La Défense du Libéralisme/L’Organisation Professionnelle

L'édition artistique (p. 193-225).

L’ORGANISATION PROFESSIONNELLE




C’est une opinion assez répandue et soigneusement entretenue par les partisans d’un ordre nouveau, que le libéralisme n’est pas organisé et qu’il était même souvent « anarchique », pour employer une expression chère à ces iconoclastes — sans que jamais, d’ailleurs, ils en donnent la moindre explication.

Il est donc nécessaire, quand on veut entreprendre la défense du libéralisme, de rappeler, pour ceux qui ne les connaissent pas — et ils sont nombreux — les bases de l’organisation de l’Économie libérale. Si beaucoup les ignorent, c’est que le libéralisme présente cette énorme supériorité de ne pas confondre entrave et organisation, celle-ci étant suffisamment discrète pour n’avoir qu’un but : servir, et non asservir. Il s’ensuit que bon nombre de nos concitoyens pouvaient se croire, de bonne foi, inorganisés, alors qu’en réalité, ils n’avaient nul besoin d’autres règlements que ceux de droit commun.

Les Chambres Syndicales.

La cellule de l’organisation, en Économie libérale, est la Chambre Syndicale. Elle réunit toutes les entreprises qui ont les mêmes affinités, soit qu’elles fabriquent ou vendent les mêmes articles, soit qu’elles aient, comme débouché, la même clientèle. On m’accordera, peut-être, le droit d’en parler savamment, puisque j’ai présidé, pendant près de vingt ans, l’une des plus complexes et des plus efficientes Chambres Syndicales, celle des Fabricants d’Accessoires pour Automobiles, Cycles et Appareils Aériens.

Je sais que beaucoup de mes contradicteurs me représentent comme le type parfait de l’individualiste, épithète qui, accolée à celle de libéral, est péjorative 100 %. En quoi ils se trompent lourdement, car nul plus que moi n’a le sens de l’association et de la marche en équipe. Et il fallait l’avoir au plus haut degré pour réunir, dans une même assemblée homogène, plus de 600 Maisons, représentant 50.000 ouvriers fabriquant des articles aussi différents que des radiateurs et des magnétos, des selles de vélos et des pédales, des trains d’atterrissage et des compas gyroscopiques, mais qui étaient toutes unies par un même lien, celui d’un débouché identique : la locomotion routière ou aérienne. Et ce lien était si puissant que, pendant vingt ans, l’entente fut complète, les querelles inconnues entre industriels qui étaient concurrents directs ou qui, au contraire, ignoraient totalement la fabrication du voisin. C’est que notre Chambre Syndicale s’efforçait de remplir le rôle pour lequel elle avait été constituée : servir ses membres et non les asservir, guider et non brimer, recommander et non commander. Bien sûr, la tentation était forte d’ordonner et non de conseiller, d’employer la coercition et non la persuasion. Mais, pour un avantage illusoire, que de périls certains ! Vouloir fixer les programmes, les qualités, les prix, c’eût été se substituer maladroitement au juge infaillible, compétent et incorruptible qu’est le public ; c’eût été remplacer le mérite par l’arbitraire, le travail par l’intrigue, l’initiative par l’inertie.

Laissant la concurrence sélectionner les valeurs, la Chambre Syndicale concentrait tous ses efforts sur la défense des intérêts généraux de ses membres, et cela d’une façon presque invisible avec le minimum d’interventions paperassières.

On me pardonnera d’évoquer plus particulièrement le travail de ma Chambre, car je le connais bien, et en outre, il peut être considéré comme suffisamment éclectique pour donner une idée complète du rôle d’une Chambre Syndicale.

En premier lieu, elle représente nos professions auprès des Pouvoirs Publics. Recueillant les suggestions de ses membres, les filtrant, les confrontant et souvent les amendant, la Chambre apporte aux différents Départements ministériels des propositions déjà étudiées, sur lesquelles un accord unanime a été réalisé. Qu’il s’agisse de questions fiscales, économiques ou financières, chaque membre peut, sans crainte, plaider sa cause et faire valoir ses droits. Lorsqu’une nouvelle loi est en vigueur, c’est la Chambre qui la signale à ses membres, la commente et souvent guide les interprétations de l’Administration.

En dehors de la défense des intérêts particuliers, la Chambre doit soutenir les intérêts généraux de l’Automobile, du Cycle et de l’Aviation, pousser au développement des routes, des trottoirs cyclables, des aérodromes, contenir l’offensive des Chemins de Fer, amadouer le Fisc, encourager l’usage de l’automobile, surveiller l’établissement du Code de la Route.

La protection de la technique doit être au premier plan de ses préoccupations.

Cela s’est traduit par une collaboration et une aide constante aux travaux de la Société des Ingénieurs de l’Automobile, que j’ai eu l’honneur de présider pendant quatre ans. Par des subventions à des concours tels que celui de la voiture S. I. A., par une aide financière à des écoles ou à des laboratoires, notre Chambre marque son intérêt pour tout ce qui peut améliorer la technique ou la main-d’œuvre.

Une réalisation capitale fut celle du Bureau de la Normalisation, créé par notre Chambre en 1926. Sous la direction éclairée de l’ingénieur Maurice Berger, les services rendus à l’Automobile furent inestimables, mais sans contrainte, avec de la patience et de la persuasion, sans qu’il en coûtât un centime à l’État.

Une autre tâche importante de la Chambre a trait aux questions commerciales. En premier lieu se plaçait l’organisation du Salon annuel de l’Automobile, de concert avec les Constructeurs d’automobiles, de cycles et les Carrossiers. Je crois que cette manifestation, de réputation mondiale, est une brillante illustration de la capacité d’organisation des Chambres Syndicales.

Les relations commerciales avec la clientèle étaient particulièrement suivies, soit par des accords de fait avec les Constructeurs d’automobiles, soit par l’établissement d’une charte de la distribution qui comportait plus de recommandations que de règles impératives, mais qui n’en était pas moins très efficace.

Les crédits étaient discrètement surveillés par des recoupements de renseignements et, en cas de défaillance d’un client important, c’est la Chambre qui prenait en mains la défense des intérêts financiers de ses membres.

Le Commerce extérieur avait toute la sollicitude de la Chambre, soit à l’importation par l’établissement de la délicate nomenclature douanière et la discussion des tarifs de protection, soit à l’exportation par la surveillance des traités de commerce et l’étude des marchés étrangers.

Pour les questions d’ordre général, la Chambre est affiliée à la Fédération de l’Automobile, du Cycle et de l’Aviation, où sont réunies toutes les Chambres Syndicales relatives à ces Industries. De même, notre Chambre est rattachée à la Fédération de la Mécanique pour toutes les questions concernant les matières premières, les machines-outils, l’électricité, le charbon, les transports, les droits de douane, etc.

En ce qui concerne la main-d’œuvre, notre Chambre n’avait pas à s’en occuper directement, puisque ses ouvriers ne lui étaient pas particuliers. Les questions s’y rattachant étaient traitées par des groupements locaux, comme celui des Industriels de la Région Parisienne, ou par l’Union des Industries Métallurgiques et Minières pour toute la France. Ce sont ces organismes qui avaient à discuter les contrats collectifs et à encourager les œuvres sociales, allocations familiales, colonies de vacances, etc.

Une seule faiblesse de notre Chambre — mais elle est de taille — c’est son titre, car, malgré la richesse de la langue française, je n’ai jamais pu trouver d’autre appellation que « Chambre des Accessoires », qui donne une piètre idée de l’importance de notre industrie, pourtant une des premières de France.


J’ai brossé à larges traits le rôle et l’action d’une Chambre Syndicale déterminée. Cela suffit cependant pour affirmer que les services qu’elle pouvait rendre étaient très importants. La preuve en est surtout donnée par l’empressement avec lequel les membres payaient leur cotisation et répondaient aux nombreuses convocations de leur Président. C’est ici, pour moi, une nouvelle occasion de manifester ma gratitude à tous mes Collègues pour la confiante collaboration qu’ils m’ont apportée pendant de si longues années.

Grâce à la souplesse de l’Économie libérale, chaque profession modelait sa Chambre Syndicale suivant les cas d’espèce. Beaucoup de Chambres sont locales et se réunissent dans une Fédération Nationale. D’autres sont uniques pour toute la France. Dans certains cas, une même profession peut posséder deux ou plusieurs Chambres Syndicales concurrentes. Je n’y vois aucun inconvénient, les Pouvoirs Publics ayant toutes facilités pour apprécier la valeur relative de ces Chambres, représentant souvent des entreprises d’importances très différentes. Des esprits chagrins ont quelquefois reproché à certaines Chambres Syndicales d’être en sommeil. C’est probablement parce que leurs membres étaient satisfaits de leur sort et n’avaient besoin de rien. En outre, la caractéristique essentielle des Chambres Syndicales est le libre choix de leur Comité et de son Bureau. En cas de carence d’une Chambre, rien n’est plus facile que de changer ses dirigeants, ou d’en constituer une autre.

Pour parfaire l’édifice, l’ensemble des Chambres Syndicales et des Fédérations était surmonté par la défunte Confédération Générale du Patronat Français, que l’on a sacrifiée en 1940, en même temps que la C. G. T., par le jeu bien démocratique des compensations. La C. G. P. F. fondée en 1936, était un organisme trop lourd, sans doctrine, sans traditions, et qui faisait double emploi avec les Chambres de Commerce. Je ne la regrette pas, car, de même que la C. G. T. était noyautée par les communistes, la C. G. P. F. était truffée de dirigistes, qui tendaient à fonctionnariser l’Économie.

Les Chambres de Commerce.

J’ai fait allusion aux Chambres de Commerce, et, comme beaucoup de nos néo-organisateurs n’ont pas la moindre idée de leur rôle, je crois bien faire en leur décrivant la place qu’occupent ces Chambres dans l’organisation de l’Économie libérale.

Héritières d’une forte tradition, puisque la doyenne, la Chambre de Commerce de Marseille, remonte à 1599, elles tiennent leur Charte moderne de la loi organique du 9 avril 1898.

Ce sont des organismes interprofessionnels, à compétence locale, mais dont l’assemblée des Présidents représente toute l’Économie française.

Leur mission principale est d’éclairer les Pouvoirs Publics sur toutes les questions économiques, de mettre à la disposition des entreprises un ensemble complet de services, de faciliter l’enseignement commercial. Par la compétence de leurs dirigeants et l’indépendance de leurs opinions, les Chambres de Commerce ont rendu au pays de signalés services que l’on ferait bien de ne pas oublier. Par leur participation à l’outillage du pays, sous la forme de créations ou d’exploitations de docks, d’entrepôts, de ports, de canaux, d’aéroports, elles accomplissent sans bruit une œuvre immense qui me paraît faire honneur au libéralisme « anarchique ».

Mais il faut ajouter que ces Institutions sont autonomes, que leurs. dirigeants sont élus par leurs pairs, sans intervention de l’État, et que leur souci constant est de « servir », et non « asservir ».

Les trublions du dirigisme ont pu reprocher aux Chambres de Commerce de dormir, d’être des assemblées de vieillards, parce que, sans publicité tapageuse, les Chambres de Commerce, grandes dames, accomplissaient leur besogne en silence, plus préoccupées de trouver des solutions que des slogans.

Le Ministère du Commerce.

À l’extrême pointe de l’organisation de l’Économie libérale se trouve le Ministère du Commerce et de l’Industrie. Lui aussi, on a pu l’accuser d’une certaine inaction. Mais c’est tout à son éloge, car cela prouve que l’on n’avait pas besoin de lui. Les rouages de l’Économie libérale étaient si bien huilés que la machine tournait sans effort apparent. Le Ministre pouvait se borner à distribuer une manne de distinctions honorifiques, qui font tellement plaisir, et il lui restait encore beaucoup de temps pour se consacrer à la partie capitale de son rôle : l’établissement du tarif douanier et la discussion des traités de commerce. Il possédait là deux leviers de commande et pouvait faire, avec vingt fonctionnaires, plus de besogne utile que la soi-disant « Organisation Professionnelle » avec ses milliers d’employés. J’aurai, du reste, l’occasion d’y revenir.

J’ai ainsi tracé, à larges traits, le schéma de l’Organisation Économique en système libéral. Elle a pour qualité maîtresse d’exister et de fonctionner sans qu’aucune critique fondée puisse lui être opposée. Tous les besoins sont couverts, qu’ils soient industriels ou commerciaux, locaux ou nationaux. Je ne prétends pas qu’elle ne soit pas perfectible, mais cela dépend du choix des hommes plus que des méthodes.

Quelles que soient les institutions, il est évident que, si on les fait gérer par des faillis ou des repris de justice, les résultats seront désastreux. Mais, sous ce rapport, le système libéral offre tous apaisements. Le mode d’élection par leurs pairs garantit les membres contre toute possibilité d’intrusion de brebis galeuses aux postes de commande et celles qui, par hasard, s’y décèleraient, seraient bien vite éliminées.

Cette construction, si logique et si solide, n’est pas l’effet du hasard. C’est le résultat de longues années de tâtonnements et d’expériences, et nos pères, qui l’ont mise au point, valaient au moins autant que les théoriciens d’aujourd’hui qui, pour imposer leur système, n’ont d’autre argument que les malheurs de la Patrie.

L’Organisation du dirigisme.

En regard du clavier harmonieux des Chambres Syndicales, des Fédérations et des Chambres de Commerce, sur lequel le libéralisme peut jouer la symphonie de la prospérité, que nous propose le dirigisme ? À vrai dire, je n’en sais trop rien, et il semble que les augures du système ne soient pas beaucoup plus avancés, à en juger par leurs déclarations souvent obscures, mais toujours différentes. Je vais essayer de faire le point tel qu’il m’apparaît à la lueur des faits.

L’ « Organisation Professionnelle », vocable ambitieux, drapeau du dirigisme, ne date pas de la guerre, mais remonte à plusieurs années auparavant. Elle tire son origine des controverses qui s’élevèrent au sujet du fameux article 419 du Code pénal. Cet article punit de peines sévères le délit de coalition en vue de créer un monopole et de fausser ainsi les prix du marché. C’est la défense du libéralisme contre la suppression de la concurrence et l’omnipotence des Trusts.

Je ne nourris aucune animosité contre les Trusts ; bien au contraire, je prétends qu’ils ont rendu à la Nation de grands services et peuvent en rendre encore, mais à la condition formelle qu’ils puissent être librement concurrencés.

Le trust du lait a permis des progrès étonnants pour le ramassage et l’utilisation du précieux liquide.

Le trust du pétrole, si souvent attaqué, a doté la France d’un réseau de distribution admirable dans sa réalisation et modéré dans ses prix. Mais cela tenait à ce que l’auto-défense de la concurrence jouait à plein. À côté d’une dizaine de Compagnies puissantes, très bien organisées, supérieurement dirigées, s’agitait une nuée d’importateurs indépendants qui menaient la vie dure aux colosses, installant des postes d’essence en des endroits stratégiques convenablement choisis, limitant les frais en négligeant les lieux écartés, bloquant toute hausse déraisonnable par leur présence même.

Il en était de même dans l’industrie du ciment où quelques gros producteurs étaient tenus en respect par des usines locales moins puissantes mais mieux placées géographiquement.

La tentation était forte, pour les Trusts, de se débarrasser de ces dissidents gênants, qui étaient le seul rempart du consommateur contre l’exagération des prix.

D’où une lutte souvent sévère entre les magnats des Trusts et leurs modestes concurrents. Quand le combat prenait un tour trop vif, l’ultime ressource des Indépendants était de recourir à l’article 419 du Code pénal et d’invoquer le délit de coalition.

Je comprends les réactions des seigneurs des Trusts, toujours menacés par cette épée de Damoclès, d’autant plus que les choses se passaient en Correctionnelle, ce qui est toujours désagréable à un Président de Société.

D’où les efforts des puissants en vue de faire légaliser les Ententes Industrielles, ce qui se traduisit, en 1935, par les projets de loi Flandin et Marchandeau, qui autorisaient ces sortes d’accords, mais n’allaient pas jusqu’à les rendre obligatoires.

Malgré cette modération, le Parlement refusa cette atteinte à l’article 419, tant il était hanté par l’idée de défendre le consommateur contre les exactions des monopoles.

Battus du côté parlementaire, les partisans des Trusts se tournèrent du Côté des Chambres Syndicales et, en particulier, vers la C. G. P. F., qui était, comme ils se devait, habilement truffée de leurs représentants.

C’est dans cette enceinte, en 1937, que se déclencha la campagne pour l’ « Organisation Professionnelle ». Derrière ce titre alléchant se retrouvaient tous les défenseurs des Ententes Industrielles. Je pris nettement parti contre eux, sentant bien que, à l’abri de cette façade, ce qu’on voulait surtout c’était imposer la domination des puissants sur les faibles. À maintes reprises, je demandai que l’on définît, d’une façon précise, ce qu’était l’Organisation Professionnelle. Autant de réponses, autant d’opinions, toutes plus confuses les unes que les autres, car le but, inavoué, était non d’organiser, mais d’assujettir, en faisant triompher l’idée des Ententes Industrielles obligatoires. J’avais en face de moi des adversaires fort distingués, les uns de bonne foi, car ils étaient attirés par le mirage de la nouveauté, les autres mûs par l’intérêt, car ils savaient bien que toute Entente demande une direction, et ils étaient prêts à se dévouer pour assurer cet emploi. Parmi ces derniers se trouvaient les Directeurs de Chambres Syndicales, qui savaient par expérience combien les membres sont indépendants, indisciplinés, et bien souvent indifférents. C’est alors qu’ils introduisirent la notion de l’Entente Industrielle Obligatoire. Il s’agissait de faire entrer de gré ou de force tous les membres d’une même profession sous la férule d’un dictateur, avec obligation, pour tous les assujettis, d’obéir aux ordres de la majorité. Les Trusts, qu’on avait jusqu’alors pourchassés, étaient subitement imposés. L’article 419 était, non seulement aboli, mais il était entièrement retourné, et il aurait pu s’écrire 914. La concurrence était jugulée, les positions étaient stabilisées, l’avenir était assuré. C’était l’âge d’or.

Habilement présentés, ces arguments séduisaient nombre de patrons, en particulier ceux qui s’appuyaient sur un gros chiffre d’affaires, qui leur aurait donné une position privilégiée sans avoir à continuer la lutte. Par une coïncidence curieuse, ils se rencontraient avec ceux qui faisaient de mauvaises affaires et qui voyaient, dans les Ententes obligatoires, le seul moyen de ne pas être éliminés comme il se doit, en Économie libérale, pour les incapables ou les paresseux.

Ainsi tout le monde était content, et le petit nombre d’opposants, dont j’étais, prenait figure de trouble-fête. Il est vrai que le consommateur, qui faisait les frais de l’opération, n’était pas invité à donner son avis, et les Chefs d’entreprises doués de bon sens, qui sont fort nombreux en France, avaient autre chose à faire qu’à suivre ces parlotes qu’on pouvait croire stériles.

En fait, ces discussions étaient purement académiques, et le Président Gignoux s’efforçait, et y réussissait, à mener les débats avec une grande impartialité, tout en ayant beaucoup de peine à voiler ses sentiments personnels qui étaient déjà franchement dirigistes.

Souvent, je me demandais pourquoi je me donnais tant de mal pour combattre ces théories dirigistes mort-nées, mais mon instinct me commandait de défendre les débutants et les faibles, auxquels on ne devait pas refuser l’espoir de s’élever, de même que mon réalisme me démontrait que si les Ententes étaient profitables aux vendeurs, elles se retournaient contre les acheteurs qui composent la majorité du peuple. Sentant la résistance grandir, les dirigistes firent appel au Conseil d’État, ou plutôt à son émanation, le Conseil National Économique, présidé par M. Cahen-Salvador. On est confus de constater que cette austère institution, qui aurait dû être la gardienne du libéralisme, se mit à verser dans le dirigisme par l’action de quelques-uns de ses membres et, comme tout bon organisateur qui ne connaît pas la question, entreprit une vaste enquête dont je connaissais à l’avance le résultat : un fouillis inextricable.

L’été de 1939 avait apporté une trêve à ces discussions byzantines, et j’avais oublié l’article 419, les Ententes, la C. G. P. F. et le Conseil National Économique, quand la guerre éclata.

Bien entendu, toutes ces controverses étaient suspendues. Mais le grain était semé. Il ne devait pas tarder à lever. Le terme d’ « Organisation Professionnelle » avait fait son chemin. Ses adorateurs brûlaient de mettre leurs talents au service de la Patrie. Jamais on n’assista à une telle débauche d’ « organisation ». Jamais, non plus, on ne vit une production plus entravée, se débattant dans une forêt de règlements, de licences, d’états, de statistiques et de graphiques où toutes les initiatives individuelles étaient remisées sur des voies de garage, comme il se doit lorsque l’esprit « chemin de fer » règne en maître.

Il est vrai que la partie était perdue depuis longtemps, par l’incurie du Gouvernement, l’apathie des bureaux, la désorganisation provoquée par le Front Populaire, et les méfaits, dans certains secteurs, de l’Économie dirigée. Mais tout cela est connu. Ce qui l’est moins, c’est l’agilité surprenante, le sens de l’opportunité admirable avec lesquels, moins de deux mois après l’armistice, ils mettaient sur pied la loi du 16 août 1940, qui bouleversait de fond en comble l’Économie française par la création des Comités d’Organisation.

Le moment était bien choisi. Le désarroi régnait dans tous les esprits, le découragement s’installait partout, les Chambres Syndicales étaient désorganisées, j’étais alors terrassé par une grave maladie, qui faillit m’emporter et qui me mettait hors de cause.

Je sais bien qu’une tâche urgente s’imposait : celle de répartir les matières et de contrôler les prix. Personne ne peut nier que cette répartition et ce contrôle soient indispensables en période de misère, si l’on veut éviter l’accaparement et la montée des prix en flèche. Mais on pouvait parfaitement utiliser pour ce but les Chambres Syndicales, renforcées au besoin en personnel. On a préféré constituer des organismes entièrement nouveaux, recrutés au hasard des sympathies, les uns absorbant les Chambres Syndicales, les autres les doublant, mais tous abondamment pourvus d’un personnel pléthorique et coûteux.

La caractéristique essentielle de ces Comités d’Organisation est que la Direction en est désignée par le Gouvernement, à l’exclusion de toute ingérence des professions. Pour assurer l’étatisation totale des C. O., ceux-ci sont contrôlés par un Commissaire du Gouvernement qui a droit de veto sur toutes les décisions.

Quant aux Chambres Syndicales, elles sont mises en sommeil, leurs biens sont bloqués, leur existence même soumise constamment à la menace de la dissolution. Dans ces conditions, le lecteur ne s’étonnera pas que, en guise de protestation, j’aie remis ma démission par la lettre suivante envoyée à tous les membres de mon Comité, et qui, je crois, précise bien la situation :

CHAMBRE SYNDICALE
DES ACCESSOIRES
POUR
AUTOMOBILES, CYCLES,
ET
APPAREILS AÉRIENS

—o—
Paris, le 5 Juin 1942.


Mon Cher Collègue,

Voici venir l’Assemblée Générale de notre Chambre. C’était la coutume pour moi de faire avec vous une revue de l’année écoulée et des prévisions pour l’avenir.

Comme l’an dernier, je m’abstiendrai d’y assister, la Faculté m’interdisant toute émotion, car je vous aurais annoncé ma détermination irrévocable de ne pas solliciter le renouvellement du mandat de Président que vous m’avez confié depuis près de vingt ans.

Je ne puis, en effet, assister passivement à la mainmise progressive de l’État sur nos industries, qui n’ont dû leur succès qu’à l’initiative individuelle et à la liberté d’action.

J’entends bien que les exigences de la guerre impliquent, à l’heure présente, une stricte répartition des matières premières, mais, en dehors de cette nécessité provisoire, je ne puis que m’élever avec force contre une néo-bureaucratie envahissante et paperassière, qui s’ingère de plus en plus au fonctionnement technique, commercial et financier de nos entreprises en nous en laissant les risques, sans avoir elle-même aucune responsabilité.

Je ne puis paraître approuver, par mon silence, la ruine de l’esprit de concurrence, le découragement des bonnes volontés et la stérilisation des énergies, qui sont les conséquences inéluctables du dirigisme.

Nous sommes loin de la directive du Maréchal, suivant laquelle les professions devaient s’organiser elles-mêmes, ce à quoi nous étions largement parvenus avant guerre.

Plus jeune, j’aurais lutté de toutes mes forces contre cet étatisme grandissant mais ma santé me commande de réserver mon activité pour des tâches plus pacifiques.

Il ne me reste plus qu’à me retirer « dans l’honneur et la dignité ».

Je conserverai toujours le souvenir vivace de près de vingt ans de collaboration, au cours desquels vous m’avez prodigué tant de marques de confiance et d’affection que j’y ai trouvé une très large récompense aux efforts que j’ai pu fournir.

Je vous en suis infiniment reconnaissant.

Je forme des vœux pour que se perpétue l’admirable union dont ont fait preuve nos industries depuis plus de trente ans, malgré la diversité de leurs fabrications ou de leurs intérêts, et je souhaite qu’après la tourmente, notre Chambre reprenne la place à laquelle lui donnent droit son passé et sa tradition.

Maurice GOUDARD,
Président.

Tant que dure la guerre, j’estime que ma protestation reste toute platonique. On peut toujours invoquer les nécessités supérieures de l’heure, la rareté des matières, le chômage d’un grand nombre d’intellectuels qu’il faut employer. Aussi bien, mon action est-elle préventive. J’ai toujours en mémoire les controverses d’avant-guerre sur la suppression de l’article 419, sur les Ententes Industrielles Obligatoires, et je suis effrayé de voir que les C. O. réalisent entièrement ce programme, avec l’aggravation d’une étatisation complète des professions. D’aucuns veulent me rassurer en affirmant le caractère provisoire de la loi du 16 août 1940. Mais on a si souvent reproché au Patronat de s’endormir dans une douce quiétude que je crois de mon devoir de sonner l’alarme en face de ce danger à terme. Car il faudrait être bien naïf pour croire que, les circonstances qui les ont mis en place ayant disparu, les nouveaux Messieurs se retireront gentiment. Bien au contraire, ils se cramponneront désespérément, invoquant toutes sortes de raisons pour prolonger leur existence, et comme ils sont tout près du soleil, ils espèrent bien qu’on aura une certaine peine à les faire rentrer dans l’ombre.

Ma principale préoccupation est de prévoir ce qui se passera après la guerre et, pour cela, je voudrais pouvoir extrapoler le fonctionnement de l’Organisation Professionnelle, une fois la paix rétablie. Puisque nous n’avons pas su préparer la guerre, sachons, au moins, préparer la paix.

Comme j’ai bon cœur et que je ne cherche qu’à donner toute leur chance aux dirigistes, je vais leur poser un certain nombre de questions, auxquelles ils auront à répondre d’une façon satisfaisante, s’ils veulent que leur système soit viable. Pour guider leurs réponses, je me permettrai de faire suivre chaque question d’un commentaire qui la précisera.

Quels sont les principes généraux qui président à l’Organisation Professionnelle ?

Je ne pense pas qu’elle vise uniquement à caser certains chômeurs intellectuels. Il serait nécessaire de faire connaître ses buts précis, sans se borner à en faire l’éloge, mais en décrivant tous ses rouages. Se rappeler qu’elle doit être cohérente, et ne pas varier au gré de la fantaisie de chacun.

Quelle est la doctrine de base en ce qui concerne l’ingérence de l’État dans l’Organisation Professionnelle ?

En d’autres termes, quelle sera la part de l’État dans la direction de l’Economie ? Cette part existe déjà sous la forme de lois, d’impôts, de taxes, de droits de douane, de traités de commerce, etc. Dans quelles directions sera-t-elle augmentée ?

Si, comme je le suppose, les Comités d’Organisation en sont la pièce maîtresse, quelles sont, en temps de paix, les attributions de ceux-ci ?

Pour bien préciser, quelles sont les frontières de leur pouvoir ? Il serait peut-être plus simple d’indiquer ce dont ils n’ont pas à s’occuper : la paie et l’échéance, par exemple.

Comment se recrute leur personnel dirigeant ?

Cette question est importante car, en dirigisme, plus qu’en libéralisme, les institutions valent ce que valent les hommes.

Il y a deux solutions : choix par les Professions ou désignation par l’État.

Dans la première hypothèse, quelles’seront les règles de l’élection ? Les Trusts écraseront-ils les petits ?

Dans la deuxième, quelles seront les modes de nomination des Directeurs responsables ? Examens, ancienneté, intrigue ou petit bonheur ?

Pourquoi certains C. O. sont-ils nantis d’un Comité, d’autres d’un seul Président, d’autres d’un simple Directeur, ou enfin, parfois, d’un modeste Secrétaire Général ? Quelles peuvent être les lois mystérieuses qui régissent ces choix éclectiques ?

Que veut dire le terme « responsable » accolé au titre de Président ou Directeur, et qui sent sa C. G. T. d’une lieue ? Y a-t-il un exemple où cette responsabilité ait joué ?

Quel sera le sort et le statut des Chambres Syndicales ?

Si on les supprime, il faudra se rappeler qu’elles étaient au service de leurs membres, alors que, jusqu’à ce jour, les assujettis ont été au service des C. O.

Quel sera le contrôle exercé sur les taxes perçues par le C. O. et ses dépenses ?

Je ne suis pas seulement inquiet des dépenses d’un C. O. (de 3 à 10 fois plus élevées que celles des Chambres Syndicales), mais je suis effrayé des dépenses de répercussion imposées aux entreprises par la complication du système.

L’ensemble des budgets des Comités d’Organisation dépasse un milliard. Les dépenses mises à la charge des entreprises par le dirigisme sont, au moins, quatre fois plus élevées. Le système coûte donc au Pays, au bas mot, 5 milliards par an.

Il est vrai qu’en compensation on a supprimé les dépenses du Parlement, soit 100 millions. Piètre consolation !

Comment se grouperont les entreprises ? Par fabrication ou par clientèle ?

Sous ce rapport, la plus aimable fantaisie a régné suivant l’agilité, l’humeur ou les amitiés des Directeurs de C. O.

Dans l’Automobile, par exemple, il y a bien les voitures et les camions, mais il n’y a pas les tracteurs agricoles, qui ont pourtant les mêmes organes et qui sont fabriqués par les mêmes maisons. Il y a bien les moteurs de voitures, mais, sitôt qu’ils deviennent fixes, ils appartiennent à un autre C. O. Il y a bien les carburateurs, mais il n’y a pas les gazogènes. Il y a bien les radiateurs, mais il n’y a pas les roulements à billes. Il y a bien l’appareillage électrique, mais il n’y a pas les accumulateurs. Il y a bien les roues, mais il n’y a pas les pneus. Ces derniers sont groupés avec les tuyaux d’arrosage, comme employant les mêmes matières. Pour le temps de guerre, c’est acceptable, mais inadmissible en temps de paix.

Or, ce rattachement des producteurs a une grande importance et devra être précisé sans ambiguïté.

À l’échelon supérieur, quelles sont les attributions de « la Famille Professionnelle », et quels sont ses pouvoirs ?

Le mot « Famille » évoque des sentiments touchants dans le principe, mais vagues dans la pratique. Qui sera le père de la Famille, quel sera son rôle, sur qui aura-t-il autorité ?

Quelle sera la position de la « Famille » par rapport à la « Charte du Travail » et ses Comités Sociaux locaux et Nationaux ?

Les Corporations sont-elles enterrées ?
Beaucoup ont fondé de larges espoirs sur ce mot magique, mais peu ont des notions précises sur leur composition et leurs attributions. D’aucuns y incorporent les salariés, d’autres les limitent aux patrons. Il n’y a pas deux constructions semblables. Il faut donc, d’abord, en donner une définition précise et dire ensuite comment elles s’intègrent à l’Organisation Professionnelle.
10° Si l’on continue à contingenter la production, sur quelles bases le fera-t-on ?

Le grand vice du libéralisme — disent ses adversaires — était la surproduction, génératrice de chômage et de misère. Pour l’éviter, il faudra donc limiter la production. Mais comment répartir le contingent entre les différents producteurs ? Le critère de 1938 va devenir de plus en plus périmé. Alors ? Le bon plaisir, le hasard ou la « combine » ?

11° Quel sera l’instrument du contingentement ?

La répartition de la matière ? Ah ! mon Dieu ! Quelle surveillance ! Le partage de la clientèle ? Mais celle-ci se laissera-t-elle faire ? À moins qu’on ne l’ « organise » à son tour. Et si un producteur est défaillant, qui comblera le vide, et avec combien de retard ?

12° Comment seront fixés les prix ?

La base de septembre 1939 est de plus en plus fragile, artificielle et génératrice d’un hideux « marché noir », celui-ci bien organisé et exempt d’impôts, mais mortel pour les firmes honnêtes.

Si l’on prend comme base le prix de revient, cher aux auteurs du « plan comptable », comment le définira-t-on ? Je défie tous les experts du monde de connaître, à l’avance, le prix de revient d’un produit, s’ils n’en prévoient pas la cadence. exacte de fabrication ou le volume d’affaires qui, souvent, dépendent de la pluie et du beau temps.

Si deux usines, fabriquant le même produit, ont des prix de revient différant de 10 %, ce qui est fréquent, sur quel prix s’alignera-t-on ? Sur le plus bas des deux, auquel cas l’usine la moins bien placée fera faillite ; ou bien, sur le plus haut, auquel cas l’usine la mieux menée fera des bénéfices extravagants et aura même intérêt à entretenir secrètement une usine-référence chargée de démontrer la hausse des prix de revient.

13° Pour éviter ces abus, limitera-t-on les bénéfices et en sera-t-il de même pour les pertes ?

Mais à quel taux pour les bénéfices ? À un modeste 6 %, ce qui est confortable pour l’industrie lourde et désastreux pour l’industrie légère. Sur quoi s’appliquera ce taux ? Sur le capital ? Mais alors les actions deviendront des sortes d’obligations, sans espoir de plus-value. Sur le chiffre d’affaires ? Mais alors ce sera la prime à la mauvaise gestion et la pénalisation du progrès puisque, plus le prix de vente baisse, plus le bénéfice diminue.

Avec la limitation des bénéfices, les réserves seront nulles. Toute baisse de cadence, tout débiteur défaillant, peuvent amener rapidement des pertes dangereuses. Couvrira-t-on ces pertes, ou fermera-t-on l’entreprise ?

14° Si le prix est fixé, la qualité le sera-t-elle aussi ?

Quelles belles controverses, si l’on s’engage sur ce terrain ! Voilà une armée de fonctionnaires à recruter, et non parmi les premiers venus, car souvent la qualité ne se décèle qu’au moyen de délicates analyses et quelquefois après plusieurs années.

Quelles sanctions appliquera-t-on contre les responsables qui, souvent, rejetteront la faute sur l’obligation d’employer tels ou tels fournisseur ou matériau ?

15° Que deviennent les Commerçants et Intermédiaires ?

Sont-ils supprimés comme inutiles, ou sont-ils rattachés à un Comité Général d’Organisation du Commerce, comme c’est le cas actuellement pour les trois quarts d’entre eux ? Mais alors, quel est le Titan qui commandera ces centaines de milliers de braves gens, dont l’indépendance n’a d’égale que l’ingéniosité.

Rattachera-t-on les Commerçants aux C. O. de producteurs, comme on le constate actuellement pour un quart d’entre eux, auquel cas je leur prédis qu’ils seront réduits à l’esclavage ; d’autant plus que le rôle du Commerçant, en Économie dirigée, se réduit à celui de simple dépositaire, sans initiative, comme sans amabilité, du reste.

Je crains fort, d’ailleurs, que, par la faute du dirigisme, le commerçant honnête ne soit ruiné par le trafiquant du « marché noir », qui vendra au-dessous du prix imposé les produits dont il y a excès et au-dessus de la taxe les produits dont il y a pénurie, le tout, bien entendu, sans paperasserie, ni comptabilité, ni impôts.
16° Comment supprimera-t-on le « marché noir » et sa scandaleuse exonération de tout impôt ?

Le « marché noir » n’est possible qu’en Économie dirigée qui substitue la contrainte à la loi naturelle de l’offre et de la demande. Le bénéfice moyen d’un commerçant étant normalement d’environ 10 %, il suffit que ce dernier traite le 1/10 de ses ventes annuelles au « marché noir » pour que :

1° Son bénéfice officiel soit réduit à rien ;

2° Ses impôts directs soient nuls ;

3° Son bénéfice réel soit facilement triplé.

Jamais l’Économie libérale n’a donné une telle prime à la fraude.

17° Que devient l’article 419 du Code Pénal ?

Est-il supprimé, oui ou non ? Si oui, je vois de beaux jours en perspective pour les Trusts. Si non, les Présidents et Directeurs responsables des C. O. se rendent tous coupables du délit de coalition qui doit les mener droit en prison !

18° Que devient l’initiative privée ?

Si tout est fixé, d’une manière autoritaire, prix, quantités, qualité, concurrence, je ne vois pas très bien la place laissée à l’initiative privée.

Doit-elle être considérée comme une tare, ou réservée au noble sport de la pêche à la ligne ?
19° Quel recours possède un assujetti contre une décision de son Comité d’Organisation ?

En France, seuls les jugements des Juges de Paix, pour des sommes relativement minimes, sont sans appel.

En sera—t-il de même pour les décisions d’un C. O. qui risquent de ruiner une entreprise ? S’il n’en est pas ainsi, devant quelle juridiction devra être formé le recours, et l’appel sera—t-il suspensif des décisions du C. O. ?

Le C. O. aura-t-il la personnalité civile pour percevoir des dommages-intérêts ou, dans les cas contraires, en payer ?

20° Puisque tout est réglementé, que devient la responsabilité du Chef d’entreprise ?

En cas de mauvaises affaires, il pourra toujours rejeter la faute sur le Directeur responsable du C. O. et l’appeler à la faillite, car il sera fondé à prétendre que ce sont les ordres malencontreux du C. O. qui ont entraîné sa ruine.

21° Que devient l’avenir des jeunes et des petits ?

En face de situations acquises, dans l’impossibilité d’étendre leur activité ou d’en entreprendre une nouvelle, ils n’ont plus aucune chance de s’élever, à moins que l’on ne recoure à l’arbitraire, sinon aux compromissions.

Nous touchons là un des points les plus délicats de l’Économie dirigée.

Ayant débuté très modestement, je me demande quel aurait été mon avenir dans une Économie basée avant tout sur les situations acquises. En ce temps-là (1906-1910), il y avait pléthore de fabricants de radiateurs et de carburateurs. Et l’on m’aurait probablement refusé l’autorisation d’établissement, car je n’avais aucun argument valable, autre que celui de faire ma vie.

Aujourd’hui — pour ne pas quitter un sujet que je connais bien — l’industrie des carburateurs, en France, est partagée entre deux Sociétés. Zénith et Solex, la première pour 40 %, la seconde pour 60 %. La capacité annuelle de production totale des deux usines est d’environ 600.000 carburateurs pour une demande d’environ 300.000. À l’aide de quelques machines supplémentaires, la production pourrait facilement atteindre un million d’appareils par an. Les besoins du marché sont donc plus que couverts avec ces deux Sociétés. Quant à la technique, je me plais à croire qu’elle est satisfaisante puisque ces deux marques équipent 95 % des voitures européennes. Tout justifie donc, en Économie dirigée, l’interdiction, pour une nouvelle marque, de construire des carburateurs en France, mesure qui ne pourrait que protéger largement mes intérêts égoïstes.

Mais je proteste énergiquement, d’avance, contre un tel monopole, car j’estime que la liberté du commerce est la pierre angulaire du progrès.

On me répondra que le C. O. de l’Automobile peut parfaitement autoriser la construction d’un nouveau carburateur, s’il lui semble présenter des avantages techniques suffisants. Alors, laissez-moi rire ! Mon expérience de trente ans, acquise après de nombreux déboires, m’a prouvé que l’on ne pouvait pas apprécier les qualités d’un nouvel appareil — fut-il Zénith ou Solex — sans l’avoir éprouvé en série, dans la clientèle, au moins tout un hiver et tout un été. Le jugement d’un Comité de techniciens non spécialistes est donc, à plus forte raison, sans valeur au départ. Et si le protégé du C. O. fait faillite, quel ridicule pour ce dernier !

Alors, quel critère ?

Je suis également d’avis que c’est folie que d’interdire à des Constructeurs d’automobiles de fabriquer leurs carburateurs eux-mêmes. S’ils le font, c’est que Zénith et Solex n’ont pas été capables de démontrer leur supériorité, ou exagèrent leurs prix. Alors, tant pis pour eux ! Ils ont besoin d’une leçon qui les réveille, s’ils dorment.

Bien sûr, l’interdiction d’établissement peut faire l’affaire des gens en place, des nantis, des beati possidentes, mais je me refuse à m’associer à cet étranglement de la concurrence.

22° Et notre ami l’inventeur ?

Que devient le doux rêveur, le chercheur obstiné, le savant de génie ? Comment s’encarte-t-il dans cette organisation planifiée, lui qui n’a que des plans à offrir ? Sera-t-il livré au bon plaisir d’un C. O., où, souvent, se trouve un concurrent ?

23° J’allais oublier le consommateur.

Dans tout cela, que devient-il, ce pauvre paria ?

Il est vrai que la guerre l’a habitué à être mené à coups de cartes, de tickets, de files d’attente et qu’il est résigné. Il est devenu doux comme un mouton, mais prenons garde que le mouton ne devienne enragé.

24° Et, au fait, que devient la France ?

Ainsi caporalisée, pourra-t-elle encore faire rayonner à travers le monde la fantaisie de son imagination, pourra-t-elle encore faire éclater les éclairs de son génie, que le libéralisme a si bien favorisé pour le plus grand profit de la civilisation ? Emprisonnée dans son corset d’acier, pourra-t-elle lutter, à armes égales, avec des peuples libres, qui auront tôt fait de se débarrasser de leur carapace de guerre ?


À ces deux douzaines de questions, j’aurais pu en ajouter bien d’autres. Telles qu’elles sont, elles contiennent l’essentiel des problèmes avec lesquels les Dirigistes seraient confrontés après la guerre…, si toutefois je ne les ai pas trop découragés.

Tous ces problèmes ont été résolus par le libéralisme, avec des moyens perfectibles, certes, mais qui ont le mérite d’exister et, dans l’ensemble, de satisfaire tous les besoins raisonnables.

Pour l’instant, aucune réponse à mon questionnaire ne presse. Les lois naturelles sont actuellement complètement faussées. Il n’y a plus de concurrence, il n’y a plus de commerce. Le possesseur du plus petit bout de ferraille, du moindre paquet de chiffons, du plus affreux rossignol est capable de les vendre sans effort et même, au marché noir, sans impôts.

Mais cette situation ne peut être que provisoire, Dieu merci ! Alors, Messieurs les Dirigistes, dites-nous, de grâce, comment vous dirigerez, et reconnaissez loyalement que j’ai fait de mon mieux pour éclairer votre chemin, en vous signalant les obstacles qu’il vous faudra franchir avant de faire aussi bien, sinon mieux, que le libéralisme, que vous avez tant décrié. Avouez que je vous fais la partie belle, et que j’ai droit à votre reconnaissance.

Mais si vous me faites l’honneur de me répondre, soit publiquement, soit par lettre, n’oubliez pas de joindre votre curriculum vitæ, pensum indispensable pour que je puisse apprécier vos arguments à leur juste valeur.