La Défense du Libéralisme/Introduction

L'édition artistique (p. 5-15).

INTRODUCTION




Le libéralisme a fait faillite ».

« Le libéralisme nous a fait perdre la guerre ».

Tels sont les slogans qui, depuis juin 1940, ont couru les salles de rédaction, inspiré les écrivains, alimenté la Radio et obnubilé nos pauvres cerveaux, déjà bien ébranlés par la défaite.

« Je hais les mensonges qui vous ont fait tant de mal », a dit le Maréchal.

Moi aussi.

C’est pourquoi j’écris ce livre.

En le faisant, je me propose, au contraire, de démontrer que c’est le dirigisme qui nous a conduits à la catastrophe.

Tous les auteurs sont unanimes à constater que c’est la carence de notre matériel de guerre qui, pour une large part, est la cause de notre défaite. Nos tanks, nos canons et même nos avions étaient excellents, et la science de nos Ingénieurs n’est pas en cause. Mais encore fallait-il passer des commandes en temps utile et produire en série.

Or, aucune industrie n’a été plus « dirigée » que celle des armements. Rien ne pouvait s’inventer, se dessiner, se fabriquer, se livrer, se payer sans l’intervention totale de l’État, qui représente ce que l’on pouvait faire de mieux comme dirigisme.

Les marchands de canons avaient disparu, absorbés par la nationalisation, mais avec eux les canons et les tanks !

L’Aviation était « dirigée » dans les moindres détails, mais, en Septembre 1939, elle alignait péniblement 300 avions de chasse modernes et 10 de bombardement, et pas beaucoup plus en Mai 1940.

Je ne me propose pas de rechercher ici les responsabilités, mais lorsqu’on veut faire peser celles-ci sur l’Économie libérale, alors mon bon sens se révolte.

Vouloir profiter de la catastrophe pour accabler le libéralisme,

Ce pelé, ce galeux, d’où nous vient tout le mal,

me fait penser au cambrioleur qui, au sortir de la maison qu’il a pillée, se met à crier « au voleur » pour détourner les soupçons.

J’essaierai de démontrer que, depuis 1919, un dirigisme grandissant a fait de sérieux ravages dans notre économie, et que c’est lui, et lui seul, qui doit être dénoncé comme le responsable de nos malheurs.

Depuis l’armistice, j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur l’Économie politique.

Presque tous les auteurs se réclament du dirigisme. Ils semblent avoir découvert l’Économie dirigée comme une panacée capable de guérir tous nos maux.

Beaucoup sont des théoriciens, qui n’ont jamais rien produit, ni rien vendu.

D’autres sont des professeurs, dont le métier est d’enseigner quelque chose, bon ou mauvais.

Les journalistes sont heureux de faire un papier intéressant sur un sujet à la mode.

À la vérité, je n’ai rencontré qu’un seul industriel, M. E. Schueller, qui, dans un livre hardi, La Révolution de l’Économie, préconise un système sur lequel j’aurai à revenir.

M. Schueller, qui a brillamment réussi dans les affaires, est un des plus purs produits du libéralisme.

Il s’avère franchement dirigiste.

Quelle ingratitude !

J’ai alors pensé qu’il convenait qu’un industriel, formé comme moi par le libéralisme, prît la défense de ce dernier.

Je sais qu’il est audacieux de vouloir faire œuvre d’économiste quand on n’est pas professeur à la Sorbonne ou membre de l’Institut.

Je me plais, cependant, à croire que mes distingués confrères trouveront à glaner dans la prose d’un auteur dont le mérite, au moins, est d’avoir les pieds fortement attachés à la terre et de ne pas s’attarder dans les nuages, où il est si doux de rêver !

Si j’ai choisi comme titre de mon livre Défense du Libéralisme, ce n’est pas qu’il soit très attractif, mais i] a l’avantage d’être précis.

J’ai lu tellement d’ouvrages sur l’Économie dont le titre laissait peu deviner le but que poursuivait l’auteur, qu’il m’a semblé nécessaire de fixer le lecteur au début et de lui éviter ainsi toute perte de temps. Quand j’ai lu le copieux et magistral ouvrage de M. Dauphin-Meunier, intitulé : Produire pour l’Homme — ce qui n’est pas très galant pour les femmes — ce mot Produire m’a, tout d’abord, fait croire qu’il comportait l’apologie du libéralisme. C’était une erreur, l’auteur se complaisant à faire l’éloge du dirigisme.

Avec mon titre, au moins, pas d’ambiguïté. — Libéral je fus, le suis et le veux être — bien que le mot Défense ne me satisfasse pas entièrement. Si je l’emploie, c’est parce que le libéralisme a été violemment attaqué, mais il ne correspond pas à mon caractère, qui est tout imbu de l’esprit d’offensive.

C’est donc celui-ci qui sera à la base de mon plaidoyer. On ne se défend bien qu’en attaquant, tous les grands capitaines le savent.

Par contre, je me bornerai à critiquer les doctrines, les opinions, les lois, et non les hommes. J’ai des trésors d’indulgence pour mes compatriotes, et je leur applique d’emblée le préjugé favorable de la bonne foi, comme j’espère qu’ils me l’accorderont à moi-même.

Je n’ai rien à gagner d’ans cette bagarre, ni argent, ni honneurs, ayant déjà été comblé par la vie.

Mon ambition est d’exalter les bienfaits du libéralisme et de prouver que celui-ci est seul capable de répandre la prospérité et le bonheur.

Je suis certain d’être combattu âprement, d’abord par les théoriciens, idéalistes et penseurs, qui se font une gloire de soutenir ce qu’ils croient être un système nouveau, alors que le monde est un éternel recommencement.

Je crois servir ceux-là en les mettant à même de critiquer mes arguments, ce qui leur fournira un vaste tremplin.

J’aurai, d’autre part, comme adversaires, tous les intéressés à un ordre nouveau, profiteurs conscients ou inconscients, qui espèrent bien, à la faveur d’une réorganisation de l’Économie, s’assurer des avantages personnels.

De ces derniers, je m’attends à une opposition furieuse, que je ne crains pas, car la lutte a toujours été l’atmosphère de ma vie.

Certains de mes amis me prédisaient que ce livre ne passerait pas l’écluse de la Censure. Je n’étais pas d’accord avec eux et je leur disais : la Censure, qui est une grande dame au regard sévère, ne m’en voudra certainement pas de désirer le bonheur du peuple. Elle pourra constater que je suis resté dans les limites de la courtoisie, et j’espère qu’elle tiendra la balance égale entre les libéraux et les dirigistes, afin que ces derniers n’aient pas le monopole de la pensée. Ce serait, peut-être, du reste, un moyen de m’assurer, pour l’avenir, un gros succès de librairie, si je pouvais orner la couverture de mon livre d’une manchette « Interdit par la Censure en 1944 ».

D’autres amis m’ont charitablement prévenu que je pourrais me faire beaucoup d’ennemis parmi mes adversaires. De ce risque, je me soucie peu, pouvant, au contraire, y gagner l’auréole du martyre qui manque à ma collection.

Je me bornerai d’ailleurs à plaider une cause, et je ne crois pas qu’il soit dans la coutume de fusiller l’avocat de la partie adverse.


À qui est destiné ce livre ?

Pas aux jeunes filles, sauf à celles qui fréquentent « Sciences-Po », que l’on dit être le temple du dirigisme. On ne sait pourquoi !

Ce livre s’adresse à tout homme anxieux de son avenir, aussi bien aux ouvriers qu’aux patrons, aux pauvres qu’aux riches.

Aux partisans du libéralisme, il fournira des arguments que j’ai rassemblés au cours de quarante années de pratique.

Aux dirigistes, il donnera peut-être l’occasion d’améliorer leur système, car, jusqu’ici, de tout ce que j’ai lu, je n’ai pas retiré l’impression d’une doctrine bien cohérente.

Je me suis, à dessein, refusé d’employer le jargon doctoral que l’on trouve dans trop de traités d’Économie. J’ai voulu rester à la portée de la masse, évitant de me livrer à une logomachie stérile et prétentieuse. Mon texte y perdra en tenue auprès des aristarques de la pensée; il y gagnera, je crois, en clarté auprès des hommes d’action, qui n’ont pas de temps à perdre pour consulter le dictionnaire, d’autant plus que le sujet n’est déjà pas des plus folâtres !

Je m’attacherai à ne parler que de ce que je connais pour l’avoir pratiqué. Je diffère en cela de la plupart des économistes.

Dans ma jeunesse, j’ai été très impressionné par la lecture de Mes Prisons, de Silvio Pellico. Il a le droit d’en parler, étant resté pendant douze ans dans les cachots du Spielberg. De même, lorsque M. Raoul Dautry, dans son livre magistral Métier d’homme parle abondamment des Chemins de fer, c’est une prodigieuse leçon de choses pour le lecteur, car M. Dautry connaît à fond son métier de cheminot.

Mon livre n’est pas une œuvre d’imagination, ou le résultat de vagues spéculations de l’esprit.

Je le vis depuis quarante ans. Il contient mes réactions, mes espoirs, mes déceptions, mes joies et mes peines, mes succès et mes échecs.

Pendant quarante ans, j’ai été l’un des cobayes sur lesquels s’effectuait les expériences sociales, industrielles, fiscales et financières les plus diverses. Il est sans exemple, dans l’histoire de la chirurgie, que le cobaye donne ses impressions au cours de sa vivisection. Je suis donc un cobaye des plus précieux !

Mon livre n’est pas un roman, dans lequel le sort de l’héroïne se décide sous l’influence d’un bon dîner et suivant l’aimable fantaisie de l’auteur.

C’est le produit de longues réflexions, si longues qu’au bout de deux ans, j’étais près de l’abandonner, quand je repris courage en constatant que Montesquieu avait mis vingt ans à écrire son Esprit des Lois.

Il est vrai qu’il n’y a pas de commune mesure entre ma modeste pensée et celle du célèbre philosophe.

D’aucuns me reprocheront, et je m’en excuse, d’avoir choisi la forme d’un prétentieux monologue, mais c’est, je crois, la plus vivante pour un sujet qui possède des vertus somnifères redoutables.

Quel titre ai-je à écrire ce livre ?

Je ne suis pas écrivain, encore moins philosophe. Mais, cependant, on ne peut me refuser le titre d’homme de lettres, puisque j’en ai dicté plus de cent mille à ma dactylo !

Puis-je espérer que mes confrères en Économie, dont j’ai lu les œuvres, me rendront la politesse, ce qui constituerait déjà une belle clientèle !

Il est vrai que je suis un inconnu pour beaucoup d’entre eux, et cela m’amène à exprimer un souhait.

Quand je lis un ouvrage d’Économie politique, ou d’Économie tout court, je suis hanté par le désir de tout connaître de son auteur, tout au moins ce qu’on est convenu d’appeler son curriculum vitæ.

Je voudrais savoir de quel milieu il est, quelles études il a faites, le détail de ses occupations.

J’estime, en effet, que lorsqu’on écrit sur la chose publique, on devient un homme public et, comme tel, on doit étaler sa vie au grand jour.

J’attache une grande importance, quand je lis un livre d’Économie, à connaître la profession de son auteur, son âge, ses ressources, sa position sociale.

Pour les romanciers, les poètes, c’est moins utile, bien qu’il ne soit pas indifférent de savoir que Mallarmé était professeur, que Courteline, l’inimitable auteur de Boubouroche était fonctionnaire et que Verlaine, buveur impénitent, fit deux ans de prison pour avoir voulu tuer son ami, Arthur Rimbaud.

Il est impossible de ne pas constater une relation entre le comportement d’un écrivain dans la vie et le comportement de sa pensée.

Aussi, ai-je consciencieusement cherché à connaître le passé de tous les dirigistes qui publiaient leurs idées.

Je dois dire que ma curiosité fut rarement satisfaite, car, à toutes mes interrogations, mes confrères en Économie répondirent avec une prudence et une modestie que je n’ai jamais pu vaincre.

Aussi, pour ne pas mériter le même reproche, suis-je amené à parler de moi. Je le ferai abondamment.

J’ai, tout d’abord, balancé longtemps devant cette nécessité. Je prévoyais l’accusation que l’on me ferait de vouloir me mettre en vedette, de jouer au « m’as-tu vu », alors que mon seul but est de justifier mes conceptions par tout mon passé, d’exposer le milieu dans lequel j’ai vécu et grandi, et faciliter ainsi à mes contradicteurs la recherche d’arguments, de même que je leur demanderai de m’en fournir par l’exposé de leur propre biographie.

J’émaille mon texte de portraits, car, pour moi, un interlocuteur perd beaucoup de son intérêt si, quand il me téléphone, son visage m’est inconnu. Et puis cela facilite la tâche des graphologues, à l’examen desquels, quelques pages plus loin, je soumets un spécimen de mon écriture.

D’aucuns s’étonneront de détails qui peuvent leur sembler futiles. J’estime que les plus petits ont une valeur souvent déterminante.

Je me souviens que, ayant fait cadeau à mon fils, pour ses dix ans, d’un superbe microscope binoculaire Zeiss, je l’avais ainsi dédicacé :

« Souviens-toi, mon fils, que dans la vie, les infiniment petits ont souvent plus d’importance que les infiniment grands ».

Ma carrière ayant été intimement liée au développement de la Société Solex, j’ai jugé indispensable d’indiquer les grandes lignes de l’ascension de cette firme.

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Peut-être, mais axée sur l’idée que des jeunes pourront être intéressés à connaître comment on bâtit une affaire prospère en partant de rien à 25 ans, sans relations et sans argent, mais avec la foi et l’enthousiasme qui ne peuvent s’épanouir que dans le climat du libéralisme.

Et je réponds tout de suite au lecteur dont le temps est compté, que mon autobiographie se termine à la page 76, après laquelle je reprends le sujet principal de mon livre. Quant au lecteur économe, je me permets de lui signaler que, par suite d’un arrangement spécial avec mon éditeur, ces 60 pages ne sont pas comptées dans le prix de revient, ce qui m’a permis de baisser d’autant le prix de vente.

Les scrupules de ma conscience étant ainsi apaisés, je m’empresse de faire le tour de ma vie en 60 ans et en 60 pages.