La Défense du Libéralisme/Autobiographie

L'édition artistique (p. 17-76).

AUTOBIOGRAPHIE




Je suis né le 22 Décembre 1881, à Paris, 66, boulevard Sébastopol. Un enfant des Halles !

Ma date de naissance n’était pas très heureuse, car elle bloquait fâcheusement les cadeaux rituels avec ceux de Noël et du Jour de l’An.

Mon Grand-Père paternel habitait le même immeuble. C’était le véritable chef de la famille, car, en ce temps, on respectait encore les aïeuls.

Il était né lui-même à Divonne-les—Bains (Ain). Fils de cultivateurs, il se lança très jeune dans l’industrie de la taille des pierres précieuses, rubis, émeraudes, saphirs, etc…

De Divonne, ses affaires l’appelaient souvent à Saint-Claude, dans le Jura, où il épousa ma Grand’Mère, issue d’une des premières familles de cette ville.

Soutenu par l’amour, il franchissait très souvent à pied les 50 kilomètres qui séparent Divonne de Saint-Claude, au travers de deux chaînes de montagnes. En ce temps — 1840 — on était plus résistant que maintenant et on ne bougonnait pas à propos de la pénurie des transports.

En 1850, il vint s’établir à Paris, où il étendit rapidement ses affaires.

C’était un homme d’un bon sens prodigieux, d’une grande puissance de travail, et d’une remarquable fertilité d’esprit. J’ai conservé de lui une empreinte très profonde.

En 1870, il introduisit en France la taille du diamant. Il achetait les pierres brutes au Cap et au Brésil et les taillait dans les cinq usines installées à Divonne et à Saint-Claude, où il occupait 400 ouvriers.

Ma Grand’Mère le secondait beaucoup. C’était une femme d’une rare intelligence, ayant un sens étonnant des affaires, mais d’une austérité qui nous glaçait, mes frères et moi. Elle vitupérait les « gourgandines » jusqu’au jour où je lui fis observer que, sans elles, le commerce des diamants ne marcherait pas très fort. Elle m’avait pris en grande affection, parce qu’elle disait retrouver en moi les mêmes tendances qu’en mon Grand-Père à entreprendre et à oser.

En 1890, mon Grand-Père se retira des affaires, en laissant ses usines à ses 400 ouvriers, qu’il organisa en Coopératives. On pouvait donc dire que, déjà, à l’époque, le sens social était développé dans la famille.

Mon Père, fils unique, avait de très bonne heure, renoncé à un métier trop plein de risques à son gré, pour lui et, de goûts modestes, il s’adonna à la musique et à des. travaux d’amateur. Manuellement très habile, il était, avec un égal succès, menuisier, mécanicien, électricien, photographe et artificier. Il avait installé chez lui, à Paris et à Saint-Claude, un atelier d’amateur très bien monté, où il passait ses journées sur son tour, devant son établi, ou dans son laboratoire de photographie. À Saint-Claude, il installait lui-même des lignes électriques, construisait d’adorables meubles en bois et fabriquait des explosifs qui lui servaient à abattre les arbres.

Mon Grand-Père l’avait envoyé passer deux ans en Amérique et deux ans en Allemagne. De son voyage en Amérique, sur bateau à voiles, et de sa traversée du continent jusqu’à San-Francisco, il avait rapporté un goût profond pour la vie de famille.

C’était un homme d’une bonté extrême, cherchant toujours à faire plaisir, élevant ses enfants sévèrement, mais avec une grande liberté d’action.

Ma Mère, comme mon Grand-Père, était née à Divonne-les-Bains. Fille du notaire de la ville, très instruite, c’était une sainte femme qui se consacra, avec un dévouement admirable à l’éducation de ses cinq enfants.

Si l’on peut croire aux vertus de l’atavisme, j’ai été vraiment favorisé par le sort.

J’étais issu d’une forte race de montagnards, dont le travail constituait la loi, et qui avaient tout de même assez de fantaisie pour ne pas faire de questions d’argent le but suprême de la vie.

La dureté du climat, l’aridité du sol, la rudesse des pentes exigeaient de mes ancêtres une qualité maîtresse : la ténacité, si bien évoquée par le vieux dicton :

Comtois, rends-toi !
Nenni, ma foi !

Je ressens de cet atavisme une reconnaissance infinie pour toute ma famille et, en particulier, pour ma Mère, à laquelle je dois tout.

Et, pourtant, je fus élevé durement. Mes premières années se passèrent en allées et venues le long du Boulevard Sébastopol, surveillé par une gouvernante allemande ; le square Saint-Jacques était ma promenade quotidienne. Je passais chaque fois devant l’image du « Hérissé », à la devanture d’un Chapelier, qui m’effraya tellement que j’en suis devenu complètement chauve à vingt-cinq ans !

Ma Mère m’apprit elle-même à lire et à écrire, mais, sous l’influence de mon Grand-Père et de ma Grand’Mère, je fus envoyé comme interne au Lycée Michelet, à Vanves, alors que je n’avais pas encore sept ans. À cette époque, l’internat était très en vogue. Je devais le subir pendant neuf ans.

Ce furent des années très dures. Je ne les regrette pas, car elles contribuèrent beaucoup à me tremper le caractère.

L’éducation était très sévère, et les jeunes, de nos jours, feraient bien de mieux apprécier leur confort.

Il était défendu de parler dans les rangs et au réfectoire. Du lever, le matin à 6 heures, au coucher, le soir à 9 heures, il y avait place pour cinq heures de classes et cinq heures d’études, dont une étude de trois heures consécutives. Le travail était coupé de trois heures de récréations, pendant lesquelles sévissaient, entre garnements du même âge, des guérillas incessantes où chacun devait défendre sa chance à coups de béret ou de cache-nez.

L’éclairage se faisait au gaz, développant dans les salles une chaleur étouffante. Par tous temps, quelle que fût la température, les élèves sortaient sans manteau et, au réfectoire, je me souviens que le sport d’hiver consistait à répandre sur le marbre de minces couches d’eau et à envoyer, d’un bout à l’autre de la surface glacée ainsi formée, la grosse « mémère » de carafe.

La discipline était extrêmement rude. Pour un rien, nous étions privés de sorties le dimanche. Nos grandes distractions étaient la messe deux fois par semaine et les vêpres le dimanche, pendant lesquelles je chantais les cantiques d’une voix déjà bien timbrée.

Mes grandes vacances scolaires — deux mois juste — se passaient rituellement près de Saint-Claude, dans la propriété familiale, qui surplombait la ville de 300 mètres. Dans mon enfance, ma vie s’écoulait à la ferme attenante, anticipant ainsi sur le Service Civique Rural. Nul mieux que moi ne savait garder les vaches, battre le beurre, faucher les regains et arracher les pommes de terre. J’ai même battu le blé au fléau, avant l’apparition de la « mécanique ». Descendre à la ville était le grand sport. Directement, à travers la rocaille, les talons en avant, presque couché sur le dos, les mains freinant en serrant les buis au passage, je dégringolais en cinq minutes la rude pente que je mettais au retour une heure à remonter. C’est probablement à cette vie saine que je dois ma résistance au travail et à la maladie. Quand je fus plus âgé, je passais mes vacances dans l’atelier de mon père, où mon temps se partageait entre l’établi, le tour, la forge ou le laboratoire de photographie. Mais ma grande passion était les feux d’artifice. Patiemment, pendant deux mois, je préparais les fusées volantes, les soleils, les chandelles romaines, les marrons d’air, les bombes, dont le tirage constituait l’apothéose de mes vacances. Cette fabrication allait de pair avec celle de la nitro-glycérine, qui me servait à abattre des arbres ou à faire sauter des rochers. La chasse, déjà, me passionnait. Mais c’était un rude sport. Sur mille hectares, deux compagnies de perdreaux rouges qui faisaient des plongées de trois cents mètres, quelques lièvres chassés au chien courant et, surtout, des passages de geais, qui tenaient lieu de tir aux pigeons.

Les rentrées de vacances étaient lugubres. Mes Parents prolongeant de deux mois leur séjour à la campagne, je restais cloîtré au lycée, sans même sortir le dimanche.

Dans ces conditions, il n’y avait pas d’autre issue que le travail. Je dois dire que je n’avais aucune peine à m’y résoudre. Je possédais déjà cet esprit d’émulation, qui ne m’a jamais abandonné, et qui me réservait de cuisantes blessures d’amour-propre quand je n’étais pas un des premiers.

J’eus des réussites très diverses.

Mon année record fut en septième, où je décrochai douze premiers et seconds prix, parmi lesquels celui de gymnastique m’est le plus cher, ainsi que le grade de Sergent-Major, qui était une spécialité réservée à Michelet, on ne sait pourquoi.

Je fus envoyé régulièrement au Concours Général en latin, en grec et en allemand, ce qui me valait, de la part de ma Mère, un superbe pâté froid pour mon déjeuner. Mais ce fut la seule récompense que j’obtins jamais ! Déjà, à ce moment, j’avais remarqué que, dans la vie, seuls les spécialistes avaient une chance contre les éclectiques dans les compétitions particulières, ce qui ne veut pas dire que la spécialisation à outrance est à recommander, bien au contraire.

Cependant, à cette époque, seules les lettres m’intéressaient. Je regardais avec un profond mépris. les « modernes », comme on les appelait alors, qui remplaçaient le latin et le grec par les mathématiques et la physique.

J’avais même des velléités d’être poète, et décadent encore. Pour répandre mes œuvres, je fondai un journal hebdomadaire, le Horla, du nom du roman de Guy de Maupassant. J’en étais, à la fois, le directeur, le rédacteur en chef et l’éditeur. C’est probablement de cette époque que naquirent mon intérêt pour la Presse et ma sympathie pour ceux qui s’y dévouent.

Mais, au bout de neuf ans, l’internat me pesant, je suppliai mes parents de me retirer de cette prison.

J’entrai alors en rhétorique à Janson-de-Sailly, comme externe.

Ce brusque changement de vie me fut néfaste, d’autant plus qu’il coïncida avec l’achat d’une bicyclette, chose rare à l’époque, et avec laquelle je faisais souvent l’école buissonnière.

Cette année-là fut pour moi une année de vacances. Mais je fus refusé au bachot, faute d’avoir su extraire une racine carrée !

Je fus très vexé, ma Mère fut atterrée ! En octobre, l’incident était réparé, mais il eut sur ma vie une influence considérable.

J’entrai en philosophie. J’étais loin de m’y complaire, car je n’arrivais pas à comprendre les raisonnements des maîtres de la pensée qui, avec une autorité et une notoriété égales, soutenaient, avec le même succès, des thèses diamétralement opposées.

J’étais, d’autre part, hanté par l’idée d’avoir à faire Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/33 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/34 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/35 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/36 mon service militaire comme simple soldat. Ma Mère aurait voulu que je fusse notaire ou avocat. Mais les études pour les carrières libérales avaient, à cette époque, comme aboutissement normal trois ans de service militaire comme soldat de 2me classe dans l’Infanterie !

J’ai toujours eu beaucoup de goût pour commander et peu pour obéir. Une idée me vint : faire mon service dans la musique. Je recherchai chez Thibouville-Lamy quel était l’instrument le plus facile à apprendre. On m’indiqua le cornet à piston, ce qui me valut pour ma fête, bloquée avec le Jour de l’An, un superbe instrument tout argenté. Un professeur au Conservatoire me donna des leçons et j’arrivai à jouer très gentiment Simple aveu.

Mon Père jouait du violon et de la clarinette, ma sœur du piano, mon jeune frère du violoncelle et moi du cornet à piston. Ajoutez à cela le bruit de la forge et de l’enclume d’ans l’atelier de mon Père, et vous saurez pourquoi le propriétaire nous signifia congé.

Je compris que la musique était sans avenir pour moi.

J’étais, depuis plusieurs années, violemment épris de la locomotion nouvelle, la philosophie ne m’intéressait plus, enfin, et cela fut déterminant, les ingénieurs sortant de l’École Centrale ne faisaient qu’une année de service comme sous-lieutenant.

Le sort en était jeté et, lâchant Kant et Auguste Comte, j’entrai brusquement, au milieu de l’année scolaire, dans la classe de mathématiques. De ce jour, ma carrière était décidée et, travaillant d’arrache-pied pour regagner le temps perdu, malgré une typhoïde dont je manquai mourir, je fus reçu à l’École Centrale, prenant ainsi ma revanche de mon échec au bachot.

Les lettres, qui avaient dominé toute ma jeunesse, n’existaient plus pour moi, mais, plus tard, je marquai ma reconnaissance pour les études classiques qui m’avaient, mieux que la physique et la chimie, préparé à la lutte pour la vie.

J’ai également gardé une très grande reconnaissance à l’École Centrale, qui forme les esprits scientifiques de façon incomparable, autant par l’élévation que par l’éclectisme de son enseignement. Avec des maîtres comme Paul Appel, Émile Picard, Bertrand de Fontviolant, Maurice Lévy, les problèmes les plus ardus étaient exposés avec une clarté saisissante, et toute ma vie d’Ingénieur a été dominée par leurs leçons.

Mais, épuisé par l’effort que j’avais fourni, je dus en deuxième année, prendre un an de congé. Cette mésaventure eut, pour moi, les conséquences les plus heureuses.

En effet, changeant de promotion, je fus, par un hasard inouï, placé dans la salle que commandait mon futur associé de toujours, Marcel Mennesson, qui était un des plus brillants élèves de l’École. C’est de ce moment que date une amitié qui ne s’est jamais démentie depuis quarante ans.

Déjà, sur les bancs de l’École, nous prenions nos premiers brevets qui, naturellement, concernaient l’Automobile, dont nous avions prévu l’expansion. C’est à un cours du professeur de Physique Industrielle, Jules Grouvelle, que j’eus l’idée du Radiateur centrifuge, qui devait faire la fortune de Solex.

De ce jour, nous étions décidés à mettre au point cette invention, et nous y passions tous nos instants de loisir et toutes nos vacances.

Mais nous étions, l’un et l’autre, de pauvres militaires, et l’on nous envoya, Mennesson à Belfort et moi à Verdun, qui étaient les garnisons les moins courues. Le manque de distractions me permit de construire, moi—même, le premier radiateur centrifuge chez un maréchal-ferrant de Verdun. Tous les mois, nous nous réunissions, Mennesson et moi, à mi-chemin, à Nancy, pour discuter gravement de la technique de l’appareil.

Je faillis, entre temps, terminer prématurément ma carrière lorsque, commandant au fort de Souville, près de Verdun, la manœuvre d’une tourelle à éclipse de 155 longs jumelés, un des tuyaux de l’accumulateur de pression ayant éclaté je reçus à la pointe du menton un jet d’eau à 100 kilogrammes, qui me mit proprement knock-out, à l’hôpital.

Je ne me doutais pas que, dix ans plus tard, bien d’autres viendraient y mourir, glorieusement.

Les manœuvres de forteresse de Langres nous réunirent, Mennesson et moi, pendant d’eux mois, sous la tente, dans un bled désertique. C’est là que j’appris l’usage de la machine à écrire que, de retour à la vie civile, je devais utiliser moi-même, car nos débuts dans l’industrie, que je sentais imminents, prévoyaient le minimum de personnel.

En effet, en octobre 1906, nous étions libérés, et la grande vie commençait !

Nous avions une confiance absolue dans l’invention que nous avions, pendant deux ans, mise au point. Le radiateur centrifuge avait donné, aux essais, de tels résultats que nous nous imaginions n’avoir à craindre aucune concurrence.

Il ne nous est jamais venu, une seconde, l’idée de faire appel à une maison existante. Notre jeunesse, notre confiance en nous, notre enthousiasme nous commandaient d’agir seuls. Mais nous n’avions de relations d’aucune sorte. Mon Père ne voyait personne, et celui de Mennesson était mort. Nous n’avions aucun capital, surtout Mennesson, dont les sœurs donnaient des leçons de piano pour payer son éducation.

Ma Grand’Mère me donna, à fonds perdus, 50.000 francs et sa bénédiction.

Ces détails s’adressent spécialement à ceux qui croient aux slogans faciles du « mur d’argent », des « patrons de hasard » ou de « droit divin ».

Ils prouvent qu’en régime libéral les chances sont égales pour tous, à condition de ne pas se reposer Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/41 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/42 uniquement sur elles et de les aider par un labeur acharné.

Les débuts furent très durs.

Notre premier souci fut d’installer un atelier, car nous brûlions du désir d’inonder le marché de nos produits. Cette audacieuse prétention se doubla d’une fâcheuse erreur dans le choix de l’emplacement. Séduits par la modicité du loyer — 2.000 francs par an — nous nous installâmes rue de Montreuil, au fond d’une impasse sordide, ayant, comme voisins, un fabricant de meubles et un polisseur de glaces.

Nous avions réussi cette gageure d’être éloignés à la fois de nos domiciles, de nos clients et de nos fournisseurs. Comme nos moyens ne nous permettaient pas l’achat d’une voiture, nous perdions un temps précieux dans le métro et les tramways.

Mais ce qui était le plus grave, c’est que le radiateur centrifuge s’avérait d’un lancement difficile. Il avait bien toutes les qualités théoriques de solidité et de refroidissement, mais il présentait un défaut que je n’avais pas prévu. Par sa conception, il était circulaire, alors que la mode était à la forme Louis XV. Chaque Constructeur d’automobiles tenait à l’aspect de son capot, comme si la marche de la voiture en dépendait. Toute la clientèle se cabrait devant un changement de forme. Et comme nous n’avions qu’une seule corde à notre arc, l’alimentation de l’atelier devenait un problème angoissant. J’essayai de me rejeter sur les applications industrielles, les moteurs fixes, les tracteurs agricoles et les camions, qui permettaient les formes circulaires. Et je me souviens de mes randonnées dans les foires, parmi les forains, qui trouvaient attractif de faire flotter des rubans dans le courant d’air du ventilateur. Mais ces applications étaient très limitées, et notre chiffre d’affaires se traînait misérablement. Pendant deux ans, nous n’eûmes pas plus de trois jours de travail d’avance, malgré que notre effectif ne fût que de deux ouvriers. Nous bouchions les trous comme nous pouvions, soit en modifiant l’installation de l’atelier, soit en prenant en commande tout ce qui nous tombait sous la main, réservoirs, tuyauterie, capots.

Je parcourais inlassablement, à pied, Courbevoie, Puteaux, Suresnes, à la recherche d’ordres problématiques, sans relations, inconnu de tous, trop jeune pour être pris au sérieux, malgré ma dignifiante calvitie. Notre amour-propre d’inventeurs était soumis à une rude épreuve. Au lieu de dominer le marché des radiateurs, nous en étions réduits à fabriquer des arrosoirs pour le Métro et des malles métalliques pour les pays chauds, qu’un confrère, en grève, nous avait confiés pour se dépanner. Mais la situation était critique. Après deux ans, nos finances étaient fortement entamées. Et, pourtant, nous réalisions des prodiges d’économie. Mennesson faisait tous les métiers, ingénieur, dessinateur, chef d’atelier, contremaître, compagnon et balayeur. J’étais à la fois directeur commercial, démarcheur, secrétaire, dactylographe et comptable. Pendant trois ans, il n’y eut ni dimanches, ni vacances, mais jamais nous ne ressentîmes le moindre accès de découragement. Nous étions soutenus par une confiance inébranlable dans notre technique et par l’enthousiasme qui régnait à l’époque dans la jeune industrie automobile. C’était le temps des courses héroïques, où un Brasier et un Théry étaient plus populaires que des Bois, où un Cormier était porté en triomphe à son retour de Pékin par la route. C’était l’époque des Salons passionnants où, chaque année, la technique de la voiture était bouleversée par des inventions sensationnelles qui donnaient lieu à des discussions sans fin. C’était la mode des peaux de bique et des parapluies du chauffeur. qui, avec les lunettes, tenaient lieu de pare-brise. Et puis, nous étions jeunes, ardents et célibataires, car il ne faut pas être marié quand on n’a, comme dot, que des risques, d’autant plus qu’en ce temps-là, le libéralisme ne badinait pas : une traite impayée et c’était la faillite.

Soudain, un espoir surgit à l’horizon. La Compagnie Générale des Omnibus venait de décider de commander 400 nouveaux autobus d’un modèle perfectionné, et qui seraient construits par MM. Schneider et Cie. Le problème des radiateurs se posait, car ces autobus, sur bandages pleins, étaient soumis à de rudes trépidations sur les gros pavés de l’époque, et les radiateurs ne tenaient pas. Un concours fut institué entre quatre concurrents, dont nous étions, qui avaient reçu chacun une commande d’essai de dix appareils.

J’eus alors le sentiment que c’était notre dernière chance de salut. Le concours dura six mois. Durant cette période, j’allais tous les jours inspecter nos appareils et ceux des concurrents. Je connaissais tous les conducteurs et tous les parcours, en particulier la rue Rochechouart, où s’effectuaient les relevés de température. Je notais toutes les fuites, les échauffements de tous les appareils. Notre radiateur centrifuge se comportait merveilleusement, tant au point de vue refroidissement qu’au point de vue solidité. Tous les espoirs étaient permis, lorsqu’un jour, examinant, au terminus de la rue du Poteau, un de nos appareils, je m’aperçus avec terreur que le ventilateur centrifuge était tout près d’éclater, menaçant le faisceau de tubes qui l’entourait d’une destruction complète. C’était la ruine. D’accord avec le chauffeur, je bondis à l’atelier et je ramenais, une heure après, un ventilateur neuf que j’installais immédiatement à la place du défaillant. Il était temps, l’incident n’avait même pas été signalé et, après renforcement des ventilateurs, il ne se reproduisit plus. Nous l’avions échappé belle et, un mois plus tard, nous recevions la commande officielle des 400 appareils. C’était la première en automobile, et il avait fallu près de trois ans pour l’obtenir. Nous étions sauvés, car, enfin, nous avions, devant nous, du travail pour six mois et, de plus, la référence merveilleuse que nous constituaient les autobus de Paris déclencha une série Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/47 de commandes pour des camions, des tracteurs ou des moteurs fixes. Mais, surtout, notre confiance en nous-mêmes était renforcée. Nous avions le sentiment que les mauvais jours étaient passés et que nous n’avions plus qu’à exploiter notre succès.

Cependant, j’avais été frappé par les difficultés que nous avions rencontrées pour imposer notre appareil. Techniquement, notre système se défendait, mais, commercialement, c’était un loup. Un marché trop étroit ne peut être servi que par une usine qui a d’autres débouchés pour s’alimenter. Il fallait profiter du répit que nous donnait l’affaire C. G. O. pour élargir notre champ d’action.

Justement, d’eux de nos camarades de promotion, Jouffret et Renée, venaient de fonder une petite affaire de carburateurs, mais ils auraient préféré construire des moteurs, ce qu’ils firent par la suite. Nous nous mîmes d’accord pour acheter l’embryon d’affaire. Au moins, nous avions un marché où nous n’étions pas limités par la forme et l’encombrement de l’appareil. Et puis la technique du carburateur, en tant qu’ingénieurs, nous intéressait prodigieusement. Si bien que, encouragés par le succès croissant du radiateur centrifuge, nous nous lançâmes à corps perdu dans la bagarre des carburateurs. Et elle n’était pas mince, cette bagarre. Outre une douzaine de débutants comme nous, il y avait trois ténors, Longuemare, Claudel et Zénith, qui se disputaient la clientèle à coups de prix et de brevets. Je me rendis compte, tout d’abord, que notre plus gros handicap était de n’être pas connus. La publicité était indispensable. Malheureusement, notre nom — Goudard et Mennesson — n’était pas euphonique. Il comportait, en outre, six syllabes et dix-huit lettres, ce qui était désastreux par la surface requise. Le choix d’une marque s’imposait. Mais laquelle ? Quand on se pose le problème, on est surpris par la difficulté de trouver un pavillon qui couvre la marchandise. J’aurais pu recourir au même procédé qui avait si bien réussi aux Frères Violet, qui ont découvert le mot magique « Byrrh » en tirant, au hasard, les lettres de l’alphabet du fond d’un chapeau. Mais c’est un succès exceptionnel que l’on enregistre une seule fois par siècle. Je préférai employer des moyens scientifiques. J’instituai un concours, parmi mes parents et mes amis, avec récompense pour l’auteur du nom qui réunirait tous les suffrages.

Le cahier des charges était le suivant : le nom devait

Être inédit ;

Comporter au plus deux syllabes et cinq lettres (vous riez, mais…) ;

Être euphonique (à prohiber la terminaison par un e muet) ;

N’avoir aucune signification ;

Se prononcer de même dans toutes les langues.

Je conseille aux amateurs de charades de trouver un mot qui satisfasse à toutes ces conditions, et ils verront que ce n’est pas si aisé.

Parmi la centaine de mots qui me furent proposés, je me décidai, après des abîmes de réflexion, pour celui qui devait avoir une si heureuse fortune : SOLEX, qui avait été trouvé par mon frère aîné Jacques, et je lui décernai royalement la prime convenue : dix francs… or. Il fallut ensuite l’enregistrer dans tous les pays du monde. Ce fut un travail de cinq ans, par suite des oppositions à lever de la part des marques Olex, Soler, Solax. Cette dernière, qui était la propriété d’un Argentin, fut liquidée par la fondation d’un lit à l’hôpital de Buenos-Aires.

Nous avions alors un marché important, des brevets, une marque, d’ailleurs inconnue, mais pas d’usine. Mais nous avions également la jeunesse, l’enthousiasme et de nombreuses relations que le radiateur nous avait procurées. Si bien que, encouragés par le succès du radiateur centrifuge, nous nous lançâmes à corps perdu dans l’industrie de la carburation. Aux innocents, les mains pleines ! Car si nous avions pu prévoir la somme de difficultés que nous allions avoir à surmonter, il est probable que nous ne nous serions jamais engagés dans cette aventure.

C’est le privilège du conteur de pouvoir exposer au lecteur, dès le début, le fruit d’une expérience de trente années, ce qui me permettra mieux de faire saisir la complexité du problème.

Quant à nos futurs concurrents, peut-être pourront-ils trouver profit à connaître à l’avance tous les : écueils qu’ils auront à éviter.

Quel est le problème de la carburation ? Simplement de mélanger, en proportions convenables, de l’air et du carburant dans un appareil appelé carburateur dont sont équipés les moteurs à explosion. Problème qui peut paraître, au premier abord, relativement simple, mais qui, je crois, est un des plus ardus que l’homme ait à résoudre.

Au point de vue technique, l’air et l’essence ont des lois d’écoulement complètement différentes, souvent mystérieuses, surtout en ce qui concerne les petits orifices en parois minces, d’autant plus qu’ils sont soumis à des températures et à des pressions extrêmement inégales suivant les saisons, la latitude et l’altitude. Le carburant est lui-même infiniment varié, depuis l’essence, de composition très différente suivant sa provenance, en passant par le benzol, l’alcool, voire le pétrole, pour arriver aux carburants gazeux tels que acétylène, ammoniaque, gaz de ville ou issus du bois et du charbon de bois. À cette variété des carburants s’ajoute l’éclectisme des moteurs qu’ils doivent alimenter et dont chacun réagit différemment, suivant sa puissance, son nombre de cylindres, sa destination. Ajoutez à cela que le départ doit être immédiat, même par les températures les plus basses, que le ralenti doit être impeccable et stable, que les reprises doivent être franches et que la consommation est un perpétuel souci, et vous comprendrez pourquoi des milliers d’heures ont Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/53 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/54 été passées par Solex au banc d’essais, à la chambre froide, sur la route, sur la piste de Montlhéry, et dans les airs, pour essayer de maîtriser les phénomènes qui se passent dans ces satanés petits appareils.

Malheureusement, ces essais sont influencés. par le comportement du moteur lui-même et, dans une conférence que j’ai faite à la Société des Ingénieurs de l’Automobile, il y a quelques années, j’ai pu démontrer plus de quatre-vingts cas d’interdépendance entre la carburation et les différents éléments de la voiture et du moteur. Depuis cette époque, par suite des raffinements de la technique, ce nombre s’est encore augmenté Aussi, ne doit-on pas s’étonner si, depuis quarante ans, plus de 30.000 brevets d’invention ont été pris dans tous les pays du monde pour résoudre l’ensemble du problème de la carburation. Et, encore, toutes les solutions ne conviennent-elles pas, car il faut qu’elles soient réalisables en série à un prix abordable, qu’elles soient indéréglables, insensibles à l’usure et aux trépidations, et enfin qu’elles soient axées sur une technique homogène dans tous les cas.

Cette homogénéité est d’autant plus impérative que, malgré tous nos efforts, nous n’avons pas pu réduire à moins de 320 le nombre des différents modèles nécessaires pour répondre à tous les besoins.

Une fois toutes ces difficultés résolues ou esquivées, l’ingénieur pourrait se croire au bout de ses peines. Il n’en est rien, car la fabrication pose des problèmes délicats. Il faut arriver à reproduire un prototype par dizaines de milliers, avec des pièces rigoureusement interchangeables, grâce à une précision de l’ordre du centième de millimètre. Ce résultat n’a pu être obtenu qu’au moyen du merveilleux micromètre pneumatique, inventé et mis au point par Marcel Mennesson, et qui consiste à apprécier le millième de millimètre, simplement en soufflant sur la pièce à mesurer ! Grâce à ces procédés modernes de fabrication, Solex est arrivé, en 1939, à livrer des appareils plus compliqués qu’en 1914, presque au même prix en franc-papier qu’en francs—or.

Pour comble de bonheur, le Service commercial s’avère comme un des plus complexes qui soient. Certes, beaucoup de produits sont aussi difficiles à mettre au point et à fabriquer que les carburateurs, mais, cela fait, la vente en est presque assurée et automatique. Une fois le produit livré, on n’en entend plus parler.

En carburation, c’est tout différent. Dans le monde entier, Solex est utilisé par plus de 4.000.000 d’usagers, possédant plus de mille modèles de voitures. Pour entretenir cette flotte, plus de 100.000 spécialistes (garagistes, motoristes, réparateurs) ont recours à nos Services de renseignements et de pièces de rechange. Des stocks de tous les modèles depuis dix ans doivent être constitués partout, car l’usager n’admet pas d’être immobilisé faute de pièces. La dispersion des voitures rend leur service très difficile, d’autant plus que certaines maladies se décèlent souvent plusieurs mois après la sortie de l’usine et peuvent prendre des allures de catastrophe. Outre ces 100.000 clients de détail, il faut compter avec les constructeurs de voitures ou de moteurs. Il sont mille fois moins nombreux, mais ils sont mille fois plus exigeants. Et ils ont raison. Eux seuls ont les moyens d’investigation nécessaires pour contrôler utilement la marche du carburateur. Eux seuls peuvent imposer les progrès qui bordent les frontières des résultats acquis. Eux seuls peuvent commander les séries qui constituent le fond de la fabrication. Bien sûr, les relations que le Service commercial Carburateurs entretient avec leurs Services techniques ne sont pas toujours exemptes d’une certaine nervosité, mais, dans l’ensemble, je leur garde une profonde reconnaissance pour la parfaite collaboration que nous avons toujours trouvée auprès d’eux, et qui a été si fructueuse pour les deux parties. Et, pour simplifier, tout cela en français, en allemand, en italien, en anglais… et en américain qui, pour les termes techniques, ne ressemble en rien à l’anglais.

On pourrait croire la tâche du Service commercial terminée. Hélas ! la carburation bénéficie de toutes les complications imaginables. En premier lieu, la publicité doit être intense et efficace pour que, à la notion du mot « carburateur » réponde automatiquement celle de « Solex ». J’essaierai d’exposer au chapitre « Publicité » quelles sont mes idées en la matière. En deuxième lieu, le département Brevets est cause de beaucoup de soucis : il faut d’abord prendre ces brevets, ensuite les défendre ou se défendre contre ceux des autres. J’ai mené plusieurs procès de carburation qui étaient d’une complication inouïe, à telle enseigne que les adversaires eux-mêmes n’y comprenaient plus rien et renonçaient à plaider. Enfin, le département Comptabilité, entièrement tenu chez Solex par des femmes, est un des plus complexes qui soient, étant donné le nombre de clients, la diversité des articles et la gamme des monnaies étrangères.

Malgré le tableau assez sombre que j’ai tracé des joies de la carburation, ce ne sont pas les concurrents qui manquent. En dehors des trois ténors, Longuemare, Claudel et Zénith, qui existaient avant Solex, plus de cinquante marques, dans tous les pays, se sont efforcées de nous disputer le marché, la plupart sans succès, justifiant mon adage favori :

« Il est plus facile de faire des carburateurs avec de l’argent que de l’argent avec des carburateurs ».

Je concède que chaque métier présente certaines difficultés du même ordre. Mais je crois qu’il est rare de les trouver toutes réunies sous la même bannière, et, si je me suis étendu aussi longuement à leur sujet, c’est afin d’avoir le droit d’interroger les professeurs d’organisation professionnelle sur leur passé, qui, souvent, se réduit à une compilation livresque.

À vrai dire, en 1910, toutes ces préoccupations me laissaient indifférent, car j’avais des soucis plus immédiats et plus pressants. D’abord, je me rendis compte que je ne pouvais tout faire par moi-même, et je me mis à la recherche d’une secrétaire. Un grave obstacle surgissait. Nous n’avions pas, dans l’atelier de la rue de Montreuil, de w.-c. convenables pour une femme. Je résolus la difficulté en spécifiant que la candidate devait habiter à moins de 200 mètres de l’atelier. Le plus inouï est que celle qui se présenta en cette qualité, Mme  Jehanno, révéla, par la suite, des dons exceptionnels, qui lui valurent de commander l’usine pendant la guerre 1914-1918, et d’être encore aujourd’hui à la tête de nos Services administratifs.

Mais, rapidement, l’atelier devint trop petit. Nous décidâmes alors de nous rapprocher de nos clients et nous choisîmes, dans Levallois-Perret, un local d’un loyer de 5.000 francs, qui n’était pas luxueux, mais simplement décent. Les années suivantes furent très dures. Toutes les difficultés que j’ai énumérées plus haut surgissaient une à une. Mais nous étions, trop engagés pour reculer. Il fallait vaincre ou mourir. Et le plus curieux, c’est que je manquai d’opter pour la deuxième solution. Épuisé par cinq ans de labeur ininterrompu, sans vacances ni dimanches, je pris froid au cours d’un essai sur une voiture découverte, en plein hiver 1911, ce qui me valut une grippe infectieuse qui me terrassa pendant de longs mois. Je n’arrivais pas à récupérer et je me crus perdu. L’hiver approchait, je voulus, tout au moins, mourir au soleil. Je ne connaissais pas le Midi, mais le nom de Beausoleil, près de Nice, me semblait prometteur. Désillusion, il se mit à pleuvoir pendant huit jours. Désespéré, je pris le premier bateau en partance pour l’Égypte. En passant dans la baie de Naples, j’envoyai mon testament à mon notaire. Je ne croyais pas revoir la France. Pourtant, après quinze jours passés au Caire, un léger mieux se dessinait et, comme avant-goût d’un voyage au Ciel, je décidai de remonter le Nil en bateau. C’était le paradis. Dans un décor inoubliable, paré de couchers de soleil somptueux, j’oubliai tous les tracas de la carburation. Toute l’histoire égyptienne défilait devant mes yeux. C’était Louqsor avec le temple de Karnak, Thèbes avec la vallée des Rois, Assouan avec le temple de Philæ, tandis que je relisais la passionnante histoire de Sésostris, Ramsès II et Aménophis III. J’avais l’impression d’être revenu au temps des Pharaons, par le spectacle des malheureux fellahs qui, toute la journée, en plein soleil, accrochés aux rives du Nil, remontaient inlassablement l’eau du fleuve, avec des moyens primitifs, au siècle de la force motrice, qui était d’ailleurs prohibée pour ne pas assécher le fleuve. Le bateau s’arrêtant à la première cataracte, à Assouan, je décidai d’y passer l’hiver. Je commençai à pouvoir faire de courtes promenades dans le désert, à dos d’âne ou de chameau. Mais j’étais encore bien faible. Par bonheur je rencontrai un médecin allemand qui exerçait dans ces parages, et qui me conseilla de prendre des bains de sable brûlant dans le désert. J’en sortais rouge comme. une écrevisse, mais le traitement était merveilleux, car, au bout de deux mois, je sentais mes forces revenir progressivement. Il était temps de songer au retour, que j’effectuai à petites étapes, m’arrêtant au Caire, où je visitai tous les musées. Après un séjour d’une quinzaine au pied des Pyramides, à Mena-House, où je chassai la caille qui était en quantités prodigieuses, je me rembarquai pour la France. Pratiquement sans nouvelles depuis plusieurs mois, comment allais-je retrouver Solex ? En excellente forme. Sous la haute direction de Mennesson, l’usine s’était organisée remarquablement, les commandes de radiateurs affluaient et les carburateurs gravissaient allègrement le calvaire de leur ascension. Mon jeune frère, Félix, qui venait de sortir de l’École Centrale, arrivait à point pour me seconder. Ma santé était presque entièrement rétablie. L’automobile connaissait en 1912 un essor prodigieux. La technique française s’imposait dans tous les pays. Renault frères était en pleine ascension, servi par le génie de son chef, Louis, duquel on ne savait trop ce qu’il fallait le plus admirer, de ses dons techniques, de sa puissance de travail, de son énergie ou de ses talents d’organisateur. Panhard, la marque doyenne, représentait les solutions classiques, longuement éprouvées, qui inspiraient la confiance. Peugeot était déjà la grande marque populaire, et mettait au service de l’automobile un siècle d’expérience industrielle. Tous exportaient des voitures dans le monde entier. La France avait une avance considérable. Je sentais qu’il fallait aller de l’avant et, pour cela, nous décidâmes de frapper un grand coup. Notre nouvel outil de production était convenable, certes, mais il avait une capacité limitée. D’autre part, la rue Fouquet à Levallois était inaccessible. Malgré que nous ne fussions installés que depuis dix-huit mois un changement d’usine s’imposait. Mais, cette fois, nous ne voulions rien laisser au hasard, et nous nous accordions deux ans pour réaliser notre programme. En premier lieu, je recherchai un emplacement idéal et, pour cela, je déterminai, sur la carte, le centre de gravité de l’Industrie automobile, qui se révéla être le Pont de Neuilly. Nos moyens financiers étant limités, je ne voulais pas dépasser le prix de 5 francs le mètre carré. Il fallait donc s’éloigner et, partant du Pont, de Neuilly, je traçai une courbe en spirale, le long de laquelle je visitai tous les terrains disponibles. Hélas ! à ce prix-là, nous étions rejetés dans la plaine de Gennevilliers. Désastreux Je revins à mon point de départ. Justement, un grand terrain était à vendre à l’angle du Pont de Neuilly. Le prix en était de 125 francs le mètre ! Il fallait que je trouve des arguments pour expliquer cette folie. D’abord, il était payable en dix ans. Ensuite, je sentais qu’il fallait que le client pense « Solex » quand il parlait carburateur, mais aussi qu’il réponde automatiquement « Pont de Neuilly » quand il songeait à Solex. Or, en admettant le chiffre de 300.000 voitures dans la région parisienne et en supposant un nombre de 200 visites par jour, soit 50.000 par an, il en résulte que la périodicité moyenne de la visite est de six années. Il est donc essentiel que le propriétaire de la voiture localise instantanément l’emplacement de l’usine, sans avoir à le rechercher dans des annuaires.ou sur un plan. Cette remarque vaut pour toutes les affaires dont la clientèle ne fait que des visites occasionnelles et peu fréquentes. Elle nous décida à prendre le risque, et nous acquîmes le terrain. Pendant un an nous dressâmes nous-mêmes les plans, qui furent étudiés jusqu’aux détails les plus infimes. Grâce à quoi le premier coup de pioche étant donné le 2 janvier 1914, nous nous installions le 1er mai suivant à Neuilly. Enfin, nous avions un outil de premier ordre, où tout était prévu pour l’organisation du travail. Fiers de notre ascension, nous allions : pouvoir lutter à armes égales contre la concurrence qui s’avérait acharnée. Hélas ! trois mois après, c’était la guerre qui éclata comme un coup de foudre.

Mennesson, 31 ans, mon frère Félix, 26 ans, partaient le jour même aux Armées, le premier dans le Service automobile et le second dans l’Artillerie. Quant à moi, ma maladie m’ayant mis en disponibilité, je restais pour compte à l’usine. Mais je ne l’entendais pas ainsi, et il me semblait inconcevable que je pusse rester à l’arrière pendant que les autres se battaient. Mais quel travail pour me faire réintégrer ! Il fallut un mois pour que l’on m’envoyât dans le Service automobile, avec le grade de sous-lieutenant. Je confiai l’usine à notre secrétaire-chef, Mme  Jehanno, et, abandonnant Solex en plein essor, je me transformai pour quatre ans et demi en militaire.

Je n’aurai pas la fatuité de raconter mes campagnes qui n’offrent que peu d’intérêt. Il me suffit de dire que ma famille devait faire ample moisson de gloire avec mon frère aîné, Jacques, qui, parti comme volontaire à 35 ans, revint avec la médaille militaire et un an d’hôpital, après avoir été grièvement blessé en partant, à la tête de sa section, à l’assaut d’une position ennemie. Quant à mon frère Félix, lassé de l’Artillerie, qui était au repos, il se lança dans l’Aviation où, comme pilote, il accumula, pendant deux ans, les palmes et les étoiles jusqu’à ce que, à Verdun, à la tête de son escadrille, il fût descendu dans un combat inégal, ce qui lui permit, comme prisonnier, de tenter plusieurs évasions épiques, qui lui valurent la médaille des Évadés et la rosette de la Légion d’Honneur.

Ma carrière militaire, plus modeste, a par contre, plus de rapport avec le titre de ce livre, car elle me permit de réaliser une expérience étatiste de grande envergure, que je baptiserai du nom d’ « Économie militaire ». J’eus la chance, en effet, d’être envoyé au Grand Quartier Général pour me présenter au capitaine Doumenc — depuis général — qui, ayant entendu parler de moi, voulut bien s’intéresser à ma carrière. Mais n’étant que sous-lieutenant, je dus accomplir différents stages qui, se déroulant en plein air, consolidèrent ma santé et me valurent, un an après, les galons de capitaine à 34 ans. Personne n’était plus fier que moi, et je brûlais du désir d’exercer un commandement. Justement, une nouvelle armée se formait, la 8me, qui, devant Nancy, couvrait un front de 150 kilomètres. Réglementairement, le Service automobile d’armée devait être réservé à un officier de l’active, dans l’espèce, le capitaine d’artillerie Lambert. J’eus la bonne fortune d’être nommé son adjoint, avec le commandement spécial du Parc automobile. En fait, le capitaine Lambert me donna carte blanche, se bornant à me couvrir chaque fois que des frictions s’élevaient avec le Q. G. Nous ne recevions pas d’ordres de l’Armée, car nous dépendions directement du Grand Quartier Général, en fait, du capitaine Doumenc, qui fit preuve, comme commandant de tout le Service automobile — plus de cent mille hommes — de remarquables qualités d’organisateur. Cette circonstance me laissait une parfaite indépendance et une grande initiative, dont je fis un large emploi. Pour moi, je me considérais comme un civil, revêtu d’un uniforme. Je traitais le Service automobile comme une industrie, à laquelle il fallait faire rendre le plus possible. Nos effectifs atteignirent bientôt 15.000 hommes et 10.000 voitures, qu’il fallait commander, entretenir et ravitailler. Mon premier soin, en bon dirigiste que j’étais, fut de faire un recensement du personnel. J’établis pour chaque homme une fiche signalétique, dont la plus grande partie était réservée à des renseignements sur les activités civiles de l’intéresse. Quel était son métier, son emploi, dans quelle maison et — anticipant sur la déclaration de l’impôt sur le revenu — quel était son gain annuel. Le tout dans l’esprit que je n’avais pas seulement affaire à des soldats, mais, surtout, à des spécialistes. Le classement de ces fiches était double, par noms d’abord, par professions ensuite. Grâce à cette méthode, j’avais toujours sous la main des représentants de tous les métiers avec, pour chacun d’eux, son curriculum vitæ, ce qui, aujourd’hui, peut paraître enfantin, mais qui, en 1915, était une grande innovation dans l’armée, où l’on ne connaissait un soldat que par son numéro matricule.

Ma première préoccupation fut de mettre chacun à sa place, ce qui se traduisit par des centaines de mutations. Au bout de deux mois, tous les ajusteurs étaient à l’étau, les conducteurs au volant, les facteurs à la poste, les téléphonistes à l’écoute, les secrétaires au bureau et les cuisiniers aux marmites.

Le choix de l’emplacement du Parc avait donné lieu à une discussion épique avec le G. Q. G. Celui-ci voulait que nous fussions loin de toute agglomération pour éviter les scandales que certains automobilistes soulevaient dans les villes. Quant à moi, je refusai de faire de l’industrie dans les champs, et j’insistai pour m’installer à Nancy afin de profiter de toutes les ressources d’une grande ville. Par contre, je pris l’entière responsabilité de la bonne tenue de la troupe dans la ville de la Division de Fer, où les pertes étaient particulièrement sévères. Je tins parole, quoi qu’il m’en coûtât de faire le gendarme. Mais la guerre était considérée par beaucoup comme une magnifique partie de tourisme aux frais de la princesse. Malheureusement, les besoins des Armées en automobiles étaient immenses, et nous arrivions difficilement à assurer le service, faute de véhicules. Le nombre des accidents était inquiétant : excès de vitesse, imprudence, défaut d’entretien. Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/67 Je pris des mesures draconiennes. Toute avarie grave était sanctionnée par trente jours de prison. Je m’étais entendu avec le colonel commandant le secteur voisin, et je lui confiais mes prisonniers qui étaient employés aux travaux de nuit. À leur retour, les récits les plus fantastiques circulaient sur les barbelés, les crapouillots, les attaques de nuit. Jamais je n’eus un homme blessé, mais les accidents d’auto diminuèrent dans la proportion de 90 %. Par ailleurs, j’avais remarqué une recrudescence anormale des entrées en réparation, — plus de cent par jour — à la veille de Noël et du Jour de l’An. La censure du Service postal me signala un flot de rendez-vous de mes conducteurs au Parc de Nancy, pour passer les fêtes en famille, tandis que leur voiture était en révision. C’était la répétition des scandales antérieurs. Mais ma parole était en jeu. En quelques jours le Parc fut entouré de quatre mètres de barbelés flanqué de sentinelles, avec interdiction, pour les subsistants, d’en sortir de jour ou de nuit, sauf en corvées. Et celles-ci étaient tellement rudes, surtout comparées aux dîners chez Walter, que bientôt le Parc fut désigné sous le nom de « bagne Goudard ». Charmante référence, qui me poursuivit longtemps, mais dont je m’honore, car ainsi le matériel était impeccablement entretenu, certains conducteurs préférant faire venir, à leurs frais, les pièces de rechange et effectuer eux-mêmes la réparation plutôt que de venir faire un séjour au « bagne ». Mais l’immense majorité comprenait : « Voyez-vous, leur disais-je souvent, vis-à-vis de nos camarades de l’Infanterie, nous sommes tous des embusqués, moi le premier. Nous n’avons qu’un moyen de le faire oublier, c’est de nous dévouer à notre tâche ».

D’ailleurs, ce n’était pas le dévouement qui manquait. À part ces peccadilles, qui relevaient plus du « système D » que du mauvais vouloir, les éléments fixes du Parc fournissaient un travail gigantesque. Mes officiers — une quinzaine — donnaient l’exemple d’une admirable émulation. Les cadres rivalisaient de zèle par amour-propre de leur métier, car ils se retrouvaient dans leur ambiance civile. Les ouvriers, payés Fr. 0,25 par jour, travaillaient de tout leur cœur. Comme stimulant, je n’avais pas grand’chose à leur offrir. Quelques permissions de-ci, de-là. en dehors des règlements, la tolérance d’habiter en ville pour les hommes mariés et, pour l’après-guerre, des certificats de bons travailleurs. Il ne restait qu’un moyen, et un bon. Je décidai d’améliorer l’ordinaire, car, dans toutes les guerres, se pose la question alimentaire. Mon plan était basé sur la culture intensive de la pomme de terre. Dans un rayon de 5 kilomètres autour de Nancy, je m’assurai plus de 200 hectares de terres incultes, mais excellentes. J’avais heureusement comme voisin un dépôt de 800 chevaux malades qui pouvait fournir l’engrais et les attelages. Après une bataille épique avec le colonel commandant le dépôt, j’obtins du G. Q. un ordre de mettre à ma disposition 100 chevaux, pour lesquels un labour léger constituait un excellent travail de convalescent. D’autre part, j’avais toujours, haut-le-pied, 300 cultivateurs en attente d’affectation. Encadrés par des chefs de culture, découverts grâce aux fiches, j’entrepris la production industrielle de la pomme de terre. Je réussis au delà de toute espérance puisque, en 1916, je récoltai plus de 4.000 tonnes de patates que, au mépris de tous les règlements, je troquai contre des denrées et marchandises diverses. En outre, j’élevai 100 cochons, toujours avec le concours de spécialistes, si bien que fin 1916, tous mes hommes pouvaient prendre leurs repas dans des réfectoires, le couvert mis, et servis par des subsistants avec des menus plantureux et variés. Le rendement du travail s’accrut immédiatement et s’inscrivit dans les sorties de voitures.

J’avais toujours, en moyenne, 500 voitures en réparations à la fois. Pour s’y reconnaître dans cette forêt de moteurs et de boîtes de vitesse, qui gisaient partout, le ventre ouvert, il fallait des prodiges d’organisation. Pour parfaire celle-ci, un moyen très simple. La liste des voitures était dressée dans l’ordre de l’arrivée en réparation au Parc. Tous les matins, je soumettais à une enquête sévère, tous officiers réunis, le cas des cinq plus anciennes. Toutes les causes de retard — manque de pièces, de main-d’œuvre — étaient examinées à fond. Cela nous permettait de nous rendre compte des vices de l’organisation et d’y porter remède. Il en résultait que j’étais certainement, pour le Magasin Central Automobile, si magistralement dirigé par le capitaine Petiet, un client des plus exigeants, mais la durée moyenne des réparations fut abaissée de plus de moitié.

Mais, une fois assuré le bien-être des travailleurs, je pensai qu’un officier « social » se devait de soutenir le moral des troupes. Panem et circenses, disaient les Romains. La guerre était alors une longue attente. Le moral des soldats se dégradait dans l’ennui du cantonnement. J’eus une idée lumineuse. J’allais créer le cinéma aux Armées. Je soumis mon plan au général Gérard, commandant la 8° Armée. Effrayé par mon audace, le général se borna à m’assurer qu’il me faisait confiance et qu’il fermerait les yeux. Pour un militaire, mon programme était révolutionnaire et mon officier d’administration était affolé. Au mépris de tous les règlements, avec mes hommes encadrés par le Génie, nous montâmes 30 salles en bois de 1.000 places chacune, réparties sur tout le front de la 8° Armée, à quelques kilomètres des lignes. J’avais avancé l’argent pour acheter les appareils de projection et, à l’aide de mes fiches, j’avais immédiatement repéré toute une équipe de spécialistes, opérateurs, électriciens, contrôleurs et encaisseurs, au nombre d’une centaine, qui assuraient l’exploitation. Le prix d’admission était de vingt sous pour les civils et deux sous pour les militaires, avec plus d’un million d’entrées par mois. Grâce à un roulement continu de films, le programme était changé tous les soirs et le dimanche deux fois par jour. Les recettes étaient telles que les appareils furent amortis en trois mois et que l’on put projeter, en même temps qu’à Paris, les meilleurs films du moment, Forfaiture, par exemple.

Jamais on n’avait vu des militaires se faire entrepreneurs de spectacles payants et fouler aux pieds les règlements de la sacro-sainte Administration. Mais le Grand Quartier Général suivait l’expérience avec un intérêt bienveillant et, au bout d’un an, en 1917, il décida d’absorber notre organisation et de l’étendre à tout le front. Ainsi naquit le Cinéma aux Armées, qui contribua grandement à soutenir le moral des troupes.

Mais à Nancy, la vie devenait monotone, tout était organisé et, grâce à l’immobilité du front, le Service automobile marchait comme une montre. Je commençais à m’ennuyer, quand le Grand Quartier me désigna pour aller prendre le commandement du Service de la Moto-culture. Ce service avait été créé au Ministère de l’Agriculture pour venir en aide aux exploitations agricoles, qui manquaient de chevaux et de main-d’œuvre. C’était une entreprise purement étatiste, précurseur des Sovkoses. Quinze cents tracteurs agricoles, avec leur personnel, étaient mis à la disposition des cultivateurs, au gré des recommandations parlementaires. Au bout de six mois, ce fut une jolie pagaïe. Qu’on se représente quinze cents tracteurs et cinq mille hommes disséminés dans toute la France et commandés depuis la rue de Varenne. Rapidement, les tracteurs tombèrent en panne, l’essence filait dans les voitures, le rendement était à la hauteur d’une entreprise de l’État.

Je fus appelé en 1917 pour réorganiser le Service. Je m’y intéressai prodigieusement. J’eus la bonne fortune d’être sous les ordres directs du Ministre, M. Victor Boret, dont je ne sais s’il fallait admirer plus l’intelligence ou le caractère, car je mis à une rude épreuve son courage parlementaire. La tâche était lourde. Je commençai par rassembler mes tracteurs en batteries de dix appareils, fortement encadrés, et je les transportai dans la région du front où existaient de grands espaces abandonnés. Ce fut une tempête de réclamations des députés de l’arrière, qui s’étonnaient que l’on ait désigné un automobiliste pour labourer, au lieu d’un ingénieur agronome. Je fis observer que dans « Motoculture » il y a bien « culture », mais, qu’en tête, il y a « Moto », et que j’étais dès lors parfaitement à ma place. Mais il fallait justifier cette prétention. Techniquement, le Service était handicapé. Les quinze cents tracteurs étaient de vingt marques différentes, toutes américaines. Pas de pièces de rechange. Je montai un atelier central de réparations, et, en deux mois, avec cinq cents ouvriers, tous mes tracteurs étaient sur pied. Mais l’organisation des labours était un problème délicat. Même rassemblées sur 100 kilomètres, mes 150 batteries étaient difficiles à alimenter et à surveiller. Je pris un moyen brutal. À la fin de chaque mois, toutes les batteries étaient classées par nombre d’hectares labourés et par consommation d’essence à l’hectare. Les dix dernières batteries dans chaque classement voyaient tout leur personnel, régisseur en tête, impitoyablement renvoyé aux Armées. Au contraire, les dix premières se partageaient des primes en argent très importantes. C’était irrégulier, mais efficace, à tel point qu’au bout de trois mois toutes les mauvaises raisons que l’on me donnait avaient disparu et que j’arrivais à labourer 30.000 hectares par mois. Quant à la qualité du travail, elle était impeccable, tous les conducteurs étant cultivateurs et les propriétaires des champs se chargeant automatiquement de la surveillance des labours. J’eus pourtant un coup dur. En avril 1918, j’avais 300 tracteurs devant Arras, quand les Allemands enfoncèrent le front. Prises de panique, mes batteries firent retraite à pleins gaz, et je les retrouvai échouées dans tous les fossés, et, pour les plus habiles, sur la plage de Berck. Elles n’avaient pas pu aller plus loin !

Bien entendu, j’effectuai aussi les moissons avec tout un attirail de faucheuses-lieuses, ce qui me valut, en juin 1918, de recevoir un bateau de 10.000 tonnes de ficelle Sisal, que m’envoyait, sans crier gare, la mission française en Amérique, et que j’étais chargé de distribuer dans toute la France. Ce fut une chasse épique aux wagons. Je lançai 500 convoyeurs dans tout le pays. Grâce à eux, la ficelle arriva en temps utile pour la moisson. Je ne sais si elle a jamais été payée. La Cour des Comptes a dû s’en occuper dix ans après !

Et ce fut l’armistice 1918… Quelques semaines encore pour transmettre tout le Service à des fonctionnaires civils et je fus démobilisé en mars 1919. J’avais gagné, pendant la guerre, une grande expérience des hommes et des choses, 600 francs par mois et la Légion d’Honneur au titre militaire, ce qui était assez rare chez un non combattant. J’aurais eu dix fois l’occasion de revenir à l’usine pour y gagner des millions, Mennesson aussi. Nous avons préféré faire notre devoir modestement, sans esprit de lucre, ce qui prouve bien que ce n’est pas toujours l’intérêt qui guide les hommes, mais bien plutôt les satisfactions d’amour-propre, et celles-ci ne nous avaient pas été ménagées pendant la guerre.

Si j’ai raconté, brièvement, ma carrière militaire, c’est d’abord que je m’y suis cru autorisé par ma remarque liminaire de la page 46 et qu’ensuite mon récit se rattache directement au titre de ce livre. Car, malgré mes goûts et mon caractère de libéral, j’avais été mêlé à la plus grande expérience étatiste que j’eusse connue. J’ai fait de mon mieux pour la mener à bien ; Sur le papier, j’avais remporté des succès éclatants. Le Parc automobile, les pommes de terre, les cinémas, la Motoculture m’avaient valu des félicitations chaleureuses. En réalité, j’avais fait faillite, car j’avais toujours éludé le côté financier de ces exploitations. Tout m’était fourni gratuitement : main-d’œuvre, matériaux, transports, et mes clients ne payaient pas — ou si peu pour les cinémas. — En temps de guerre, ces procédés sont excusables, et même impératifs. Mais, pour le temps de paix, j’avais touché le vice grave de l’étatisme, qui est la négation du rendement. Une nation peut y résister pour une courte période, ou à l’intérieur de secteurs restreints, mais elle court à la catastrophe si elle entend généraliser ces méthodes, brimer l’initiative individuelle, diluer les responsabilités, encourager les incapables, en un mot, se livrer à la plus grande escroquerie morale du siècle : le dirigisme.

Rendu à la vie civile, il me fallait compter brusquement avec toutes les tares bienfaisantes du libéralisme : les clients, la concurrence, les échéances et les paies. Mais la réadaptation fut vite faite, d’autant plus rapidement faite qu’aucune « organisation professionnelle » ne venait l’entraver. Cependant, le bilan de guerre Solex n’était pas brillant. Grâce à une certaine activité en radiateurs, sous l’habile direction de Mme  Jehanno, l’usine avait pu alimenter un personnel réduit. Mais, en carburateurs, c’était le désastre. Nous avions perdu tous nos clients, sauf un. La production atteignait à peine 200 appareils par mois. Notre principal concurrent, Zénith, de par sa situation géographique et le rappel de tous ses cadres, avait fait un chiffre énorme en aviation. Sa valeur boursière, évaluée en francs Blum, se capitalisait à près de un milliard, ce qui, entre parenthèses, constitue un sérieux avertissement pour ceux qui, aujourd’hui, spéculent à la Bourse.

Tout compte fait, la situation nous paraissait désespérée. Il fallait aviser. Notre premier mouvement fut d’essayer de vendre la branche « Carburateurs » à notre principal concurrent, mais celui-ci fit la sourde oreille.

Entre temps, en déambulant dans Passy, j’avais remarqué combien étaient rares les maisons munies de porte cochère et, pourtant, je prévoyais que tous les locataires posséderaient bientôt une voiture. D’où la nécessité de construire des garages. C’est ainsi que, avec quelques camarades de guerre, je montai le Garage Saint-Didier, à l’emplacement de l’ancien skating. J’étais Président-directeur général, et Solex avait 70 % du capital. « Vous ne savez pas vendre une voiture », me disait un associé, qui tenait boutique aux Champs-Élysées. — « C’est exact, lui répondis-je, je vais vous montrer comment on en vend cent par jour. » Et, de fait, le succès dépassa mes espérances. Au bout de deux ans, nous étions, de loin, la première maison de vente de Paris. Ce succès rapide était dû, en grande partie, à la publicité. Nos moyens financiers étant limités, il importait de ne pas la disperser. Il nous fallait une clientèle riche, et à Paris, à l’exclusion de toute autre. Le médium indiqué me parut être les rideaux et les programmes de théâtre, d’autant plus que mon frère aîné imprimait ces derniers. Mais il fallait donner l’idée de notre puissance, alors que nous débutions à peine. Toute ma publicité fut axée sur le fait que nous avions vingt lignes téléphoniques, ce qui, à l’époque, nous situait parmi les plus forts abonnés de Paris, et ce qui, en plus, était primordial pour notre commerce.

D’autre part, pendant la guerre, j’avais trop entretenu et réparé de véhicules pour négliger ce côté du service. Je décidai donc de construire, sur un terrain de 70 × 20 mètres, un bâtiment de quatre étages, dont les trois premiers étaient occupés par des ateliers de réparations, et le quatrième — heureuse trouvaille — comportait deux tennis couverts, de toute beauté. C’était la première fois, dans le monde, que l’on installait des courts sous un toit, et cette innovation eut, tout de suite, un succès prodigieux, à telle enseigne que le bâtiment entier fut payé en deux ans par les locations perçues. En outre, une clientèle choisie prenait le chemin du garage et y achetait des voitures.

Mais la réussite extraordinaire de Saint-Didier — nous avions fait, en 1922, un million de bénéfice avec un capital de 400.000 francs — ne me faisait pas oublier Solex. Notre idée était toujours de vendre la branche carburateurs, la carburation et le garage nous semblant commercialement incompatibles. Mais, pour vendre, il faut être deux, et le partenaire ne se manifestait toujours pas. Un coup d’éperon devenait nécessaire. Nous décidâmes de prendre un gros client. À ce moment, Hispano-Suiza était dans toute sa gloire, et Marc Birkigt dessinait une voiture qui devait faire sensation. Mennesson travailla d’arrache-pied et sortit un modèle spécial de Solex, que M. Birkigt voulut bien adopter. C’était un succès notoire, mais qui ne produisit sur notre concurrent aucun effet visible. Je décidai alors de m’attaquer à la grosse série. André Citroën sortait, à ce moment, les premiers modèles de sa voiture populaire. J’avais fait connaissance avec cet homme de génie dans des conditions assez particulières. Un jour, pendant la guerre, en permission à Paris, je passais en taxi sur le quai de Javel, quand je remarquai un terrain, affiché à vendre, d’une superficie de 10.000 mètres et raccordé au chemin de fer. (Ce terrain est occupé aujourd’hui par les Messageries Hachette). Il me parut unique comme situation et, sans désemparer, je me rendis chez le vendeur qui me fit 125 francs le mètre, payables après la guerre, car le terrain était réquisitionné par l’Armée. Sur le champ je l’achetai avec 50.000 francs d’arrhes. Il n’était pas question, à l’époque, d’autorisation de la Préfecture ! J’étais un peu inquiet de mon audace quand, deux jours plus tard, je reçus un coup de téléphone d’André Citroën, lui-même, que je ne connaissais pas. Il me priait de venir le voir et m’exposa que ce terrain lui tenait très à cœur, qu’il était désolé de se le voir souffler par suite de la négligence d’un intermédiaire, et il me demandait de le lui céder. N’étant pas spéculateur, j’acceptai aussitôt, grâce à quoi il me promit de me donner, dans l’avenir, la priorité pour les carburateurs, s’il se décidait à construire des voitures.

C’est ainsi qu’André Citroën, après guerre, tint sa promesse, Mennesson lui ayant, d’autre part, établi un modèle qui donnait toute satisfaction… pour l’époque. Je croyais que cette nouvelle réussite ferait sensation dans le monde de la carburation. Hélas ! malgré mes avances, silence complet. Il fallait donc lutter. Mais Solex et Saint-Didier étaient, de plus en plus, incompatibles, les garagistes protestant contre la concurrence de Saint-Didier. Malgré le succès de ce dernier, je n’hésitai pas une seconde. Je vendis nos actions Saint-Didier à nos associés, n’y conservant aucun intérêt. Ainsi allégés, nous pouvions nous consacrer entièrement à Solex. Je me disais que, puisque nous avions déjà pu conquérir deux grandes maisons sur le marché, il n’y avait pas de raison pour que nous ne puissions pas en convaincre d’autres. Et c’est effectivement ce qui se passa. Heureusement, la profession n’était pas « organisée », et la concurrence jouait à plein. Mais quelle source de progrès ! À combien de courses avons-nous participé ; à combien de concours de consommation avons-nous pris part, pour tenter d’équiper les gagnants et prouver ainsi l’excellence de notre technique ! Que de nuits passées en nous préparant fébrilement pour les épreuves ; quels enseignements n’avons-nous. pas retirés de nos tours de circuits pour gagner une seconde ou un litre ! Quelles émotions, mais aussi quelles joies… et quelles déceptions à la lecture du palmarès ! Ce sont d’autres sensations que celles d’aller quémander dans des bureaux une autorisation d’extension. « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front », a dit la Bible. Avec l’Organisation Professionnelle on évitera la sueur, mais j’ai bien peur qu’il n’y ait plus de pain. Et puis, il faut dire que cette lutte est passionnante. Elle trempe les énergies, elle exalte le travail, elle stimule les initiatives, elle excite le progrès, toutes actions qui sont indispensables en ce bas monde. J’entends bien que, tout étant organisé, il n’y a pas à s’en faire, chacun a son petit « boulot » bien assuré, les ratés et les incapables sont casés — et en bonne place — tout au moins en France. Mais la France n’est pas seule dans le monde. Il faut penser à exporter, car, si le Brésil doit nous envoyer son café, il faut bien, en échange, lui fournir des carburateurs ou autre chose. J’ai toujours été un libre-échangiste convaincu et c’est dans cet esprit que je me suis attaché particulièrement à pousser l’exportation. À première vue, les carburateurs paraissaient un article difficile à écouler à l’étranger. Mais j’avais la foi. Je compris que le processus de l’exportation est extrêmement lent, qu’il fallait être armé d’une grande patience et prendre quelques risques. En plus, il ne fallait pas hésiter à voyager. Et Solex est connu aux Wagons-Lits et à Air-France comme un excellent client. Il est, du reste, moins fatigant d’aller à Berlin qu’à Lyon. Je l’expliquerai à la rubrique « Transports ». Cette faculté d’ubiquité me servit beaucoup à installer des usines à Berlin, Londres, Turin et Yokohama, lesquelles, après des débuts modestes, ont connu des succès remarquables grâce à la valeur de leurs dirigeants, qui sont tous des nationaux.

Mais il m’était indispensable de connaître les langues. Pour l’allemand, cela fut relativement facile, car je l’avais appris au lycée et j’aime beaucoup le parler. Pour l’anglais, ce fut plus. ardu, et je me souviens que, lors de mon premier voyage en Amérique, en 1925, je fus obligé de me faire accompagner d’un interprète, qui ne me quitta pas d’une semelle. J’en revins horriblement vexé, mais je réagis, et, cinq ans après, je pouvais faire un discours en public… avec l’accent français, bien entendu, ce qui déridait toujours l’auditoire. Dans les pays plus petits, nous mentions des agences qui étaient en mesure de livrer immédiatement la fabrication de Neuilly, tandis que, parallèlement, en France, nous établissions un réseau de stockistes hors de pair. Et le plus remarquable, c’était l’esprit de corps qui régnait comme parmi les membres de la même famille : quel que fût son pays d’origine, chacun s’abritait derrière le même drapeau : Solex.

Pour toutes, ces organisations, tant en France qu’à l’étranger, je recevais une aide précieuse de mon frère Félix qui, depuis son retour de captivité, avait repris brillamment la direction commerciale.

Ce fut cette assistance constante qui me permit de distraire un temps considérable pour des œuvres d’intérêt général. Comme je ne vais pas manquer, en tant que libéral, d’être accusé d’individualisme à outrance, je veux épargner à mes contradicteurs la peine de commettre trop d’erreurs. Je me suis toujours efforcé, au contraire, de travailler en équipe, de faire passer l’intérêt général avant les intérêts particuliers, de concilier les points de vue au lieu de les imposer et de coordonner les efforts au lieu de les disperser. C’est sans doute cette mentalité qui me fit désigner, en 1923, pour prendre la succession du regretté M. Rodrigues-Ely à la présidence de la Chambre Syndicale des Fabricants d’Accessoires et de Pièces Détachées d’Automobiles, de Cycles et Appareils aériens, que je devais assurer pendant près de vingt ans. Peut-être ma connaissance opportune des moindres éléments du moteur et de la voiture, que je devais à la carburation, m’a-t-elle grandement facilité la tâche, mais c’est sûrement grâce à la confiance constante que m’ont témoignée mes collègues, que j’ai pu mener à bien l’œuvre complexe de représenter et de défendre nos industries auprès des Pouvoirs publics. J’en développerai plus loin les grandes lignes, à la rubrique de l’Organisation Professionnelle, mais je veux marquer, dès maintenant, combien de satisfactions morales j’ai éprouvées pendant ces longues années et, combien, dans ma retraite, j’en conserve le souvenir ému.

Une des œuvres capitales de ma présidence fut la fondation, en 1926, du Bureau de Normalisation Automobile, entièrement financé par notre Chambre.

Il fallut, au début, beaucoup de persévérance pour faire admettre les bienfaits de la Normalisation, mais, en quinze années, sans coercition, par la persuasion seule, une tâche immense fut accomplie, dont tout le mérite revient à l’ingénieur Maurice Berger.

Ma connaissance de la technique de la voiture me désigna, en 1932, pour la présidence de la Société des Ingénieurs de l’Automobile ; je succédai au distingué président-fondateur, Eugène Mathieu, qui avait œuvré pendant les six années du début, les plus dures. Je m’intéressai prodigieusement à cette Association, qui comprenait 1.500 membres, représentant toute l’élite de nos industries. Assemblée difficile à canaliser, le technicien étant, par essence, un individualiste, mais combien passionnante à guider. Et puis quelles joies intellectuelles de pouvoir discuter, en dehors de toutes préoccupations commerciales, les grands phénomènes mystérieux qui bordent les frontières des connaissances techniques ; quel réconfort d’assister, entre spécialistes, à la confrontation de thèses dont le meilleur soutien était l’amour-propre de leur auteur ; quels espoirs en contemplant ces jeunes hommes qui passaient des soirées, anxieux de se perfectionner dans leur métier. Pendant quatre ans, je fis de mon mieux pour exalter le rôle de l’ingénieur, pour accroître son rayonnement à l’étranger et pour préparer les voies de l’avenir.

C’est en 1934 que se place la campagne que je fis pour mettre en lumière la nécessité de nous éloigner le plus possible des conceptions américaines, contre lesquelles nous n’avions pas les moyens de lutter, pour réserver notre génie créateur à un type de voiture inconnu à l’époque sur le marché. Ce fut l’origine du concours de la voiture S. I. A. qui, doté de prix importants par ma Chambre Syndicale, visait à établir des prototypes de véhicules échappant sans discussion à la concurrence américaine. Le programme était le suivant :

Voiture fermée à deux places.

Prix maximum : huit mille francs (de l’époque).

Vitesse : 80 kilomètres à l’heure.

Poids : 400 kilogr.

Consommation maximum : 5 litres aux 100 kilom.

Un avenir prochain prouvera que l’imagination des inventeurs n’a pas été excitée en pure perte.

C’est à cette époque que je vécus le drame, qui me fut pénible, de la déconfiture d’André Citroën. J’avais pour lui une très grande amitié et une profonde admiration. J’appréciais sa vive intelligence, le jaillissement continuel de ses idées, la largeur de ses conceptions, son mépris du risque et son goût des responsabilités, l’ensemble dominé par un charme exquis, par lequel chacun se sentait subjugué. Pendant de longues années, il voulut bien faire de moi son confident, et je m’efforçai de lui donner des conseils de modération. Il me demanda souvent de devenir son directeur général, proposition que je déclinai en émettant la condition inacceptable de disposer de la majorité. Malheureusement, entre temps, il pendit, coup sur coup, ses deux freins modérateurs, Henri Guillot et Georges-Marie Haardt et, comme tous les grands hommes, il n’écouta plus que les conseils des flatteurs. Par une coïncidence désastreuse, il mit en œuvre un programme gigantesque en pleine période de déflation. L’ambiance était pessimiste, et il ne put pas trouver les concours nécessaires qui lui auraient permis de faire face à la situation. Son audace effrayait les banquiers. L’avenir prouva qu’ils avaient tort. Entre temps, comme président de ma Chambre, j’avais été mis à la tête du groupe de tous les créanciers. Il en résulta pour moi des situations cornéliennes, partagé que j’étais entre mon devoir envers les créanciers et mon amitié pour André Citroën. Je fis de mon mieux pour le soutenir jusqu’au bout. D’un million de découvert que Solex accusait à la première échéance remise, nous passâmes à près de cinq millions, lors de la catastrophe finale, sans avoir une traite, une signature ou une garantie en couverture. La liquidation judiciaire fut pour moi un calvaire. Des centaines de coups de téléphone, des dizaines de réunions suivirent la liquidation. J’avais la charge de protéger les intérêts de 800 millions de créances, tout en évitant une faillite qui aurait été désastreuse. J’acceptai des sacrifices importants, à la condition que l’avenir les atténuât, car j’avais confiance en l’affaire. En principe, paiement de 50 % en obligations à 3 %, avec un intérêt supplémentaire de 1/2 %, pour chaque tranche de 100 millions d’affaires au-dessus de 600 millions, plafond du moment. Mais je me heurtai à un « dur des durs », M. André Meyer, fondé de pouvoirs de la Banque Lazard, qui détenait le contrôle des actions. Malgré mes démarches pressantes, il refusait de présenter un concordat nanti de cette échelle mobile. La discussion se termina dans le bureau de M. Tannery, gouverneur de la Banque de France. L’entrevue fut dramatique, mais je n’obtins rien de mieux qu’une augmentation de 1/2 % d’intérêt, sans échelle mobile, un certain nombre de mes mandants ayant déjà traité dans la coulisse. C’est ainsi que les créanciers perdirent, faute d’union, au moins 200 millions. Comme fiche de consolation, j’obtins l’assurance verbale que les créanciers-fournisseurs auraient, pendant cinq ans, la priorité des commandes, et je dois souligner, à ce propos, que la Maison Michelin, qui prenait la direction de l’affaire, a toujours tenu très galamment cet engagement. Il est bon d’ajouter qu’André Citroën perdait dans l’aventure sa fortune et sa santé, double raison pour que je m’incline respectueusement devant sa mémoire.

Ce pénible drame d’affaires ne m’empêchait pas de m’occuper activement du développement de Solex. Ce fut l’époque d’une animation intense, où les laboratoires, sous la direction éclairée de Mennesson, sortaient des modèles sensationnels pour les voitures (carburateurs à starter), pour les camions (carburateurs-régulateurs), pour les tracteurs (carburateurs tous terrains), pour l’aviation (carburateurs soufflés antigivreurs), tandis que Mennesson fignolait son invention favorite, le micromètre pneumatique, qui mesurait le millième de millimètre, sans toucher à la pièce, et qui devait être adopté dans tous les pays.

Déjà Mennesson mûrissait son idée, née en 1917, mais qui ne devait prendre corps qu’en 1940, d’une bicyclette à moteur qui constituerait un mode de transport économique par excellence.

De son côté, mon frère Félix perfectionnait notre réseau commercial, alors que je me réservais surtout les visites des usines de Londres, Berlin et Turin, ainsi que les liaisons avec l’Amérique. J’ai passé, en plusieurs séjours, plus d’un an dans cette grande nation, et j’y ai appris beaucoup. Je me liai d’amitié avec tous les Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/89 Page:Maurice Goudard - La défense du libéralisme.pdf/90 magnats de l’Automobile, qui étaient reconnaissants à la France d’avoir été le pionnier de la locomotion nouvelle. J’appréciais le caractère hospitalier et bon enfant de ces géants de l’industrie, mais je défendais de mon mieux le génie européen. Je me rappelle que, porteur d’un bracelet—montre Jaeger, de la grosseur d’un pois, je fus invité par Henry Ford à visiter ses usines et, comme à déjeuner il me demandait mon impression : « Yes, lui répondis-je, you have the biggest plant in the world, but I’ve got the smallest watch ! ».

Il fut si amusé qu’il câbla immédiatement pour en commander trois semblables. M’honoraient également de leur amitié William Knudsen, C. F. Kettering, O. E. Hunt, de la General Motors, à qui j’exposais tout ce que la France avait perdu comme avance pendant la Grande Guerre, alors que, en fait de voitures de tourisme, nous fabriquions des tanks et des canons. Ils en convenaient et me témoignaient, par leur accueil, qu’ils n’avaient pas oublié tout ce qu’ils devaient à mon pays. Quant à mes chers vieux amis, B. E. Hutchinson et F. M. Zeder, vice-présidents de Chrysler, nous nous bornions à nous mesurer sur les links de golf, dans des parties homériques, où je soutenais de mon mieux l’honneur français.

Cet amour des voyages me décida, en 1936, à entreprendre une grande expédition, le tour du monde, sans autre but que de voir du pays et m’instruire. Accompagné de ma fille, je m’embarquai pour l’Extrême-Orient, en faisant escale à Suez, Djibouti, Aden, Ceylan, Singapore, Saïgon, Hong-Kong et Shanghaï. Voyage merveilleux, à bord de l’André Lebon, des Messageries Maritimes, où j’appris de bien curieuses histoires sur l’exploitation d’une ligne de navigation par l’État. Mais tout cela était oublié, grâce à la splendeur des paysages, la variété des populations et le curieux mélange de la civilisation européenne avec le mystère de la race jaune. De Shanghaï, quarante-huit heures de chemin de fer nous menèrent jusqu’à Pékin, où nous séjournâmes trois semaines. Séjour enchanteur pour des Parisiens reçus par la colonie française avec une magnificence tout orientale. Quel peuple séduisant et racé que ces Chinois, épicuriens et fatalistes, qui se faisaient frôler par notre voiture pour se débarrasser de leur mauvais génie lequel, disaient-ils, collait à leur corps comme leur ombre. De Pékin, nous gagnâmes Moukden, en Mandchourie. Dans cette ville, où tant de races viennent s’entre-choquer en y abandonnant leurs épaves, nous touchions le fond de la misère humaine. Il fallait fuir vers Séoul, pour retrouver, avec le gracieux costume coréen, le charme de l’Extrême-Orient. Mais le Japon était là, tout près, qui nous attirait. Je devais y rester huit jours, nous y passâmes cinq semaines. C’était, d’abord, la beauté du pays, cultivé comme un jardin, avec ses maisons en bois et papier si coquettes, ses temples rutilants de dorures, faisant contraste avec ceux des Chinois laissés à l’abandon. C’était ensuite le peuple, d’une politesse si délicate, d’un labeur si intense, qui, en dix ans, avait relevé de leurs ruines Tokio et Yokohama, détruits par le tremblement de terre de 1923. C’était, enfin, la Colonie française qui, groupée autour de l’Ambassadeur et la gracieuse Mme  Pila, nous réserva une réception exquise. Mais la vraie raison de mon long séjour fut que le démon des affaires me reprit dans cette contrée en plein développement industriel. Le hasard voulut que l’Attaché de l’Air français, le commandant Bruyère, un officier d’élite, me demandât de faire une conférence de propagande au Ministère de l’Air japonais sur la carburation d’aviation. Je n’avais apporté aucun document, et il me parut assez original d’affronter cette épreuve, qui se compliquait du fait qu’il fallait parler anglais, un interprète traduisant mes paroles en japonais. L’entreprise était délicate, car je ne devais pas dévoiler de secrets militaires, dont la carburation a le privilège d’être dépositaire, d’autant moins que l’auditoire comprenait tous les techniciens du Ministère de l’Air, plus de cent officiers. Je m’en tirai par un subterfuge. Après un exposé assez complet sur la carburation d’aviation et ses difficultés, répartition, givrage, surcompression, correction altimétrique automatique, etc., je fis descendre mon auditoire des nuages sur la terre en affirmant que la première obligation d’un pays, pour posséder une aviation indépendante de l’étranger, était d’avoir de bonnes routes. Mouvements dans la salle, que je calmai en expliquant qu’une industrie aéronautique devait obligatoirement s’appuyer sur une production automobile nationale massive, et que celle-ci était conditionnée par le développement du réseau routier, alors inexistant au Japon. Ma conférence eut deux résultats : quinze jours après, la Diète votait un crédit de trente millions de yens pour le doublement de la route de Tokio à Yokohama ; ensuite, je fus sollicité par M. Aikawa, chef d’un des plus grands trusts japonais, de monter une usine de carburateurs au Japon, jusque-là entièrement tributaire de l’importation des États-Unis. Les trusts français ne sont que des jeux d’enfants au regard des holdings japonais. M. Aikawa commandait aussi bien à des pêcheries, des lignes de navigation, des fonderies qu’à des constructions de wagons, d’automobiles ou d’avions, c’est dire qu’il était un homme d’action. En huit jours, le contrat était signé, et Solex devenait le maître de la carburation au Japon, faisant ainsi flotter le drapeau technique français jusqu’en Extrême-Orient. L’usine, ultra-moderne, fut achevée en 1938, et équipa depuis tous les véhicules japonais. Entre temps, Solex envoyait plus de 50.000 carburateurs de Neuilly à Yokohama, remportant ainsi une éclatante victoire pour l’industrie française.

Mais il fallait songer au retour, et ces incidents avaient retardé mon horaire. Pour rattraper le temps perdu, je câblai à Berlin de retenir deux places sur le dirigeable Hindenburg, qui venait d’inaugurer le service entre New-York et Francfort. Et, enchantés de notre séjour au Japon, nous nous embarquâmes sur le Président Coolidge, pour effectuer la traversée du Pacifique. Où es-tu, maintenant, cher paquebot, avec tes soirées féeriques au milieu des poissons volants, ta piscine sur le pont, toute en mosaïque, la bigarrure de tes passagers, et tes tournois de bridge, où j’étais classé régulièrement dernier ! Notre séjour à Honolulu fut de courte durée, et, comme j’aurais désiré le prolonger, je cherchai à revenir par le Clipper, qui commençait son service aérien de Hawaï à San-Francisco. Hélas ! l’avion était réservé à la poste, et c’est en vain que j’offris de nous coller des timbres comme à de simples lettres. Mais j’étais piqué de la tarentule des voyages aériens et, de San-Francisco, je décidai de revenir à Paris uniquement par la voie des airs. Cela me permit d’apprécier la grande avance qu’avait, à l’époque, pour les voyages de nuit, l’aviation américaine, qui offrait déjà aux passagers des avions à couchettes. Un court arrêt à New-York, où j’assistai à l’inoubliable match de boxe entre le noir Joë Louis et l’Allemand Max Schmeling, duquel ce dernier sortit champion du monde. La fureur des noirs était telle que notre chauffeur jugea prudent de ne pas, ce soir-là, traverser, au retour, le quartier nègre de Haarlem.

Le lendemain, c’était l’embarquement sur le Hindenburg, par une nuit noire et une pluie torrentielle. J’avoue avoir eu, au départ, une certaine émotion. Nous fîmes le tour de New-York, tout illuminé, salués par le mugissement de toutes les sirènes du port. Je commençais à m’habituer et, si je m’endormis difficilement, c’est que j’étais gêné par le bruit du bar, contigu à ma cabine, où l’on fêtait joyeusement la victoire de Schmeling qui était parmi les passagers. Le lendemain, nous remontâmes jusqu’à la région des icebergs, que nous survolâmes tout le long d’un jour presque sans fin. Guidés par un officier, nous visitâmes le dirigeable de fond en comble. Quelle merveille de construction, alliant l’audace à la sécurité, la légèreté à la puissance, le confort à l’élégance. Nous volions à une altitude de 200 mètres à peine, et je tiens pour inoubliable le spectacle enchanteur de la remontée du Rhin, penchés sur les hublots horizontaux du salon, pendant que défilait devant nous le diorama des anciens châteaux-forts ; Après soixante heures de voyage, nous atterrîmes à Francfort, d’où l’avion nous amena à Paris le 26 juin 1936.

Cette date m’est restée gravée dans la mémoire, car elle représente pour moi un curieux mélange de joie et de tristesse, joie de retrouver après une si longue absence, mon pays, ma famille, mes amis, tristesse en écoutant le récit des événements sociaux qui s’étaient déroulés depuis deux mois. La tristesse l’emporta sur la joie, et je me mis à pleurer, ayant le pressentiment des malheurs qui allaient s’abattre sur la Patrie.

Mais je fus rapidement repris par le tourbillon de la vie. Le bouleversement social impliquait de nombreuses interventions, où je m’efforçais de faire entendre la voix de la raison ; les idées dirigistes, dont on n’avait jamais entendu parler jusque-là, commençaient à se faire jour. On me rendra cette justice que je pris immédiatement parti contre elles, bien qu’elles fussent incontestablement à l’avantage de Solex.

L’organisation professionnelle, les ententes industrielles étaient orchestrées par les représentants des trusts et les dirigistes, qui cherchaient à caser leurs talents. Ils n’auraient eu, du reste, aucune chance si la guerre n’était pas survenue. Ce furent deux ans de luttes stériles, de controverses sans fin, où brillait mon ami et adversaire Jean Coutrot, disparu si prématurément, et qui devait mettre sa magnifique intelligence au service des plus étonnants paradoxes. Le tout dominé par des heurts sociaux grandissants, dont la chienlit de l’Exposition de 1937 étalait le résultat lamentable. J’avais le sentiment que ces discussions byzantines étaient désastreuses en un temps où l’union des Français était plus que jamais nécessaire. Pour m’étourdir, je voyageai beaucoup. Londres, Berlin, Turin, Detroit me virent deux fois l’an. Dans ces voyages, je perdis ma fille, provisoirement s’entend, car elle s’éprit d’un jeune universitaire américain, charmant du reste, et qu’elle épousa en m’avouant : « Jamais je ne voudrais avoir comme mari un industriel, car je ne pourrais jamais l’avoir complètement à moi. » Ma seule consolation fut de constater les nombreuses sympathies qui m’entouraient le jour du mariage, en juin 1939 ; mais ce fut un coup dur pour moi. Mais bientôt le tonnerre de la guerre éclata. J’aurais voulu me mettre au service de la Nation, dans les limites de mes capacités, en l’espèce, au Ministère de l’Armement. Malheureusement, mes idées libérales ne plaisaient pas aux puissants du jour. L’esprit « Chemin de fer » régnait en maître. C’était le triomphe des chefs de gare ! Il ne me restait plus qu’à me consacrer fébrilement à ma Chambre Syndicale et à Solex, jusqu’au jour — 3 juin 1940 — où une malencontreuse bombe, tombée à proximité, me choqua d’une façon telle que je dus prendre un long repos. Mais Dieu, dans son infinie bonté et dans ses desseins mystérieux, me conserva la vie pour me permettre d’écrire ce livre, à la manière d’un testament économique. Peut-être aurait-il mieux fait de me rappeler à Lui !

Il appartient à mes lecteurs d’apprécier. Pour ceux qui ont eu la patience de suivre cette autobiographie, ils y auront peut-être trouvé des raisons pour justifier ma « Défense du libéralisme », tandis que mes contradicteurs auront pu y puiser un certain nombre de « Oui, mais… », et de « Ce n’est pas étonnant si… », à la lecture des passages qui pourront les heurter.

Et c’est ainsi que j’atteins mes soixante ans en soixante pages pour me lancer dans le vif de mon sujet.