La Décomposition de l’armée et du pouvoir/17


CHAPITRE XVII

« La démocratisation de l’armée » : administration, service, vie intérieure.


Pour réaliser la « démocratisation de l’armée » et, en général la réforme de l’administration militaire « conformément au nouveau régime », Goutchkov constitua une commission sous la présidence de l’ancien ministre de la Guerre, Polivanov[1]. Elle comprenait des représentants de la commission de la Guerre de la Douma d’Empire et des membres du Soviet. Auprès du ministère de la Marine fonctionnait une commission analogue, présidée par un membre notoire de la Douma, Savitch. Je connais mieux le travail de la première de ces deux commissions, c’est à elle, par conséquent, que je m’arrêterai ici. Avant d’être confirmés, les projets de loi élaborés par la commission de Polivanov étaient soumis à l’examen de la section militaire du Comité Exécutif du Soviet, celle-ci jouissant d’une grande influence et même légiférant quelquefois à ses risques et périls.

Aucun historien futur de l’armée russe ne pourra passer sous silence la commission de Polivanov, cette institution fatale dont l’empreinte apparaît sur toutes les mesures sans exception qui ont causé la perte de l’armée. Avec un cynisme inouï, frisant la trahison, cette institution, qui comprenait beaucoup de généraux et d’officiers nommés par le Ministre de la Guerre, pas à pas, jour par jour, mettait en pratique des idées néfastes et détruisait les assises rationnelles du régime militaire. Il arrivait souvent que bien avant d’être confirmés, tels projets de loi pénétrassent dans la presse et dans l’armée ; rejetés plus tard, par le Gouvernement, comme démagogiques, ces projets faisaient cependant leur chemin parmi les soldats et y faisaient naître la tendance à exercer une pression sur le Gouvernement. Les membres militaires de la commission semblaient rivaliser entre eux à qui flatterait plus servilement le nouveau pouvoir en apportant à ses idées destructrices l’appui de leur autorité. Des personnes qui avaient assisté aux travaux de la commission en qualité de rapporteurs m’ont raconté que des civils y ont quelquefois élevé la voix contre des décisions hasardées, mais que les militaires, eux, ne protestaient presque jamais.

J’ai peine à comprendre la mentalité de ces hommes qui se laissèrent aussi vite et aussi entièrement influencer et dominer par la foule. Il ressort de la liste des membres de cette commission, du premier mai, que la plupart d’entre eux étaient des représentants des états-majors et des bureaux de Pétrograd (25 en regard de 9 représentants seulement des armées), et de plus, ils n’appartenaient pas tous à l’armée active. Pétrograd avait sa mentalité à part, qui différait de celle de l’armée.

Les lois démocratiques les plus importantes et qui eurent les conséquences les plus graves pour l’armée portaient sur l’organisation des comités (voir chapitre XVIII), sur les peines disciplinaires, sur la réforme de la justice militaire et, enfin, sur la fameuse déclaration des droits du soldat.

La juridiction disciplinaire des chefs est abolie. Elle est conférée à des tribunaux « disciplinaires » institués auprès des compagnies et des régiments. Ces tribunaux sont également chargés de résoudre les malentendus survenus entre les soldats et les chefs.

Cette mesure se passe de commentaires. Elle introduisait une anarchie absolue dans la vie intérieure des unités et discréditait de par la loi l’autorité du chef. Cette dernière circonstance était d’une importance capitale. Et la démocratie révolutionnaire usa de ce procédé dans les moindres actes de sa législation.

La réforme des tribunaux avait pour objet final d’atténuer, au cours de la procédure, l’influence des juges militaires nommés ; d’introduire le jury et, d’une façon générale, d’adoucir les sanctions judiciaires.

On a aboli les conseils de guerre qui châtiaient rapidement et sur le lieu du délit un certain nombre de crimes d’ordre militaire, évidents et particulièrement graves, tels que trahison, désertion devant l’ennemi, etc.

La « démocratisation » de la justice militaire n’était justifiée en quelque sorte que par le fait qu’après avoir ébranlé la confiance dans les officiers en général, il était indispensable de créer des organes judiciaires mixtes et électifs, c’est-à-dire théoriquement plus dignes de la confiance de la démocratie révolutionnaire.

Mais ce but, lui-même, ne fut pas atteint. Car le tribunal militaire — une des bases principales de l’ordre dans l’armée, — tomba absolument au pouvoir de la foule. Les organes de la sûreté furent saccagés par la démocratie révolutionnaire. L’instruction des procès se heurtait à l’opposition insurmontable des gens armés et parfois même des organisations révolutionnaires de l’armée. La foule armée, comprenant souvent beaucoup d’éléments criminels, pesait sur la conscience des juges de toute sa force obscure et effrénée, imposant d’avance le verdict. Les tribunaux militaires mis à sac, les membres du jury ayant osé prononcé un verdict qui déplaisait à la foule, obligés de prendre la fuite et quelquefois lynchés, tout cela était devenu chose ordinaire. À Kiev eut lieu le procès d’un bolchevik connu, capitaine au régiment des grenadiers de la garde, Dzevaltovsky ([2]), accusé avec ses 78 complices d’avoir refusé de prendre part à l’offensive et d’avoir entraîné en arrière son régiment et quelques autres unités. Le procès s’est déroulé dans les conditions suivantes : la salle d’audience était remplie d’une foule de soldats armés qui exprimaient par des cris leur sympathie pour les inculpés ; en se rendant du dépôt au siège du tribunal Dzevaltovsky passa avec son escorte au soviet local où on lui fit une ovation ; enfin, pendant que le jury délibérait, des bataillons de réserve armés vinrent se ranger, musique en tête, devant le palais de justice en chantant l’Internationale. Bien entendu, Dzevaltovsky et ses complices furent acquittés.

C’est ainsi que la justice militaire fut peu à peu supprimée.

Il serait erroné, cependant, d’attribuer la nouvelle orientation de la législation judiciaire à la seule influence des soviets. Elle était également justifiée par la manière de voir de Kérensky qui disait : « Je crois que la violence et la contrainte mécanique ne pourront rien faire dans les conditions actuelles de la guerre, où agissent des foules immenses. En trois mois de travail, le Gouvernement Provisoire s’est convaincu qu’il faut s’adresser à la raison, à la conscience, au sentiment du devoir du citoyen et que l’on peut par ce moyen obtenir les résultats voulus ([3]) ».

Dès le début de la révolution, par son décret du 12 mars, le Gouvernement Provisoire avait aboli la peine de mort. La presse libérale accueillit cet acte par une avalanche d’articles pathétiques, pleins d’idées très généreuses, mais dont les auteurs faisaient preuve d’une imprévoyance complète et d’une incompréhension totale des conditions où vivait l’armée. L’abolitionniste russe, sous-secrétaire au conseil du Gouvernement Provisoire, Nabokov, écrivait à ce propos : « Cet événement heureux est signe de vraie générosité et de sagesse perspicace… La peine de mort est abolie sans réserves et à jamais… Il n’existe probablement aucun pays où la protestation morale contre cette pire forme du meurtre ait atteint une telle intensité que chez nous… La Russie est entrée au nombre des États qui ne connaissent plus la honte et l’infamie du meurtre judiciaire ([4]) ».

Il est intéressant de noter que le Ministère de la Justice avait néanmoins présenté au Gouvernement deux projets dont l’un conservait la peine de mort pour les délits militaires les plus graves (espionnage et trahison) ; cependant l’administration de la justice militaire, à la tête de laquelle se trouvait le général Apouchkine, se prononça catégoriquement pour l’abolition complète de la peine de mort.

Survinrent, cependant, les journées de juillet. Si habituée qu’elle fût aux soulèvements anarchiques, la Russie fut cependant atterrée par l’horreur apparue sur les champs de bataille en Galicie, près de Kalouche et Tarnopol. La « conscience révolutionnaire » fut cinglée, comme d’un coup de cravache, par les télégrammes des commissaires du Gouvernement aux armées, Savinkov et Filonenko, et du général Kornilov, tous les trois demandant le rétablissement immédiat de la peine de mort. « Une armée d’hommes obscurs et affolés — écrivait Kornilov le 11 juillet — que le pouvoir ne défend pas contre la corruption et la démoralisation systématique, fuit, ayant perdu tout sentiment de dignité humaine. Sur les champs que l’on ne peut même pas nommer champs de bataille règne une horreur sans trêve, une honte, une infamie telle que l’armée russe n’en a jamais connu de toute son existence… Les mesures de clémence, appliquées par le Gouvernement, ont ébranlé la discipline ; elles provoquent la cruauté désordonnée des masses que rien n’entrave. Cet instinct déchaîné se traduit par des violences, des pillages et des meurtres… La peine de mort sauvera bien des vies innocentes en supprimant quelques traîtres et lâches. »

Le 12 juillet le Gouvernement rétablit la peine de mort et introduisit les tribunaux « militaires – révolutionnaires » à la place des anciens conseils de guerre. La différence consistait en ce que les nouveaux tribunaux étaient électifs (3 officiers et 3 soldats), les candidats étant choisis soit sur la liste des membres du jury, soit parmi les membres des comités de l’armée. D’ailleurs, cette mesure (le rétablissement de la peine de mort) que le Gouvernement avait consentie sous l’influence du commandement, des commissaires et des comités, était d’avance vouée à l’insuccès : plus tard, à la « Conférence Démocratique », Kérensky chercha à se justifier aux yeux de la démocratie : « Attendez que je signe au moins un seul arrêt de mort, et alors je vous accorderai le droit de me maudire… » D’autre part, la composition des tribunaux et les conditions de leur fonctionnement, que j’ai indiquées plus haut, ne pouvaient contribuer à la réalisation de la mesure en question : il ne se trouvait presque pas de juges capables de prononcer un arrêt de mort, ni de commissaires qui consentissent à le confirmer. Du moins, il n’y en eut pas sur mes fronts. En même temps, au bout de deux mois de fonctionnement des conseils de guerre révolutionnaires, l’administration judiciaire avait rassemblé une documentation abondante, provenant tant des chefs militaires que des commissaires, et établissant les « infractions flagrantes aux règles de la juridiction, l’inexpérience et l’ignorance des juges ([5]) ».

Parmi les mesures pénales appliquées par le commandement suprême ou par les chefs, il faut mentionner la dissolution des régiments rebelles. Cette mesure trop hâtive a eu des conséquences imprévues : on provoquait la rébellion précisément pour faire dissoudre tel régiment. Car les considérations d’ordre moral — l’honneur, la dignité du régiment — étaient depuis longtemps devenus autant de préjugés ridicules. Quant aux avantages réels de la dissolution, ils étaient hors de doute : le régiment était pour un temps considérable retiré de la ligne de feu ; les formalités de la dissolution duraient des mois entiers ; ensuite il fallait pas mal de temps pour répartir les effectifs du régiment reformé, dans d’autres unités, lesquelles se trouvèrent de la sorte encombrées d’éléments instables et criminels. La responsabilité de cette mesure incombe au Grand Quartier autant qu’au Ministère de la Guerre et aux commissaires, et tout son poids retombait, en fin de compte, sur les officiers, qui perdaient leur régiment, — c’est-à-dire leur famille, — et leur poste, et se trouvaient obligés d’errer de place en place ou de passer à l’état lamentable de réserve.

En plus des éléments indésirables qui leur arrivaient de cette source, les contingents étaient complétés, plus directement, par des habitués des prisons de droit commun et du bagne, car le Gouvernement accordait largement l’amnistie aux criminels qui devaient expier leurs torts dans les rangs de l’armée active. Cette mesure, que j’ai vainement combattue, nous gratifia de tout un régiment de criminels — don de Moscou, — et de solides cadres anarchistes dans les dépôts. L’argumentation naïve et peu sincère du législateur alléguant que les crimes commis étaient inhérents aux conditions du régime tsariste et qu’un pays libre ferait des criminels de la veille des combattants pleins d’abnégation, — cette argumentation ne fut pas corroborée par les faits. Dans les garnisons où pour telle ou telle raison se trouvait un nombre particulièrement considérable de ces criminels amnistiés, ils devenaient la terreur de la population avant même d’avoir vu le front. Ainsi, au mois de juin, parmi les contingents de Tomsk, se poursuivait une propagande active appelant au pillage et à la suppression de toutes les autorités ; les soldats formaient d’énormes bandes de brigands armés, qui terrorisaient la population. Le commissaire et le chef de la garnison entreprirent, de concert avec toutes les organisations révolutionnaires locales une campagne en règle contre les brigands et, après combat, éliminèrent de la garnison non moins de 2.300 criminels amnistiés.

Les réformes devaient comprendre toute la haute administration des armées de terre et de mer, mais les commissions de Polivanov et de Savitch n’eurent pas le temps de les réaliser, car elles furent dissoutes par Kérensky, qui comprit enfin tout le mal qu’elles avaient fait. Les commissions préparèrent seulement la démocratisation des organes supérieurs des Conseils de la Guerre et de la Marine en y introduisant des délégués des soldats. Ce dernier détail est d’autant plus ridicule que dans l’idée du législateur ces conseils devaient comprendre des gens riches de connaissances et d’expérience, capables de résoudre les questions de l’organisation, du service, de la vie quotidienne, de la législation de la guerre et de la Marine et des budgets des forces armées de Russie.

Cette tendance des éléments peu cultivés de la démocratie à participer à des fonctions qui leur étaient étrangères prit par la suite une grande extension. Ainsi, beaucoup d’écoles militaires furent dirigées, dans une certaine mesure, par des comités de serviteurs, pour la plupart illettrés ; aux jours du bolchevisme, les conseils des universités comprenaient non seulement des professeurs et des étudiants, mais aussi des gardiens.

Je ne m’arrêterai pas aux travaux insignifiants de la commission pour la réorganisation de l’armée et la modification des réglementations, mais j’en examinerai les plus importants, relatifs aux comités et à la « déclaration des droits du soldats ».

  1. Mort en 1920, à Riga, où il prenait part, en qualité d’expert du Gouvernement des Soviets, aux négociations de paix avec la Pologne.
  2. Actuellement ambassadeur des soviets en Chine.
  3. Discours au Grand Quartier, le 20 mai.
  4. « Rietch », le 18 mars 1917.
  5. Commissariat du front du Sud-Ouest.