La Débâcle/Partie 1/Chapitre V

G. Charpentier et E. Fasquelle (p. 101-126).


V


Le lendemain, le 26, Maurice se leva courbaturé, les épaules brisées, de sa nuit sous la tente. Il ne s’était pas habitué encore à la terre dure ; et, comme, la veille, on avait défendu aux hommes d’ôter leurs souliers, et que les sergents étaient passés, tâtant dans l’ombre, s’assurant que tous étaient bien chaussés et guêtrés, son pied n’allait guère mieux, endolori, brûlant de fièvre ; sans compter qu’il devait avoir pris un coup de froid aux jambes, ayant eu l’imprudence de les allonger hors des toiles, pour les détendre.

Jean lui dit tout de suite :

— Mon petit, si l’on doit marcher aujourd’hui, tu ferais bien de voir le major et de te faire coller dans une voiture.

Mais on ne savait rien, les bruits les plus contraires circulaient. On crut un moment qu’on se remettait en route, le camp fut levé, tout le corps d’armée s’ébranla et traversa Vouziers, en ne laissant sur la rive gauche de l’Aisne qu’une brigade de la deuxième division, pour continuer à surveiller la route de Monthois. Puis, brusquement, de l’autre côté de la ville, sur la rive droite, on s’arrêta, les faisceaux furent formés dans les champs et dans les prairies qui s’étendent aux deux bords de la route de Grand-Pré. Et, à ce moment, le départ du 4e hussards, s’éloignant au grand trot par cette route, fit faire toutes sortes de conjectures.

— Si l’on attend ici, je reste, déclara Maurice, à qui répugnait l’idée du major et de la voiture d’ambulance.

Bientôt, en effet, on sut qu’on camperait là, jusqu’à ce que le général Douay se fût procuré des renseignements certains sur la marche de l’ennemi. Depuis la veille, depuis le moment où il avait vu la division Margueritte remonter vers le Chêne, il était dans une anxiété grandissante, sachant qu’il ne se trouvait plus couvert, que plus un homme ne gardait les défilés de l’Argonne, si bien qu’il pouvait être attaqué d’un instant à l’autre. Et il venait d’envoyer le 4e hussards en reconnaissance, jusqu’aux défilés de Grand-Pré et de la Croix-aux-Bois, avec l’ordre de lui rapporter des nouvelles à tout prix.

La veille, grâce à l’activité du maire de Vouziers, il y avait eu une distribution de pain, de viande et de fourrage ; et, vers dix heures, ce matin-là, on venait d’autoriser les hommes à faire la soupe, dans la crainte qu’ils n’en eussent ensuite plus le temps, lorsqu’un second départ de troupes, le départ de la brigade Bordas, qui prenait le chemin suivi par les hussards, occupa de nouveau toutes les têtes. Quoi donc ? est-ce qu’on partait ? est-ce qu’on n’allait pas les laisser manger tranquilles, maintenant que la marmite était au feu ? Mais les officiers expliquèrent que la brigade Bordas avait la mission d’occuper Buzancy, à quelques kilomètres de là. D’autres, à la vérité, disaient que les hussards s’étaient heurtés à un grand nombre d’escadrons ennemis, et qu’on envoyait la brigade, afin de les dégager.

Ce furent quelques heures délicieuses de repos pour Maurice. Il s’était allongé dans le champ à mi-côte, où bivouaquait le régiment ; et, engourdi de fatigue, il regardait cette verte vallée de l’Aisne, ces prairies plantées de bouquets d’arbres, au milieu desquels la rivière coule, paresseuse. Devant lui, fermant la vallée, Vouziers se dressait en amphithéâtre, étageant ses toits, que dominait l’église avec sa flèche mince et sa tour coiffée d’un dôme. En bas, près du pont, les cheminées hautes des tanneries fumaient ; tandis que, à l’autre bout, les bâtiments d’un grand moulin se montraient, enfarinés, parmi les verdures du bord de l’eau. Et cet horizon de petite ville, perdu dans les herbes, lui apparaissait plein d’un charme doux, comme s’il eût retrouvé ses yeux de sensitif et de rêveur. C’était sa jeunesse qui revenait, les voyages qu’il avait faits autrefois à Vouziers, quand il habitait le Chêne, son bourg natal. Pendant une heure, il oublia tout.

Depuis longtemps, la soupe était mangée, l’attente continuait, lorsque, vers deux heures et demie, une sourde agitation, peu à peu croissante, gagna le camp entier. Des ordres coururent, on fit évacuer les prairies, toutes les troupes montèrent, se rangèrent sur les coteaux, entre deux villages, Chestres et Falaise, distants de quatre à cinq kilomètres. Déjà, le génie creusait des tranchées, établissait des épaulements ; pendant que, sur la gauche, l’artillerie de réserve couronnait un mamelon. Et le bruit se répandit que le général Bordas venait d’envoyer une estafette pour dire qu’ayant rencontré à Grand-Pré des forces supérieures, il était forcé de se replier sur Buzancy, ce qui faisait craindre que sa ligne de retraite sur Vouziers ne fût bientôt coupée. Aussi, le commandant du 7e corps, croyant à une attaque immédiate, avait-il fait prendre à ses hommes des positions de combat, afin de soutenir le premier choc, en attendant que le reste de l’armée vînt le soutenir ; et un de ses aides de camp était parti avec une lettre pour le maréchal, l’avertissant de la situation, demandant du secours. Enfin, comme il redoutait l’embarras de l’interminable convoi de vivres, qui avait rallié le corps pendant la nuit, et qu’il traînait de nouveau à sa suite, il le fit remettre en branle sur-le-champ, il le dirigea au petit bonheur, du côté de Chagny. C’était la bataille.

— Alors, mon lieutenant, c’est sérieux, ce coup-ci ? se permit de demander Maurice à Rochas.

— Ah ! oui, foutre ! répondit le lieutenant en agitant ses grands bras. Vous verrez s’il fait chaud, tout à l’heure !

Tous les soldats en étaient enchantés. Depuis que la ligne de bataille se formait, de Chestres à Falaise, l’animation du camp avait grandi encore, une fièvre d’impatience s’emparait des hommes. Enfin, on allait donc les voir, ces Prussiens que les journaux disaient si éreintés de marches, si épuisés de maladies, affamés et vêtus de haillons ! Et l’espoir de les culbuter au premier heurt, relevait tous les courages.

— Ce n’est pas malheureux qu’on se retrouve, déclarait Jean. Il y a assez longtemps qu’on joue à cache-cache, depuis qu’on s’est perdu, là-bas, à la frontière, après leur bataille… Seulement, est-ce que ce sont ceux-là qui ont battu Mac-Mahon ?

Maurice ne put lui répondre, hésitant. D’après ce qu’il avait lu à Reims, il lui semblait difficile que la troisième armée, commandée par le prince royal de Prusse, fût à Vouziers, lorsque, l’avant-veille encore, elle devait camper à peine du côté de Vitry-le-Français. On avait bien parlé d’une quatrième armée, mise sous les ordres du prince de Saxe, qui allait opérer sur la Meuse : c’était celle-ci sans doute, quoique l’occupation si prompte de Grand-Pré l’étonnât, à cause des distances. Mais ce qui acheva de brouiller ses idées, ce fut sa stupeur d’entendre le général Bourgain-Desfeuilles questionner un paysan de Falaise pour savoir si la Meuse ne passait pas à Buzancy et s’il n’y avait pas là des ponts solides. D’ailleurs, dans la sérénité de son ignorance, le général déclarait qu’on allait être attaqué par une colonne de cent mille hommes venant de Grand-Pré, tandis qu’une autre de soixante mille arrivait par Sainte-Menehould.

— Et ton pied ? demanda Jean à Maurice.

— Je ne le sens plus, répondit celui-ci en riant. Si l’on se bat, ça ira toujours.

C’était vrai, une telle excitation nerveuse le tenait debout, qu’il était comme soulevé de terre. Dire que, de toute la campagne, il n’avait pas encore brûlé une cartouche ! Il était allé à la frontière, il avait passé devant Mulhouse la terrible nuit d’angoisse, sans voir un Prussien, sans lâcher un coup de fusil ; et il avait dû battre en retraite jusqu’à Belfort, jusqu’à Reims, et de nouveau il marchait à l’ennemi depuis cinq jours, son chassepot toujours vierge, inutile. Un besoin grandissant, une rage lente le prenait d’épauler, de tirer au moins, pour soulager ses nerfs. Depuis six semaines bientôt qu’il s’était engagé, dans une crise d’enthousiasme, rêvant de combat pour le lendemain, il n’avait fait qu’user ses pauvres pieds d’homme délicat à fuir et à piétiner, loin des champs de bataille. Aussi, dans l’attente fébrile de tous, était-il un de ceux qui interrogeaient avec le plus d’impatience cette route de Grand-Pré, filant toute droite, à l’infini, entre de beaux arbres. Au-dessous de lui, la vallée se déroulait, l’Aisne mettait comme un ruban d’argent parmi les saules et les peupliers ; et ses regards revenaient invinciblement à la route, là-bas.

Vers quatre heures, on eut une alerte. Le 4e hussards rentrait, après un long détour ; et, grossies de proche en proche, des histoires de combats avec les uhlans circulèrent, ce qui confirma tout le monde dans la certitude où l’on était d’une attaque imminente. Deux heures plus tard, une nouvelle estafette arriva, effarée, expliquant que le général Bordas n’osait plus quitter Grand-Pré, convaincu que la route de Vouziers était coupée. Il n’en était rien encore, puisque l’estafette venait de passer librement. Mais, d’une minute à l’autre, le fait pouvait se produire, et le général Dumont, commandant la division, partit tout de suite, avec la brigade qui lui restait, pour dégager son autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des toits se détachait en noir, sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rangée des arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans l’ombre naissante.

Le colonel de Vineuil vint s’assurer de la bonne position de son régiment, pour la nuit. Il s’étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine Beaudoin ; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers à cette minute même, donnant l’excuse qu’il y avait déjeuné, chez la baronne de Ladicourt, il reçut une rude réprimande, qu’il écouta d’ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.

— Mes enfants, répétait le colonel en passant parmi ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du jour… Tenez-vous prêts et rappelez-vous que le 106e n’a jamais reculé.

Tous l’acclamaient, tous préféraient un « coup de torchon », pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ. On visita les fusils, on changea les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe, le matin, on se contenta de café et de biscuit. Ordre était donné de ne pas se coucher. Des grand’gardes furent envoyées à quinze cents mètres, des sentinelles furent détachées jusqu’au bord de l’Aisne. Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre un petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d’un de ces feux, les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major, dont les ombres s’agitaient, anxieuses, courant vers la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l’on était du sort de la troisième division.

Vers une heure du matin, Maurice fut posé en sentinelle perdue, à la lisière d’un champ de pruniers, entre la route et la rivière. La nuit était d’un noir d’encre. Dès qu’il se trouva seul, dans l’écrasant silence de la campagne endormie, il se sentit envahir par un sentiment de peur, d’une affreuse peur qu’il ne connaissait pas, qu’il ne pouvait vaincre, pris d’un tremblement de colère et de honte. Il s’était retourné, pour se rassurer en voyant les feux du camp ; mais un petit bois devait les lui cacher, il n’avait derrière lui qu’une mer de ténèbres ; seules, très lointaines, quelques lumières brûlaient toujours à Vouziers, dont les habitants, prévenus sans doute, frissonnant à l’idée de la bataille, ne se couchaient pas. Ce qui acheva de le glacer, ce fut, en épaulant, de constater qu’il n’apercevait même pas la mire de son fusil. Alors commença l’attente la plus cruelle, toutes les forces de son être bandées dans l’ouïe seule, les oreilles ouvertes aux bruits imperceptibles, finissant par s’emplir d’une rumeur de tonnerre. Un ruissellement d’eau lointaine, un remuement léger de feuilles, le saut d’un insecte, devenaient énormes de retentissement. N’était-ce point un galop de chevaux, un roulement sans fin d’artillerie, qui arrivait de là-bas, droit à lui ? Sur sa gauche, n’avait-il pas entendu un chuchotement discret, des voix étouffées, une avant-garde rampant dans l’ombre, préparant une surprise ? Trois fois, il fut sur le point de lâcher son coup de feu, pour donner l’alarme. La crainte de se tromper, d’être ridicule, augmentait son malaise. Il s’était agenouillé, l’épaule gauche contre un arbre ; il lui semblait qu’il était ainsi depuis des heures, qu’on l’avait oublié là, que l’armée devait s’en être allée sans lui. Et, brusquement, il n’eut plus peur, il distingua très nettement, sur la route qu’il savait à deux cents mètres, le pas cadencé de soldats en marche. Tout de suite, il avait eu la certitude que c’étaient les troupes en détresse, si impatiemment attendues, le général Dumont ramenant la brigade Bordas. À ce moment, on venait le relever, sa faction avait à peine duré l’heure réglementaire.

C’était bien la troisième division qui rentrait au camp. Le soulagement fut immense. Mais on redoubla de précautions, car les renseignements rapportés confirmaient tout ce qu’on croyait savoir sur l’approche de l’ennemi. Quelques prisonniers qu’on ramenait, des uhlans sombres, drapés de leurs grands manteaux, refusèrent de parler. Et le petit jour, une aube livide de matinée pluvieuse, se leva, dans l’attente qui continuait, énervée d’impatience. Depuis quatorze heures bientôt, les hommes n’osaient dormir. Vers sept heures, le lieutenant Rochas raconta que Mac-Mahon arrivait avec toute l’armée. La vérité était que le général Douay avait reçu, en réponse à sa dépêche de la veille annonçant la lutte inévitable sous Vouziers, une lettre du maréchal qui lui disait de tenir bon, jusqu’à ce qu’il pût le faire soutenir : le mouvement en avant était arrêté, le 1er corps se portait sur Terron, le 5e sur Buzancy, tandis que le 12e resterait au Chêne, en seconde ligne. Alors, l’attente s’élargit encore, ce n’était plus un simple combat qu’on allait livrer, mais une grande bataille, où donnerait toute cette armée, détournée de la Meuse, en marche désormais vers le sud, dans la vallée de l’Aisne. Et l’on n’osa toujours pas faire la soupe, on dut se contenter encore de café et de biscuits, car le « coup de torchon » était pour midi, tous le répétaient, sans savoir pourquoi. Un aide de camp venait d’être envoyé au maréchal, afin de hâter l’arrivée des secours, l’approche des deux armées ennemies devenant de plus en plus certaine. Trois heures plus tard, un second officier partit au galop pour le Chêne, où se trouvait le grand quartier général, dont il devait rapporter les ordres immédiats, tellement l’inquiétude avait grandi, à la suite des nouvelles données par un maire de campagne, qui prétendait avoir vu cent mille hommes à Grand-Pré, tandis que cent autres mille montaient par Buzancy.

À midi, toujours pas un seul Prussien. À une heure, à deux heures, rien encore. Et la lassitude arrivait, le doute aussi. Des voix goguenardes commençaient à blaguer les généraux. Peut-être bien qu’ils avaient vu leur ombre sur le mur. On leur votait des lunettes. De jolis farceurs, si rien ne venait, d’avoir ainsi dérangé tout le monde ! Un loustic cria :

— C’est donc comme là-bas, à Mulhouse ?

À cette parole, le cœur de Maurice s’était serré, dans l’angoisse du souvenir. Il se rappelait cette fuite imbécile, cette panique qui avait emporté le 7e corps, sans qu’un Allemand eût paru, à dix lieues de là. Et l’aventure recommençait, il en avait maintenant la sensation nette, la certitude. Pour que l’ennemi ne les eût pas attaqués, vingt-quatre heures après l’escarmouche de Grand-Pré, il fallait que le 4e hussards s’y fût heurté simplement à quelque reconnaissance de cavalerie. Les colonnes devaient être loin encore, peut-être à deux journées de marche. Tout d’un coup, cette pensée le terrifia, lorsqu’il réfléchit au temps qu’on venait de perdre. En trois jours, on n’avait pas fait deux lieues, de Contreuve à Vouziers. Le 25 et le 26, les autres corps d’armée étaient montés au nord, sous prétexte de se ravitailler ; tandis que, maintenant, le 27, les voilà qui descendaient au midi, pour accepter une bataille que personne ne leur offrait. À la suite du 4e hussards, vers les défilés de l’Argonne abandonnés, la brigade Bordas s’était crue perdue, entraînant à son secours toute la division, puis le 7e corps, puis l’armée entière, inutilement. Et Maurice, songeait au prix inestimable de chaque heure, dans ce projet fou de donner la main à Bazaine, un plan que, seul, un général de génie aurait pu exécuter, avec des soldats solides, à la condition d’aller en tempête, droit devant lui, au travers des obstacles.

— Nous sommes fichus ! dit-il à Jean, pris de désespoir, dans une soudaine et courte lucidité.

Puis, comme ce dernier élargissait les yeux, ne pouvant comprendre, il continua à demi-voix, pour lui, parlant des chefs :

— Plus bêtes que méchants, c’est certain, et pas de chance ! Ils ne savent rien, ils ne prévoient rien, ils n’ont ni plan, ni idées, ni hasards heureux… Allons, tout est contre nous, nous sommes fichus !

Et ce découragement, que Maurice raisonnait en garçon intelligent et instruit, il grandissait, il pesait peu à peu sur toutes les troupes, immobilisées sans raison, dévorées par l’attente. Obscurément, le doute, le pressentiment de la situation vraie faisaient leur travail, dans ces cervelles épaisses ; et il n’était plus un homme, si borné fût-il, qui n’éprouvât le malaise d’être mal conduit, attardé à tort, poussé au hasard dans la plus désastreuse des aventures. Qu’est-ce qu’on fichait là, bon dieu ! puisque les Prussiens ne venaient pas ? Ou se battre tout de suite, ou s’en aller quelque part dormir tranquille. Ils en avaient assez. Depuis que le dernier aide de camp était parti pour rapporter des ordres, l’anxiété croissait ainsi de minute en minute, des groupes s’étaient formés, parlant haut, discutant. Les officiers, gagnés par cette agitation, ne savaient que répondre aux soldats qui osaient les interroger. Aussi, à cinq heures, lorsque le bruit se répandit que l’aide de camp était de retour et qu’on allait se replier, y eut-il un allègement dans toutes les poitrines, un soupir de profonde joie.

Enfin, c’était donc le parti de la sagesse qui l’emportait ! L’empereur et le maréchal, qui n’avaient jamais été pour cette marche sur Verdun, inquiets d’apprendre qu’ils étaient de nouveau gagnés de vitesse et qu’ils allaient avoir contre eux l’armée du prince royal de Saxe et celle du prince royal de Prusse, renonçaient à l’improbable jonction avec Bazaine, pour battre en retraite par les places fortes du Nord, de façon à se replier ensuite sur Paris. Le 7e corps recevait l’ordre de remonter sur Chagny, par le Chêne, tandis que le 5e corps devait marcher sur Poix, le 1er et le 12e, sur Vendresse. Alors, puisqu’on reculait, pourquoi s’être avancé jusqu’à l’Aisne, pourquoi tant de journées perdues et tant de fatigues, lorsque, de Reims, il était si facile, si logique d’aller prendre tout de suite de fortes positions dans la vallée de la Marne ? Il n’y avait donc ni direction, ni talent militaire, ni simple bon sens ? Mais on ne s’interrogeait plus, on pardonnait, dans l’allégresse de cette décision si raisonnable, la seule bonne pour se tirer du guêpier où l’on s’était mis. Des généraux aux simples soldats, tous avaient cette sensation qu’on redeviendrait fort, qu’on serait invincible sous Paris, et que c’était là, nécessairement, qu’on battrait les Prussiens. Mais il fallait évacuer Vouziers dès la pointe du jour, de façon à être en marche vers le Chêne, avant d’avoir été attaqué ; et, immédiatement, le camp s’emplit d’une animation extraordinaire, les clairons sonnaient, des ordres se croisaient ; tandis que, déjà, les bagages et le convoi d’administration partaient en avant, pour ne pas alourdir l’arrière-garde.

Maurice était ravi. Puis, comme il tâchait d’expliquer à Jean le mouvement de retraite qu’on allait exécuter, un cri de douleur lui échappa : son excitation était tombée, il retrouvait son pied, lourd comme du plomb, au bout de sa jambe.

— Quoi donc ? ça recommence ? demanda le caporal, désolé.

Et ce fut lui, avec son esprit pratique, qui eut une idée.

— Écoute, mon petit, tu m’as dit hier que tu connaissais du monde, là, dans la ville. Tu devrais obtenir la permission du major et te faire conduire en voiture au Chêne, où tu passerais une bonne nuit dans un bon lit. Demain, si tu marches mieux, nous te reprendrons, en passant… Hein ? ça va-t-il ?

Dans Falaise même, le village près duquel on était campé, Maurice venait de retrouver un ancien ami de son père, un petit fermier, qui justement allait conduire sa fille au Chêne, près d’une tante, et dont le cheval, attelé à une légère carriole, attendait.

Mais, avec le major Bouroche, dès les premiers mots, les choses faillirent mal tourner.

— C’est mon pied qui s’est écorché, monsieur le docteur…

Du coup, Bouroche, secouant sa tête puissante, au mufle de lion, rugit :

— Je ne suis pas monsieur le docteur… Qui est-ce qui m’a foutu un soldat pareil ?

Et, comme Maurice, effaré, bégayait une excuse, il reprit :

— Je suis le major, entendez-vous, brute !

Puis, s’apercevant à qui il avait affaire, il dut éprouver quelque honte, il s’emporta davantage.

— Votre pied, la belle histoire !… Oui, oui, je vous autorise. Montez en voiture, montez en ballon. Nous avons assez de traîne-la-patte et de fricoteurs !

Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la carriole, ce dernier se retourna pour le remercier ; et les deux hommes tombèrent aux bras l’un de l’autre, comme s’ils n’avaient jamais dû se revoir. Est-ce qu’on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces Prussiens qui étaient là ? Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l’attachait déjà à ce garçon. Et, deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au revoir de la main ; et il quitta le camp, où l’on se préparait à allumer de grands feux, afin de tromper l’ennemi, pendant que l’on partirait, dans le plus grand silence, avant la pointe du jour.

En chemin, le petit fermier ne cessa de gémir sur l’abomination des temps. Il n’avait pas eu le courage de rester à Falaise ; et il regrettait déjà de ne plus y être, répétant qu’il était ruiné, si l’ennemi brûlait sa maison. Sa fille, une grande créature pâle, pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n’entendait pas, dormait assis, bercé par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d’une heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chêne. Il n’était pas sept heures, le crépuscule tombait à peine, lorsque le jeune homme, étonné et frissonnant, descendit au pont du canal, sur la place, en face de l’étroite maison jaune où il était né, où il avait passé vingt ans de son existence. C’était là qu’il se rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il répondit qu’il savait parfaitement où il allait, il le remercia mille fois de son obligeance.

Cependant, au centre de la petite place triangulaire, près du puits, il demeurait immobile, étourdi, la mémoire vide. Où donc allait-il ? Brusquement, il se souvint que c’était chez le notaire, dont la maison touchait celle où il avait grandi, et dont la mère, la très vieille et très bonne madame Desroches, à titre de voisine, le gâtait, lorsqu’il était enfant. Mais il reconnaissait à peine le Chêne, au milieu de l’extraordinaire agitation que causait, dans cette petite ville morte d’habitude, la présence d’un corps d’armée, campé aux portes, emplissant les rues d’officiers, d’estafettes, de gens à la suite, de rôdeurs et de traînards de toute espèce. Il retrouvait bien le canal traversant la ville de bout en bout, coupant la place centrale, dont l’étroit pont de pierre réunissait les deux triangles ; et c’était toujours bien, là-bas, sur l’autre rive, le marché avec sa toiture moussue, la rue Berond qui s’enfonçait à gauche, la route de Sedan qui filait à droite. Seulement, du côté où il était, il lui fallait lever les yeux, reconnaître le clocher ardoisé, au-dessus de la maison du notaire, pour être certain que c’était là le coin désert où il avait joué à la marelle, tellement la rue de Vouziers, en face de lui, jusqu’à l’Hôtel de Ville, bourdonnait d’un flot compact de foule. Sur la place, il semblait qu’on faisait le vide, que des hommes écartaient les curieux. Et là, occupant un large espace, derrière le puits, il fut étonné d’apercevoir comme un parc de voitures, de fourgons, de chariots, tout un campement de bagages qu’il avait certainement vus déjà.

Le soleil venait de disparaître dans l’eau toute droite et sanglante du canal, et Maurice se décidait, lorsqu’une femme, près de lui, qui le dévisageait depuis un instant, s’écria :

— Mais ce n’est pas Dieu possible ! vous êtes bien le fils Levasseur ?

Alors, lui-même reconnut madame Combette, la femme du pharmacien, dont la boutique était sur la place. Comme il lui expliquait qu’il allait demander un lit à la bonne madame Desroches, elle l’entraîna, agitée.

— Non, non, venez jusque chez nous. Je vais vous dire…

Puis, dans la pharmacie, quand elle eut soigneusement refermé la porte :

— Vous ne savez donc pas, mon cher garçon, que l’empereur est descendu chez les Desroches… On a réquisitionné la maison pour lui, et ils ne sont guère satisfaits du grand honneur, je vous assure. Quand on pense qu’on a forcé la pauvre vieille maman, une femme de soixante-dix ans passés, à donner sa chambre et à monter se coucher sous les toits, dans un lit de bonne !… Tenez, tout ce que vous voyez là, sur la place, c’est à l’empereur, ce sont ses malles enfin, vous comprenez !

En effet, Maurice se les rappela alors, ces voitures et ces fourgons, tout ce train superbe de la maison impériale, qu’il avait vu à Reims.

— Ah ! mon cher garçon, si vous saviez ce qu’on a tiré de là dedans, et de la vaisselle d’argent, et des bouteilles de vin, et des paniers de provisions et du beau linge, et de tout ! Pendant deux heures, ça n’a pas arrêté. Je me demande où ils ont pu fourrer tant de choses, car la maison n’est pas grande… Regardez, regardez ! en ont-ils allumé, un feu, dans la cuisine !

Il regardait la petite maison blanche, à deux étages, qui faisait l’angle de la place et de la rue de Vouziers, une maison d’aspect bourgeois et calme, dont il évoquait l’intérieur, l’allée centrale en bas, les quatre pièces de chaque étage, comme s’il y était entré la veille encore. En haut, vers l’angle, la fenêtre du premier, ouvrant sur la place, se trouvait éclairée déjà ; et la femme du pharmacien lui expliquait que cette chambre était celle de l’empereur. Mais, comme elle l’avait dit, ce qui flambait surtout, c’était la cuisine, dont la fenêtre, au rez-de-chaussée, donnait sur la rue de Vouziers. Jamais les habitants du Chêne n’avaient eu un pareil spectacle. Un flot de curieux, sans cesse renouvelé, barrait la rue, béant devant cette fournaise, où rôtissait et bouillait le dîner d’un empereur. Pour avoir un peu d’air, les cuisiniers avaient ouvert les vitres toutes grandes. Ils étaient trois, en vestes blanches éblouissantes, s’agitant devant des poulets enfilés dans une immense broche, remuant des sauces au fond d’énormes casseroles, dont le cuivre luisait comme de l’or. Et les vieillards ne se souvenaient pas d’avoir vu, au Lion d’Argent, même pour les plus grandes noces, autant de feu brûlant et autant de nourriture cuisant à la fois.

Combette, le pharmacien, un petit homme sec et remuant, rentra chez lui, très excité par tout ce qu’il venait de voir et d’entendre. Il semblait être dans le secret des choses, étant adjoint au maire. C’était vers trois heures et demie que Mac-Mahon avait télégraphié à Bazaine que l’arrivée du prince royal de Prusse à Châlons le forçait à se replier sur les places du Nord ; et une autre dépêche allait partir pour le ministre de la guerre, l’avertissant également de la retraite, lui expliquant le danger terrible où se trouvait l’armée d’être coupée et écrasée. La dépêche à Bazaine pouvait courir, si elle avait de bonnes jambes, car toutes les communications semblaient interrompues avec Metz depuis plusieurs jours. Mais, l’autre dépêche, c’était plus grave ; et, baissant la voix, le pharmacien raconta qu’il avait entendu un officier supérieur dire : « S’ils sont prévenus à Paris, nous sommes foutus ! » Personne n’ignorait avec quelle âpreté l’impératrice-régente et le conseil des ministres poussaient à la marche en avant. D’ailleurs, la confusion augmentait d’heure en heure, les renseignements les plus extraordinaires arrivaient sur l’approche des armées allemandes. Le prince royal de Prusse à Châlons, était-ce possible ? Et contre quelles troupes venait donc de se heurter le 7e corps, dans les défilés de l’Argonne ?

— À l’état-major, ils ne savent rien, continua le pharmacien en agitant désespérément les bras. Ah ! quel gâchis !… Enfin, tout va bien, si demain l’armée est en retraite.

Puis, brave homme au fond :

— Dites donc, mon jeune ami, je vais vous panser le pied, vous dînerez avec nous, et vous coucherez là-haut, dans la petite chambre de mon élève, qui a filé.

Mais, tourmenté du besoin de voir et de savoir, Maurice, avant tout, voulut absolument suivre sa première idée, en allant, en face, rendre visite à la vieille madame Desroches. Il fut surpris de ne pas être arrêté, à la porte, qui, dans le tumulte de la place, restait ouverte, sans même être gardée. Continuellement, du monde entrait et sortait, des officiers, des gens de service ; et il semblait que le branle de la cuisine flambante agitât la maison entière. Pourtant, il n’y avait pas une lumière dans l’escalier, il dut monter à tâtons. Au premier étage, il s’arrêta quelques secondes, le cœur battant, devant la porte de la pièce où il savait que se trouvait l’empereur ; mais, là, dans cette pièce, pas un bruit, un silence de mort. Et, en haut, au seuil de la chambre de bonne où elle avait dû se réfugier, la vieille madame Desroches eut d’abord peur de lui. Ensuite, quand elle l’eut reconnu :

— Ah ! mon enfant, dans quel affreux moment faut-il qu’on se retrouve !… Je la lui aurais donnée bien volontiers, ma maison, à l’empereur ; mais il a, avec lui, des gens trop mal élevés ! Si vous saviez comme ils ont tout pris, et ils vont tout brûler, tant ils font du feu !… Lui, le pauvre homme, a la mine d’un déterré et l’air si triste…

Puis, lorsque le jeune homme s’en alla, en la rassurant, elle l’accompagna, se pencha au-dessus de la rampe.

— Tenez ! murmura-t-elle, on le voit d’ici… Ah ! nous sommes bien tous perdus. Adieu, mon enfant !

Et Maurice resta planté sur une marche, dans les ténèbres de l’escalier. Le cou tordu, il apercevait, par une imposte vitrée, un spectacle dont il emporta l’inoubliable souvenir.

L’empereur était là, au fond de la pièce bourgeoise et froide, assis devant une petite table, sur laquelle son couvert était mis, éclairée à chaque bout d’un flambeau. Dans le fond, deux aides de camp se tenaient silencieux. Un maître d’hôtel, debout près de la table, attendait. Et le verre n’avait pas servi, le pain n’avait pas été touché, un blanc de poulet refroidissait au milieu de l’assiette. L’empereur, immobile, regardait la nappe, de ces yeux vacillants, troubles et pleins d’eau, qu’il avait déjà à Reims. Mais il semblait plus las, et, lorsque, se décidant, d’un air d’immense effort, il eut porté à ses lèvres deux bouchées, il repoussa tout le reste de la main. Il avait dîné. Une expression de souffrance, endurée secrètement, blêmit encore son pâle visage.

En bas, comme Maurice passait devant la salle à manger, la porte en fut brusquement ouverte, et il aperçut, dans le braisillement des bougies et la fumée des plats, une tablée d’écuyers, d’aides de camp, de chambellans, en train de vider les bouteilles des fourgons, d’engloutir les volailles et de torcher les sauces, au milieu de grands éclats de voix. La certitude de la retraite enchantait tout ce monde, depuis que la dépêche du maréchal était partie. Dans huit jours, à Paris, on aurait enfin des lits propres.

Maurice, alors, tout d’un coup, sentit la terrible fatigue qui l’accablait : c’était certain, l’armée entière se repliait, et il n’avait plus qu’à dormir, en attendant le passage du 7e corps. Il retraversa la place, se retrouva chez le pharmacien Combette, où, comme dans un rêve, il mangea. Puis, il lui sembla bien qu’on lui pansait le pied, qu’on le montait dans une chambre. Et ce fut la nuit noire, l’anéantissement. Il dormait, écrasé, sans un souffle. Mais, après un temps indéterminé, des heures ou des siècles, un frisson agita son sommeil, le souleva sur son séant, au milieu des ténèbres. Où était-il donc ? quel était ce roulement continu de tonnerre qui l’avait réveillé ? Tout de suite il se souvint, courut à la fenêtre, pour voir. En bas, dans l’obscurité, sur cette place aux nuits si calmes d’ordinaire, c’était de l’artillerie qui défilait, un trot sans fin d’hommes, de chevaux et de canons, dont les petites maisons mortes tremblaient. Une inquiétude irraisonnée le saisit, devant ce brusque départ. Quelle heure pouvait-il être ? Quatre heures sonnèrent à l’Hôtel de Ville. Et il s’efforçait de se rassurer, en se disant que c’était tout simplement là un commencement d’exécution des ordres de retraite donnés la veille, lorsqu’un spectacle, comme il tournait la tête, acheva de l’angoisser : la fenêtre du coin, chez le notaire, était toujours éclairée ; et l’ombre de l’empereur, à des intervalles égaux, s’y dessinait nettement, en un profil sombre.

Vivement, Maurice enfila son pantalon, pour descendre. Mais Combette parut, un bougeoir à la main, gesticulant.

— Je vous ai aperçu d’en bas, en revenant de la mairie, et je suis monté vous dire… Imaginez-vous qu’ils ne m’ont pas laissé coucher, voici deux heures que nous nous occupons de nouvelles réquisitions, le maire et moi… Oui, tout est changé, une fois encore. Ah ! il avait bougrement raison, l’officier qui ne voulait pas qu’on envoyât la dépêche à Paris !

Et il continua longtemps, en phrases coupées, sans ordre, et le jeune homme finit par comprendre, muet, le cœur serré. Vers minuit, une dépêche du ministre de la guerre à l’empereur était arrivée, en réponse à celle du maréchal. On n’en connaissait pas le texte exact ; mais un aide de camp avait dit tout haut, à l’Hôtel de Ville, que l’impératrice et le conseil des ministres craignaient une révolution à Paris, si, abandonnant Bazaine, l’empereur rentrait. La dépêche, mal renseignée sur les positions véritables des Allemands, ayant l’air de croire à une avance que l’armée de Châlons n’avait plus, exigeait la marche en avant, malgré tout, avec une fièvre de passion extraordinaire.

— L’empereur a fait appeler le maréchal, ajouta le pharmacien, et ils sont restés enfermés ensemble pendant près d’une heure. Naturellement, je ne sais pas ce qu’ils ont pu se dire, mais ce que tous les officiers m’ont répété, c’est qu’on ne bat plus en retraite et que la marche sur la Meuse est reprise… Nous venons de réquisitionner tous les fours de la ville pour le 1er corps, qui remplacera ici, demain matin, le 12e, dont l’artillerie, comme vous le voyez, part en ce moment pour la Besace… Cette fois, c’est bien fini, vous voilà en route pour la bataille !

Il s’arrêta. Lui aussi regardait la fenêtre éclairée, chez le notaire. Puis, à demi-voix, d’un air de curiosité songeuse :

— Hein ! qu’ont-ils pu se dire ?… C’est drôle tout de même, de se replier à six heures du soir, devant la menace d’un danger, et d’aller à minuit tête baissée dans ce danger, lorsque la situation reste identiquement la même !

Maurice écoutait toujours le roulement des canons, en bas, dans la petite ville noire, ce trot ininterrompu, ce flot d’hommes qui s’écoulait vers la Meuse, à l’inconnu terrible du lendemain. Et, sur les minces rideaux bourgeois de la fenêtre, il revoyait passer régulièrement l’ombre de l’empereur, le va-et-vient de ce malade que l’insomnie tenait debout, pris d’un besoin de mouvement, malgré sa souffrance, l’oreille emplie du bruit de ces chevaux et de ces soldats qu’il laissait envoyer à la mort. Ainsi, quelques heures avaient suffi, c’était maintenant le désastre décidé, accepté. Qu’avaient-ils pu se dire, en effet, cet empereur et ce maréchal, tous les deux avertis du malheur auquel on marchait, convaincus le soir de la défaite, dans les effroyables conditions où l’armée allait se trouver, ne pouvant le matin avoir changé d’avis, lorsque le péril grandissait à chaque heure ? Le plan du général de Palikao, la marche foudroyante sur Montmédy, déjà téméraire le 23, possible peut-être encore le 25, avec des soldats solides et un capitaine de génie, devenait, le 27, un acte de pure démence, au milieu des hésitations continuelles du commandement et de la démoralisation croissante des troupes. Si tous deux le savaient, pourquoi cédaient-ils aux impitoyables voix fouettant leur indécision ? Le maréchal, peut-être, n’était qu’une âme bornée et obéissante de soldat, grande dans son abnégation. Et l’empereur, qui ne commandait plus, attendait le destin. On leur demandait leur vie et la vie de l’armée : ils les donnaient. Ce fut la nuit du crime, la nuit abominable d’un assassinat de nation ; car l’armée dès lors se trouvait en détresse, cent mille hommes étaient envoyés au massacre.

En songeant à ces choses, désespéré et frémissant, Maurice suivait l’ombre, sur la mousseline légère de la bonne madame Desroches, l’ombre fiévreuse, piétinante, que semblait pousser l’impitoyable voix, venue de Paris. Cette nuit-là, l’impératrice n’avait-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât ? Marche ! marche ! sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l’extermination, afin que cette partie suprême de l’empire à l’agonie soit jouée jusqu’à la dernière carte. Marche ! marche ! meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d’une admiration émue, si tu veux qu’il pardonne à ta descendance ! Et sans doute l’empereur marchait à la mort. En bas, la cuisine ne flambait plus, les écuyers, les aides de camp, les chambellans dormaient, toute la maison était noire ; tandis que, seule, l’ombre allait et revenait sans cesse, résignée à la fatalité du sacrifice, au milieu de l’assourdissant vacarme du 12e corps, qui continuait de défiler, dans les ténèbres.

Soudain, Maurice songea que, si la marche en avant était reprise, le 7e corps ne remonterait pas par le Chêne ; et il se vit en arrière, séparé de son régiment, ayant déserté son poste. Il ne sentait plus la brûlure de son pied : un pansement habile, quelques heures d’absolu repos en avaient calmé la fièvre. Lorsque Combette lui eut donné des souliers à lui, de larges souliers où il était à l’aise, il voulut partir, partir à l’instant, espérant rencontrer encore le 106e sur la route du Chêne à Vouziers. Vainement, le pharmacien tâcha de le retenir, et il allait se décider à le reconduire en personne dans son cabriolet, battant la route au petit bonheur, quand son élève, Fernand, reparut, en expliquant qu’il revenait d’embrasser sa cousine. Ce fut ce grand garçon blême, l’air poltron, qui attela et qui emmena Maurice. Il n’était pas quatre heures, une pluie diluvienne ruisselait du ciel d’encre, les lanternes de la voiture pâlissaient, éclairant à peine le chemin, au milieu de la vaste campagne noyée, toute pleine de rumeurs immenses, qui, à chaque kilomètre, les faisaient s’arrêter, croyant au passage d’une armée.

Cependant, là-bas, devant Vouziers, Jean n’avait point dormi. Depuis que Maurice lui avait expliqué comment cette retraite allait tout sauver, il veillait, empêchant ses hommes de s’écarter, attendant l’ordre de départ, que les officiers pouvaient donner d’une minute à l’autre. Vers deux heures, dans l’obscurité profonde, que les feux étoilaient de rouge, un grand bruit de chevaux traversa le camp : c’était la cavalerie qui partait en avant-garde, vers Ballay et Quatre-Champs, afin de surveiller les routes de Boult-aux-Bois et de la Croix-aux-Bois. Une heure plus tard, l’infanterie et l’artillerie se mirent à leur tour en branle, quittant enfin ces positions de Falaise et de Chestres, que depuis deux grands jours elles s’entêtaient à défendre contre un ennemi qui ne venait point. Le ciel s’était couvert, la nuit restait profonde, et chaque régiment s’éloignait dans le plus grand silence, un défilé d’ombres se dérobant au fond des ténèbres. Mais tous les cœurs battaient d’allégresse, comme si l’on eût échappé à un guet-apens. On se voyait déjà sous les murs de Paris, à la veille de la revanche.

Dans l’épaisse nuit, Jean regardait. La route était bordée d’arbres, et il lui semblait bien qu’elle traversait de vastes prairies. Puis, des montées, des descentes se produisirent. On arrivait à un village, qui devait être Ballay, lorsque la lourde nuée dont le ciel était obscurci, creva en une pluie violente. Les hommes avaient déjà reçu tant d’eau, qu’ils ne se fâchaient même plus, enflant les épaules. Mais Ballay était dépassé ; et, à mesure qu’ils s’approchaient de Quatre-Champs, se levaient des rafales de vent furieux. Au delà, quand ils eurent monté sur le vaste plateau dont les terres nues vont jusqu’à Noirval, l’ouragan fit rage, ils furent battus par un effroyable déluge. Et ce fut au milieu de ces vastes terres, qu’un ordre de halte arrêta, un à un, tous les régiments. Le 7e corps entier, trente et quelques mille hommes, s’y trouva réuni, comme le jour naissait, un jour boueux dans un ruissellement d’eau grise. Que se passait-il ? pourquoi cette halte ? Une inquiétude courait déjà dans les rangs, certains prétendaient que les ordres de marche venaient d’être changés. On leur avait fait mettre l’arme au pied, avec défense de rompre les rangs et de s’asseoir. Par instants, le vent balayait le haut plateau avec une violence telle, qu’ils devaient se serrer les uns contre les autres, pour n’être pas emportés. La pluie les aveuglait, leur lardait la peau, une pluie glaciale qui coulait sous leurs vêtements. Et deux heures s’écoulèrent, une interminable attente, on ne savait pourquoi, au milieu de l’angoisse qui de nouveau serrait tous les cœurs.

Jean, à mesure que le jour grandissait, tâchait de s’orienter. On lui avait montré, au nord-ouest, de l’autre côté de Quatre-Champs, le chemin du Chêne, qui filait sur un coteau. Alors, pourquoi avait-on tourné à droite, au lieu de tourner à gauche ? Puis, ce qui l’intéressait, c’était l’état-major installé à la Converserie, une ferme plantée au bord du plateau. On y semblait très effaré, des officiers couraient, discutaient, avec de grands gestes. Et rien ne venait, que pouvaient-ils attendre ? Le plateau était une sorte de cirque, des chaumes à l’infini, que dominaient, au nord et à l’est, des hauteurs boisées ; vers le sud, s’étendaient des bois épais ; tandis que, par une échappée, à l’ouest, on apercevait la vallée de l’Aisne, avec les petites maisons blanches de Vouziers. En dessous de la Converserie, pointait le clocher d’ardoises de Quatre-Champs, noyé dans l’averse enragée, sous laquelle semblaient se fondre les quelques pauvres toits moussus du village. Et, comme Jean enfilait du regard la rue montante, il distingua très bien un cabriolet arrivant au grand trot, par la chaussée caillouteuse, changée en torrent.

C’était Maurice, qui, enfin, du coteau d’en face, à un coude de la route, venait d’apercevoir le 7e corps. Depuis deux heures, il battait le pays, trompé par les renseignements d’un paysan, égaré par la mauvaise volonté sournoise de son conducteur, à qui la peur des Prussiens donnait la fièvre. Dès qu’il atteignit la ferme, il sauta de voiture, trouva tout de suite son régiment.

Jean, stupéfait, lui cria :

— Comment, c’est toi ! Pourquoi donc ? puisque nous allions te reprendre !

D’un geste, Maurice conta sa colère et sa peine.

— Ah ! oui… On ne remonte plus par là, c’est par là-bas qu’on va, pour y crever tous !

— Bon ! dit l’autre, tout pâle, après un silence. On se fera au moins casser la gueule ensemble.

Et, comme ils s’étaient quittés, les deux hommes se retrouvèrent, en s’embrassant. Sous la pluie battante qui continuait, le simple soldat rentra dans le rang, tandis que le caporal donnait l’exemple, ruisselant, sans une plainte.

Mais la nouvelle, maintenant, courait, certaine. On ne se repliait plus sur Paris, on marchait de nouveau vers la Meuse. Un aide de camp du maréchal venait d’apporter au 7e corps l’ordre d’aller camper à Nouart ; tandis que le 5e, se dirigeant sur Beauclair, prendrait la droite de l’armée, et que le 1er remplacerait au Chêne le 12e, en marche sur la Besace, à l’aile gauche. Et, si, depuis près de trois heures, trente et quelques mille hommes restaient là, l’arme au pied, à attendre, sous les furieuses rafales, c’était que le général Douay, au milieu de la confusion déplorable de ce nouveau changement de front, éprouvait l’inquiétude la plus vive sur le sort du convoi, envoyé en avant, la veille, vers Chagny. Il fallait bien attendre qu’il eût rallié le corps. On racontait que ce convoi avait été coupé par celui du 12e corps, au Chêne. D’autre part, une partie du matériel, toutes les forges d’artillerie, s’étant trompées de route, revenaient de Terron par la route de Vouziers, où elles allaient sûrement tomber entre les mains des Allemands. Jamais désordre ne fut plus grand, et jamais anxiété plus vive.

Alors, parmi les soldats, il y eut un véritable désespoir. Beaucoup voulaient s’asseoir sur leurs sacs, dans la boue de ce plateau détrempé, et attendre la mort, sous la pluie. Ils ricanaient, ils insultaient les chefs : ah ! de fameux chefs, sans cervelle, défaisant le soir ce qu’ils avaient fait le matin, flânant quand l’ennemi n’était pas là, filant dès qu’il apparaissait ! Une démoralisation dernière achevait de faire de cette armée un troupeau sans foi, sans discipline, qu’on menait à la boucherie, par les hasards de la route. Là-bas, vers Vouziers, une fusillade venait d’éclater, des coups de feu échangés entre l’arrière-garde du 7e corps et l’avant-garde des troupes allemandes ; et, depuis un instant, tous les regards se tournaient vers la vallée de l’Aisne, où, dans une éclaircie du ciel, montaient les tourbillons d’une épaisse fumée noire : on sut que c’était le village de Falaise qui brûlait, incendié par les uhlans. Une rage s’emparait des hommes. Quoi donc ? les Prussiens étaient là, maintenant ! On les avait attendus deux jours, pour leur donner le temps d’arriver. Puis, on décampait. Obscurément, au fond des plus bornés, montait la colère de l’irréparable faute commise, cette attente imbécile, ce piège dans lequel on était tombé : les éclaireurs de la ive armée amusant la brigade Bordas, arrêtant, immobilisant un à un tous les corps de l’armée de Châlons, pour permettre au prince royal de Prusse d’accourir avec la iiie armée. Et, à cette heure, grâce à l’ignorance du maréchal, qui ne savait encore quelles troupes il avait devant lui, la jonction se faisait, le 7e corps et le 5e allaient être harcelés, sous la continuelle menace d’un désastre.

Maurice, à l’horizon, regardait flamber Falaise. Mais il y eut un soulagement : le convoi qu’on avait cru perdu, déboucha du chemin du Chêne. Tout de suite, pendant que la 1re  division restait à Quatre-Champs, pour attendre et protéger l’interminable défilé des bagages, la 2e se remettait en branle et gagnait Boult-aux-Bois par la forêt, pendant que la 3e se postait, à gauche, sur les hauteurs de Belleville, afin d’assurer les communications. Et, comme le 106e enfin, au moment où redoublait la pluie, quittait le plateau, reprenant la marche scélérate vers la Meuse, à l’inconnu, Maurice revit l’ombre de l’empereur, allant et revenant d’un train morne, sur les petits rideaux de la vieille madame Desroches. Ah ! cette armée de la désespérance, cette armée en perdition qu’on envoyait à un écrasement certain, pour le salut d’une dynastie ! Marche, marche, sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l’extermination !