La Défense du Libéralisme/Le Dirigisme

L'édition artistique (p. 89-105).

LE DIRIGISME




Après cette apologie du libéralisme, je m’efforcerai, à l’égard du dirigisme, d’être aussi objectif que possible.

Car le dirigisme n’a pas que des défauts. Je le compare à la strychnine qui, injectée à faible dose, est un médicament merveilleux, alors qu’administrée à dose massive elle est mortelle.

Dans certains climats, le dirigisme est nécessaire. Pour préparer la guerre, il peut être indispensable, et l’Allemagne a prouvé le parti étonnant que l’on en pouvait tirer, alors que la France lui doit une grande partie de sa défaite. Après la débâcle, je comprends qu’un certain dirigisme s’impose, mais il consiste surtout en un problème de répartition obligatoire. Quand on ne peut couvrir qu’une partie des besoins, par suite de circonstances exceptionnelles, le faible disponible doit être équitablement partagé entre tous les citoyens.

Mais ce sont la des situations anormales, qu’on doit espérer redresser le plus tôt possible. Je ne me place qu’en temps de paix, seule ambiance dans laquelle il soit raisonnable de discuter Économie Politique.

En théorie, le dirigisme a toutes les vertus.

La surproduction est impossible grâce à une minutieuse appréciation des besoins et à leur satisfaction par une judicieuse production.

La concurrence est abolie par une équitable répartition de la production. Les prix de vente sont déterminés par une confrontation raisonnable avec le prix de revient. Les salaires sont protégés par leur fixation à un taux obligatoire. La recherche du profit n’est plus le moteur de la production. Rien ne se fait sans l’intervention de l’État. La C. G. P. F. change de signification. Au lieu de vouloir dire « Confédération Générale du Patronat Français », il faut lire « Confédération Générale des Patrons Fonctionnaires ». Le tableau est enchanteur. Nous sommes au Paradis. Tout est prévu. Un bon génie nous indique tout ce que nous avons à faire.

Pour l’instant, comme nous en sommes au début, nous vivons d’espoir. Bien, dans le passé, ne nous permet d’affirmer que cet espoir est fondé. L’Économie est dirigée. Dirigée ? Oui, mais par qui ? Et c’est alors qu’il faut commencer à déchanter, les systèmes ne valant que par les hommes qui les appliquent.

Or, il est déjà très difficile de trouver des chefs qui dirigent leurs propres affaires avec succès. À plus forte raison, pour diriger les affaires des autres avec compétence et intégrité.

Il est vrai que le dirigisme ne manque pas de ressources, tout au moins verbales. Il compte beaucoup sur « l’Organisation Professionnelle ».

« Jusqu’à ce jour le libéralisme, dit-il, a fait montre d’un aimable désordre qui confine à l’anarchie. Je vais organiser la production et la distribution. »

Ne voulant rien laisser dans l’ombre, j’ai eu la curiosité indiscrète de rechercher ce que voulait dire le mot « Organiser ». Le Larousse m’a répondu : « organiser = arranger ». Alors, j’ai compris ! Plus tard, au lieu de dire : « Ah ! comme j’ai été bien arrangé », on dira : « Ah ! comme j’ai été bien organisé ».

L’Organisation Professionnelle n’est pas une nouveauté. Déjà, bien avant la guerre, au sein de la C. G. P. F., je m’élevai avec énergie contre les Ententes Industrielles, qui sont une forme prémonitoire du dirigisme. Déjà, l’idée était dans l’air qui voulait supprimer la concurrence, sans égard pour les intérêts du public. La polémique gagna en virulence lorsqu’on voulut rendre obligatoires les Ententes Industrielles.

Chaque industriel était contraint d’adhérer à une entente, et aucune dissidence n’était admise. Les intérêts du consommateur étaient ignorés. Les trusts étaient les maîtres en attendant que ce fût l’État.

Je m’élevai avec véhémence contre ces théories, sentant bien où un dirigisme grandissant devait nous mener. J’eus, à l’époque, l’occasion de me livrer à une patiente étude sur les mobiles qui guidaient les adversaires en présence.

Les dirigistes étaient en majorité. C’étaient, en tête, les théoriciens, les bâtisseurs de systèmes, les idéalistes qui sortaient les vieux poncifs de la surproduction et de la concurrence. Beaucoup étaient de bonne foi et croyaient améliorer la production et la distribution, eux qui n’avaient jamais rien fabriqué ni rien vendu. Leur principal argument était que le libéralisme avait fait faillite et qu’il fallait du nouveau.

D’autres, et c’étaient les plus nombreux, pensaient s’assurer, dans une Économie nouvelle, des avantages personnels. Puisque l’Économie devait être dirigée, ils s’offraient, disaient-ils, pour le faire. C’étaient, en général, des fonctionnaires de Chambres Syndicales, qui se réjouissaient d’exercer un pouvoir temporel sur ceux de leurs membres indisciplinés qui ne payaient même pas leurs cotisations. Beaucoup furent cruellement déçus, car des concurrents les éliminèrent du jeu, tout comme en vulgaire système libéral.

À mon grand étonnement, beaucoup de patrons étaient dirigistes, du moins parmi ceux qui fréquentaient la C. G. P. F. Après enquête, je constatai qu’ils se divisaient en deux catégories :

La première, comprenant les patrons dont les affaires étaient très prospères, et qui comptaient sur le dirigisme pour consolider leur position et se défaire, une fois pour toutes, de ces roquets concurrents qui leur aboyaient aux chausses.

Si je n’écoutais que mon égoïsme, je me rangerais dans cette catégorie, car je suis magnifiquement placé pour m’adjuger un quasi monopole.

Mais, comme disait Virgile :

Timeo Danaos et dona ferentes.

La deuxième catégorie, au contraire, groupait les patrons dont les affaires périclitaient, qui se voyaient en mauvaise posture et même au bord de la faillite. Si leur chiffre d’affaires était encore substantiel, mais leur exploitation déficitaire, ils comptaient sur le dirigisme pour, à l’abri d’un contingentement, relever les prix et améliorer leur bilan.

En face de cette meute de partisans, les libéraux faisaient piètre figure. On les aurait dits frappés d’une maladie honteuse. Entouré d’une poignée de sympathisants, j’étais presque seul à défendre le passé. Et pourtant je sentais que l’immense majorité du pays était libérale, mais elle était surtout composée de patrons qui étaient au travail, à l’usine ou au bureau, et qui n’avaient ni le temps ni le goût de perdre des heures dans des parlotes stériles. En quoi ils avaient peut-être tort, car si les méchants loups nous mangent, c’est que nous nous sommes trop désintéressés de la politique.

Le Président de la C. G. P. F., M. C.-J. Gignoux, en grand flirt avec les trusts, dans des interventions étincelantes dans la forme et prudentes dans le fond, tentait déjà, mais timidement, de faire le jeu des dirigistes. Hélas ! sur ces entrefaites, il eut à prendre part à une discussion autrement violente, mais celle-ci à la tête d’un bataillon de tanks, où il se conduisit brillamment.

Car ce fut la guerre qui mit fin à la controverse.

Mais le dirigisme avait déjà fait beaucoup de ravages. Ses méfaits furent surtout sensibles au Ministère de l’Armement, dont les bureaux occupaient une surface dix fois plus grande qu’en 1918. Par contre, la production était dix fois moins forte. Si bien que le rendement au mètre carré de bureau ministériel était cent fois moindre que pendant la dernière guerre !

Car nous n’avions plus le libéralisme qui, avec Louis Renault, André Citroën, Marc Birkigt, Louis Blériot, et bien d’autres, nous avait permis des tours de force dans le domaine des tanks, des obus et des avions.

Cette fois-ci, avec le dirigisme, la production était infime, mais nous avions un chef comptable à la tête de la Mécanique, et à la Direction des Matières Premières un agrégé de philosophie, qui était bien à sa place, car il en fallait beaucoup pour constater la pénurie immédiate et croissante d’acier, de cuivre et d’aluminium.

Nous avons perdu une bataille, c’est un fait, mais je ne laisserai pas dire, sans protester, que c’est la faute du libéralisme, alors qu’un dirigisme néfaste nous avait privés de tous nos moyens.

ll faut reconnaître, cependant, aux dirigistes de la suite dans les idées, car la débâcle était à peine apaisée qu’ils se retrouvaient tous et faisaient triompher leurs idées.

La loi du 16 août 1940 fut la génératrice des Comités d’Organisation, C. O. en abrégé. En principe, ils devaient être gérés par la profession elle-même. En réalité, la plus aimable fantaisie présida à leur composition. Les uns étaient formés de patrons, plus ou moins chômeurs ; les autres étaient réduits à un seul directeur responsable. Ce vocable « responsable » est une trouvaille. Il est emprunté au jargon de la C. G. T., et vous a ainsi un petit air « prolétaire ». En fait, le directeur n’est responsable de rien du tout. Si cela ne va pas, on le change, ou il démissionne. Les vrais responsables sont les chefs d’industrie, dont on a accru la responsabilité dans leur personne et dans leurs biens, en même temps qu’on leur enlevait toute initiative et toute autorité, en attendant qu’ils soient évincés. Car il ne faut pas s’y tromper, l’Organisation Professionnelle conduit droit à l’Étatisation puisque l’État décide de tout. Dans peu de temps, tout le monde sera fonctionnaire. Le processus est automatique. Le directeur responsable d’un C. O. nomme des chefs de service, lesquels prennent des adjoints, nantis d’une dactylo. Leur premier geste est de faire un recensement, auquel répondent les assujettis. Un flot de papiers submergé le C. O. Pour y faire face, on nomme d’autres adjoints, avec d’autres dactylos qui, pour justifier et consolider leur présence, rédigent des questionnaires, font des enquêtes, établissent des statistiques, dressent des inventaires en quantités telles que bientôt le directeur responsable, ayant débuté seul, se trouve régner sur « un gratte-ciel de gratte-papiers », comme dit Jean Labourdette. La moindre formalité exige un visa si bien que, plus tard, les savants distingueront, après l’âge de pierre, du fer et du bronze, l’âge du timbre en caoutchouc.

Tout cela est bâti sans plan d’ensemble, sans doctrine.

Certains C. O. s’efforcent de rester libéraux, d’autres sont entièrement étatistes. Certains intègrent le Commerce de la Profession dans leur champ d’action ; d’autres se désintéressent de la fonction commerciale qui dépend alors d’un C.O. général du Commerce.

On pourrait croire que les C. O. sont destinés à répartir les matières et à contrôler les prix, deux fonctions importantes de l’Économie dirigée, que je reconnais indispensables en temps de guerre. Grave erreur, les C. O. ne sont habilités ni à l’un, ni à l’autre, qui sont réservés à un Office de Répartition et à une Commission des Prix, déjà installés lors de l’institution des C. O.

Je dois dire que, jusqu’ici, les C. O. se sont montrés modérés dans l’exercice de leurs pouvoirs qu’ils emploient à créer une vaste paperasserie.

Si l’on songe qu’un fonctionnaire de C. O. peut bâtir en cinq minutes un questionnaire envoyé a 100.000 ressortissants, qui mettent chacun une heure à le remplir, on peut se rendre compte du coût de l’opération. Le personnel du C. O. n’est rien à côté de celui qu’il faut embaucher dans les entreprises pour faire face à l’avalanche de papier. Si l’on appliquait à la lettre les règlements imposés, la production s’arrêterait net. Le malheureux chef d’entreprise n’a même plus le temps de lire toutes les circulaires. C’est l’asphyxie progressive. « Ce qui n’est pas étonnant, me fait observer mon fils, qui prépare un examen de chimie : C O est le symbole de l’oxyde de carbone ; absorbé à doses massives, il est sûrement mortel. » — « Dommage, lui répondis-je, que ce ne soit le symbole du gaz hilarant. On aurait pu s’amuser un brin ! »

Ce tableau, qui peut paraître exagérément sombre, des manifestations concrètes du dirigisme, ne serait pas complet si je n’évoquais pas ses méfaits, moins visibles, moins immédiats, mais qui n’en sont pas moins redoutables pour l’avenir.

En premier lieu, le dirigisme fait complètement abstraction du public. En temps de disette, l’acheteur n’a que le droit de se taire. Mais, en temps normal, il est tout puissant, et je me refuse à imaginer que l’abondance ne reviendra pas.

Comment le dirigisme s’organisera-t-il alors pour fixer la production à assurer ? Par la prévision des besoins basée sur des statistiques ? Je me méfie beaucoup de ce procédé. M. Leroy-Ladurie, Ministre du Ravitaillement en juin 1942, dans un discours retentissant, disait : « Je ferai la soudure, même contre les statistiques ». Et il l’a faite. Ce qui prouve, à l’évidence, que les statistiques étaient fausses.

L’Économie dirigée entend régler la production suivant les besoins. Louable intention, mais je suis certain à l’avance que, pour la plupart des articles, c’est la pénurie qui nous guettera par suite d’une prévision erronée ou, plus simplement, d’une erreur d’addition d’un fonctionnaire distrait. Quant aux produits agricoles, tiendra—t-on compte des caprices de la nature ? Pour la pluie, fera-t-on un contrat avec saint Médard, pour le vent avec Borée, et pour le soleil avec Phébus ?

Braves producteurs ! Vous n’aurez plus à vous inquiéter du programme qui vous donnait tant de soucis en régime libéral, mais vous aurez toujours la responsabilité de vos paies et de vos échéances, que les dirigistes semblent avoir écartées de leurs préoccupations.

Et comment ces besoins « planifiés » seront-ils répartis entre vous ? Au prorata des volumes atteints dans une année de référence ? C’est alors la cristallisation des positions acquises, l’institution d’une classe de nantis, qui ne permettra jamais aux jeunes de monter et même de s’installer. C’est la consolidation des trusts, qui ne craindront plus aucune concurrence.

Le dirigisme récite d’hypocrites homélies sur la petite et moyenne industrie qu’il entend protéger. Mais, en fait, il ne laisse aucune chance au petit de devenir moyen et au moyen de devenir grand.

Quant à l’artisan, son sort est réglé. Artisan il est, artisan il restera, à moins qu’il ne meure, noyé sous un flot de papiers.

En ce qui concerne l’inventeur, je le vois bien mal en point, lorsqu’il lui faudra s’insérer dans le cadre rigide et fermé de l’Économie dirigée, barré par les gens en place qui n’ont aucun intérêt à laisser une nouveauté les concurrencer, à moins que l’on ne voie s’épanouir une floraison de « moutons à cinq pattes », munis de l’estampille officielle. Il lui restera, d’ailleurs, la ressource d’aller porter son invention à l’étranger, qui l’accueillera comme ont été reçus les Français après la révocation de l’Édit de Nantes.

Quant aux commerçants, c’est bien pis. La moitié d’entre eux sont condamnés. Que diable ! Nous sommes en Économie dirigée ! Pourquoi avoir six boutiques là où trois suffisent ? Et les grossistes ? Ne sont-ils pas superflus ? Dans une Économie planifiée, la distribution se passe d’intermédiaires. Pour ce qui est des Voyageurs, Représentants et Placiers, déjà si éprouvés par la guerre, ils seront supprimés, car à quoi pourraient servir les V. R. P. puisqu’il n’y a plus de concurrence !

Si bien que le dirigisme, qui devait éviter le chômage, commencera par mettre à pied un million de travailleurs utiles pour les remplacer par un million de parasites.

Et l’épineuse question des prix, comment la résoudre ? Le dirigisme postule une fixation autoritaire des prix. Jusqu’à ce jour, il s’est borné à consolider les prix au 1er septembre 1939 et à leur affecter un coefficient de hausse identique pour une même industrie. On profite ainsi de toutes les nuances de prix de l’Économie libérale. Mais ce système ne peut être que provisoire. Bientôt, il faudra fixer un prix uniforme pour le même article, quel que soit son producteur, ne serait-ce que pour les produits nouveaux. Cette fixation ne peut être basée que sur le prix de revient, augmenté d’une certaine marge de bénéfice. Or, deux maisons concurrentes ont souvent des prix de revient qui diffèrent de 20 %. Prendra-t-on le plus haut ? Mais alors la maison bien placée fera des bénéfices scandaleux. Le plus bas ? Mais alors le « canard boiteux » sera éliminé tout comme en vulgaire économie libérale.

La sirène dirigiste fait miroiter la fixation autoritaire des prix comme un moyen de venir en aide aux industries qui, paraît-il, étaient réduites, par suite d’une concurrence forcenée, à vendre au-dessous de leur prix de revient.

Cette méthode est évidemment très attrayante, mais c’est, malheureusement, une utopie, car, si un prix uniforme est fixé pour un produit déterminé, les malins trouveront toujours le moyen de le transgresser. soit en jouant sur la qualité ou le poids, soit en consentant des ristournes occultes.

C’est ainsi que toutes ces difficultés seront aplanies par l’apparition d’un remarquable « marché noir », bien organisé celui-là, suivant les plus pures traditions du système libéral, et qui aura, en outre, l’avantage inestimable de supprimer la comptabilité et les impôts, réalisant ainsi une substantielle économie.

Quant à la qualité, elle est morte. La concurrence ne jouant plus et chacun étant assuré d’écouler son contingent, c’est à qui camelotera le mieux.

Et, dans tout cela, le public n’a pas encore dit son mot. Il faudra lui apprendre à absorber rigoureusement les produits de chaque marque. Il faudra « organiser » l’acheteur par trop « anarchique ». Et puis pas de réclamations, méchant client ! Sous le libéralisme, tu nous as assez brimés ; c’est la revanche maintenant, et estime-toi heureux si, à la place d’une paire de draps que tu désires, et qui manque, on ne te force pas à prendre deux douzaines de torchons qui sont en excédent.

Le lecteur pourrait croire, à la lecture de ce tableau déjà bien sombre, que j’en ai fini avec les tares du dirigisme. Hélas ! je n’ai abondé que les défauts évidents, ceux que la logique prévoit facilement, mais je dois encore évoquer les possibilités d’aggravation que l’avenir nous réserve.

J’ai, en effet, supposé que l’on était capable de découvrir les hommes compétents et disponibles pour gérer le système ; mais encore faut-il qu’ils soient intègres. Quelle tentation de favoriser Pierre ou Paul pour des raisons d’amitié ou d’intérêt ou de brimer Maurice, parce qu’il a médit du dirigisme ! Jamais pareille puissance n’a été mise au service de faibles humains.

On a souvent vitupéré les « profiteurs » du libéralisme, mais ils paraîtront des enfants de chœur à côté des néo-profiteurs du dirigisme. Les partisans les plus enthousiastes en sont les seigneurs du « marché noir » qui ne peuvent exercer leur coupable industrie que grâce à la répartition autoritaire des denrées et marchandises et à la fixation dirigiste des prix.

Dorénavant, le travail dans les Comités sera plus profitable que le labeur dans les usines. La concurrence, au lieu de s’affronter devant un public impartial et incorruptible, jouera devant une bureaucratie soumise à toutes les tentations. Le coût du système est incommensurable. À côté de cotisations qui se chiffrent par centaines de millions, il est difficile d’évaluer, pour les entreprises, les répercussions financières invisibles.

Pour satisfaire aux exigences du dirigisme, le personnel non productif devra être augmenté considérablement. Déjà, un nouvel emploi s’est créé : celui de chasseur de papiers qui passe son temps à courir après un misérable cachet. On ne trouve déjà plus de comptables, et pourtant je vois le moment où, en France, pour chaque producteur, il y aura un contrôleur ou un comptable.

Quant au chef d’entreprise, malgré son titre, il n’entreprendra plus rien. Noyé par la paperasse, asphyxié par les circulaires, émasculé par les règlements, il perdra toute initiative, abandonnera tout enthousiasme et sombrera dans le médiocre.


— Eh ! bien, vous êtes gai, me direz-vous. Voilà bien l’esprit critique des Français qui se donne libre cours. Ils ne sont jamais contents. On leur offre du nouveau et ils protestent, maugréent et déblatèrent.

Voyez plutôt comment les Allemands ont accepté, sans murmurer, dès 1933, un système d’Économie dirigée, et convenez qu’il leur a assez bien réussi.

— J’attendais depuis longtemps cette « colle ». L’exemple de l’Allemagne est, en effet, un sérieux argument des dirigistes, et je ne saurais le passer sous silence. Mais il ne résiste pas à l’examen.

En 1933, la situation de l’Allemagne était toute différente. Le traité de Versailles avait désarmé l’Allemagne, les réparations l’avaient appauvrie. Pour reprendre sa place parmi les grandes nations, le Chancelier Hitler décida de réarmer au prix d’un effort gigantesque. Il fallait que toutes les forces de la nation fussent concentrées sur un programme unique, que le Maréchal Gœring avait résumé en une phrase courte et célèbre : « Du beurre ou des canons ». L’homme ayant une tendance naturelle à préférer le beurre, il fallait une direction autoritaire pour lui faire fabriquer des canons. La réserve d’or étant presque nulle, il était nécessaire de contrôler sévèrement les importations pour n’introduire que ce que l’on pouvait payer par les exportations. Il faut s’incliner devant la discipline avec laquelle le peuple allemand s’est soumis aux restrictions que ce programme impliquait pour les populations civiles. Mais le gouvernement allemand s’est bien gardé de réduire l’initiative privée. Bien au contraire, il l’a encouragée en conservant de l’Économie libérale tout ce qui n’était pas nuisible à son plan. Il n’ignorait pas que, en 1914, l’Allemagne, alors en plein libéralisme, était le pays le plus puissant d’Europe. Il s’agissait donc plus de canaliser que de brimer. Et il y a magnifiquement réussi, sans procéder à de désastreuses nationalisations.

Par contre, en France, la production des armements, qui était entièrement « dirigée », a connu un lamentable fiasco. Question d’hommes et de tempérament. Rien ne prouve d’ailleurs que l’Allemagne veuille appliquer le même système aux productions civiles. Dans le cas de guerre, l’État est le seul client, et le problème de la distribution ne se pose pas. Le prix de revient est secondaire et, d’autre part, on se trouve constamment aux prises avec la pénurie de matières premières qui implique de stricts rationnements.

Tout autre est le problème du temps de paix, le seul que j’envisage, et l’Allemagne l’a bien senti, qui n’a pas découragé l’esprit d’entreprise mais qui, au contraire, par la voix du Dr Funk, Ministre de l’Économie du Reich, a lancé cet avertissement significatif :
« Organiser moins et produire plus »

formule que je me permettrai d’améliorer légèrement :

« Organiser moins pour produire plus »

J’ai, du reste, toujours remarqué que, lorsqu’on essaie de copier le voisin, on est voué irrémédiablement à un échec, car on est toujours en retard d’une idée et d’une année.


— Ah ! ça, mais vous êtes agaçant, me direz-vous, rien ne trouve grâce devant vous, tout est critique ou objection. Vous êtes un négatif avec lequel il n’y a pas de Révolution Nationale possible. Proposez donc, au moins, quelque chose.

— Je serais désolé de mériter vos reproches, ayant, toute ma vie, été un homme positif. Et, puisque vous m’y invitez, je vais passer en revue différents secteurs de l’Économie, où j’estime que quarante ans d’expérience me donnent le droit de commenter et de suggérer. J’essaierai de dégager les principes suivant lesquels l’humanité a toutes chances de voir améliorer son bien-être moral et matériel. Je ferai appel au bon sens plus qu’aux statistiques, et je m’efforcerai de condenser mes idées au maximum — crise de papier — et de simplifier leur exposé au plus juste — fatigue du lecteur.