoir ainsi démontré que, pour faire un Patron, c’est-à-dire un Chef, le « droit divin » ou le « hasard » ne suffisent pas, il faut, avant tout, le mérite.

J’ai essayé d’indiquer, de mon mieux, quelles sont, après 150 ans de libéralisme, les qualités exigées d’un Chef digne de ce nom. Si maintenant, par anticipation, je considère ces mêmes Chefs après seulement 25 ans de dirigisme, alors quelle déchéance !

Les uns — et ce sera la majorité — découragés, sans initiative ni enthousiasme, noyés par la paperasse, se borneront à transmettre des ordres qui leur viendront de plus haut et de plus incompétents. Ce sera le régime du patron-fonctionnaire, sans idéal, sans ambition, sans autorité, limité en tout, même dans ses profits, attendant l’heure de la retraite pour passer la main à un successeur qui lui sera désigné.

Les autres — une minorité agissante et peu scrupuleuse — se seront emparés des leviers de commande et, retranchés derrière un réseau barbelé de règlements, de restrictions, de contingents, s’assureront des monopoles qui, améliorés par la pratique du « marché noir » et du « dessous de table », leur procureront des bénéfices scandaleux, au grand dam des consommateurs… et de la morale.

Mais alors surviendra une Révolution qui balaiera tous ces profiteurs, et le vrai Chef, ressuscité par la colère du peuple, retrouvera sa primauté.