La Défense du Libéralisme/Les Impôts

L'édition artistique (p. 137-156).

LES IMPÔTS




J’aurais pu, et peut-être dû, faire des impôts un paragraphe des Questions Sociales, car c’en est une au premier chef, mais, devant l’ampleur du sujet, j’ai préféré lui réserver un chapitre spécial.

Il est difficile, en effet, d’étudier l’Économie sans se pencher longuement sur les impôts, par suite de leur répercussion considérable sur le fonctionnement de cette économie, qu’elle soit libérale ou dirigée.

Je possède peut-être quelques titres à en parler, car je pense avoir eu l’occasion de faire mon éducation de parfait contribuable, autant par l’importance des sommes que j’ai payées que par la diversité des impôts qui m’ont frappé, en France comme à l’étranger. Je revendique l’honneur d’avoir été, dans ma vie, soumis à une multitude de contributions, de taxes, de surtaxes et d’income-tax, de droits, de patentes, de dîmes, de tailles et de corvées diverses qui devraient me valoir la croix du « Mérite Fiscal », si jamais il était institué.

Quand j’ai dit, au début de ce livre, que j’étais le cobaye qui donnait ses impressions sous le couteau du chirurgien, je faisais surtout allusion à mes réactions sous le scalpel fiscal, réactions qui ne sont pas, comme pour tant d’autres, un mouvement de révolte — car j’adore payer mes impôts — mais qui me poussent à déterminer l’influence du fisc sur le comportement de mes semblables.

Il n’entre pas dans mes intentions de me lamenter à la façon rituelle, sur les sacrifices imposés au contribuable, car c’est surtout la philosophie de l’impôt que je voudrais évoquer dans l’espoir de fournir quelques directives utiles au législateur, qui ne tient pas spécialement à se servir de l’impôt comme d’un instrument de torture et de haine.

Quels sont les rôles que joue l’impôt dans l’Économie d’un pays ? J’en vois deux :

En premier lieu, celui d’alimenter les caisses du Trésor pour faire face aux dépenses de l’État et des Communes. C’est le rôle comptable et mathématique.

En deuxième lieu — et c’est peut-être le plus important — un rôle psychologique et sentimental, qui va guider les actions des hommes dans ce qu’elles ont de plus mystérieux et de plus insaisissable.

Il est évident que sa première mission — celle d’alimenter le Trésor — sera d’autant plus aisée à remplir que les dépenses inscrites au budget seront moins lourdes. Mon dessein n’est pas de discuter les dépenses de la Nation et des nombreux organismes qui mangent au râtelier fiscal, bien que je doive faire observer, en passant, que le dirigisme aurait pour effet de les aggraver considérablement, par suite du pullulement des néo-fonctionnaires.

J’admets le budget des dépenses tel qu’il est — avec l’espoir qu’il sera le plus réduit possible — et je concentrerai toute mon attention sur le meilleur moyen d’y faire face, c’est-à-dire d’établir et de percevoir les impôts.

La sagesse des Nations s’est souvent penchée sur ce problème et a condensé ses réactions dans les deux aphorismes populaires suivants :

Le meilleur impôt est celui que paie le voisin.

Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable.

Ces deux adages, qui peuvent sembler paradoxaux, contiennent cependant toute la philosophie de l’impôt.

Avant tout, le contribuable ne veut pas s’apercevoir qu’il paie un tribut. Il s’apitoie difficilement sur le sort de son voisin, tandis qu’il proteste véhémentement contre toute atteinte à son bien personnel. Il n’a cure de la lourdeur des taxes tant que celles-ci ne s’adressent pas directement à lui.

En d’autres termes, les bons impôts sont anonymes, inconnus, automatiques et simples, tandis que les mauvais sont personnels, visibles, entourés de formalités et de déclarations.

Et c’est là la grande querelle entre les impôts directs et les impôts indirects, qui a déjà fait et fera encore couler beaucoup d’encre.

Mes propres intérêts ne sont pas en cause. Je me considère, dans la vie, comme un caissier-chef chargé de distribuer, entre mes parents, mes amis ou amies, mes serviteurs et mes bonnes œuvres, la plus large partie de mes revenus. Si ceux-ci sont par trop amputés par le fisc, je réduis mes libéralités et souvent mes soucis. Je n’en suis pas personnellement affecté, mais je n’admets pas que, lorsqu’il existe tant de moyens de prendre l’argent « là où elle est », comme disait un distingué parlementaire, on emploie la manière la plus vexatoire, la plus cruelle, la plus blessante, la plus haïe, la plus injuste, la plus brutale, comme aurait dit Mme  de Sévigné.

Le lecteur a certainement deviné que je visais l’impôt sur le revenu, direct et personnel, qui est, à mon avis, la forme la plus détestable que le législateur ait jamais inventée.

D’abord, son rendement est infime, à peine 3 % du total des impôts français[1].

Par contre, sa nuisance est considérable. Toute sa perception est basée sur la déclaration, génératrice de fraude et de dissimulation, qui appellent elles-mêmes l’inquisition. Tombant brutalement sur quelques contribuables, l’impôt direct les assomme de sa masse, à moins qu’il ne les retourne périodiquement sur le gril fiscal en leur laissant d’horribles brûlures qui les font hurler à mort.

Toute la vie du contribuable est empoisonnée par ces feuilles d’impôts qu’il reçoit en maugréant, discute avec passion et paie de mauvaise grâce.

Mais le plus grave est que tous les actes du contribuable sont dominés par la hantise de l’impôt direct, ce qui a, pour l’économie du pays, des conséquences incalculables.

En effet, au delà d’un chiffre rapidement atteint, cet impôt freine toute initiative, et cela d’autant plus durement que le contribuable est plus honnête et plus travailleur.

Par contre, il exonère complètement celui dont la comptabilité se réduit à un tiroir-caisse, et, surtout, les seigneurs du « marché noir », qui peuvent gagner des millions sans payer un centime d’impôt.

Beau système, en vérité, que celui qui constitue une prime massive à la fraude et à l’immoralité.

Tout autre se présente l’impôt indirect. Non seulement son rendement est élevé, mais il est à peine ressenti par le contribuable, qui le paie souvent sans s’en douter. Invisible, souple, il ne nécessite que le minimum de complications et de personnel pour sa perception, et sa rentrée est indépendante de l’honnêteté du contribuable.

Son rapport est immédiat. Le Trésor est-il à court d’argent ? Une augmentation des taxes remplit ses caisses un mois après. La Trésorerie est-elle abondante ? Une détaxe allège immédiatement l’économie.

Tout au contraire, la rentrée des impôts directs est décalée de un an ou deux, si bien qu’ils agissent souvent à contretemps.

L’impôt indirect offre, en outre, des possibilités admirables pour influencer l’économie dans le sens désirable, avec une très grande efficacité et une remarquable précision. C’est là du dirigisme bienfaisant, grâce auquel quelques fonctionnaires intelligents peuvent orienter l’économie sans aucune complication.

Enfin, l’impôt indirect, à l’inverse de l’impôt personnel, n’engendre pas la haine, car le contribuable n’est pas tenté d’accuser son voisin d’être favorisé par le fisc.

Pour serrer le problème de plus près, je pense qu’il est utile de passer en revue un certain nombre d’impôts connus et d’y joindre les commentaires du contribuable, qui aideront peut-être le législateur à se déterminer dans l’avenir. Pour faciliter son travail, je classerai ces impôts en mauvais et en bons, ce qui me vaudra peut-être le mérite de la franchise, sinon de la clarté.

Les mauvais impôts.

De très loin, le plus détestable de tous est certainement l’Impôt Général sur le Revenu. Je ne crois pas que son promoteur, M. Joseph Caillaux, ait mesuré, au départ, les dégâts dont il est responsable ; il pourra d’ailleurs toujours plaider que son œuvre a été déformée par la surenchère fiscale et la démagogie électorale.

C’est le type parfait de l’impôt inquisitorial, exigeant des déclarations compliquées, une comptabilité que peu de particuliers peuvent tenir, et, de la part du fisc, une nuée de contrôleurs pour endiguer les tentatives de fraude et de dissimulation.

Cet impôt, se superposant à tous les autres, devient très lourd et même intolérable par sa progressivité. Je connais des cas où, lorsque sont payés les impôts sur les bénéfices industriels et commerciaux, l’impôt sur le coupon et l’impôt global sur le revenu, la part prélevée par le fisc sur les bénéfices d’une entreprise s’élève à 90 %. Il n’est donc pas étonnant que, devant les risques et les responsabilités. qui restent proportionnels au chiffre d’affaires et non aux bénéfices, beaucoup de chefs d’entreprise limitent leur activité très rapidement, découragés qu’ils sont par le peu de rendement de leurs efforts, au delà d’une certaine limite.

La rentrée de l’Impôt Général sur le Revenu présente le grave défaut d’être très décalée dans le temps. Supposons un chiffre d’affaires fait en janvier 1942. Le fisc pourrait parfaitement toucher sa part en février 1942, si elle était proportionnelle au chiffre. Avec l’I. G. R., il faudra attendre le paiement du dividende — s’il y en a un — en 1943, qui sera passible de l’I. G. R. en 1944. Comme le contribuable n’est jamais pressé, c’est souvent fin 1944 que le fisc encaissera enfin sa part, d’où un décalage de près de trois ans sur le chiffre d’affaires générateur du revenu.

Dans ces conditions, il est impossible à l’État d’établir à l’avance un budget, puisque les recettes sont faites avec deux ou trois ans de décalage.

Cet impôt est, en outre, injuste, car il croît au fur et à mesure que la dévaluation du franc augmente le prix de la vie. Les tranches de progressivité restant fixes, les revenus en francs d’évalués se trouvent frappés par des taux de plus en plus onéreux.

Supposons, par exemple, que le franc soit dévalué de moitié et que les revenus du contribuable soient doublés, ce qui devrait se produire. Ce contribuable se trouvera alors taxé beaucoup plus durement, du fait que son revenu s’inscrira dans des tranches plus élevées, sans que sa capacité de paiement se soit réellement accrue pour satisfaire à ses charges, et cela pas plus dans le cadre fiscal que dans celui de sa vie courante.

Par contre, les trafiquants du « marché noir » échappent complètement à cet impôt, ce qui constitue une puissante attraction vers la fraude, qu’on n’arrivera jamais à juguler quels que soient les contrôles et les inquisitions.

Il n’est donc pas étonnant que le point de vue fiscal prime actuellement toute autre considération dans les affaires. Ce qui est proprement lamentable et fausse toutes les valeurs. Dorénavant, dans les entreprises, la première place n’appartient plus au Technicien, elle revient au Conseiller fiscal.

Je suis effrayé par les ravages que peut produire cet état d’esprit, et je demande instamment la suppression totale de l’Impôt Général sur le Revenu, qui couvre à peine 2 % des dépenses totales de la Nation.

J’entends d’ici les protestations ; de la masse, qui criera au scandale, parce qu’elle est mal informée, mais mon devoir est d’affirmer que, après cette suppression, la prospérité des affaires sera telle qu’il sera inutile de chercher des impôts de remplacement, la plus-value immédiate des autres impôts existants comblant largement le déficit créé.

Qu’on essaie seulement de supprimer ce monstre pendant deux ans et on assistera immédiatement à un développement prodigieux des initiatives individuelles dont tout le monde profitera.

Se trouvera-t-il un législateur assez réaliste pour comprendre qu’un impôt qui stérilise les énergies est un mauvais impôt, et assez courageux pour attacher son nom à une réforme qui paraissait impossible sous le régime défunt ?

Un second impôt personnel, qui est à supprimer conjointement, est l’impôt sur les salaires perçu par voie de « retenue à la source ». Sous le prétexte que les petits ruisseaux font les grandes rivières, le législateur a voulu que le moindre salarié alimente le moulin fiscal et, par un raffinement diabolique, devant l’immensité du travail à accomplir, il a imaginé de transformer le patron en un bénévole percepteur d’impôts.

D’où, annuellement, 500 millions d’écritures, 500 millions de piqûres d’épingles, qui viennent rappeler sans cesse aux salariés le sacrifice qu’ils sont censés faire, mais qu’en fait ils ne ressentent pas, car, pour eux, le salaire est représenté simplement par la somme qu’ils encaissent effectivement et non pas celle, fictive, qui leur est allouée, mais qu’ils ne perçoivent jamais.

En réalité, c’est l’entreprise qui paie l’impôt, mais au prix d’une paperasserie inouïe, alors qu’il serait si simple de prélever, globalement, tous les mois, la même somme calculée sur le total des salaires de l’entreprise.

Un autre mauvais impôt est celui constitué par les droits sur l’héritage, et qui incite, par son exagération, à la fraude et à la dissimulation. Pourquoi ne pas considérer l’héritage comme une simple mutation entre particuliers, frappée des droits normaux y afférents, et pourquoi, dans bien des cas, le transformer en une véritable spoliation au profit de l’État ?

Enfin, un dernier exemple de mauvais impôt, que j’ai combattu toute ma vie : l’octroi.

On reste confondu devant la coriace résistance d’une vieille coutume qui date de la féodalité et qui est « still going strong ».

L’octroi n’est pas un impôt personnel, mais il le devient par l’énervante question : « Vous n’avez rien à déclarer ? » C’est l’impôt le plus coûteux à percevoir 20 % pour les villes ce qui ne serait rien s’il ne fallait pas y ajouter le temps perdu par les justiciables. Il y a quelques années, j’avais eu un espoir, l’octroi allait disparaître, mais, bien au contraire, Paris s’est octroyé — c’est le cas de le dire — une double ceinture de gabelous.

Allons, un bon mouvement, Messieurs de l’Octroi, faites harakiri, et je propose de vous donner, comme indemnité, deux ans de traitement, en vous faisant cadeau de votre bel uniforme[2].

Les bons impôts.

Rappelons brièvement que l’impôt idéal est celui qui est invisible, automatique, insensible, impossible à frauder, nécessitant le minimum de déclarations et de formalités, surtout pour le particulier.

Comme type, je puis prendre l’impôt sur l’essence. Voilà un impôt qui rapportait plus du double de l’impôt général sur le revenu, sans que le contribuable ait une formalité quelconque a remplir. Avec cent employés concentrés aux lieux d’importation et de raffinage, le fisc encaissait six milliards. L’usager les payait sans s’en apercevoir, proportionnant sa contribution à ses possibilités, sans le moindre sentiment de jalousie, certain que tous étaient logés à la même enseigne.

Le plus étonnant est que, malgré son poids, ou peut-être à cause de son poids, cet impôt fut un des meilleurs auxiliaires de l’Automobile.

D’abord, le prix de l’essence n’a jamais entravé le développement de la circulation. Bien plus, il a été à la base d’un gros progrès technique. En 1933, malgré que l’impôt se montât déjà à Fr. 1,50 par litre, je fus un des promoteurs les plus acharnés de la suppression de l’impôt sur le véhicule pour le remplacer par un superimpôt sur l’essence, portant celui-ci à Fr. 2 » par litre, chiffre qui paraissait énorme. Le résultat fut admirable. Au bout de trois ans, les améliorations techniques apportées au moteur, à la voiture, a la carburation, étaient telles que l’économie sur la consommation payait le nouvel impôt. L’influence de la taxe était si bienfaisante que, si la guerre n’était pas survenue, la France était en voie de prendre la première place dans le monde pour l’utilisation économique du carburant, ce qui la plaçait admirablement pour l’exportation.

Voilà donc un impôt productif, payé par chacun selon ses facultés, encaissé sans formalités et qui justifie la formule que j’avais lancée à l’époque :

« Le Fisc est l’Ingénieur en Chef de l’Automobile ».

Dans le même ordre d’idées, un excellent impôt est celui sur le tabac. Sans récriminations, sans paperasserie, sans effort, nous assurons chaque année au Fisc plus de cinq milliards de revenus, qui pourraient encore être augmentés si le monopole des tabacs’n’était pas exploité par l’État, déplorable commerçant. L’expérience de la guerre a prouvé que le public était disposé a payer encore beaucoup plus cher pour satisfaire son habitude favorite.

En outre, cet impôt a comme résultat bienfaisant celui de freiner la consommation du tabac qui, sans lui, pourrait affecter dangereusement la santé publique.

Il en est de même des taxes sur les apéritifs, sur les jeux, sur les spectacles et sur les loteries qui, tout en faisant la part des faiblesses humaines, remplissent les caisses du Trésor au milieu de l’euphorie générale. Car je n’ai jamais entendu un contribuable protester parce que le Fisc prélève 30 % sur son Dubonnet, 15 % sur son pari au Mutuel, 12 % sur son fauteuil de théâtre, et 40 % sur son billet de la Loterie Nationale. Le grincheux a, du reste, toujours la ressource de renoncer à ces petites dépenses s’il trouve l’impôt trop lourd, alors qu’avec l’impôt direct, on ne lui demande pas son avis.

Tous ces impôts ont comme caractéristique essentielle d’être exempts de fraude, car je suis certain qu’il n’y a pas un litre d’essence, un paquet de cigarettes, ni un litre d’apéritif qui n’aient acquitté les droits, tandis que je mets au défi d’affirmer que tous les revenus ont payé l’impôt général.

Une deuxième classe de bons impôts — et je les range dans l’ordre où je les estime —est la taxe sur le chiffre d’affaires. Bien qu’elle ait eu de nombreux détracteurs lorsqu’elle touchait le petit commerce, je la considère comme une des contributions les plus discrètes, les plus souples, les plus productives et les moins compliquées dans son application.

Depuis qu’elle a été transformée en taxe à la production, le commerçant en est exonéré, ce qui réduit à peu de chose le trouble qu’elle apporte dans les entreprises eu égard à son rendement (10 milliards en 1939).

Quant au public qui, en définitive, la paie, on peut affirmer qu’il ne s’en aperçoit guère, d’autant plus que si la vente baisse, par suite de l’incidence de la taxe sur le prix de vente, le producteur est incité à améliorer son prix de revient, ce à quoi il réussit souvent. Et c’est de la bonne Économie dirigée qui consiste a absorber l’impôt par des progrès techniques ou commerciaux.

Une autre classe d’impôt, qui a toutes mes faveurs, comprend les droits de douane. Par ses rentrées massives (9 milliards en 1939), l’ignorance totale qu’en a la masse du public, l’impôt douanier rentre dans la catégorie des moyens discrets, souples et efficaces, d’alimenter les recettes du budget.

Mais les droits de douane offrent, en outre, l’intérêt puissant de pouvoir diriger l’Économie du pays à l’aide de quelques cerveaux, et sans avoir besoin d’une lourde bureaucratie.

Ayant été mêlé a de nombreuses discussions sur le tarif douanier, je crois en avoir saisi toute la philosophie, les avantages et les dangers. Bien manié par des hommes compétents, intègres, indépendants, n’ayant en vue que l’intérêt général, il constitue un excellent moyen pour doser la concurrence étrangère en tenant le juste milieu entre les intérêts du consommateur, du Trésor, de l’Industrie et de l’Agriculture.

Si les droits sont trop élevés, aucun produit ne rentre, le Trésor est frustré, l’industrie nationale trop favorisée, le consommateur exploité. C’est, du reste, un très mauvais service à rendre à une branche d’industrie que de trop la protéger, en l’endormant ainsi dans une douce quiétude, car le réveil sera pénible.

Si, au contraire, les droits sont nuls, le Trésor ne touche toujours rien, le consommateur est satisfait, mais l’industrie locale est écrasée. Il faut donc beaucoup de doigté pour concilier ces intérêts divers, et c’est là la fonction essentielle du Ministre du Commerce et de l’Industrie, qui n’a plus ensuite qu’à laisser les producteurs produire, en les brimant le moins possible.

Une autre source de recettes de bon aloi est l’Enregistrement. Cette très vieille administration, qui a des traditions solides, a surtout des contacts avec les Officiers Ministériels. C’est dire que le contribuable n’a qu’à payer, mais sans remplir de formalités. On peut peut-être lui reprocher l’exagération de ses tarifs, surtout en matière de transactions immobilières, qui en sont durement freinées. Mais il semble que l’on pourrait facilement alléger cette charge en instituant des droits proportionnels au temps écoulé depuis la dernière mutation (par exemple, 1 % par an jusqu’à un maximum de 15 %).

Enfin, dans l’ordre de mes préférences décroissantes, mais toujours dans les bons impôts, je classe celui sur les B. I. C., en clair, les Bénéfices Industriels et Commerciaux.

Il répond au sentiment que celui qui gagne de l’argent doit payer. C’est juste, et comme il n’est pas progressif, sa nuisance n’est pas excessive. D’autre part, son rendement est considérable (près de 4 milliards en 1939).

Ce qu’on peut lui reprocher, c’est son imprécision dans l’application par suite des incidences, sur le bénéfice net, des frais généraux, des amortissements, des créances douteuses, ce qui donne lieu à de nombreuses discussions avec l’Administration qui, je dois le dire, sait faire preuve de compréhension et de modération dans des cas souvent épineux.

Je crois que l’impôt sur les B. I. C. gagnerait, moyennant une légère augmentation de son taux, à inclure l’impôt sur le dividende, qui deviendrait exonéré. Le gros avantage serait de percevoir ainsi l’impôt immédiatement, sans attendre la mise en paiement d’un problématique coupon, tandis que ce dernier se trouverait allégé de tout impôt et de toute formalité. Au lieu d’annoncer un dividende, qui est ensuite amputé d’une taxe, il serait infiniment plus simple de prélever l’impôt en une seule fois sur les bénéfices de l’entreprise.

Un autre impôt justifié est l’impôt sur les bénéfices de guerre, mais à la condition qu’il soit largement tenu compte, dans la comparaison des résultats d’avant-guerre et dans la fixation des taux de prélèvement, de la dépréciation du franc et surtout que l’impôt soit d’une application simple. Je rends hommage au Ministre qui a redressé l’erreur monumentale faite par M. Guinand, auteur de la loi de 1939, qui était un véritable casse-tête chinois. Il est vrai que M. Guinand était président de la S. N. C. F., et que c’était une idée assez cocasse de faire légiférer, sur une question de bénéfices, l’homme qui battait tous les records des pertes (6 milliards sur 12 milliards d’affaires). Cette loi aurait donné lieu à tellement de contestations que je crois qu’il ne serait jamais rien rentré dans les caisses du Trésor.

Car la philosophie de l’impôt démontre qu’il doit être simple.

Sous ce rapport, le libéralisme se caractérise par la simplicité et la clarté des moyens employés alors que le dirigisme complique toute chose pour avoir l’air de diriger. J’ai souvent eu recours, dans la publicité de Solex, à un slogan qui pourrait aussi bien s’appliquer à la fiscalité qu’à un carburateur :

Il est simple de faire compliqué,
Mais il est difficile de faire simple.

J’offre au législateur fiscal ce modeste aphorisme, avec l’espoir qu’il voudra bien en tenir compte pour adoucir le calvaire du malheureux contribuable.

Car c’est, avant tout, à cet intéressant bipède que je pense quand je disserte sur les impôts. Je voudrais qu’il alimente les caisses du Trésor largement, mais sans douleur, ainsi qu’on pratique une opération sous anesthésie.

Pour cela, il n’est qu’un moyen : prohiber tout impôt direct, personnel, et ne recourir qu’aux impôts indirects, anonymes et insensibles au public. Je sais bien que la grande objection est que l’impôt direct ne touche que les gens fortunés, tandis que l’impôt indirect pèse sur la masse. Mais ceci est un raisonnement de démagogue, bon, tout au plus, dans les réunions publiques.

L’impôt indirect n’est payé que par celui qui veut bien, et en progression géométrique avec sa fortune. Il est discret, humain, souple et fructueux. L’impôt direct est vexatoire, inquisitorial, stérilisant et improductif.

Pour moi, qui ai eu le privilège de couler les jours heureux d’avant 1914, j’ai connu la douceur de vivre dans un temps où l’on ignorait tout des impôts, où personne ne connaissait l’adresse du percepteur, où il y avait moins de fonctionnaires, qui étaient mieux payés, où l’incidence fiscale n’était pas déterminante dans l’Économie.

Je vaudrais que la France retrouve cette ambiance délicieuse que bien peu soupçonnent, et à cette œuvre pie je serais heureux d’apporter ma contribution personnelle, seul impôt direct que je paierai de bon cœur.

Et enfin, je souhaiterais que le développement de mes idées sur les impôts, ait convaincu le lecteur et surtout le législateur de la profondeur et de la sagesse de l’adage que je rappelais au début de ce chapitre et qui a souvent provoqué des sourires :

« Il faut demander plus à l’impôt et moins au contribuable. »

  1. Un certain nombre d’aimables lecteurs, dont quelques Inspecteurs des Finances, m’ayant fait part de leur surprise devant un si faible pourcentage, les précisions suivantes me paraissent indispensables :

    a) L’impôt général sur le revenu a produit, en 1941 (derniers résultats connus), une somme totale de 2.750.535.220 francs.

    (Voir renseignements statistiques édités par la Direction Générale des Contributions Directes — Exercice 1941. — Tableau n° 15, page 61.)

    b) La loi du 31 décembre 1942 portant fixation du budget de l’exercice 1943 (J. O. du 1er  janvier 1943), arrête les « produits des impôts » (Voir tableau B, page 41) à :

    Récapitulation du § 1er  
     84.519.790.000 »

    c) Le rendement de l’impôt général sur le revenu représente donc 3,20 % de ces recettes provenant uniquement des impôts proprement dits.

    d) Les recettes totales du budget sont estimées ainsi :

    Produits recouvrables (p. 47 a) 
     101.936.072.800 »
    Produits annexes (p. 55 a) 
     15.280.027.700 »
    Ensemble 
     117.216.100.500 »

    Par rapport à ces recettes totales, le produit de l’impôt général sur le revenu représente 2,35 %.

    e) Les totaux généraux des dépenses budgétaires s’élèvent (voir p. 390).

    à 
     128.324.863.100 »

    Par rapport à ces dépenses, le produit de l’impôt général sur le revenu représente 2,14 %.

    f) Aux chiffres ci-dessus, il faudrait ajouter les redevances et impôts afférents aux budgets départementaux et communaux, ainsi que les produits concernant les Collectivités et Établissements publics, dont les ressources sont prélevées sur les contribuables. Alors, le pourcentage de l’impôt général sur le revenu, par rapport aux dépenses publiques totales, ne dépassera pas 2 %.

    C. Q. F. D

  2. Au moment de mettre sous presse, j’apprends que l’octroi est supprimé.

    Je n’aurai pas l’outrecuidance de croire que j’y ai été pour quelque chose, mais la coïncidence valait d’être signalée pour justifier ce paragraphe.