La Débâcle/Partie 1/Chapitre VI

G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 127-152).


VI


— Tonnerre de Dieu ! dit le lendemain matin Chouteau en s’éveillant, rompu et glacé sous la tente, je prendrais bien un bouillon, avec beaucoup de viande autour.

À Boult-aux-Bois, où l’on avait campé, il n’y avait eu, le soir, qu’une maigre distribution de pommes de terre, l’intendance étant de plus en plus ahurie et désorganisée par les marches et les contremarches continuelles, n’arrivant jamais à rencontrer les troupes aux rendez-vous donnés. On ne savait plus où prendre, par le désordre des chemins, les troupeaux migrateurs, et c’était la disette prochaine.

Loubet, en s’étirant, eut un ricanement désespéré.

— Ah ! fichtre, oui ! c’est fini, les oies à la ficelle !

L’escouade était maussade, assombrie. Quand on ne mangeait pas, ça n’allait pas. Et il y avait, en outre, cette pluie incessante, cette boue dans laquelle on venait de dormir.

Ayant vu Pache qui se signait, après avoir fait sa prière du matin, lèvres closes, Chouteau reprit furieusement :

— Demande-lui donc, à ton bon Dieu, qu’il nous envoie une paire de saucisses et une chopine à chacun.

— Ah ! si l’on avait seulement une miche, du pain tant qu’on en voudrait ! soupira Lapoulle qui souffrait de la faim plus que les autres, torturé par son gros appétit.

Mais le lieutenant Rochas les fit taire. Ce n’était pas une honte, de ne toujours songer qu’à son ventre ! Lui, bonnement, serrait la ceinture de son pantalon. Depuis que les choses tournaient décidément mal, et que, par moments, au loin, on entendait la fusillade, il avait retrouvé toute son entêtée confiance. Puisqu’ils étaient là, maintenant, les Prussiens, c’était si simple : on allait les battre ! Et il haussait les épaules, derrière le capitaine Beaudoin, ce jeune homme, comme il le nommait, que la perte définitive de ses bagages désolait, les lèvres pincées, le visage pâle, ne dérageant pas. Ne point manger, passe encore ! ce qui l’indignait, c’était de ne pouvoir changer de chemise.

Maurice venait d’avoir un réveil accablé et frissonnant. Son pied, grâce aux larges chaussures, ne s’était pourtant plus enflammé. Mais le déluge de la veille, dont sa capote restait lourde, lui avait laissé une courbature dans tous les membres. Et, envoyé à la corvée de l’eau, pour le café, il regardait la plaine, à un bord de laquelle Boult-aux-Bois est situé : des forêts montent à l’ouest et au nord, une côte s’élève jusqu’au village de Belleville ; tandis que, vers Buzancy, à l’est, de vastes terrains plats s’étendent, avec de lentes ondulations, où se cachent des hameaux. Était-ce par là qu’on attendait l’ennemi ? Comme il revenait du ruisseau, rapportant le bidon plein, une famille de paysans éplorée, sur le seuil d’une petite ferme, l’appela, lui demanda si les soldats allaient rester enfin, pour les défendre. Déjà, à trois reprises, dans le va-et-vient des ordres contraires, le 5e corps avait traversé le pays. La veille, on avait entendu le canon, du côté de Bar. Certainement, les Prussiens n’étaient pas à plus de deux lieues. Et, lorsque Maurice eut répondu à ces pauvres gens que le 7e corps allait sans doute repartir, lui aussi, ils se lamentèrent. On les abandonnait, les soldats ne venaient donc pas pour se battre, qu’ils les voyaient reparaître et disparaître, toujours fuyants ?

— Ceux qui voudront du sucre, dit Loubet en servant le café, n’ont qu’à tremper leur pouce et attendre qu’il fonde.

Pas un homme ne rigola. C’était vexant tout de même, du café sans sucre ; et encore si l’on avait eu du biscuit ! La veille, sur le plateau de Quatre-Champs, presque tous, pour tromper l’attente, avaient achevé les provisions de leurs sacs, croquant jusqu’aux miettes. Mais l’escouade, heureusement, retrouva une douzaine de pommes de terre, qu’elle se partagea.

Maurice, l’estomac délabré, eut un cri de regret.

— Si j’avais su, au Chêne, j’aurais acheté du pain !

Jean écoutait, demeurait silencieux. Au lever, il avait eu une querelle avec Chouteau, qu’il voulait envoyer à la corvée du bois, et qui s’y était refusé insolemment, disant que ce n’était pas son tour. Depuis que tout allait de mal en pis, l’indiscipline augmentait, les chefs finissaient par ne plus oser faire une réprimande. Et Jean, avec son beau calme, avait compris qu’il devait effacer son autorité de caporal, s’il ne voulait pas provoquer des révoltes ouvertes. Il s’était fait bon diable, il semblait n’être que le camarade de ses hommes, auxquels son expérience continuait à rendre de grands services. Si son escouade n’était plus si bien nourrie, elle ne crevait tout de même pas encore de faim, comme tant d’autres. Mais la souffrance de Maurice, surtout, l’attendrissait. Il le sentait s’affaiblir, il le regardait d’un œil inquiet, en se demandant comment ce garçon frêle ferait pour aller jusqu’au bout.

Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de n’avoir pas de pain, il se leva, disparut un instant, revint après avoir fouillé dans son sac. Et, en lui glissant un biscuit :

— Tiens ! cache ça, je n’en ai pas pour tout le monde.

— Mais toi ? demanda le jeune homme, très touché.

— Oh ! moi, n’aie pas peur… J’en ai encore deux.

C’était vrai, il avait gardé précieusement trois biscuits, pour le cas où l’on se battrait, sachant qu’on a très faim sur les champs de bataille. D’ailleurs, il venait de manger une pomme de terre. Ça lui suffisait. On verrait plus tard.

Vers dix heures, de nouveau, le 7e corps s’ébranla. L’intention première du maréchal avait dû être de le diriger par Buzancy sur Stenay, où il aurait passé la Meuse. Mais les Prussiens, gagnant de vitesse l’armée de Châlons, devaient être déjà à Stenay, et on les disait même à Buzancy. Aussi, refoulé de la sorte vers le nord, le 7e corps venait-il de recevoir l’ordre de se rendre à la Besace, à vingt et quelques kilomètres de Boult-aux-Bois, pour aller de là, le lendemain, passer la Meuse à Mouzon. Le départ fut maussade, les hommes grognaient, l’estomac mal rempli, les membres mal reposés, exténués par les fatigues et les attentes des jours précédents ; et les officiers assombris, cédant au malaise de la catastrophe à laquelle on marchait, se plaignaient de l’inaction, s’irritaient de ce qu’on n’était pas allé, devant Buzancy, soutenir le 5e corps, dont on avait entendu le canon. Ce corps devait, lui aussi, battre en retraite, remonter vers Nouart ; tandis que le 12e corps partait de la Besace pour Mouzon, et que le 1er prenait la direction de Raucourt. C’était un piétinement de troupeau pressé, harcelé par les chiens, se bousculant vers cette Meuse tant désirée, après des retards et des flâneries sans fin.

Lorsque le 106e quitta Boult-aux-Bois, à la suite de la cavalerie et de l’artillerie, dans le vaste ruissellement des trois divisions qui rayaient la plaine d’hommes en marche, le ciel de nouveau se couvrit, de lentes nuées livides, dont le deuil acheva d’attrister les soldats. Lui, suivait la grande route de Buzancy, bordée de peupliers magnifiques. À Germond, un village dont les tas de fumier, devant les portes, fumaient, alignés aux deux côtés du chemin, les femmes sanglotaient, prenaient leurs enfants, les tendaient aux troupes qui passaient, comme pour qu’on les emmenât. Il n’y avait plus là une bouchée de pain ni même une pomme de terre. Puis, au lieu de continuer vers Buzancy, le 106e tourna à gauche, remontant vers Authe ; et les hommes, en revoyant de l’autre côté de la plaine, sur le coteau, Belleville, qu’ils avaient traversée la veille, eurent alors la nette conscience qu’ils revenaient sur leurs pas.

— Tonnerre de Dieu ! gronda Chouteau, est-ce qu’ils nous prennent pour des toupies ?

Et Loubet ajouta :

— En voilà des généraux de quatre sous qui vont à hue et à dia ! On voit bien que nos jambes ne leur coûtent pas cher.

Tous se fâchaient. On ne fatiguait pas des hommes de la sorte, pour le plaisir de les promener. Et, par la plaine nue, entre les larges plis de terrain, ils avançaient en colonne, sur deux files, une à chaque bord, entre lesquelles circulaient les officiers ; mais ce n’était plus, ainsi qu’au lendemain de Reims, en Champagne, une marche égayée de plaisanteries et de chansons, le sac porté gaillardement, les épaules allégées par l’espoir de devancer les Prussiens et de les battre : maintenant, silencieux, irrités, ils traînaient la jambe, avec la haine du fusil qui leur meurtrissait l’épaule, du sac dont ils étaient écrasés, ayant cessé de croire à leurs chefs, se laissant envahir par une telle désespérance, qu’ils ne marchaient plus en avant que comme un bétail, sous la fatalité du fouet. La misérable armée commençait à monter son calvaire.

Maurice, cependant, depuis quelques minutes, était très intéressé. Sur la gauche, s’étageaient des vallonnements, et il venait de voir, d’un petit bois lointain, sortir un cavalier. Presque aussitôt, un autre parut, puis un autre encore. Tous les trois restaient immobiles, pas plus gros que le poing, ayant des lignes précises et fines de joujoux. Il pensait que ce devait être un poste détaché de hussards, quelque reconnaissance qui revenait, lorsque des points brillants, aux épaules, sans doute les reflets d’épaulettes de cuivre, l’étonnèrent.

— Là-bas, regarde ! dit-il en poussant le coude de Jean, qu’il avait à côté de lui. Des uhlans.

Le caporal écarquilla les yeux.

— Ça !

C’étaient, en effet, des uhlans, les premiers Prussiens que le 106e apercevait. Depuis bientôt six semaines qu’il faisait campagne, non seulement il n’avait pas brûlé une cartouche, mais il en était encore à voir un ennemi. Le mot courut, toutes les têtes se tournèrent, au milieu d’une curiosité grandissante. Ils semblaient très bien, ces uhlans.

— Il y en a un qui a l’air joliment gras, fit remarquer Loubet.

Mais, à gauche du petit bois, sur un plateau, tout un escadron se montra. Et, devant cette apparition menaçante, un arrêt se fit dans la colonne. Des ordres arrivèrent, le 106e alla prendre position derrière des arbres, au bord d’un ruisseau. Déjà, de l’artillerie rebroussait chemin au galop, s’établissait sur un mamelon. Puis, pendant près de deux heures, on demeura là, en bataille, on s’attarda, sans que rien de nouveau se produisît. À l’horizon, la masse de cavalerie ennemie restait immobile. Et, comprenant enfin qu’on perdait un temps précieux, on repartit.

— Allons, murmura Jean avec regret, ce ne sera pas encore pour cette fois.

Maurice, lui aussi, avait les mains brûlantes du désir de lâcher au moins un coup de feu. Et il revenait sur la faute qu’on avait commise, la veille, en n’allant pas soutenir le 5e corps. Si les Prussiens n’attaquaient point, ce devait être qu’ils n’avaient pas encore assez d’infanterie à leur disposition ; de sorte que leurs démonstrations de cavalerie, à distance, ne pouvaient avoir d’autre but que d’attarder les corps en marche. De nouveau, on venait de tomber dans le piège. Et, en effet, à partir de ce moment, le 106e vit sans cesse les uhlans, sur sa gauche, à chaque accident de terrain : ils le suivaient, le surveillaient, disparaissaient derrière une ferme pour reparaître à la corne d’un bois.

Peu à peu, les soldats s’énervaient de se voir ainsi envelopper à distance, comme dans les mailles d’un filet invisible.

— Ils nous embêtent à la fin ! répétaient Pache et Lapoulle eux-mêmes. Ça soulagerait de leur envoyer des pruneaux !

Mais on marchait, on marchait toujours, péniblement, d’un pas déjà alourdi qui se fatiguait vite. Dans le malaise de cette étape, on sentait de partout l’ennemi approcher, de même qu’on sent monter l’orage, avant qu’il se montre au-dessus de l’horizon. Des ordres sévères étaient donnés pour la bonne conduite de l’arrière-garde, et il n’y avait plus de traînards, dans la certitude où l’on était que les Prussiens, derrière le corps, ramassaient tout. Leur infanterie arrivait, d’une marche foudroyante, tandis que les régiments français, harassés, paralysés, piétinaient sur place.

À Authe, le ciel s’éclaircit, et Maurice, qui se dirigeait sur la position du soleil, remarqua qu’au lieu de remonter davantage vers le Chêne, à trois grandes lieues de là, on tournait pour marcher droit à l’est. Il était deux heures, on souffrit alors de la chaleur accablante, après avoir grelotté sous la pluie, pendant deux jours. Le chemin, avec de longs circuits, montait au travers de plaines désertes. Pas une maison, pas une âme, à peine de loin en loin un petit bois triste, au milieu de la mélancolie des terres nues ; et le morne silence de cette solitude avait gagné les soldats, qui, la tête basse, en sueur, traînaient les pieds. Enfin, Saint-Pierremont apparut, quelques maisons vides sur un monticule. On ne traversa pas le village, Maurice constata qu’on tournait tout de suite à gauche, reprenant la direction du nord, vers la Besace. Cette fois, il comprit la route adoptée pour s’efforcer d’atteindre Mouzon, avant les Prussiens. Mais pourrait-on y réussir, avec des troupes si lasses, si démoralisées ? À Saint-Pierremont, les trois uhlans avaient reparu, au loin, au coude d’une route qui venait de Buzancy ; et, comme l’arrière-garde quittait le village, une batterie fut démasquée, quelques obus tombèrent, sans faire aucun mal. On ne répondit pas, la marche continuait, de plus en plus pénible.

De Saint-Pierremont à la Besace, il y a trois grandes lieues, et Jean, à qui Maurice disait cela, eut un geste désespéré : jamais les hommes ne feraient douze kilomètres, il le voyait à des signes certains, leur essoufflement, l’égarement de leur visage. La route montait toujours, entre deux coteaux qui se resserraient peu à peu. On dut faire une halte. Mais ce repos avait achevé d’engourdir les membres ; et, quand il fallut repartir, ce fut pis encore : les régiments n’avançaient plus, des hommes tombaient. Jean, en voyant Maurice pâlir, les yeux chavirés de lassitude, causait contre son habitude, tâchait de l’étourdir d’un flux de paroles, pour le tenir éveillé, dans le mouvement mécanique de la marche, devenu inconscient.

— Alors, ta sœur habite Sedan, nous y passerons peut-être.

— À Sedan, jamais ! Ce n’est pas notre chemin, il faudrait être fou.

— Et elle est jeune, ta sœur ?

— Mais elle a mon âge, je t’ai dit que nous étions jumeaux.

— Elle te ressemble ?

— Oui, elle est blonde aussi, oh ! des cheveux frisés, si doux !… Toute petite, une figure mince, et pas bruyante, ah ! non !… Ma chère Henriette !

— Vous vous aimez bien ?

— Oui, oui…

Il y eut un silence, et Jean, ayant regardé Maurice, remarqua que ses yeux se fermaient et qu’il allait tomber.

— Hé ! mon pauvre petit… Tiens-toi, tonnerre de Dieu !… Donne-moi ton flingot un instant, ça te reposera… Nous allons laisser la moitié des hommes en route, ce n’est pas Dieu possible qu’on aille plus loin aujourd’hui !

En face, il venait d’apercevoir Oches, dont les quelques masures s’étagent sur un coteau. L’église, toute jaune, haut perchée, domine, parmi des arbres.

— C’est là que nous allons coucher, bien sûr.

Et il avait deviné. Le général Douay, qui voyait l’extrême fatigue des troupes, désespérait de jamais atteindre la Besace, ce jour-là. Mais ce qui le décida surtout, ce fut l’arrivée du convoi, de ce fâcheux convoi qu’il traînait depuis Reims, et dont les trois lieues de voitures et de bêtes alourdissaient si terriblement sa marche. De Quatre-Champs, il avait donné l’ordre de le diriger directement sur Saint-Pierremont ; et c’était seulement à Oches que les attelages ralliaient le corps, dans un tel état d’épuisement, que les chevaux refusaient d’avancer. Il était déjà cinq heures. Le général, craignant de s’engager dans le défilé de Stonne, crut devoir renoncer à achever l’étape indiquée par le maréchal. On s’arrêta, on campa, le convoi en bas, dans les prairies, gardé par une division, tandis que l’artillerie s’établissait en arrière, sur les coteaux, et que la brigade qui devait servir d’arrière-garde le lendemain, restait sur une hauteur, en face de Saint-Pierremont. Une autre division, dont faisait partie la brigade Bourgain-Desfeuilles, bivouaqua, derrière l’église, sur un large plateau, que bordait un bois de chênes.

La nuit tombait déjà, lorsque le 106e, à la lisière de ce bois, put enfin s’installer, tellement il y avait eu de confusion dans le choix et dans la désignation des emplacements.

— Zut ! dit furieusement Chouteau, je ne mange pas, je dors !

C’était le cri de tous les hommes. Beaucoup n’avaient pas la force de dresser leurs tentes, s’endormaient où ils tombaient, comme des masses. D’ailleurs, pour manger, il aurait fallu une distribution de l’intendance ; et l’intendance, qui attendait le 7e corps à la Besace, n’était pas à Oches. Dans l’abandon et le relâchement de tout, on ne sonnait même plus au caporal. Se ravitaillait qui pouvait. À partir de ce moment, il n’y eut plus de distributions, les soldats durent vivre sur les provisions qu’ils étaient censés avoir dans leurs sacs ; et les sacs étaient vides, bien peu y trouvèrent une croûte, les miettes de l’abondance où ils avaient fini par vivre à Vouziers. On avait du café, les moins las burent encore du café sans sucre.

Lorsque Jean voulut partager, manger l’un de ses biscuits et donner l’autre à Maurice, il s’aperçut que celui-ci dormait profondément. Un instant, il songea à le réveiller ; puis, stoïquement, il remit les biscuits au fond de son sac, avec des soins infinis, comme s’il eût caché de l’or : lui, se contenta de café, ainsi que les camarades. Il avait exigé que la tente fût dressée, tous s’y étaient allongés, quand Loubet revint d’expédition, rapportant des carottes d’un champ voisin. Dans l’impossibilité de les faire cuire, ils les croquèrent crues ; mais elles exaspéraient leur faim, Pache en fut malade.

— Non, non, laissez-le dormir, dit Jean à Chouteau, qui secouait Maurice pour lui donner sa part.

— Ah ! dit Lapoulle, demain, quand nous serons à Angoulême, nous aurons du pain… J’ai eu un cousin militaire, à Angoulême. Bonne garnison.

On s’étonnait, Chouteau cria :

— Comment, à Angoulême ?… En voilà un bougre de serin qui se croit à Angoulême !

Et il fut impossible de tirer une explication de Lapoulle. Il croyait qu’on allait à Angoulême. C’était lui qui, le matin, à la vue des uhlans, avait soutenu que c’étaient des soldats à Bazaine.

Alors, le camp tomba dans une nuit d’encre, dans un silence de mort. Malgré la fraîcheur de la nuit, on avait défendu d’allumer des feux. On savait les Prussiens à quelques kilomètres, les bruits eux-mêmes s’assourdissaient, de crainte de leur donner l’éveil. Déjà, les officiers avaient averti leurs hommes qu’on partirait vers quatre heures du matin, pour rattraper le temps perdu ; et tous, en hâte, dormaient gloutonnement, anéantis. Au-dessus des campements dispersés, la respiration forte de ces foules montait dans les ténèbres, comme l’haleine même de la terre.

Brusquement, un coup de feu réveilla l’escouade. La nuit était encore profonde, il pouvait être trois heures. Tous furent sur pied, l’alerte gagna de proche en proche, on crut à une attaque de l’ennemi. Et ce n’était que Loubet, qui, ne dormant plus, avait eu l’idée de s’enfoncer dans le bois de chênes, où il devait y avoir du lapin : quelle noce, si, dès le petit jour, il rapportait une paire de lapins aux camarades ! Mais, comme il cherchait un bon poste d’affût, il entendit des hommes venir à lui, causant, cassant les branches, et il s’effara, il lâcha son coup de feu, croyant avoir affaire à des Prussiens.

Déjà, Maurice, Jean, d’autres arrivaient, lorsqu’une voix enrouée s’éleva :

— Ne tirez pas, nom de Dieu !

C’était, à la lisière du bois, un homme grand et maigre, dont on distinguait mal l’épaisse barbe en broussaille. Il portait une blouse grise, serrée à la taille par une ceinture rouge, et avait un fusil en bandoulière. Tout de suite, il expliqua qu’il était Français, franc-tireur, sergent, et qu’il venait, avec deux de ses hommes, des bois de Dieulet, pour donner des renseignements au général.

— Eh ! Cabasse ! Ducat ! cria-t-il en se retournant, eh ! bougres de feignants, arrivez donc !

Sans doute, les deux hommes avaient eu peur, et ils s’approchèrent pourtant, Ducat petit et gros, blême, les cheveux rares, Cabasse grand et sec, la face noire, avec un long nez en lame de couteau.

Cependant, Maurice qui examinait de près le sergent, avec surprise, finit par lui demander :

— Dites donc, est-ce que vous n’êtes pas Guillaume Sambuc, de Remilly ?

Et, comme celui-ci, après une hésitation, l’air inquiet, disait oui, le jeune homme eut un léger mouvement de recul, car ce Sambuc passait pour être un terrible chenapan, digne fils d’une famille de bûcherons qui avait mal tourné, le père ivrogne, trouvé un soir la gorge coupée, au coin d’un bois, la mère et la fille mendiantes et voleuses, disparues, tombées à quelque maison de tolérance. Lui, Guillaume, braconnait, faisait la contrebande ; et un seul petit de cette portée de loups avait grandi honnête, Prosper, le chasseur d’Afrique, qui, avant d’avoir la chance d’être soldat, s’était fait garçon de ferme, en haine de la forêt.

— J’ai vu votre frère à Reims et à Vouziers, reprit Maurice. Il se porte bien.

Sambuc ne répondit pas. Puis, pour couper court :

— Menez-moi au général. Dites-lui que ce sont les francs-tireurs des bois de Dieulet, qui ont une communication importante à lui faire.

Alors, pendant qu’on revenait vers le camp, Maurice songea à ces compagnies franches, sur lesquelles on avait fondé tant d’espérances, et qui déjà, de partout, soulevaient des plaintes. Elles devaient faire la guerre d’embuscade, attendre l’ennemi derrière les haies, le harceler, lui tuer ses sentinelles, tenir les bois d’où pas un Prussien ne sortirait. Et, à la vérité, elles étaient en train de devenir la terreur des paysans, qu’elles défendaient mal et dont elles ravageaient les champs. Par exécration du service militaire régulier, tous les déclassés se hâtaient d’en faire partie, heureux d’échapper à la discipline, de battre les buissons comme des bandits en goguette, dormant et godaillant au hasard des routes. Dans certaines de ces compagnies, le recrutement fut vraiment déplorable.

— Eh ! Cabasse, eh ! Ducat, continuait à répéter Sambuc, en se retournant à chaque pas, arrivez donc, feignants !

Ces deux-là aussi, Maurice les sentait terribles. Cabasse, le grand sec, né à Toulon, ancien garçon de café à Marseille, échoué à Sedan comme placier de produits du Midi, avait failli tâter de la police correctionnelle, toute une histoire de vol restée obscure. Ducat, le petit gros, un ancien huissier de Blainville, forcé de vendre sa charge après des aventures malpropres avec des petites filles, venait encore de risquer la cour d’assises, pour les mêmes ordures, à Raucourt, où il était comptable, dans une fabrique. Ce dernier citait du latin, tandis que l’autre savait à peine lire ; mais tous les deux faisaient la paire, une paire inquiétante de louches figures.

Déjà, le camp s’éveillait. Jean et Maurice conduisirent les francs-tireurs au capitaine Beaudoin, qui les mena au colonel de Vineuil. Celui-ci les interrogea ; mais Sambuc, conscient de son importance, voulait absolument parler au général ; et, comme le général Bourgain-Desfeuilles, qui avait couché chez le curé d’Oches, venait de paraître sur le seuil du presbytère, maussade de ce réveil en pleine nuit, pour une journée nouvelle de famine et de fatigue, il fit à ces hommes qu’on lui amenait un accueil furieux.

— D’où viennent-ils ? Qu’est-ce qu’ils veulent ?… Ah ! c’est vous, les francs-tireurs ! Encore des traîne-la-patte, hein !

— Mon général, expliqua Sambuc, sans se déconcerter, nous tenons avec les camarades les bois de Dieulet…

— Où ça, les bois de Dieulet ?

— Entre Stenay et Mouzon, mon général.

— Stenay, Mouzon, connais pas, moi ! Comment voulez-vous que je me retrouve, avec tous ces noms nouveaux ?

Gêné, le colonel de Vineuil intervint discrètement, pour lui rappeler que Stenay et Mouzon étaient sur la Meuse, et que, les Allemands ayant occupé la première de ces villes, on allait tenter, par le pont de la seconde, plus au nord, le passage du fleuve.

— Enfin, mon général, reprit Sambuc, nous sommes venus pour vous avertir que les bois de Dieulet, à cette heure, sont pleins de Prussiens… Hier, comme le 5e corps quittait Bois-les-Dames, il a eu un engagement, du côté de Nouart…

— Comment ! hier, on s’est battu ?

— Mais oui, mon général, le 5e corps s’est battu en se repliant, et il doit être, cette nuit, à Beaumont… Alors, pendant que des camarades sont allés le renseigner sur les mouvements de l’ennemi, nous autres, nous avons eu l’idée de venir vous dire la situation, pour que vous lui portiez secours, car il va avoir sûrement soixante mille hommes sur les bras, demain matin.

Le général Bourgain-Desfeuilles, à ce chiffre, haussa les épaules.

— Soixante mille hommes, fichtre ! pourquoi pas cent mille ?… Vous rêvez, mon garçon. La peur vous a fait voir double. Il ne peut y avoir si près de nous soixante mille hommes, nous le saurions.

Et il s’entêta. Vainement Sambuc appela à son aide les témoignages de Ducat et de Cabasse.

— Nous avons vu les canons, affirma le Provençal. Et il faut que ces bougres-là soient des enragés, pour les risquer dans les chemins de la forêt, où l’on enfonce jusqu’au mollet, à cause de la pluie de ces derniers jours.

— Quelqu’un les guide, c’est sûr, déclara l’ancien huissier.

Mais le général, depuis Vouziers, ne croyait plus à la concentration des deux armées allemandes, dont on lui avait, disait-il, rebattu les oreilles. Et il ne jugea même pas à propos de faire conduire les francs-tireurs au chef du 7e corps, à qui du reste ceux-ci croyaient avoir parlé en sa personne. Si l’on avait écouté tous les paysans, tous les rôdeurs, qui apportaient de prétendus renseignements, on n’aurait plus fait un pas, sans être jeté à droite ou à gauche, dans des aventures impossibles. Cependant, il ordonna aux trois hommes de rester et d’accompagner la colonne, puisqu’ils connaissaient le pays.

— Tout de même, dit Jean à Maurice, comme ils revenaient plier la tente, ce sont trois bons bougres, d’avoir fait quatre lieues à travers champs pour nous prévenir.

Le jeune homme en convint, et il leur donnait raison, connaissant le pays, lui aussi, tourmenté d’une mortelle inquiétude, à l’idée de savoir les Prussiens dans les bois de Dieulet, en branle vers Sommauthe et Beaumont. Il s’était assis, harassé déjà, avant d’avoir marché, l’estomac vide, le cœur serré d’angoisse, à l’aube de cette journée qu’il sentait devoir être affreuse.

Désespéré de le voir si pâle, le caporal lui demanda paternellement :

— Ça ne va toujours pas, hein ? Est-ce que c’est ton pied encore ?

Maurice dit non, de la tête. Son pied allait tout à fait mieux, dans les larges souliers.

— Alors, tu as faim ?

Et Jean, voyant qu’il ne répondait pas, tira, sans être vu, l’un des deux biscuits de son sac ; puis, mentant avec simplicité :

— Tiens, je t’ai gardé ta part… Moi, j’ai mangé l’autre tout à l’heure.

Le jour naissait, lorsque le 7e corps quitta Oches, en marche pour Mouzon, par la Besace, où il aurait dû coucher. D’abord, le terrible convoi était parti, accompagné par la 1re division ; et, si les voitures du train, bien attelées, filaient d’un bon pas, les autres, les voitures de réquisition, vides pour la plupart et inutiles, s’attardaient singulièrement dans les côtes du défilé de Stonne. La route monte, surtout après le hameau de la Berlière, entre des mamelons boisés qui la dominent. Vers huit heures, au moment où les deux autres divisions s’ébranlaient enfin, le maréchal de Mac-Mahon parut, exaspéré de trouver encore là des troupes qu’il croyait parties de la Besace, le matin, n’ayant à faire que quelques kilomètres pour être rendues à Mouzon. Aussi eut-il une explication vive avec le général Douay. Il fut décidé qu’on laisserait la 1re division et le convoi continuer leur marche vers Mouzon ; mais que les deux autres divisions, pour ne pas être retardées davantage, par cette lourde avant-garde, si lente, prendraient la route de Raucourt et d’Autrecourt, afin d’aller passer la Meuse à Villers. C’était, de nouveau, remonter vers le nord, dans la hâte que le maréchal avait de mettre le fleuve entre son armée et l’ennemi. Coûte que coûte, il fallait être sur la rive droite le soir. Et l’arrière-garde était encore à Oches, quand une batterie prussienne, d’un sommet lointain, du côté de Saint-Pierremont, tira, recommençant le jeu de la veille. D’abord, on eut le tort de répondre ; puis, les dernières troupes se replièrent.

Jusque vers onze heures, le 106e suivit lentement la route qui serpente au fond du défilé de Stonne, entre les hauts mamelons. Sur la gauche, les crêtes s’élèvent, dénudées, escarpées, tandis que des bois, à droite, descendent les pentes plus douces. Le soleil avait reparu, il faisait très chaud, dans cette vallée étroite, d’une solitude lourde. Après la Berlière, que domine un calvaire grand et triste, il n’y a plus une ferme, plus une âme, plus une bête paissant dans les prés. Et les hommes, si las déjà et si affamés la veille, ayant à peine dormi et n’ayant rien mangé, tiraient déjà la jambe, sans courage, débordant d’une colère sourde.

Puis, brusquement, comme on faisait halte, au bord de la route, le canon tonna, vers la droite. Les coups étaient si nets, si profonds, que le combat ne devait pas être à plus de deux lieues. Sur ces hommes las de se replier, énervés par l’attente, l’effet fut extraordinaire. Tous, debout, frémissaient, oubliant leur fatigue : pourquoi ne marchait-on pas ? ils voulaient se battre, se faire casser la tête, plutôt que de continuer à fuir ainsi à la débandade, sans savoir où, ni pourquoi.

Le général Bourgain-Desfeuilles venait précisément de monter, à droite, sur un mamelon, emmenant avec lui le colonel de Vineuil, afin de reconnaître le pays. On les voyait là-haut, entre deux petits bois, leurs lorgnettes braquées ; et, tout de suite, ils dépêchèrent un aide de camp qui se trouvait avec eux, pour dire qu’on leur envoyât les francs-tireurs, s’ils étaient là encore. Quelques hommes, Jean, Maurice, d’autres, accompagnèrent ceux-ci, dans le cas où l’on aurait besoin d’une aide quelconque.

Dès que le général aperçut Sambuc, il cria :

— Quel fichu pays, avec ces côtes et ces bois continuels !… Vous entendez, où est-ce, où se bat-on ?

Sambuc, que Ducat et Cabasse ne lâchaient pas d’une semelle, écouta, examina un instant sans répondre le vaste horizon. Et Maurice, près de lui, regardait également, saisi de l’immense déroulement des vallons et des bois. On aurait dit une mer sans fin, aux vagues énormes et lentes. Les forêts tachaient de vert sombre les terres jaunes, tandis que les coteaux lointains, sous l’ardent soleil, se noyaient dans une vapeur rousse. Et, sans qu’on aperçût rien, pas même une petite fumée au fond du ciel clair, le canon tonnait toujours, tout un fracas d’orage éloigné et grandissant.

— Voici Sommauthe à droite, finit par dire Sambuc, en désignant un haut sommet, couronné de verdure. Yoncq est là, sur la gauche… C’est à Beaumont qu’on se bat, mon général.

— Oui, à Varniforêt ou à Beaumont, confirma Ducat.

Le général mâchait de sourdes paroles.

— Beaumont, Beaumont, on ne sait jamais dans ce sacré pays…

Puis, tout haut :

— Et à combien ce Beaumont est-il d’ici ?

— À une dizaine de kilomètres, en allant prendre la route du Chêne à Stenay, qui passe là-bas.

Le canon ne cessait pas, semblait avancer de l’ouest à l’est, dans un roulement ininterrompu de foudre. Et Sambuc ajouta :

— Bigre ! ça chauffe… Je m’y attendais, je vous avais prévenu ce matin, mon général : c’est sûrement les batteries que nous avons vues dans les bois de Dieulet. À cette heure, le 5e corps doit avoir sur les bras toute cette armée qui arrivait par Buzancy et par Beauclair.

Un silence se fit, pendant lequel la bataille, au loin, grondait plus haut. Et Maurice serrait les dents, pris d’une furieuse envie de crier. Pourquoi ne marchait-on pas au canon, tout de suite, sans tant de paroles ? Jamais il n’avait éprouvé une excitation pareille. Chaque coup lui répondait dans la poitrine, le soulevait, le jetait au besoin immédiat d’être là-bas, d’en être, d’en finir. Est-ce qu’ils allaient encore longer cette bataille, la toucher du coude, sans brûler une cartouche ? C’était une gageure, de les traîner ainsi depuis la déclaration de guerre, toujours fuyant ! À Vouziers, ils n’avaient entendu que les coups de feu de l’arrière-garde. À Oches, l’ennemi venait seulement de les canonner un instant, de dos. Et ils fileraient, ils n’iraient pas cette fois soutenir les camarades, au pas de course ! Maurice regarda Jean qui était, comme lui, très pâle, les yeux luisants de fièvre. Tous les cœurs sautaient dans les poitrines, à cet appel violent du canon.

Mais une nouvelle attente se fit, un état-major montait par l’étroit sentier du mamelon. C’était le général Douay, le visage anxieux, accourant. Et, lorsqu’il eut en personne interrogé les francs-tireurs, un cri de désespoir lui échappa. Même averti le matin, qu’aurait-il pu faire ? La volonté du maréchal était formelle, il fallait traverser la Meuse avant le soir, à n’importe quel prix. Puis, maintenant, comment réunir les troupes échelonnées, en marche vers Raucourt, pour les porter rapidement sur Beaumont ? N’arriverait-on pas sûrement trop tard ? Déjà, le 5e corps devait battre en retraite, du côté de Mouzon ; et, nettement, le canon l’indiquait, allait de plus en plus vers l’est, tel qu’un ouragan de grêle et de désastre, qui marche et s’éloigne. Le général Douay leva les deux bras au-dessus de l’immense horizon de vallées et de coteaux, de terres et de forêts, dans un geste de furieuse impuissance ; et l’ordre fut donné de continuer la marche vers Raucourt.

Ah ! cette marche au fond du défilé de Stonne, entre les hautes crêtes, tandis qu’à droite, derrière les bois, le canon continuait de tonner ! À la tête du 106e, le colonel de Vineuil se tenait raidi sur son cheval, la face blême et droite, les paupières battantes, comme pour contenir des larmes. Muet, le capitaine Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas, sourdement, mâchait des gros mots, des injures contre tous et contre lui-même. Et, même parmi les soldats qui n’avaient pas envie de se battre, parmi les moins braves, un besoin de hurler et de cogner montait, la colère de la continuelle défaite, la rage de s’en aller encore à pas lourds et vacillants, pendant que ces sacrés Prussiens égorgeaient là-bas des camarades.

Au pied de Stonne, dont le chemin en lacet descend parmi des monticules, la route s’était élargie, les troupes traversaient de vastes terres, coupées de petits bois. À chaque instant, depuis Oches, le 106e, qui se trouvait maintenant à l’arrière-garde, s’attendait à être attaqué ; car l’ennemi suivait la colonne pas à pas, la surveillant, guettant sans doute la minute favorable pour la prendre en queue. De la cavalerie, profitant des moindres plis de terrain, tentait de gagner sur les flancs. On vit plusieurs escadrons de la garde prussienne déboucher derrière un bois ; mais ils s’arrêtèrent, devant la démonstration d’un régiment de hussards, qui s’avança, balayant la route. Et, grâce à ce répit, la retraite continuait à s’effectuer en assez bon ordre, on approchait de Raucourt, lorsqu’un spectacle vint redoubler les angoisses, en achevant de démoraliser les soldats. Tout d’un coup, par un chemin de traverse, on aperçut une cohue qui se précipitait, des officiers blessés, des soldats débandés et sans armes, des voitures du train galopant, les hommes et les bêtes fuyant, affolés sous un vent de désastre. C’étaient les débris d’une brigade de la 1er division, qui escortait le convoi, parti le matin vers Mouzon, par la Besace. Une erreur de route, une malechance effroyable venait de faire tomber cette brigade et une partie du convoi, à Varniforêt, près de Beaumont, en pleine déroute du 5e corps. Surpris, attaqués de flanc, succombant sous le nombre, ils avaient fui, et la panique les ramenait, ensanglantés, hagards, à demi fous, bouleversant leurs camarades de leur épouvante. Leurs récits semaient l’effroi, ils étaient comme apportés par le tonnerre grondant de ce canon que l’on entendait depuis midi, sans relâche.

Alors, en traversant Raucourt, ce fut l’anxiété, la bousculade éperdue. Devait-on tourner à droite, vers Autrecourt, pour aller passer la Meuse à Villers, ainsi que cela était décidé ? Troublé, hésitant, le général Douay craignit d’y trouver le pont encombré, peut-être déjà au pouvoir des Prussiens. Et il préféra continuer tout droit, par le défilé d’Haraucourt, afin d’atteindre Remilly avant la nuit. Après Mouzon, Villers, et après Villers, Remilly : on remontait toujours, avec le galop des uhlans derrière soi. Il n’y avait plus que six kilomètres à franchir, mais il était déjà cinq heures, et quelle écrasante fatigue ! Depuis l’aube, on était sur pied, on avait mis douze heures pour faire à peine trois lieues, piétinant, s’épuisant dans des attentes sans fin, au milieu des émotions et des craintes les plus vives. Les deux nuits dernières, les hommes avaient à peine dormi, et ils n’avaient pas mangé à leur faim, depuis Vouziers. Ils tombaient d’inanition. Dans Raucourt, ce fut pitoyable.

La petite ville est riche, avec ses nombreuses fabriques, sa grande rue bien bâtie aux deux bords de la route, son église et sa mairie coquettes. Seulement, la nuit qu’y avaient passée l’empereur et le maréchal de Mac-Mahon, dans l’encombrement de l’état-major et de la maison impériale, et le passage ensuite du 1er corps entier, qui, toute la matinée, avait coulé par la route comme un fleuve, venaient d’y épuiser les ressources, vidant les boulangeries et les épiceries, balayant jusqu’aux miettes des maisons bourgeoises. On ne trouvait plus de pain, plus de vin, plus de sucre, plus rien de ce qui se boit et de ce qui se mange. On avait vu des dames, devant leurs portes, distribuant des verres de vin et des tasses de bouillon, jusqu’à la dernière goutte des tonneaux et des marmites. Et c’était fini, et, lorsque les premiers régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc ? ça recommençait, il y en avait toujours ! De nouveau, la grande rue charriait des hommes exténués, couverts de poussière, mourants de faim, sans qu’on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup s’arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les mains vers les fenêtres, suppliant qu’on leur jetât un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui sanglotaient, en leur faisant signe qu’elles ne pouvaient pas, qu’elles n’avaient plus rien.

Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d’un éblouissement, chancela. Et, comme Jean s’empressait :

— Non, laisse-moi, c’est la fin… J’aime mieux crever ici.

Il s’était laissé tomber sur une borne. Le caporal affecta la rudesse d’un chef mécontent.

— Nom de Dieu ! qui est-ce qui m’a foutu un soldat pareil ?… Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens ? Allons, debout !

Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus, livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura encore, mais sur un ton d’infinie pitié.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu !

Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d’eau, il revint lui en baigner le visage. Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé, il se mit à le briser en petits morceaux, qu’il lui introduisait entre les dents. L’affamé ouvrit les yeux, dévora.

— Mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant, tu ne l’as donc pas mangé ?

— Oh ! moi, dit Jean, j’ai la peau plus dure, je puis attendre… Un bon coup de sirop de grenouille, et me voilà d’aplomb !

Il était allé remplir de nouveau sa gamelle, il la vida d’un trait, en faisant claquer sa langue. Et il avait, lui aussi, le visage d’une pâleur terreuse, si dévoré de faim, que ses mains en tremblaient.

— En route ! Mon petit, faut rejoindre les camarades.

Maurice s’abandonna à son bras, se laissa emporter comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au cœur. Dans l’écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en face, cela était pour lui d’un réconfort délicieux, de sentir un être l’aimer et le soigner ; et peut-être l’idée que ce cœur tout à lui était celui d’un simple, d’un paysan resté près de la terre, dont il avait eu d’abord la répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie. N’était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l’amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin d’assistance, devant la menace de la nature ennemie ? Il entendait battre son humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant ; tandis que Jean, sans analyser sa sensation, goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emportée dans un affreux drame, il se croyait sans cœur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de ces créatures dont on souffre tant, même quand elles ne sont pas mauvaises. Et l’amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement : on avait beau ne pas s’embrasser, on se touchait à fond, on était l’un dans l’autre, si différent que l’on fût, sur cette terrible route de Remilly, l’un soutenant l’autre, ne faisant plus qu’un être de pitié et de souffrance.

Comme l’arrière-garde quittait Raucourt, les Allemands, à l’autre bout, y entraient ; et deux de leurs batteries, tout de suite installées, à gauche, sur les hauteurs, tirèrent. À ce moment, le 106e, filant par la route qui descend, le long de l’Emmane, se trouvait dans la ligne du tir. Un obus coupa un peuplier, au bord de la rivière ; un autre s’enterra dans un pré, à côté du capitaine Beaudoin, sans éclater. Mais le défilé, jusqu’à Haraucourt, allait en se rétrécissant, et l’on s’enfonçait là, dans un couloir étroit, dominé des deux côtés par des crêtes couvertes d’arbres ; si une poignée de Prussiens s’était embusquée en haut, un désastre était certain. Canonnées en queue, ayant à droite et à gauche la menace d’une attaque possible, les troupes n’avançaient plus que dans une anxiété croissante, ayant la hâte de sortir de ce passage dangereux. Aussi une flambée dernière d’énergie était-elle revenue aux plus las. Les soldats qui, tout à l’heure, se traînaient dans Raucourt, de porte en porte, allongeaient maintenant le pas, gaillards, ranimés, sous l’éperon cuisant du péril. Il semblait que les chevaux eux-mêmes eussent conscience qu’une minute perdue pouvait être payée chèrement. Et la tête de la colonne devait être à Remilly, lorsque, tout d’un coup, il y eut un arrêt dans la marche.

— Foutre ! dit Chouteau, est-ce qu’ils vont nous laisser là ?

Le 106e n’avait pas encore atteint Haraucourt, et les obus continuaient de pleuvoir.

Comme le régiment marquait le pas, attendant de repartir, il en éclata un sur la droite, qui, heureusement, ne blessa personne. Cinq minutes s’écoulèrent, infinies, effroyables. On ne bougeait toujours point, il y avait là-bas un obstacle qui barrait la route, quelque brusque muraille qui s’était bâtie. Et le colonel, droit sur les étriers, regardait, frémissant, sentant derrière lui monter la panique de ses hommes.

— Tout le monde sait que nous sommes vendus, reprit violemment Chouteau.

Alors, des murmures éclatèrent, un grondement croissant d’exaspération, sous le fouet de la peur. Oui, oui ! on les avait amenés là pour les vendre, pour les livrer aux Prussiens. Dans l’acharnement de la malechance et dans l’excès des fautes commises, il n’y avait plus, au fond de ces cerveaux bornés, que l’idée de la trahison qui pût expliquer une telle série de désastres.

— Nous sommes vendus ! répétaient des voix affolées.

Et Loubet eut une imagination.

— C’est ce cochon d’empereur qui est, là-bas, en travers de la route, avec ses bagages, pour nous arrêter.

Tout de suite, la nouvelle circula. On affirmait que l’embarras venait du passage de la maison impériale, qui coupait la colonne. Et ce fut une exécration, des mots abominables, toute la haine que soulevait l’insolence des gens de l’empereur, s’emparant des villes où l’on couchait, déballant leurs provisions, leurs paniers de vin, leur vaisselle d’argent, devant les soldats dénués de tout, faisant flamber les cuisines, lorsque les pauvres bougres se serraient le ventre. Ah ! ce misérable empereur, à cette heure sans trône et sans commandement, pareil à un enfant perdu dans son empire, qu’on emportait comme un inutile paquet, parmi les bagages des troupes, condamné à traîner avec lui l’ironie de sa maison de gala, ses cent-gardes, ses voitures, ses chevaux, ses cuisiniers, ses fourgons, toute la pompe de son manteau de cour, semé d’abeilles, balayant le sang et la boue des grandes routes de la défaite !

Coup sur coup, deux autres obus tombèrent. Le lieutenant Rochas eut son képi enlevé par un éclat. Et les rangs se serrèrent, il y eut une poussée, une vague subite dont le refoulement se propagea au loin. Des voix s’étranglaient, Lapoulle criait rageusement d’avancer. Encore une minute peut-être, et une épouvantable catastrophe allait se produire, un sauve-qui-peut qui aurait écrasé les hommes au fond de ce couloir étroit, dans une mêlée furieuse.

Le colonel se retourna, très pâle.

— Mes enfants, mes enfants, un peu de patience. J’ai envoyé quelqu’un voir… On marche…

On ne marchait pas, et les secondes étaient des siècles. Jean, déjà, avait repris Maurice par la main, plein d’un beau sang-froid, lui expliquant à l’oreille que, si les camarades poussaient, eux deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite parmi les bois, de l’autre côté de la rivière. D’un regard, il cherchait les francs-tireurs, avec l’idée qu’ils devaient connaître les chemins ; mais on lui dit qu’ils avaient disparu, en traversant Raucourt. Et, tout d’un coup, la marche reprit, on tourna un coude de la route, dès lors à l’abri des batteries allemandes. Plus tard, on sut que, dans le désarroi de cette malheureuse journée, c’était la division Bonnemain, quatre régiments de cuirassiers, qui avaient ainsi coupé et arrêté le 7e corps.

La nuit venait, quand le 106e traversa Angecourt. Les crêtes continuaient à droite ; mais le défilé s’élargissait sur la gauche, une vallée bleuâtre apparaissait au loin. Enfin, des hauteurs de Remilly, on aperçut, dans les brumes du soir, un ruban d’argent pâle, parmi le déroulement immense des prés et des terres. C’était la Meuse, cette Meuse si désirée, où il semblait que serait la victoire.

Et Maurice, le bras tendu vers de petites lumières lointaines qui s’allumaient gaiement dans les verdures, au fond de cette vallée féconde, d’un charme délicieux sous la douceur du crépuscule, dit à Jean, avec le soulagement joyeux d’un homme qui retrouve un pays aimé :

— Tiens ! regarde là-bas… Voilà Sedan !