La Décomposition de l’armée et du pouvoir/16


CHAPITRE XVI

Les réformes militaires : les généraux et le renvoi du commandement supérieur.


En même temps qu’aux préparatifs de l’offensive, on procédait dans l’armée aux réformes et à ce qu’il était convenu d’appeler la démocratisation. Il est indispensable de s’arrêter, dès maintenant, à tous ces phénomènes, car ils décidaient d’avance de l’issue de l’offensive d’été, ainsi que, en fin de compte, du sort de l’armée.

Les réformes militaires avaient débuté par la destitution d’un grand nombre de généraux commandant des unités. Cette mesure reçut, parmi les militaires, le surnom tragi-comique de « massacre des innocents ». Cela avait commencé par un entretien du ministre Goutchkov avec le général Kondzérevsky, qui était de service au Grand Quartier. Sur la demande de Goutchkov et se basant sur les données dont on disposait, Kondzérevsky dressa une liste des chefs supérieurs, faisant suivre chaque nom d’une brève attestation. Ce fut cette liste, complétée plus tard par de nombreuses apostilles de différentes personnes, jouissant de la confiance de Goutchkov, qui servit de point de départ pour le « massacre ». En quelques semaines on mit ainsi en disponibilité jusqu’à 150 chefs supérieurs, y compris 70 chefs des divisions d’infanterie et de cavalerie.

Goutchkov explique cette mesure par les motifs suivants[1] : « Notre tâche immédiate (depuis la révolution) était de faire place aux talents. Parmi notre commandement il y avait beaucoup d’hommes honnêtes, mais incapables de se pénétrer des nouvelles formes des relations. Aussi, en peu de temps, y procéda-t-on à des changements si nombreux qu’aucune armée n’en a, je crois, jamais connu autant… Je me rendais bien compte que, dans cette occurrence, il ne pouvait être question de faire grâce, et je fus implacable à l’égard de ceux que j’estimais indésirables. Certes, j’ai pu me tromper. Il se peut même que des erreurs, par dizaines, aient été commises ; mais je consultais des personnes compétentes et je ne prenais un parti que lorsque j’étais sûr qu’il répondait à l’état d’esprit général. Quoi qu’il en soit, c’est nous qui avons poussé tout ce qu’il y avait parmi le commandement d’hommes supérieurement doués. Je ne tenais pas compte de la hiérarchie. Il y a des gens qui ont commencé la guerre comme à la tête d’un régiment et qui, à présent, commandent des armées… Ainsi, nous sommes parvenus non seulement à une amélioration, mais à un autre résultat encore, non moins important, celui d’avoir proclamé le mot d’ordre « place au talent… » Et ceci a rempli tous les cœurs d’un sentiment de joie, faisant travailler les hommes avec enthousiasme, avec élan… »

Quel fut le résultat de tous ces changements grandioses dans l’armée ? Le commandement fut-il réellement et sensiblement amélioré ? Je crois que ce but n’a pas été atteint. On a vu apparaître sur la scène des hommes nouveaux, mis en évidence grâce au droit désormais consacré de se choisir ses auxiliaires et non sans l’influence de motifs trop connus, tels que parenté, amitié et nouvelles relations. La révolution pouvait-elle corriger et transfigurer les hommes ? La sélection mécanique pouvait-elle élaguer de la vie militaire un système qui, pendant de longues années, avait paralysé tout velléité de travail et de perfectionnement ? Il se peut qu’on ait mis en évidence quelques « talents isolés », mais en même temps on a fait monter à la surface des dizaines, des centaines d’hommes dont l’avancement était dû au hasard et non à leurs connaissances ou à leur énergie. Le caractère fortuit des nominations s’accentua davantage par la suite, lorsque Kérensky eut abrogé (en juin), pour toute la durée de la guerre, aussi bien les titres précédemment nécessaires pour l’avancement que la concordance entre le grade et le poste, y compris, bien entendu, les prérogatives du savoir et de l’expérience.

J’ai devant moi la liste des grands chefs de l’armée russe, se rapportant à la moitié de mai 1917, c’est-à-dire à l’époque précisément où l’ « épuration » entreprise par Goutchkov était terminée. La liste comprend le Généralissime, les commandants en chef des fronts, des armées, des flottes, et les chefs de leurs états-majors. En tout 45 personnes ([2]). Le cerveau, l’âme et la volonté de l’armée. Il est difficile de se faire une idée de leurs qualités militaires d’après les derniers postes qu’ils ont occupés, car, en 1917, la stratégie et la science militaire en général trouvaient peu d’occasions d’être appliquées, étant devenues esclaves de la soldatesque. Mais je connais très bien le rôle de ces personnages dans la lutte contre la « démocratisation », c’est-à-dire contre la désorganisation de l’armée. Voici les rapports numériques entre trois catégories différentes :

Commandants en chef, commandants des armées et commandants de flottes : 1. Ont favorisé la « démocratisation » (opportunistes) : 9 2. N’ont pas lutté contre la « démocratisation » (opportunistes) : 5 3. Ont lutté conte la « démocratisation » : 7 Total : 21

Chefs des états-majors : 1. : 6 2. : 6 3. : 7 Total : 19

TOTAL : 40

Sur ce nombre, ont par la suite, depuis 1918, pris part à la lutte ou s’en sont abstenus :

Dans des organisations antibolchevistes : 1. : 2 2. : 7 3. : 10 Total : 19

Chez les bolcheviks : 1. : 6 2. : 0 3. : 1 Total : 7

Se sont abstenus : 1. : 7 2. : 4 3. : 3 Total : 14

Tels sont les résultats de la réforme aux sommets de la hiérarchie militaire ; là où les hommes se trouvaient exposés aux yeux de tous, où leur activité était l’objet de l’attention critique non seulement de la part des autorités, mais encore de l’opinion militaire et publique. Je ne pense pas que la situation ait été meilleure aux degrés moins élevés de la hiérarchie.

Si l’on peut encore contester les intentions qui dictèrent cette mesure, je n’ai pour ma part aucun doute quant à son inefficacité. La destitution en masse des chefs ébranla du premier coup la confiance dans le commandement et donna une apparence de justification aux actes arbitraires des comités et des soldats, aux violences commises à l’égard de tel représentant du commandement. Les déplacements et les mutations extraordinaires arrachèrent un grand nombre de chefs à leurs unités respectives, où ils avaient pu acquérir respect et influence grâce à leurs mérites au champ d’honneur ; ils étaient transportés dans un milieu inconnu où, pour acquérir cette influence, il fallait beaucoup de temps et d’efforts dans des conditions profondément changées. Si l’on y ajoute la formation des troisièmes divisions, qui se poursuivait dans l’infanterie et qui amenait, à son tour, de nombreuses mutations dans le commandement, on se fera une idée du chaos qui s’introduisit dans l’armée.

Un appareil aussi fragile que l’était l’armée au cours de la guerre et de la révolution, ne pouvait se maintenir que par la force d’inertie et ne pouvait supporter aucune nouvelle secousse. Ce qui était permis, c’était d’éloigner les éléments incontestablement nuisibles, de modifier, d’une façon radicale, le système des nominations en faisant place aux plus dignes, et de laisser ensuite la question suivre son cours naturel, en tout cas sans trop y insister et sans en faire un programme d’action.

En plus des chefs ainsi éliminés, plusieurs généraux, parmi lesquels Letchitsky et Mistchenko, quittèrent l’armée de leur plein gré, n’ayant pu se plier aux exigences du nouveau régime. D’autre part, beaucoup de chefs furent destitués dans l’ordre révolutionnaire sous l’influence directe ou indirecte des comités et des soldats. À cette dernière catégorie appartenait, entre autres, l’amiral Koltchak.

Les changements se produisirent encore longtemps, partant des idées les plus diverses, souvent contradictoires, qu’on se faisait de la direction de l’armée ; aussi revêtaient-ils un caractère extrêmement désordonné, empêchant la constitution d’un type déterminé du commandement.

Alexéiev destitua le commandant en chef Rouzsky et le commandant de l’armée Radko-Dmitriev pour manque d’autorité et opportunisme. S’étant rendu au front du Nord, il en rapporta une impression défavorable sur l’activité de ces deux généraux et posa délicatement la question de leur « surmenage ». C’est ainsi que leur démission fut interprétée par la société et par l’armée. Pour les mêmes motifs, Broussilov destitua Youdénitch.

Je destituai un commandant d’armée (Kvietzinsky), parce que, dans la question de la « démocratisation » il avait subordonné sa volonté et son autorité à l’action désorganisatrice des comités.

Kérensky destitua le généralissime Alexéiev, ainsi que les commandants en chef Gourko et Dragomirov, pour leur opposition énergique à la « démocratisation » de l’armée ; des motifs directement opposés ont amené la destitution de Broussilov, opportuniste s’il en fût.

Broussilov destitua le commandant de la 8ème armée, le général Kalédine (plus tard ataman du Don, universellement respecté), sous prétexte que celui-ci avait « manqué de cœur », parce qu’il ne donnait pas son adhésion à la « démocratisation ». Cette mesure fut prise à l’égard d’un général qui était un soldat de grand mérite, et sous une forme brutale et blessante : Broussilov lui proposa d’abord une autre armée et ensuite souleva la question de sa démission. « Toute ma carrière, m’écrivait à cette époque Kalédine, me donne le droit de ne pas être traité comme un bouche-trou qui sert à combler toutes sortes de lacunes, sans qu’on lui demande son avis ».

Le général Vannovsky, destitué du commandement d’un corps d’armée par le commandant de l’armée Kvietzinsky, pour avoir refusé de se soumettre à la priorité du comité de l’armée, reçoit immédiatement après, par l’initiative du Grand Quartier, une nomination supérieure, le commandement d’une armée sur le front du Sud-Ouest.

Le général Kornilov, qui avait refusé son poste de commandant en chef des troupes de la zone militaire de Pétrograd, « ayant trouvé impossible d’assister en témoin impassible et de participer à la destruction de l’armée… par le Soviet », est nommé par la suite commandant en chef des armées d’un front et plus tard Généralissime. De même, Kérensky m’éloigne du poste de chef de l’état-major du Généralissime, comme ne répondant pas aux desseins du gouvernement et désapprouvant ses mesures d’une façon manifeste, et m’admet aussitôt après au poste élevé de Commandant en Chef du front de l’Ouest.

Des phénomènes inverses eurent lieu également : le Généralissime, général Alexéiev, fit de longues et vaines tentatives pour destituer l’amiral Maximov, chef électif qui se trouvait à la tête de la flotte de la Baltique et dépendait entièrement du comité exécutif rebelle de cette flotte. Il fallait arracher de force à son ambiance ce chef qui avait causé infiniment de mal, car le comité ne le laissait pas partir et Maximov opposait un refus à tous les ordres de se présenter au Grand Quartier, alléguant la situation critique…

Ce ne fut qu’au commencement de juin que Broussilov réussit à en débarrasser la flotte… en le nommant chef du grand état-major des forces navales près le Généralissime !…

On pourrait encore citer beaucoup d’exemples des contradictions frappantes dans les idées dont s’inspirait la direction de l’armée, contradictions provoquées par le conflit entre deux forces opposées, entre deux conceptions, deux idéologies.

* * *


J’ai déjà dit plus haut que tous les officiers généraux étaient parfaitement loyaux à l’égard du Gouvernement Provisoire. Le futur « rebelle » lui-même, le général Kornilov, disait un jour à une réunion d’officiers : « Le passé s’est effondré ! Le peuple construit le nouvel édifice de la liberté, et la tâche de l’armée nationale est de soutenir par tous les moyens le nouveau Gouvernement dans son œuvre difficile et créatrice… » Si le commandement militaire s’intéressait aux questions de politique générale et aux expériences socialistes des Gouvernements de coalition, il ne le faisait pas plus que tous les Russes cultivés, ne croyant ni de son devoir ni de son droit de faire participer l’armée à la solution des problèmes sociaux. Pourvu que fussent conservées l’armée et telle orientation de la politique extérieure qui contribue le mieux à la victoire. Une telle union entre le commandement et le gouvernement — union « d’inclination » au début et « de raison » par la suite — dura jusqu’à l’offensive générale du mois de juin, tant qu’on eut conservé une lueur d’espoir en un revirement de l’esprit de l’armée, espoir que la réalité vint brutalement détruire. Après l’offensive, le commandement lui-même eut quelques hésitations…

Je dirai mieux : tout le commandement supérieur de l’armée était unanime à considérer comme inadmissible la « démocratisation de l’armée » telle qu’elle était pratiquée par le Gouvernement. Si dans le tableau que j’ai dressé plus haut nous trouvons 65 % des chefs n’ayant pas protesté avec toute l’énergie voulue contre la « démocratisation » (la décomposition) de l’armée, cela provenait de raisons tout autres : les uns le faisaient pour des considérations tactiques, estimant que l’armée était empoisonnée et qu’il fallait lui faire suivre un traitement où entrassent des antidotes aussi hasardeux ; d’autres s’inspiraient uniquement d’intérêts de carrière. Ce que je dis n’est pas une hypothèse ; je me base sur ma connaissance du milieu, et des hommes avec la plupart desquels j’ai eu maintes fois l’occasion de m’entretenir, en toute franchise, de ces questions. Des généraux, très instruits et possédant une grande expérience, ne pouvaient, bien entendu, émettre sincèrement et scientifiquement des opinions « militaires » comme, par exemple celle-ci : Klembovsky proposant de mettre à la tête des armées du front un triumvirat comprenant le commandant en chef, un commissaire du Gouvernement et un soldat élu ; Kvietzinsky se prononçant pour « des pleins pouvoirs extraordinaires conférés aux comités de l’armée par le Ministre de la Guerre et le comité central du Soviet et permettant à ces comités d’agir au nom de ce dernier » ; Viranovsky proposant de transformer tout le personnel du commandement en « conseillers techniques » et de remettre tout le pouvoir aux commissaires et aux comités ! …

Le fait suivant montre combien le commandement était loyal : à la fin d’avril, le général Alexéiev, ayant perdu tout espoir d’empêcher par son influence personnelle les mesures du Gouvernement, qui devaient aboutir à la décomposition de l’armée, envoya aux commandants en chef, avant que fût proclamée la fameuse déclaration des droits du soldat, le projet chiffré d’un vigoureux appel collectif que l’armée devait adresser au Gouvernement ; cet appel faisait entrevoir l’abîme au bord duquel allait se trouver l’armée ; dans le cas où le projet aurait été approuvé, il devait être signé par tous les officiers généraux, à partir des commandants de division.

Cependant, les fronts, pour différentes raisons, désapprouvèrent ce moyen d’agir sur le Gouvernement. Et le commandant par intérim du front de Roumanie, le général Ragosa, — qui fut plus tard Ministre de la Guerre ukrainien dans le Gouvernement de l’hetman (Skoropadsky), — répondit qu’évidement Dieu avait décidé la perte du peuple russe ; que, par conséquent, ce n’était pas la peine de lutter contre le destin, mais qu’il fallait plutôt faire le signe de la croix et attendre avec patience que le sort se prononçât. C’était là, le sens textuel de son télégramme.

Tels étaient l’état d’esprit et le désarroi parmi les sommités de l’armée.

Quant à la catégorie des chefs qui avaient inébranlablement combattu la destruction de l’armée, ils suivirent pour la plupart leur chemin épineux, luttant contre le courant, estimant que tel était leur devoir vis-à-vis de leur peuple. Ils suivirent ce chemin tant qu’ils gardèrent la foi dans le succès de leur cause — et au delà ; ils le suivirent sans tenir compte des coups du destin qui, pas à pas, détruisaient leurs espoirs et leurs illusions ; sans même tenir compte du sombre avenir que certains d’entre eux pressentaient déjà et qui s’annonçait par le souffle pestilentiel de la décomposition. Ils marchèrent la tête haute, entourés de l’incompréhension de la calomnie et d’une haine farouche, autant que durèrent leurs forces, autant que dura leur vie…

  1. Discours au Congrès de délégués du front, le 29 avril 1917.
  2. De ce nombre, il en est cinq que je ne connais pas du tout ; c’est pourquoi je n’en parle pas.