La Culture des idées/Le Paganisme éternel

(p. 135-201).

                                 V


                           UNE RELIGION D’ART
                                   I

A une époque où presque toute la sensibilité, presque toute la foi, presque tout l’amour se sont réfugiés dans l’art, et où, par surcroît, ce mot, jadis mystérieux et pur, se trouve compromis en plus d’une aventure, il nous manquait évidemment, à côté de la religion de l’art, la religion d’art : l’invention est récente et due à M. Huysmans ; elle est curieuse et peut servir de prétexte à quelques réflexions.

Tout d’abord, puisqu’il n’y a pas aujourd’hui d’art religieux, la tentative d’union entre la religion et l’art ne pouvait se faire qu’au moyen de l’archéologie. La Cathédrale est donc, comme tous les derniers livres du même auteur, depuis A Rebours, un roman didactique. Le genre n’est pas nouveau, il a été de tout temps cultivé par les écrivains chez lesquels le goût du savoir n’a pas entièrement tué l’imagination ; ou qui, incapables d’user alternativement de leurs lectures et de leurs inventions, se résignent à entremêler la fiction et le document ; ou encore qu’un besoin de prosélytisme porte à choisir pour messager d’un enseignement, d’une morale, de vérités peu amènes, la nef des Argonautes ou le cheval des Quatre Fils Aymon. Il y a un peu de ces trois causes dans le didactisme invétéré de M. Huysmans ; mais surtout, si, lorsqu’il écrit ses livres, il n’y mettait pas ses lectures, il n’aurait rien à y mettre ; chez lui l’imagination est plutôt soutenue que découragée par le document ; sans ce cordial elle tomberait vite aux récriminations d’A vau l’eau, roman que la moelle de quelque vieux traité de cuisine suffirait peut-être à rendre tout à fait représentatif d’un caractère. Que M. Folantin, entre deux repas vagues, médite sur une page du « Cuisinier royal » ou du « Paticier François », et nous avons un livre du type même de la Cathédrale. Sur les seize chapitres de ce dernier roman, deux commencent et trois finissent par des considérations de ménage ou de cuisine. Ses tentatives d’érudition ne pouvaient donc influencer que très heureusement M. Huysmans en lui montrant, dans les livres, ce qu’il aurait toujours été incapable de trouver dans la vie : l’oubli, au moins accidentel, des vulgaires ennuis de la vie.

La plupart des romans didactiques pèchent également par l’insuffisance et par l’inexactitude. A l’insuffisance, il faut se résigner ; un roman n’est pas un traité. Si, dans A Rebours, au lieu de se borner à résumer, en une phrase pittoresque et juste, les appréciations motivées et savantes des deux premiers volumes d’Ebert, le romancier avait passé deux ans à lire lui-même les poètes qu’il vantait, l’abondance des documents l’eût peut-être incliné à donner à cette partie de son livre une ampleur désagréable ; et si, pour écrire l’histoire de Gilles de Rais, il lui avait fallu compulser lui-même les archives, déchiffrer les originaux du procès, Là-bas serait peut-être encore sur le chantier. L’insuffisance de la documentation dans un roman didactique ou historique est donc une des conditions de l’exécution même du roman et, d’autre part, ce qu’on y perd de science ou d’histoire, l’art peut le compenser si bien que le lecteur le plus exigeant s’y trouve satisfait ; c’est ce qui arriva pour Là-bas, où il y a des chapitres admirables, supérieurs par la puissance de l’incantation verbale aux pages trop déclamatoires de la Sorcière. L’inexactitude serait un défaut plus grave ; M. Huysmans, appuyé sur des érudits sérieux, s’en est presque toujours garé jusqu’ici ; mais, et c’est là le danger du mélange de la science et de l’imagination, on ne sait pas toujours où finit l’exactitude et où commence la fantaisie. Que d’hystériques abbés, que de femmes folles de leurs nerfs se sont laissé prendre au réalisme du fameux tableau de la Messe Noire, entièrement tiré cependant d’une imagination, alors satanique. Il est à peine besoin d’affirmer que jamais d’aussi grotesques et d’aussi exécrables cérémonies n’ordonnèrent, en aucun temps ni en aucun pays, leurs farandoles obscènes et sacrilèges.

Le sabbat, qui n’exista jamais que dans les cerveaux hallucinés des pauvres sorcières, se déroulait selon des liturgies très différentes et surtout malpropres ; il ne reçut le nom de Messe Noire que par équivoque, puisque la vraie Messe Noire, telle qu’elle fut encore dite sur le corps nu de la Montespan, était une cérémonie de conjuration, absolument secrète, et dont le secret seul garantissait l’efficacité. La fantaisie de M. Huysmans, si elle a eu, car la crédulité du public est illimitée, certaines conséquences pénibles, n’en était pas moins tout à fait légitime ; le romanesque est à sa place dans un roman : attendre, pour raconter un chanoine Docre, de rencontrer en chemin son véritable frère diabolique, on ne peut vraiment pas exiger cela, même d’un romancier didactique.

Avec la Cathédrale, aucune surprise de ce genre n’était à craindre ; la fantaisie n’a aucune place dans ce roman ; elle y en a trop peu. Quant aux inexactitudes qu’on y peut relever en assez grand nombre, elles sont presque toutes d’un genre particulier, du genre ecclésiastique. L’auteur n’avait pas besoin de nous informer qu’il s’est, pour ce livre, documenté près de moines, de prêtres et en des livres pieux ; cela est évident.


                                   II

Pour écrire En Route et la Cathédrale, il faut être catholique, non seulement de naissance et de baptême, mais de foi et de mœurs. Il y a donc aujourd’hui même une littérature catholique, une littérature qui n’existerait pas sans écrivains catholiques. S’agit-il d’anomalies, ou sommes-nous en présence de faits tout à fait logiques, raisonnables, liés à un passé immédiat ? Je ne crois pas qu’il y ait aucune singularité à être catholique en un siècle où le furent presque tous les plus excellents poètes et quelques-uns des plus grands écrivains, de Chateaubriand à Villiers de l’Isle-Adam. Que cette croyance ne semble pas correspondre à l’orientation présente des intelligences, cela est clair, mais une attitude n’est-elle acceptable que conforme à l’attitude générale ? D’ailleurs, si on peut faire l’anatomie d’une croyance ou d’une conviction, il est impossible et illégitime d’aller plus loin. L’excommunication n’est pas un geste philosophique.

Je crois que le catholicisme, en France, fait partie de la tradition littéraire.

Le catholicisme est le christianisme paganisé. Religion à la fois mystique et sensuelle, il peut satisfaire, et il a satisfait uniquement, pendant longtemps, les deux tendances primordiales et contradictoires de l’humanité, qui sont de vivre à la fois dans le fini et dans l’infini, ou, en termes plus acceptables, dans la sensation et dans l’intelligence.

Depuis Constantin jusqu’à la Renaissance, le catholicisme a développé normalement les deux principes qui le constituent et, sans l’intervention de Luther, il est très probable que le principe païen, d’art et de beauté, eût acquis autant de force que le principe évangélique, de renoncement et de mortification. Léon X et Jules II pouvaient vraiment se glorifier du nom de Pontifex maximus ; ils étaient vraiment à la fois le successeur de saint Pierre et le successeur du grand-prêtre de Jupiter Capitolin : Luther et Calvin, les grands affirmateurs de l’Évangile, les durs sectateurs de saint Paul, les ennemis de Rome et de la gloire romaine, entraînèrent toute la chrétienté dans leurs erreurs tristes ; le catholicisme, se niant lui-même, accepta le sacrifice d’un de ses éléments naturels ; il détruisit lui-même l’un de ses principes de vie, et, vaincue, l’Église devint peu à peu ce qu’elle est aujourd’hui, un protestantisme hiérarchisé, aussi froid, aussi haineux de tout art et de toute beauté sensible, mais d’intelligence moins libérale, peut-être, plus recroquevillée encore, soumise à la fois à un passé qu’elle respecte sans l’aimer, et à un présent qui épouvante sa décrépitude.

En France, au XVIIe siècle, la réaction contre le protestantisme se fit dans un paganisme moyen, élégant et superficiel ; après la crise janséniste, il y eut une nouvelle réaction de la liberté, mais elle se fit dans la débauche et dans la littérature galante ; le moment philosophique fut bref et sans influence populaire ; après la période d’abêtissement sentimental provoqué par les ridicules disciples de Jean-Jacques, Chateaubriand retrouva d’un seul coup le catholicisme, le moyen âge et la tradition. Tout le siècle est dominé par ce grand fait littéraire.

Littéraire, car il ne s’agit même pas de supposer légitime le droit unique à la vérité absolue qu’une religion proclame. Il ne s’agit pas de vérité. En Grèce, la vraie religion était la religion des temples. En France, la vraie religion est la religion des clochers. Autour du clocher sous lequel on prie, les danses lupercales signifient que les dieux n’ont cédé au Christ que la moitié de leur royaume. Un jeune poète catholique a appelé la sainte Vierge « cette belle nymphe », voilà la vraie tradition du catholicisme populaire. Aucune religion n’est jamais morte, ni ne mourra jamais ; celle dont le nom s’abolit revit dans celle qui resplendit au grand jour. En plusieurs temples d’Italie, on ne prit même pas le soin, au Ve siècle, de changer les statues vénérées, et Déméter nourrice devint tout naturellement une Vierge à l’enfant[1] : en quelques autres, même en Gaule, on garda le nom du dieu avec la statue de jadis et le culte, changé dans la croyance des prêtres, demeura immuable dans la croyance du peuple. Vénus est toujours aimée sous le vocable de sainte Venise, que l’imagerie représente toute nue avec seulement un ruban autour des reins[2]. Exemple admirable de la persévérance du peuple ! Ozanam a parfaitement démontré qu’au moment où, par un coup d’État, le christianisme devint la religion officielle de l’Empire, le paganisme était encore plein de force et de vie ; de là son influence sur la religion nouvelle qui, ne pouvant le détruire, l’absorba sans même le transformer. Cependant, dès les premiers siècles, il y eut dans l’Église un parti très opposé à ce qu’on appelait, sans en comprendre l’importance, les superstitions populaires ; c’était le parti évangélique, qui ne devait entièrement triompher, dans l’Europe du Nord, qu’avec la Réforme[3].

Le culte des saints et des dieux sanctifiés engendra les églises. Les églises catholiques, comme les temples de l’Égypte ancienne, sont des tombeaux ; elles ne furent pas construites en l’honneur de Dieu seul ; leur prétexte fut presque toujours d’abriter le corps d’un bienheureux ou d’un thaumaturge, le simulacre d’une divinité traditionnelle, à peine rebaptisée par une piété innocente. Les églises furent la nécessité de l’art chrétien, et ainsi la nudité apostolique dut revêtir l’or des idoles et la pourpre des empereurs. Au XIIe siècle, le paganisme est restauré dans toute sa splendeur. L’église, partout où la dévotion est assez riche, est devenue la cathédrale. L’Europe est couverte de cathédrales ; la prairie a toutes ses fleurs matinales et un peuple immense, sorti de ses ruches, va de fleur en fleur, de sanctuaire en sanctuaire, cueillant des indulgences, des réconforts, des grâces, des guérisons, la force de vivre joyeux en un siècle dur. Les béquilles du temple d’Éphèse s’amoncellent sous les voûtes de la cathédrale de Chartres, où une belle idole, naguère apportée d’Orient, bénit les fidèles ivres et se fait vénérer sous le nom de Vierge noire. L’art catholique, comme la religion elle-même, est la suite naturelle et logique de l’art païen.

On ne peut entrer ici dans le détail, ni énumérer les preuves d’une manière de voir qui paraîtra peut-être hasardée à ceux qui ne connaissent que la surface de l’histoire ; on ne peut davantage discuter aucune des opinions reçues, mais cette affirmation des partielles origines païennes du catholicisme ne nous fait pas méconnaître, on s’en doute, ce que l’Évangile, les pères de l’Église, saint Benoît et ses moines apportèrent de nouveau et de purement spirituel dans l’idée religieuse ; cependant, et même sur ce point, il faudrait étudier les Alexandrins et comprendre que le mysticisme, qui a pris dans le catholicisme une forme catholique, n’est pas autre chose que celui qui prenait, dans Proclus, une forme mythologique. Le symbolisme chrétien n’est lui-même qu’une transposition du symbolisme néoplatonicien ; on ne sait si tel gnostique fut chrétien ou philosophe et il est difficile de faire dans le pseudo-aréopagite, la part des rêveries orientales et la part de l’enseignement patristique. Là encore, dans la suite des temps, la fusion se fit si intime que, sans le chercher et sans le vouloir, le catholicisme spéculatif s’assimila et nous a conservé un nombre infini de notions parfaitement contradictoires avec l’esprit de l’Évangile et avec la religion de saint Paul : un christianisme pur eût rejeté toute la tradition pythagoricienne ; le catholicisme, fidèle à son nom, nous a transmis, au milieu de la religion du Christ, à peu près toutes les superstitions et toutes les théogonies orientales.

Il nous a conservé encore et transmis directement la tradition littéraire gréco-romaine. Ceci est plus connu et moins contesté. On sait maintenant qu’il n’y eut pas de « renaissance » au XVe siècle ; on sait que, en aucun moment des siècles antérieurs, les lettres latines n’avaient cessé d’être cultivées et que Virgile fut, durant tout le moyen âge, en Italie, en France, en Allemagne, non seulement lu, mais vénéré, non seulement commenté, mais imité. Le rôle des humanistes fut cependant important : de même que les protestants voulaient purger le christianisme de son élément païen, les humanistes voulurent éliminer de la littérature tous les éléments chrétiens. Les uns et les autres réussirent ; mais, tandis que la tradition littéraire a été renouée par le romantisme, la tradition religieuse est restée brisée. La littérature n’est demeurée que pendant trois siècles étrangère à l’âme humaine à laquelle on substituait l’âme héroïque et poncive ; la religion privée de l’art païen, qui était sa force populaire, est devenue et est restée une philosophie de sacristie et une morale de confessionnal ; elle n’a plus d’influence sur l’esprit secret des races, qui est avide de beauté corporelle et de magnificence ; rien de trop ; elle s’est fait mitoyenne entre tout ; elle est devenue le centre médiocre de la médiocrité universelle.

III

Cependant l’Église a des archives, une histoire, celle de sa beauté passée : c’est dans cette poussière resplendissante que se réfugient encore certaines intelligences et certains talents. Chateaubriand, pour exhumer le catholicisme, n’eut qu’à laisser son génie se souvenir d’une enfance jadis enivrée de fêtes et de légendes ; ses œuvres historiques et apologétiques eurent une grande influence sur le développement du romantisme français ; elles rendirent possible la grandiose archéologie de Victor Hugo, aussi bien que le sentimentalisme religieux de Lamartine ; si l’on néglige tout l’intermédiaire, on les voit, vers la fin du siècle, aboutir selon leurs canaux, à Sagesse, à la trilogie apologétique de M. Huysmans : la Cathédrale essaie de refaire avec des moyens nouveaux, plus restreints, mais plus persévérants, avec des outils moins brillants, mais plus aigus, le Génie du christianisme. L’écrivain d’aujourd’hui a lu aussi Notre-Dame de Paris, et aussi quelques autres livres ; il doit à Chateaubriand l’esprit apologiste ; à Victor Hugo, l’amour des pierres sculptées ; aux autres, tout le reste.

L’intention apologétique de M. Huysmans est certaine, quoique discrète. Il veut prouver qu’il y a, ou plutôt qu’il y a eu, un art catholique, symbolique et mystique, très supérieur, surtout par l’expression, à tous les arts profanes, antiques ou nouveaux ; il étudie l’architecture, d’après la cathédrale de Chartres, la peinture d’après les primitifs et surtout Fra Angelico, la musique d’après le plain-chant grégorien, la mystique et la symbolique, d’après les saints, les théologiens et les compilateurs du moyen âge ; comme centre au roman, une page de l’histoire d’un écrivain converti qui tente le renoncement et commence par vouer tout son talent à la défense de l’art religieux ; le sentiment est représenté par des effusions d’amour pieux versées aux pieds de Notre-Dame ; les personnages, hormis peut-être celui d’une servante dévote et mystique, silhouette curieuse, sont de la psychologie la plus rudimentaire ; le directeur de conscience, l’abbé Gévresin, apparaît d’une nullité extraordinaire, presque phénoménale ; l’abbé Plomb est un archéologue de province sans caractère particulier qu’une mémoire baroque où se sont logées, à l’exclusion de toute notion sensée, les seules singularités de la symbolique et la seule histoire de la cathédrale de Chartres ; non moins versé dans le même genre de connaissances, le héros du livre, Durtal, exhibe, en plus, une âme de jeune communiant, et l’esprit sarcastique d’un critique d’art, aigre quoique dévotieux, partial quoique renseigné. Avec de tels éléments le roman devait, comme tel, être d’un intérêt nul ; sa valeur littéraire lui est donnée par de superbes pages descriptives, mais où la description s’élève parfois jusqu’à donner la raison des choses, au moins la raison symbolique, au moins la raison théologique. Le clergé, s’il lit ce livre, sera surpris de ne pas le comprendre, tout d’abord, car ses maîtres lui cachent avec soin la connaissance de la beauté sensible et, pour entendre (un peu) le symbolisme, il faut une science préliminaire de l’art et de la nature. Il y a dans des gestes, dans des regards, dans des draperies, telle intention secrète à la fois de beauté et de prière qui dépasse l’ordinaire intelligence d’un séminariste gavé de théologie liguorienne. Cette partie du livre de M. Huysmans, nef autour de laquelle se rangent les petites chapelles et plusieurs autels privilégiés, cette partie de théologie sculpturale est réellement supérieure et, le talent réservé pour être loué à part, il faudrait encore admirer la patience de l’auteur, le long d’études compliquées, lentes et troubles, auxquelles rien ne le préparait que la foi et où, finalement, il a dépassé ses maîtres. Il y a aussi en tout cela un goût de beauté pure, un sensualisme mystique, qui furent catholiques, mais qui ne le sont plus ; c’est là l’innovation, ou le renouveau : heureux d’être devenu un bon chrétien, et peut-être sur la voie de devenir quelque chose de plus et de plus rare, M. Huysmans, s’il est prêt à quelques renoncements, semble mal disposé à répudier ce qu’il y a de païen dans le catholicisme, l’art. Par cela, son catholicisme est presque complet ; il lui manque encore, en sa métamorphose et pour s’adapter entièrement à la vieille tradition romaine, de ne pas mépriser la sorte d’art qui est une production naturelle du génie humain et, en somme, une création d’ordre divin et surnaturel, absolument au même titre que l’art d’inspiration liturgique. De ce que le Couronnement de la Vierge, de Fra Angelico, est « encore supérieure à tout ce que l’enthousiasme en voulut dire », s’ensuit-il qu’Ingres n’ait eu aucun génie ? Tel est cependant le parti pris de l’apologiste que, pour vanter Dieu, il dénigre la Nature et que, pour complaire à ses frères et tenter les infidèles, il exclut de la communion universelle les plus grands esprits créateurs, s’ils n’ont pas le front marqué de la symbolique cendre. Cette méthode n’est point inédite ; elle fut celle du violent et superbe Tertullien, celle de l’autoritaire et rigoureux saint Bernard, mais jamais celle des papes romains qui firent de Rome la double capitale du christianisme et du paganisme et qui, peut-être dès les temps anciens, rangèrent autour d’eux, témoins de leur double souveraineté, les reliques des saints nouveaux et les effigies des anciens dieux.

Il y a un art catholique ; il n’y a pas d’art chrétien ; le christianisme évangélique est essentiellement opposé à toute représentation de la beauté sensible, soit d’après le corps humain, soit d’après le reste de la nature. Saint Paul ne sait pas ce que c’est qu’un temple chrétien ; encore moins, une statue chrétienne ; il n’a pas la notion qu’une chose belle puisse être un ornement ajouté à la beauté d’un cœur pur. Si un tel christianisme s’était développé, les civilisations anciennes nous seraient inconnues ; la religion de saint Paul demandait impérativement la destruction des temples qui sont devenus les basiliques italiennes, le brisement des idoles, ces statues qui ont conservé dans le monde l’idée d’un art désintéressé et purement humain ; la littérature profane eût été annihilée comme le reste ; la propagation de l’Évangile eût été la propagation de la barbarie et, pour tout dire, la croix aurait été un fléau aussi affreux et aussi destructeur que le croissant ; les deux filles de la Bible auraient couvert le monde de ruines, de troupeaux et de tentes en poil de chameau. C’était le métier de saint Paul de tisser des tentes : jamais métier ne symbolisa mieux le caractère d’un homme. Le premier soin des chrétiens qui voulurent ramener la religion à sa candeur première fut l’iconoclastie la plus furieuse. Zwingle, à Zurich, fit briser les verrières, rompre les statues, brûler les missels enluminés. En entrant dans l’église de Tous-les-Saints, à Wittenberg, Carlostadt cria le verset du Deutéronome : « Tu ne feras point d’images taillées ! », signal de dévastation immédiatement compris de la plèbe qui suivait le triste énergumène.

Je me souviens de n’avoir pu voir sans émotion ce que les calvinistes de Hollande ont fait de leurs cathédrales. Tous ceux qui sont entrés à Saint-Laurent de Rotterdam savent que le christianisme, dès qu’il prétend à retourner à la simplicité évangélique, se complaît, non dans l’austérité, mais dans la banalité : une salle de conférences à vitres et à gradins, voilà ce que les Barbares prétendaient faire de Notre-Dame de Chartres. L’idéal chrétien, en architecture, est tout pareil à l’idéal démocratique : c’est le groupe scolaire, et ni l’une ni l’autre de ces inspirations n’est capable de produire un bâtiment égal en beauté à la grange où, au XIIIe siècle, les cisterciens de Lisseweghe serraient leurs moissons[4]. Il est d’ailleurs fréquent que les abbayes cisterciennes soient, au contraire, d’une nudité presque désolée. Saint Bernard, en réformant l’ordre de Cîteaux, qui est devenu la Trappe, n’eut aucunement l’intention de permettre le déploiement de grandioses architectures ; fidèle en cela au pur esprit évangélique, il réprouva le luxe et méprisa l’art, comme plus tard saint François d’Assise. Chaque fois que le christianisme, par les moines ou par les révolutionnaires, voulut s’astreindre à plus de conformité avec l’enseignement apostolique, il dut rejeter tout ce qu’il y avait de païen, de beau et, par conséquent, de sensuel dans la religion romaine. Il n’y a pas d’art chrétien ; les deux mots sont contradictoires, et voilà pourquoi, même en un livre presque de dévotion, si l’on parle de peinture, il faut prendre garde que même la « symbolique des tons » ne préserva pas l’Angelico d’être avant tout un peintre, un homme qui aime la couleur et les formes, un homme dont les yeux se réjouissent à la vue de la beauté.


                                   IV

L’art catholique, l’art du moyen âge fut-il, autant que le pense M. Huysmans, autant qu’il a cru le découvrir, minutieusement subjugué par les règles, ou plutôt par les usages de la symbolique ? Cela semble inadmissible. On concédera difficilement que Fra Angelico n’employa pas de brun dans son Couronnement parce que cette couleur, « composée de noir et de rouge, de fumée obscurcissant le feu divin, » est satanique ; pas de violet, pas de gris, pas d’orangé : parce que le violet dit le deuil ; le gris, la tiédeur ; l’orangé, le mensonge. L’abstention du peintre trouverait sans doute des explications moins extraordinaires. Et si les nefs de Bourges sont au nombre de cinq et celles d’Anvers au nombre de sept, est-ce vraiment en l’honneur des Cinq Plaies ou en l’honneur des Sept Dons du Paraclet ? Que, dans la disposition la plus ordinaire, trois nefs et un triple portail, il y ait une allusion à la Trinité, c’est moins invraisemblable, quoique rien ne le certifie ; mais que l’on ajoute des détails sur la symbolique du toit, des ardoises et des tuiles ; qu’on nous affirme que, d’après Hugues de Saint-Victor, l’assemblage des pierres d’une cathédrale signifie le mélange des laïques et des clercs, nous avons plutôt envie de sourire que de nous compoindre, et, par surcroît, nous serons presque indignés que l’on choisisse l’occasion d’une citation presque absurde pour écrire le nom du plus original et du plus grand des mystiques du moyen âge[5]. En toute cette symbolique de la cathédrale, M. Huysmans ne fait qu’une rapide allusion à la basilique, et passe. Cependant la cathédrale gothique, par l’intermédiaire de l’art romain, est certainement née de la basilique, au moins de la basilique syrienne, dont les plans furent très anciennement connus et imités en Gaule. Si les cathédrales sont le développement des basiliques, monuments auxquels la symbolique ne peut s’adapter, il s’en suit que la symbolique est postérieure aux églises ; qu’elle peut en donner une explication quelquefois curieuse, mais jamais certaine. Il en est naturellement de même pour ce qu’on appelle le mobilier religieux, dont l’origine est antérieure au christianisme. On aurait bien surpris les martyrs qui refusaient d’encenser les idoles en leur disant que l’encensoir deviendrait un instrument pieux. Peut-être que la signification symbolique départie à ces accessoires du culte fut une sorte de baptême conféré à des objets depuis longtemps en usage dans les cérémonies liturgiques des anciennes religions. On sait qu’une lampe brûlait perpétuellement, dans certains temples, dans ceux de Minerve, d’Apollon, de Jupiter Ammon ; et déjà l’huile devait être pure et tirée des seules olives. La lampe éternelle était alors le symbole du feu ou du soleil ; elle ne parle pas plus clairement aujourd’hui. Les prêtres d’Isis portaient la tonsure en couronne, comme les plus anciens moines ; on distribuait du pain bénit au nom de Minerve, qui, comme Diane, protégeait des confréries de jeunes filles, des Enfants de Marie. Il ne serait pas sans intérêt d’étudier ces transpositions et cela vaudrait peut-être mieux que d’accepter, sans les expliquer, les opinions de Méliton ou de Durand de Mende[6].

L’origine païenne du symbolisme des catacombes est certaine ; c’est la mythologie qui fournit les éléments décoratifs aux tombeaux des premiers martyrs. Loin de tenter un art nouveau, les chrétiens acceptèrent celui qui était alors familier à tous et, sauf le type, d’ailleurs admirable, de l’Orante, ils n’inventèrent d’abord presque rien. Les Victoires, les Amours, la Méduse, Prométhée, les Dioscures, les Saisons, Icare, Silène, les Fleuves, Psyché et l’Amour, voilà des sujets que l’on rencontre fréquemment dans la décoration des catacombes. Avaient-ils pris pour les chrétiens un sens nouveau ? On ne le croit pas. Cependant la Vigne, funéraire chez les Romains, assume dans les catacombes, où elle est fréquente, un sens tout opposé ; elle représente la vie et le Christ, sans doute en conformité avec le chapitre XV de l’évangile selon saint Jean. Orphée eut de bonne heure une légende chrétienne ; saint Augustin lui donne, comme aux sibylles, la valeur d’un prophète ; dans les catacombes, il est préfiguratif du Christ, par sa douceur, le charme de sa voix et sa mort douloureuse. Il n’est jamais représenté avec Eurydice, mais seul et entouré d’animaux qui écoulent les sons de sa lyre. Voilà, prise sur le fait, la déformation chrétienne d’un symbole antérieur. Peu à peu, réduit à un seul agneau comme auditoire, Orphée s’identifia avec le Bon Pasteur, et de cette dernière figuration, il ne resta finalement, dans la symbolique chrétienne, que l’Agneau. On a cru que le Bon Pasteur était une transposition de l’Apollon Criophore, mais rien ne l’a encore prouvé, quoique cela soit possible. Ainsi, dans l’art catholique, l’idée vient du christianisme, et la figuration, du paganisme.

M. Huysmans l’analyse avec beaucoup de soin, cette symbolique du moyen âge, si complexe et si curieuse ; mais qu’il s’agisse des bêtes ou des fleurs, des couleurs ou des pierres précieuses, il ne s’inquiète jamais du motif initial, ni de la source la plus ancienne ; il oppose sérieusement l’un à l’autre des compilateurs qui ont mal copié un manuscrit, chacun selon son ignorance propre, donnant ainsi une sorte d’importance pieuse à des opinions basées sur une inconnaissance absolue de la nature. Ah ! que M. Huysmans est plus intéressant quand il conte, non ce qu’il a lu, mais ce qu’il a vu, quand il qualifie d’après ses yeux et compare ensemble les trois bas-reliefs, de Chartres, de Dijon et de Bourges, où sont figurées les joies et les angoisses du Jugement dernier ! Quelle erreur d’avoir fait intervenir dans une œuvre d’art et de mysticisme, comme la Cathédrale, la science facile des lectures patientes ! Après tout ce qu’il a relevé dans les bestiaires et les volucraires, dans l’éternel Physiologus du moyen âge, il reste bien démontré que, hors des textes originaux, la symbolique des bêtes ou des plantes, qui affola l’Église jusqu’au XVIe siècle, apparaît telle qu’un amas incohérent de créances inanes : « Pour lui (le pseudo-Hugues), le vautour caractérise la paresse ; le milan, la rapacité ; le corbeau, les détractions ; la chouette, l’hypocondrie ; le hibou, l’ignorance ; la pie, le bavardage ; la huppe, la malpropreté et le mauvais renom ». Et l’on continue ainsi, en assignant à chaque bête, à chaque plante, à chaque minéral, à chaque objet créé par la main de l’homme, à chaque partie même du corps humain, la signification d’une vertu, d’un vice, d’une vérité religieuse ou morale, d’un des articles de la foi. On se trouva donc en possession d’une véritable langue hiéroglyphique apte à figurer aux yeux des affirmations élémentaires. Le langage des fleurs encore populaire, et dont ne manquent pas d’user les cœurs très simples, est le dernier résidu de la vieille symbolique. Au XVIIe siècle, le symbole fut détrôné par l’emblème, dans la morale religieuse ; par l’allégorie, dans l’art. Jusqu’au XVIe siècle, on demeura persuadé « que sur cette terre tout est signe, tout est figure, que le visible ne vaut pas ce qu’il recouvre d’invisible » ; et le souci de l’art catholique fut de faire parler la nature, de forcer le ciel et la terre à raconter la gloire de Dieu ou à devenir les exemples et les conseillers de l’humanité. Yves de Chartres affirme que la symbolique était enseignée au peuple ; du moins il est probable que par les sermonaires, qui en faisaient un usage constant, le peuple avait acquis certaines notions de cette science confuse, contradictoire et illusoire. Les prédicateurs expliquaient les vitraux, les fresques, les bas-reliefs ; mais chacun à sa manière, car on n’était d’accord que sur un très petit nombre de sujets. Saint Bernard, évangéliste sévère, réprouvait les ornementations symboliques, dont les églises et les cloîtres étaient historiés ; il ne voulait pas admettre ce langage, qui souvent s’arrêtait aux yeux, sans pénétrer jusqu’au cœur. Il y a dans ses lettres, à ce propos, un passage très curieux :

Que signifient cette ridicule monstruosité, cette élégance merveilleusement difforme, ces difformités élégantes étalées aux yeux des frères pour les troubler sans doute dans leurs prières ou les distraire dans leurs lectures ? Que nous veulent ces singes immondes, ces lions furieux, ces monstrueux centaures ou semi-hommes, ces tigres à la peau mouchetée, ces soldats qui combattent, ces chasseurs qui soufflent dans leurs cors ? Ici, ce sont des corps multiples à tête unique ; là, plusieurs têtes sur un seul corps. C’est un quadrupède ayant une queue de serpent, ou un poisson portant une tête de quadrupède. Voici un animal dont une moitié représente un cheval et l’autre moitié une chèvre ; en voilà un autre ayant des cornes et se terminant en un corps de cheval. Enfin, c’est partout une telle variété de formes qu’il y a plus de plaisir à lire sur le marbre que dans les parchemins, et que l’on passe plus volontiers les journées à admirer tant de beaux chefs d’œuvre qu’à étudier et à méditer la loi divine[7].

On a reconnu dans cette description quelques-uns des dubia animalia si consciencieusement décrits dans les bestiaires et figurés dans les cathédrales, le Tragelaphus, le Gryphe, l’Ixus, le Myrmécoléon, le Phénix, les Faunes, les Satyres, les Sirènes, les Lamies, les Onocentaures, la Licorne. D’accord, non plus avec la tradition et avec Samuel Bochart (dans son Hierozoicon ou Faune Sacrée), mais avec l’interprétation rationaliste, M. Huysmans identifie ces monstres, la plupart mentionnés par la Bible, avec les vulgaires fauves de l’Orient. Croyons fermement aux Gryphes et aux Lamies ; c’est plus amusant et peut-être plus sûr. Croyons à la Gorgone de saint Épiphane, le plus ancien des pasteurs de chimères sacrées : « la Gorgone ressemble à une belle femme ; ses cheveux blonds se terminent en tête de serpents. Toute sa personne est pleine de charme, mais la vue de sa figure donne la mort. Au temps de sa fureur, d’une voix harmonieuse, elle appelle à elle le lion, le dragon, les autres animaux ; pas un ne se rend à son appel. Enfin, elle invite l’homme. Celui-ci s’engage à s’approcher d’elle, si elle veut bien cacher sa tête ; elle le fait : on en profite pour la prendre. Avec elle on tue les lions et les dragons. Alexandre avait avec lui la Gorgone Scylla…[8] ». Elle est le symbole du péché et de la tentation.

Il ne parut pas suffisant aux exégètes trop pieux du moyen âge d’interpréter symboliquement la nature entière et quelques merveilles apocryphes ; on soumit à ce traitement la mythologie gréco-latine. C’était fort édifiant et un poème tel que celui de Philippe de Vitry (XIVe)[9], Roman des Fables Ovide le Grand, eut sans doute un certain succès. Philippe a au moins le mérite de l’invention ; il est original à sa manière ; nous sommes surpris que M. Huysmans n’ait pas donné un aperçu de ses imaginations, bien faites cependant pour « désinfecter le latin du paganisme, qui empestait la luxure, puait un affreux mélange de vieux bouc et de rose »[10]. Aspergées d’eau bénite, les Métamorphoses d’Ovide deviennent innocentes, et réconfortantes pour les âmes inquiètes ; c’est une nouvelle Bible offerte à notre ferveur. Voici le tableau rectifié de Diane et Actéon : Diane symbolise la Sainte Trinité ; le Cerf, Jésus-Christ ; Actéon, Jésus-Christ incarné ; et les Chiens, les Juifs. Dans l’anecdote d’Apollon chez Admète, Apollon est encore le Christ ; Mercure représente les Docteurs ; les troupeaux, les Chrétiens ; la houlette, la crosse épiscopale ; la lyre à sept cordes signifie à la fois les sept articles du Credo, les sept sacrements et les sept vertus. L’épisode d’Aristée est interprété ainsi : Jésus-Christ est le taureau et les apôtres sont les abeilles. Biblis, amoureuse de son frère, puis changée en fontaine, c’est la Sapience divine ; Cadmus, le frère qui la rebute, c’est encore le peuple Juif. La Gentilité est dite par Pallas ; l’Église, par Phèdre et par Atalante ; Satan, par le serpent Python et par Vulcain ; la Judée, par Céphale et par Callisto.

Plus anciennement, on avait retrouvé les douze Apôtres dans les douze signes du Zodiaque ; mais cette opinion fut combattue et chaque signe fut plié à figurer : le Scorpion, Satan ; le Sagittaire, Jésus-Christ triomphant ; le Capricorne, le Pénitent ; le Lion, le Méchant ; le Cancer, l’Hérésie ; le Taureau, le Sacrifice divin. La présence d’un signe appelé « Virgo », dans une nomenclature aussi ancienne, servit longtemps d’argument apologétique, ainsi que certains vers de Virgile et la littérature, complètement apocryphe, des sibylles.

M. Huysmans cite une symbolique du corps humain, d’après Méliton[11] elle n’est pas très curieuse ; en voici une autre, tirée du Livre de la Discipline de l’Amour divine (1519) :

Moult noble et digne est la créature humaine, laquelle, selon l’âme, est image et semblance de toutes créatures. Le chef rond et clos par dessus, où sont les sens corporels figure le ciel ; et les yeux représentent le soleil et la lune et les autres sens les étoiles. Et comme est le monde gouverné par et selon les sept planètes du ciel, aussi il y a au chef humain sept trous, entrées et issues, pour gouverner le corps sensiblement : deux ès yeux, deux aux oreilles, deux au nez et un à la bouche, par lesquelles l’âme fait ses opérations corporelles et spirituelles. Des quatre éléments, appert plus la clarté du feu ès yeux, l’air en la poitrine, l’eau au ventre et la terre ès jambes. Les os du corps humain sont représentation et figure des créatures qui ont être et non vie ni sens, comme pierres et métaux. Les ongles des pieds et des mains, et les cheveux qui croissent et décroissent insensiblement signifient les créatures qui ont être et vie végétative, lesquelles sont insensibles comme plantes et herbes. Le corps humain est figure et représentation du grand monde, et il est image et expresse semblance de Dieu créateur et de toute créature.

L’époque de l’agonie du symbolisme fut aussi celle de sa plus curieuse démence ; je veux donner encore, car il est bon de connaître comment finissent les modes les plus longues et les coutumes les plus caractéristiques, un aperçu du Quadragésimal spirituel, imprimé en 1520 ; ; c’est un livre qui, sans doute, fut édifiant : La salade qu’on mange en carême, à l’entrée de table, c’est la parole de Dieu, qui doit nous donner appétit et courage. L’huile de douceur et le vinaigre d’aigreur, qu’on met par parties égales dans la salade, sont l’image de la miséricorde et de la justice divines. Les fèves frites représentent la confession. Il faut, pour bien cuire, que les fèves trempent dans l’eau ; il faut que le pénitent se trempe dans l’eau de méditation. Les pois, qui ne cuisent bien que dans l’eau de rivière, sont l’emblème de la pénitence, qui doit être accompagnée de la contrition véritable. La purée, qui pare bien les dîners de carême et qui se passe sur l’étamine, c’est l’image de la résolution de s’abstenir de péché. La lamproie, poisson excellent et d’un prix élevé, c’est la rémission des péchés ; il faut le payer en rendant tout ce qu’on retient injustement, en ôtant toute rancune du coffre du cœur.

… Sinon vous ne mangerez cette lamproye dignement avec son sang, duquel est faite la bonne sauce, c’est à sçavoir le mérite de la passion… Par le safran qui doit estre mis en tous potages, sauces et viandes quadragésimales, s’entend la joie de paradis, laquelle nous devons penser en toutes nos opérations, odorer et assortir. Sans le safran nous n’aurons jamais bonne purée, bons pois passés, ni bonne sauce ; pareillement, sans penser aux joies de paradis, ne pouvons avoir bons potages spirituels.

Ce morceau aurait trouvé tout naturellement sa place parmi les propos de table et les allusions culinaires dont M. Huysmans n’a pas dédaigné de larder sa Cathédrale, et il vaut bien la recette, d’ailleurs favorable, du pissenlit aux lardons[12].

En somme, la symbolique, au cours de ces longues, un peu trop longues pages, est traitée d’une façon satisfaisante et avec une érudition bien faite pour éblouir le lecteur dévot aussi bien que l’indifférent. Le dévot ecclésiastique sera même flatté de quelques erreurs d’un autre ordre, sur les vierges noires, sur l’apostolicité de l’Église des Gaules, sur saint Denys l’Aréopagite, toutes questions autour desquelles le clergé dispute avec âpreté et que M. Huysmans résout dans le sens qui sera le plus agréable aux curés archéologues. Il est entendu que les vierges noires, telle que de Chartres ou du Puy, sont d’origine druidique : « Bien avant que la fille de Joachim fût née, les Druides avaient instauré, dans la grotte qui est devenue notre crypte, un autel à la Vierge qui devait enfanter, Virgini pariturae.

Ils ont eu, par une sorte de grâce, l’intuition d’un Sauveur dont la Mère serait sans tache.. ». Il n’y a pas à insister. Les vierges noires sont d’origine orientale et aucune n’est signalée en France avant le XIIe siècle. Elle est bien curieuse, cette littérature des préfigurations ! On est allé chercher jusqu’en Chine le pressentiment de la Vierge Mère et l’on a trouvé que la vierge Kiang-Yuen conçut son fils Heou-Tsi miraculeusement, par la lueur d’un éclair ! La mère de Yao fut fécondée par la clarté d’une étoile ; celle de Yu, par la vertu d’une perle qui tomba dans son sein[13] ! Qui doutera, après cela, de l’innocente piété des Druides ? La seconde des erreurs, tout ecclésiastiques, que l’on a soufflées à l’auteur de la Cathédrale, est la prétention de faire remonter aux disciples immédiats des Apôtres, sinon aux Apôtres eux-mêmes, l’évangélisation des Gaules et la construction des anciennes églises d’où sont nés les monuments définitifs érigés dans le moyen âge. La vérité est que, si l’on excepte Lyon qui eut une église vers l’an 198, il n’y avait encore, au milieu du IIIe siècle, aucune trace sérieuse de christianisme dans les Gaules ; en réalité, l’évangélisation des Gaules date de saint Martin, au IVe siècle. La troisième erreur de ce genre est la plus curieuse, la plus absurde et la plus tenace ; c’est celle qui fait d’un grec nommé Denys, converti par saint Paul, à la fois l’auteur d’une série d’admirables ouvrages mystiques, le premier évêque d’Athènes et le premier évêque de Paris. Ce personnage mythique assume ainsi sur lui seul la vie de trois Denys bien distincts : l’évêque d’Athènes, Denys l’Aréopagite ; saint Denys, martyrisé à Paris à la fin du IIIe siècle ; enfin, un écrivain grec du VIe siècle qui écrivit des livres de théologie mystique et les publia frauduleusement sous le nom de Denys l’Aréopagite. Cette question était résolue dès le XVIIe siècle, mais la piété veut des miracles. Or quel plus étonnant miracle qu’un contemporain de saint Paul dissertant de la hiérarchie ecclésiastique et des diverses sortes de moines ?


                                     V

Tout cela, sans doute, n’a pas grande importance parmi les feuillets d’un roman ; mais cela prouve aussi qu’on ne s’improvise pas historien, comme d’autres pages de la Cathédrale prouvent qu’on n’apprend pas facilement la théologie, mystique ou doctrinale. Ce qui, par exemple, semble à M. Huysmans primordial dans la vie des saints, ce sont les visions, les hallucinations, les luttes contre le diable ; il ignore que tout cet accessoire n’est jamais un motif de canonisation[14] ; qu’on ne l’accepte que s’il vient en superfétation à une vie de renoncement, de sacrifice et de charité ; que les accidents cérébraux, si fréquents chez les saintes, ne le sont pas moins chez les hystériques ; ou bien, épris d’abord du pittoresque et du singulier, il retient le diable comme l’indispensable metteur en scène des féeries de la sainteté. Voulant conter quelques traits de l’histoire de Christine de Stommeln (qu’il appelle, d’après quelque mauvais document, Christine de Stumbèle), ce qu’il choisit, ce qui le touche et le frappe, c’est la série des farces stercoraires qui troublèrent la vie de cette charmante fille et qu’elle atribuait à Satan. «… Ils s’entretiennent, en se chauffant, des incursions nauséabondes que le Démon tente et, subitement, les scènes se renouvellent. Ils sont, les uns et les autres, inondés de fiente, et Christine, selon l’expression du religieux, en demeure tout empâtée.. ».[15]. Ce religieux, Pierre de Dace, qui était l’ami et le confident, mais non le confesseur de Christine, a, en effet, noté une partie de sa vie et Renan nous l’a dite à son tour d’après les Bollandistes, Quétif, Papenbroch et un biographe moderne[16]. C’était la fille de paysans des environs de Cologne. Elle avait reçu quelque instruction, ne savait pas écrire, mais lisait et comprenait assez facilement le latin. Liée dès son enfance à Jésus, comme Catherine de Sienne, par un mariage mystique, elle fut très pieuse, très douce et très douloureuse, « sponsa dolorosa ». C’est en 1267 que le jeune dominicain Pierre, né dans l’île de Gothland, et étudiant monacal à Cologne, rencontra pour la première fois Christine. Il avait pareillement des tendances à l’exaltation mystique : un très pur amour joignit les cœurs de ces deux enfants et, une nuit de prière et d’exaltation, ils célébrèrent leurs fiançailles spirituelles : « O felix nox, dit plus tard Pierre de Dace, o dulcis et delectabilis nox in qua mihi primum est degustare datum quam sit suavis Dominus !  » Christine, véritable martyre de l’hystérie, avait des hallucinations de tous les sens, où dominaient les impressions répugnantes et tristes ; de plus, par dévotion, elle se lacérait le corps avec des clous aigus ; elle était couverte de blessures ; son sang coulait : un jour elle donna à Pierre un de ces clous sanglants « tout chaud encore de la chaleur de son sein ». Singulières amours ! Mais nous sommes au temps et au pays d’Hildegarde, de Mechtilde et d’une autre Christine, aussi énervée, aussi languissante d’amour et de douleur ; et nous sommes au pays de Catherine Emerich, la créature miraculeuse. Il faut comprendre tous les états d’âme et connaître la diversité des désirs. Lorsque, après une absence, Pierre revint à Stommeln, il trouva Christine plus calme, simple, aimable, souriante, « pleine de grâce en ses mouvements » ; elle souffrait moins et remplissait dans la maison aisée de son père l’office d’une jeune fille accueillante et hospitalière, versant avant et après le repas l’eau de l’aiguière sur les mains des convives. Pendant ce séjour de Pierre à Stommeln, Christine devint le prétexte et le centre d’une petite académie mystique ; quelques frères prêcheurs, l’instituteur de la paroisse, Géva, l’abbesse de Sainte-Cécile, Gertrude la sœur, et Hilla, l’amie de Christine, la vieille Aléide, se réunissaient pour lire et commenter Denys l’Aréopagite ou Richard de Saint-Victor. Rien ne paraît médiocre en ce milieu ; la piété touche à la philosophie et la dévotion s’élève au mysticisme. Pierre étant de nouveau parti pour la Gothie, il s’établit une correspondance entre les deux fiancés ; elle est le témoin d’une amitié passionnée ; Christine révèle à Pierre que Jésus lui a promis qu’ils seraient assis l’un près de l’autre pendant toute l’éternité ; elle se répand en douceurs ; elle écrit enfantinement : « Caro, cariori, carissimo frati — Christina sua tota… » Cette correspondance s’arrête à l’an 1282 ; Christine avait 40 ans. Ensuite on ne sait plus rien de Pierre, sinon qu’il mourut en 1288, prieur de Witsby. Son amie, et c’était « ce qu’elle avait redouté comme le plus dur de ses martyres », lui survécut ; elle ne mourut qu’en 1312, ayant recouvré avec l’âge la paix physique et la paix spirituelle. Tel est, en abrégé, ce petit roman d’amour pur, exemple du platonisme pieux qui séduisit tant d’âmes élégantes en des siècles où les mœurs étaient grossières. C’est la grossièreté du siècle qui a séduit M. Huysmans et non la grâce exceptionnelle de cette Christine, ou la douceur de son ami Pierre : toutes les eaux lustrales de la pénitence n’ont pas encore lavé de son vieux naturalisme l’auteur héroïque de la Cathédrale.

Peut-être aussi qu’après le Satan lubrique de l’occultisme et de l’hérésie il a voulu esquisser le caractère du Satan orthodoxe, et qu’il l’a vu, comme le voyait le moyen âge, sous la forme particulière d’un personnage immonde et facétieux. Satan fut le « gracioso », le pitre des édifiants spectacles de jadis, le bobêche malpropre qui, ayant fait rire la populace, finit par être culbuté et bafoué. Dans les possessions, Satan et sa monnaie, les Diables, jouaient le rôle du principe inconnu ; ils représentaient l’origine de toutes les maladies mystérieuses. On prouvait l’existence et la ténacité des Diables par l’inguérissable pourriture des trois éléments corruptibles, que le quatrième, le Feu, est impuissant à purifier. Et comme tous les moyens humains échouaient, on eut recours à la magie. C’est très ancien. De là les formules romaines de l’exorcisme, magnifiques obsécrations. Saint Augustin parle des esprits mauvais comme aujourd’hui on parle des microbes : « Ils abusent de notre chair, outragent notre corps, se mêlent à notre sang, engendrent les maladies[17] ». Ils résident spécialement dans les eaux, dont la nocivité est ainsi expliquée, aussi clairement, en somme, par la liturgie que par la science : il faut que les eaux soient bouillies ou stygmatisées du signe de la rédemption, car les démons redoutent également le feu et la croix. En 1870, Pie IX, affirmant que « les démons étaient fort nombreux, terribles et méchants, en ce moment », concluait : « Invoquons, c’est la seule médication, Jésus-Christ, lequel fut suspendu au gibet pour la purification de l’air, ut naturam purgaret ».

Voilà bien des commentaires et bien des petites critiques, d’érudition plus que de littérature, sur un livre qui, d’ailleurs, les supportera volontiers. Il a des mérites nombreux. Plus de la moitié de ces longues pages est un style parfois de bas-relief et digne de la grande imagerie de pierre qu’il glorifie ; mais la partie moderne, de vie et de dialogue, ne surgit que faiblement, demeurée en grisaille. Là, l’écriture est parfois si faible que cela chagrine. On y trouve jusqu’à des phrases de prospectus de bains de mer : « Lourdes bat son plein ; » sainte Thérèse y est qualifiée ainsi : « l’inégalable abbesse, » faute de goût et qualificatif singulier chez un écrivain qui devrait, lui au moins, savoir que les fonctions et les noms d’abbé et d’abbesse sont particuliers aux ordres monastiques qui suivent la règle de saint Benoit, traditionnelle ou réformée. Enfin, la vaste mosaïque a des taches et des trous et, en bien des endroits, les petits cubes de verre ont été plaqués au hasard de la cueillaison.

Ce livre abondant est sec. Il est dénué d’humanité à un degré presque douloureux. Rien de doux, de fier, de pénétrant, pas un de ces mots qui, à défaut de toucher la raison, émeuvent et font que l’on désire de participer à une croyance ou un rêve ; rien de religieux, non plus, si le sentiment religieux est autre chose que l’hyperdulie maniaque d’un chanoine de province ; rien de grand : la religion de Durtal oscille du rosaire à l’archéologie ; son amour pour la Vierge est sincère, mais il n’a pas trouvé les mots qu’il fallait dire pour forcer à l’exaltation les cœurs défiants. Je ne puis donc accepter la Cathédrale comme un véritable livre d’art catholique ; c’est plutôt le livre de la « religion d’art » ; mais alors, ne voulant tenir compte ni des erreurs, ni des lacunes, ni des défaillances, je l’accepterai très volontiers comme un beau livre.

1898.


                                   II
                        PSYCHOLOGIE DU PAGANISME


Les apologistes protestants, pour mieux vitupérer le catholicisme, s’évertuèrent à démontrer qu’il n’est rien de plus, ni de moins, que la perpétuité du paganisme. Et on peut dire qu’ils y ont réussi, tant la haine a de persévérance et d’ingéniosité. Il n’y a presque rien à reprendre en des ouvrages tels que celui de Pierre Mussard, brave homme que Pierre Bayle, avec une excessive indulgence, qualifie d’homme fort illustré, vir admodum illustris ; il était du moins fort savant, comme en témoignent ses « Conformités des cérémonies modernes avec les anciennes où l’on prouve par des autorités incontestables que les cérémonies de l’Église romaine sont empruntées des payens[18] ». Ce livre du dévot pasteur est agréable et reste, complété par les diatribes de quelques fanatiques plus récents, la meilleure preuve de l’antiquité et aussi de l’excellence du catholicisme. Une religion, c’est un ensemble très complexe de pratiques superstitieuses par lesquelles les hommes se rendent favorables les divinités. On ne perfectionne pas de pareils systèmes ; il faut les accepter tels que les générations les ont organisés, ou les nier rigoureusement. Les plus anciens sont les meilleurs ; c’est une grande absurdité de vouloir rendre raisonnables les jeux des enfants et une grande folie de vouloir épurer les religions. Les jeux surveillés par des maîtres taquins n’en restent pas moins des jeux, quoique moins amusants ; les religions réformées n’en restent pas moins des religions, mais dépouillées de toutes leurs grâces puériles. Une croyance, quelle qu’elle soit, est une superstition. Croire en un seul Dieu et le prier, si c’est un acte pieux, il est d’une piété plus large et plus belle de croire en tous les dieux du Panthéon et de leur offrir à tous des fruits et des agneaux. Pourquoi le seul Jupiter ou le seul Jéhovah ? Ont-ils donc démontré leur existence objective mieux que les héros ou les saints ? En ôtant au christianisme le culte des saints, les protestants lui ont ôté tout ce qui faisait sa vérité humaine. Les vrais dieux, il faut peut-être qu’ils aient d’abord vécu ; leur choix sera alors dicté au peuple par l’idée qu’il se fait de l’état divin, c’est-à-dire de l’état héroïque. L’accord est plus facile avec des dieux qui furent des hommes ou qui, du moins, font figure d’hommes, par leur corps, même perfectionné, par leurs passions, leurs amours ; et presque toute la religion tourne autour de cet acte simple et moral, le contrat.

On s’égaie beaucoup en ces années de la forme qu’a prise le culte, d’ailleurs très ancien, de saint Antoine de Padoue. Le fidèle promet à cette idole une offrande en échange d’un service : tel est le thème. Il est aussi vieux que les plus vieilles reliques de la superstition religieuse. Le dieu a différents besoins que son pouvoir ne suffit pas à lui procurer : il ne saurait, par exemple, se bâtir lui-même des temples, s’adresser des prières, se brûler de l’encens. C’est donc l’homme qui pourvoira à ces besoins de vanité ; et le contrat intervient. L’homme apportera sa pierre au temple et le dieu donnera à l’homme les biens terrestres qu’il ne peut atteindre par sa seule industrie. C’est au dieu de juger si le marché lui convient. Il lui convient assez souvent pour que l’homme soit confirmé dans sa croyance. La religion n’est tolérée par les hommes que pour son utilité pratique. C’est cette utilité qui démontre sa vérité.

« La vie était, pour les Phéniciens, dit M. Philippe Berger[19], un contrat perpétuel avec la divinité ». Mais la vie de l’homme pieux ou du croyant a toujours été un contrat tacite ou formulé, et le mystique lui-même n’échappe pas à cette nécessité, ni même le quiétiste. Il n’y a pas d’amour qui ne désire l’amour et qui ne l’exige au fond de soi : sainte Thérèse veut être aimée alors même qu’elle sacrifie ses joies à sa passion. Dans le protestantisme, c’est la foi qui remplace les oeuvres en l’un des plateaux de la balance ; on fait avec Dieu le marché qu’il sauvera l’âme qui croit en sa divinité. Cela n’est pas moins naïf, quoique plus audacieux encore, que les contrats polythéistes, car vraiment on offre alors bien peu de chose, en échange d’un bienfait, à la toute-puissante idole intellectuelle. La prière est tout au moins l’amorce d’un contrat entre l’homme et Dieu. Si Dieu accorde la grâce demandée, l’homme est tenu, sous peine de voir sa prière inexaucée à l’avenir, de se conformer aux règles établies par les prêtres ; mais il y a un accommodement.

Dans le Journal inédit d’un pasteur calviniste, je relève souvent ces cris : « Jésus, rappelle-toi tes promesses !… Tu m’as dit, en 1836, que tu serais toujours avec moi… O Jésus, en 1836, dans cette galerie, seul, en prière, tu me promis de me tenir par la main, de m’accompagner, de me soutenir jusqu’à la mort.. ». Il cite à son Dieu les dates où cette promesse a été tenue : le 23 novembre 1837, chez Mme de N***, à Wahern en 1840, à Genève, en 1842, etc. ; et il dit très franchement à son divin contractant : « Tu as tenu ta parole depuis trente-quatre ans, je n’en pourrais dire autant, sans doute, je suis un pécheur, mais je compte sur ta bonté ». C’est l’appel à la bonté des dieux qui fait l’originalité de ces sortes de contrats. Il faut bien que les hommes, s’ils ont la notion abstraite de la bonté, la situent quelque part ; cela ne peut être en eux-mêmes, lâches, cruels et parjures : Dieu est fait de ce qu’il y a de moins humain dans l’homme.

Le contrat est l’essence des religions. Il s’applique à toutes indifféremment et les explique toutes. Un bon traité du contrat religieux serait un livre indispensable pour l’étude de la psychologie humaine, en même temps qu’il fonderait l’histoire scientifique de la religion, qui est encore à peine pressentie.

La religion romaine était donc basée sur le contrat ; quand elle s’agrégea le christianisme, secte moraliste sans avenir populaire, elle consentit à quelques modifications scripturaires dans le libellé des formules. Le

   MERCURIO ET MINERVAE DIIS TVTELARIB.

est devenu, dans la suite des temps,

   MARIA ET FRANCISCE TVTELARES MEI

et c’est un des changements les plus importants qui aient signalé le passage du paganisme au catholicisme. On s’est amusé à rédiger les fastes du christianisme d’après les œuvres oratoires et de parade des théologiens : et ainsi on a obtenu l’histoire de l’évolution de l’idée religieuse dans les cerveaux, relativement supérieurs, des maîtres du peuple ; mais l’histoire de la religion populaire serait bien différente, et c’est la seule qui compte, puisque la religion est un besoin enfantin, puisque les créances religieuses des maîtres du peuple ont finalement abouti au scepticisme cartésien. Si l’on entreprenait une véritable histoire du catholicisme romain, d’abord on ne tiendrait nul compte de la réforme, qui n’est qu’un arrêt de développement ou une régression ; le protestantisme trouverait place dans l’histoire de la philosophie, où il forme le parti réactionnaire, bien plus que dans l’histoire de la religion dont il a déformé les vrais principes ; cette question écartée, on remonterait aux plus anciennes religions connues dont le romanisme peut réclamer l’héritage, jusqu’aux Phéniciens, jusqu’aux Égyptiens et, çà et là, très loin, jusqu’au cœur des plus vieilles superstitions asiatiques. En suivant les métamorphoses des croyances, on devrait parler de Jésus, sans doute, mais pas plus que de Bacchus, d’Isis ou de Mithra : il y a autant que de christianisme, du bacchisme, del’isiacisme et du mithriacisme dans le catholicisme populaire, tout cela greffé ingénument sur l’arbre aux nobles branches du vieux Panthéon romain. Comme nous avons reçu la langue, nous avons reçu la religion du Latium ; c’est au delà de l’Empire romain, et seulement au delà, que le Christianisme juif a pu s’établir et vivre. Les pays aujourd’hui protestants ont toujours été chrétiens ; les pays aujourd’hui catholiques ont toujours été romains ou gréco-romains ; un atlas historique rend très sensible cette vérité méconnue.

                                    II 

Au temps de Tibère, on pouvait encore inventer une morale, on ne pouvait plus inventer une religion. Celles qui existaient, en Occident ou en Orient, dépassaient en beauté et en richesse toutes les imaginations qui pouvaient fermenter dans la tête d’un prophète juif ou d’un romancier gréco-latin. Ni Jésus ne fonda une religion, ni Philostrate. Mithra venait d’Orient avec un dogme complet. Bacchus et Isis attiraient à eux, avec d’immenses troupes de croyants, toutes les superstitions éparses sur des terres ravagées et durement labourées. Il y a un mollusque qui ne peut devenir un coquillage qu’en s’attribuant une carapace abandonnée ; le christianisme devint une religion en s’introduisant dans le paganisme mythologique, dont la vieillesse avait affaibli les organes intérieurs. Un apôtre, vêtu, comme un philosophe, d’une robe de hasard et tous ses poils flottant comme sous un vent prophétique, entrait dans un temple et rebaptisait le dieu séculaire. Mars devenait Martine, sans que le peuple, habitué aux nouveautés religieuses, manifestât un grand étonnement. Tant de statues surabondantes gisaient dans les villas dévastées par les guerres ; on érigeait la femme sur le socle d’où le dieu tombait, ayant trop vécu ; une inscription nous assure de la métamorphose ingénue :

  Martirii gestans virgo Martina coronam
  Ejecto hinc Martis numine templa tenet.

La guerre est entre les dieux, mais non entre les religions ; il n’y a qu’une religion, elle se rajeunit.

Parfois des apôtres plus instruits de l’évangile ordonnaient la destruction des temples, l’anéantissement des dieux, mais le peuple alors se révoltait et la religion ancienne se perpétuait dans les forêts, dans les grottes. Plus tard, ces brutalités évangéliques engendrèrent la sorcellerie, un culte secret devenant nécessairement orgiaque et malfaisant. A Paris, de nos jours, quand la religion baisse, la somnambule gagne ; la libre-pensée, pour le peuple, c’est le tarot et le marc de café. On déplace la superstition, on ne la détruit pas. En ses instructions au moine Augustin, Grégoire le Grand se prononce fermement contre toute démolition inutile : « Ne pas renverser les temples, niais seulement les idoles ; si les temples sont solides, les utiliser ». Quelle leçon pour les faux idéalistes que l’esprit pratique d’un pape qui sait ce que coûte la maçonnerie et qui sait aussi que le peuple, heureux qu’on lui embellisse ses églises, ne souffre pas volontiers les démolisseurs. Grégoire cependant contredisait Dieu qui a dit : « Détruisez, démolissez, brisez, brûlez, ravagez ; pulvérisez les statues, rasez les temples ; le fer, le feu et le sang ![20] » Mais, pape romain, il est nécessairement supérieur à un dieu barbare. Il est civilisé. C’est pour avoir pris à la lettre les commandements de cette idole asiatique que les tristes protestants allumèrent tant d’incendies en France et en Allemagne. L’auteur des Conformités les loue de leur rage destructrice et il n’a à sa disposition que trop de textes de pères de l’Église pour corroborer son fanatisme.

Le peuple n’est pas destructeur. Il n’en a pas les moyens, pas plus qu’il n’a ceux de construire ; son rôle est de conserver, et il s’en est acquitté au cours des siècles avec un zèle admirable, malgré ses prêtres. On pourrait reconstituer la vieille religion romaine avec ce que la piété populaire d’aujourd’hui en a conservé.

Dans une précédente étude[21], on a donné quelques exemples de la continuité religieuse.

En voici d’autres, qui ne sont pas sans intérêt. S’ils sont offerts sans coordination rigoureuse, c’est qu’il ne s’agit ici que de notes introductives et d’un appel aux érudits plutôt que d’un travail d’érudition.

Les Romains vénéraient Spiniensis, qui protégeait leurs champs contre les épines, les chardons, toutes les mauvaises herbes aiguës, néfastes aux troupeaux[22] ; nous avons, pour le même office, N.-D. du Chardon, N.-D. de l’Épine que les paysans saluent en revenant du labour et que les femmes, le dimanche, parfument de bouquets. Spiniensis est champêtre ; il est vicinal. Les voyageurs mal renseignés lui demandent leur chemin et qu’il écarte les voleurs. Mais c’est à Trivia et à ses obscurs auxiliaires que reviennent légitimement ces soins particuliers. On trouvait leurs images encastrées dans les troncs vénérables des vieux chênes, à peu près semblables à ces vierges dolentes que l’écorce ravivée enserre dans une gaine vivante. Les dieux vicinaux, dii semitales, accueillent les prières des voyageurs et agréent les ex-voto du retour. On pend aux branches de l’arbre le bâton, les sandales, ou la bourse (vide) qu’ils ont préservée des bandits. Avant de partir, on avait puisé à la source voisine un vase d’eau bénite (lustrale) dont on s’aspergeait pieusement ; et le voyage accompli, c’était encore la même cérémonie. Ce que l’on avait promis à l’idole, elle l’exigeait. Le voeu était sacré : solvere vota, payer le prix convenu au contrat. Si ce prix, comme encore aujourd’hui, allait aux prêtres, parasites de ces asiles, cela semblait juste ; avec l’argent des voeux, les prêtres, du moins, entretiennent la fraîcheur des idoles et les nourrissent de prières et d’encens. Mais on retrouve enfouis par la piété sacerdotale des trésors sacrés. Le prêtre est trop crédule pour n’être qu’un exploiteur ; il craint son dieu autant qu’il se fait, lui, craindre du fidèle.

Les parapets des anciens ponts étaient sommés au-dessus de chaque pilier, ou vers le milieu seulement, de la statue du protecteur, très souvent une vierge. Ammien Marcellin décrit ces images en un latin si vert et si vivant qu’on croit lire une langue moderne[23] : « Quales in commarginandis pontibus effigiati dolantur incomte in hominum figuras. » Les ponts d’aujourd’hui s’ornent de telles figures, mais ridicules, même si elles étaient très belles, parce qu’elles n’ont plus de signification. L’art est obligé d’être utile, quand il veut être populaire. Les gens s’arrêtaient un instant devant ces simulacres ou les saluaient en passant, ainsi que font encore les paysans qui rencontrent un calvaire ou une Vierge. « Comme presque toujours les voyageurs pieux, dit Apulée, au début de ses Florides, s’ils rencontrent sur leur route quelque bois sacré ou quelque lieu saint, se mettent en prières, déposent un ex-voto, s’arrêtent un instant.. »., et parmi les motifs de ces sanctuaires il cite le truncus dolamine effigiatus et l’autel champêtre enguirlandé que rappellent singulièrement les grossières bonnes vierges noires parmi les fleurs fraîches. C’est à la Diane des chemins, à Trivia, que Marie a succédé le plus souvent ; et on se demande si la vieille idole fut partout renversée, si tout l’effort contre la superstition du peuple aboutit à plus qu’un changement de nom ? Mais si le nom fut changé les attributs demeurèrent et les surnoms et les offices ; Diana servatrix devient tout naturellement Notre-Dame de Bon-Secours, ou de Recouvrance, et Diana redux c’est N.-D. des Flots, celle qui assure contre le péril des longs voyages.

Parmi les autres dieux vicinaux, l’un des plus aimés était Silvanus. Les inscriptions en son honneur sont fort nombreuses. On le qualifiait volontiers de sanctus et il était le maître des Lares :

                                SILVANO
                             SANCTO. SACRO
                             LARUM. CÆSARI

C’était un saint tout fait. Il passa directement sur les autels chrétiens sous ce nom de saint Silvain que lui donnait déjà la piété populaire. Mais Priape, trop compromis, dut changer de nom ; il prit celui de Sanctus Vitus, afin que les chrétiennes pussent invoquer sans rougir le dieu pour qui les femmes eurent toujours une particulière dévotion. Ainsi, en quelques siècles, la religion de la virginité et de la pudeur en était arrivée, sous la pression du peuple, à tolérer sur ses autels le maître des luxures, exemple amusant de la puissance naturelle de la vie ! Mais il ne faut pas s’y méprendre ; canonisé, Priape devint fort décent et enfin matrimonial. Il ne dénoue plus l’aiguillette qu’au profit de la fécondité ; le démon travaille à peupler le paradis et à donner aux anges des frères[24].

Chaque maladie a son guérisseur et chaque métier a son protecteur. Arnobe et S. Augustin raillent l’humilité de ces dieux qui consentent à de si bas offices ; ils ne railleraient plus, apologistes du présent siècle. Ce qu’ils ont haï règne, au nom même et sous l’égide du Dieu qui inspirait leur satire.

 Dieux guérisseurs                            Saints guérisseurs

  Priape {Stérilité { S. Vitus devenu
                   {Impuissance { S. Gui, S. Guignolet
                                             { S. Paterne.

 Strenua       Faiblesse                    { S. Fort.

  Apollon Peste { S. Roch.
                                             { S. Sébastien.

 Hercule       Epilepsie                    ( S. Valentin.
 Junon Lucine  { Douleurs de l’enfantement  { Ste Marguerite.

  Vibillia fait retrouver leur S. Antoine de
  chemin aux Padoue fait retrouver
  voyageurs égarés. les objets
                                      perdus.

 Hippona, ou Epopona  } Maladies des chevaux  } S. Georges. S. Eloi.

Cette liste n’est qu’une amorce. On en continuerait longtemps le parallélisme, avec plus ou moins de précision. A Febris, qui éloignait la fièvre ; à Rubigus, qui préservait les blés de la rouille ; à Stercutius, qui donnait sa valeur au fumier ; à Orbona, qui protégeait les orphelins, on opposerait une magnifique liste d’analogues jeux de mots, car :

  S. Bonaventure guérit du mal d’aventure.
  S. Léger — de l’embonpoint.
  S. Ouen — de la surdité.
  S. Claude — les éclopés.
  S. Cloud — des clous et boutons.
  S. Boniface — de la maigreur.
  S. Atourni — des étourdissements.
  Ste Claire }
  S. Clair }
  Ste Luce } des maux d’yeux.
  Ste Flaminie de }
    Clairmont }
  S. Genou — de la goutte.

Dans le symbolisme[25], saint Georges et son dragon figurent Hercule et l’Hydre ; Apollon porte-lyre revit en sainte Cécile, en saint Genest ; Bacchus, en S. Vincent ; Vulcain, en S. Eloi ; Mithra, en N.-D. des Sept Douleurs ; Jupiter Ammon, dans le Moyse cornu. Comme Diane protégeait Éphèse ; Minerve, Athènes ; Vénus, Chypre ; Sainte Éligie protège Anvers ; S. Marc, Venise ; S. Wenceslas, la Bohême. Même race, même psychologie, même religion ; cela est invincible. Au temps de la ferveur républicaine, on offrit des bouquets à la Marianne de la place de la République ; pour exister dans l’âme du peuple, elle avait dû se diviniser.

Beaucoup de sanctuaires romains sont d’anciens temples païens qui, dans leurs noms nouveaux, laissent lire leur généalogie[26] :

  Temples Églises
  Jupiter Feretrius In Ara Coeli.
  La Bonne Déesse Ste-Marie Aventine.
  Apollon Capitolin Ste-Marie du Capitole.
  Isis (au cirque de Flaminius) Sancta Maria in Equirio.
  Minerve Ste-Marie sur la Minerve
  Vesta N.-D. du Soleil.
  Romulus et Remus S. Côme et S. Damien

Les chaires en marbre de certaines églises de Rome sont des baignoires qui viennent de Dioclétien ; dans la cathédrale de Naples, les fonts baptismaux ne sont autre chose qu’une ancienne cuve de basalte ornée de très beaux bas-reliefs où se lit l’histoire de Bacchus[27]. Près de Monteleone, une Ariane mutilée, dressée près d’une fontaine, est vénérée sous le vocable de Santa Venere[28] ; les femmes invoquent son secours en de « certaines circonstances » que le révérend n’ose préciser, mais qui doivent être à la fois la stérilité et les peines de cœur. Dans le voisinage il y a un havre appelé Porto Santa Venere. La plus ancienne église bâtie à Naples remplaça un temple dédié à Artemis ; c’est la Madone qui assuma toute la dévotion antique ; comme à Pausilippe, où elle succéda à Vénus Euplua, nom qui correspond exactement à N.-D. des Flots.

Divinisé par Adrien pour qui il était mort, Antinous fut gratifié à Naples d’un temple devenu populaire ; S. Jean-Baptiste, mort aussi pour son maître, a pris la place du favori de l’empereur. Ce seul exemple suffirait à prouver à quel point l’idée religieuse et l’idée morale sont des conceptions opposées ; elles sont souvent contradictoires. Le temple d’Auguste à Terracine est devenu avec une délicieuse facilité l’église S. Césarée. A Marsala, l’auteur de l’Apocalypse, prédestiné à ce rôle, rend les oracles au fond de l’antre d’une ancienne sibylle, et vraiment ici la naïveté confine à l’épigramme. A Monte Gargano, c’est S. Michel qui s’est substitué à Calchas dans le même office. Le Mont Cassin jadis fréquenté par Apollon Python sert maintenant de retraite à S. Martin, autre tueur de monstres. A Meta, une Vierge guérisseuse continue au peuple les soins qu’il recevait jadis de Minerva Medica. En général, comme l’a démontré M. Marignan[29], les pèlerinages aux tombeaux des saints sont la continuation directe des pratiques du culte d’Esculape ; mais par la force du principe d’utilité, sans lequel aucune religion ne peut vivre, bien d’autres dieux qu’Esculape furent guérisseurs et, d’autre part, c’est la Vierge Marie qui, très fréquemment, a succédé à ces divinités bienveillantes : ainsi encore à Cos, où le peuple a retrouvé avec joie en une N.-D. du Perpétuel-Secours, la pitié des Asclépiades[30].

Il y avait, au sommet du mont Vergine, près de Naples, un sanctuaire célèbre de la Bonne Déesse ; c’est encore la Vierge qui reçoit les cinquante mille pèlerins qui gravissent tous les ans à la Pentecôte la colline sacrée.

Sur le golfe de Tarente, il y avait dans les pays anciens un temple dédié à Héra, célèbre parmi toute la colonie grecque qui y venait en pèlerinage, s’y répandait en processions. Sous les Romains, Héro devint Juno Lucina et au Ve siècle l’évêque Lucifer transforma Junon en Marie. Les Sarrasins abolirent ce que les chrétiens avaient respecté. Mais Aphrodite règne encore au mont Eryx, toujours plein de colombes, toujours sacrées ; elle a pris un nom de madone, il est vrai ; les déesses elles-mêmes doivent pour rester femmes et belles, se plier à la mode.

On a donné tous ces détails pour fixer les idées et pour faire réfléchir. Ils valent bien une dissertation méthodique. Comme il s’agit d’insinuer et non de prouver, besogne inférieure, on n’a pas le dessein d’insister ni conférer les cérémoniaux, les mœurs, les usages, ni de rappeler par exemple que la coutume d’injurier les saints est une tradition païenne, et qu’on honorait ainsi Déméter et, à Rhodes, Héraclès, et que le cardinal Bellarmin[31] constate que de son temps les fidèles ne craignaient pas de conspuer la Sainte Vierge, et blasphemando meretricem appellare non timent. Les parallèles se gâtent quand on multiplie les détails et les points de comparaison. Cela donne au scepticisme le temps de se retourner et de préparer ses arguments.

Comme les langues, les religions se sont systématisées et localisées, selon une logique que la science peut analyser, mais qu’elle ne peut ni réformer, ni diriger.

Tout pays où le christianisme s’est enté sur la barbarie a une tendance au protestantisme ;

Tout pays où le christianisme s’est enté sur le romanisme a une tendance au catholicisme.

Là l’évangile n’a pas trouvé de contre-poids dans une civilisation antérieure ; ici, il a été résorbé par une civilisation puissante.

Que l’on consulte une carte d’Europe. Cette théorie n’y est contredite que par l’existence de quelques îlots ; mais nul doute que les histoires particulières ne les fassent rentrer dans l’explication générale.

On comprendrait de même la séparation de l’Orient en catholicisme grec et en religion orthodoxe, celle-ci n’étant tout au fond qu’un protestantisme sectaire toujours bouillonnant, toujours prêt à enfoncer la porte de l’autorité.

Le catholicisme grec s’est propagé en pays de domination romaine ou byzantine ; la religion orthodoxe s’est implantée chez des barbares.

La France, qui n’est pas une terre latine, est une terre romanisée ; elle ne peut garder son originalité qu’en demeurant catholique, c’est-àdire païenne et romaine, c’est-à-dire anti-protestante. Mais elle ne peut pas plus devenir protestante qu’elle ne peut devenir anglaise ou turque. C’est là un état de fait invincible et ironique contre lequel se buteront éternellement les convertisseurs. Il faut railler leurs efforts, opposer impérieusement aux fumées de leur morale lourde l’éclat d’un paganisme qui se rit de tout, excepté de la vie.

Si on néglige les formes passagères et locales, on peut dire qu’il n’y a jamais eu qu’une religion, la religion populaire, éternelle et immuable comme le sentiment humain lui-même. Ce qui s’est modifié, c’est l’esprit religieux, c’est-à-dire la manière d’interpréter ou de nier les symboles ; mais ceci se passe en des têtes qui vraiment n’ont pas besoin de religion, puisqu’elles discutent. La vraie religion est matière à croyance et non à controverses. Elle est matière à expériences, mais non à démonstrations historiques ou philosophiques. Des pèlerins boiteux ont-ils, oui ou non, laissé leurs béquilles à Éphèse ou à Lourdes ? Voilà la question, qui n’en fut pas une pour les témoins oculaires. Toute idée de vérité doit être écartée des études religieuses, et même de vérité relative. Une religion est utile et elle vit ; inutile, et elle meurt. La vraie religion est une forme de la thérapeutique ; mais elle va plus loin et guérit des maux plus obscurs et avec des moyens plus naïfs que la médecine naturelle. Elle guérit même la vague inquiétude spirituelle des âmes simples ; et cela est très beau. Tous les moyens lui sont bons, soit ; mais ce qui est utile à un homme sans nuire aux autres hommes n’est jamais mauvais.

Railler la superstition religieuse ou la maudire, c’est avouer que l’on fait partie d’une secte, au moins secrète. A une certaine hauteur au-dessus des psychologies moyennes on regarde comme des faits du même ordre le Pater Noster et l’Oraison à Sainte Apolline contre le mal de dents. Dès qu’il y a croyance, il y a superstition. Il faut s’accommoder de cela et ne pas essayer de limiter l’absurde. Quand Luther, après avoir consulté les saintes écritures, déclare qu’il n’y a que trois sacrements, il parle en pauvre homme. Il compte les cailloux que le Petit Poucet avait dans sa poche et suppute s’ils étaient de granit ou de pierre meulière. La rose qui parle est-elle thé ou mousse ? C’est à des problèmes de cette importance que se rapportent toutes les batailles religieuses ; ou de quels joyaux était l’aigrette de la Huppe ?

Le catholicisme populaire a regagné dans le champ bariolé de la superstition tout le terrain qu’il avait cédé au rationalisme sous l’influence triste de la Réforme. Toute une mythologie fleurit sous nos yeux ; elle n’a pas reçu de la poésie le prestige des légendes grecques ; mais elle n’en est que meilleure pour la science, étant moins déformée. Il serait, je crois, plus sensé de l’étudier que d’en rire. Rit-on de l’absurdité des inexplicables travaux d’Hercule ? On a rédigé sur la genèse des dieux triples d’excellentes dissertations, mais sans prendre garde que depuis soixante ans, et moins, une et peut-être deux trinités nouvelles, enchevêtrées les unes dans les autres, étaient nées sous nos yeux, et cela à l’insu même de ceux qui les ont créées par le zèle inquiet de leur piété. De nouveaux saints, de nouveaux dieux, sont sortis de l’ombre sans qu’y aient pris garde ceux qui dissertent de l’origine des divinités. Et cependant le présent explique merveilleusement le passé ; ce qui n’est pas mystérieux aujourd’hui ne le fut pas jadis ; ce qui n’est qu’un fait élémentaire de psychologie ne fut pas davantage aux siècles antérieurs. On n’a encore jamais enseigné aux hommes à vivre dans le présent, d’ailleurs ils y répugnent. Les uns s’en vont vers le passé, où il y a du moins des lumières ; les autres se tournent, éternels ébahis, vers l’avenir, ce ciel ironique. Ayant établi ce qu’ils appellent les lois de l’histoire, et ce qui n’est, en somme, que la coordination logique de leurs désirs, des rêveurs ordonnent avec gravité le lendemain des jours qu’ils auront oublié de vivre. Comme s’il y avait un avenir ! Comme si le futur pouvait être perçu en tant que futur, comme si la vie se réalisait jamais en dehors du présent, de la minute même où la sensation nous avertit de notre existence !

On a fait des livres sur la religion et même sur l’irréligion de l’avenir. Ce sont des productions gaies. Vers les années où Cicéron prévoyait un avenir de science et de philosophie, de liberté intellectuelle, il naissait en Judée, parmi les copeaux d’une cabane, un paysan nommé Joseph. L’avenir n’est pas plus clair pour nous qu’il ne l’était pour Cicéron au temps qu’il se riait des Augures.


Mai 1900


    : « Suivant d’autres symbolistes de la même époque, tels que saint Méliton, évêque de Sardes, et le cardinal Pierre de Capoue, les tours représentent la Vierge Marie.. ».

  1. Voyez la figure 1295 du Dictionnaire de Saglio.
  2. Dureau de la Malle, Mémoire sur sainte Venise, lu à l’Académie des Inscriptions.
  3. Le paganisme est resté traditionnel, notamment à Paris, dans certaines familles, où, dit-on, les libations et les sacrifices d’animaux sont encore en usage. Mais ceci pourrait bien ne remonter qu’au XVIIIe siècle.
  4. Ce beau morceau d’architecture est figuré dans les Éléments d’Archéologie chrétienne, de Reusens ; Louvain, 1886, p. 496. L’auteur dit avec raison : « On voit que les constructeurs du XIIIe siècle s’entendaient parfaitement à donner un aspect monumental même aux édifices dont la destination n’est que secondaire ».
  5. Les compilations sur la symbolique attribuées à Hugues ne semblent pas son œuvre.
  6. Le Polyhistor Symbolicus, de Caussin (Cologne, 1631), est une symbolique de la mythologie gréco-romaine ; assez hasardée, elle l’est moins que l’étrange ouvrage d’Antoine Monnier, l’Art sacerdotal antique, explication du sens allégorique des principaux monuments grecs et romains du Louvre (1897).
  7. Cité par Ch. Gidel. Sur un poème grec inédit intitulé : O ΦΓΣΙΟΛΟΓΟΣ (Annuaire de l’Association des études grecques, 1873).
  8. Op. cit., p. 222. Le texte grec commence ainsi : Μορφήν γαρ πόρνης κέκτηται θηρίεν ή γοργόνη.
  9. Ne pas le confondre avec Jacques de Vitry (XIIIe siècle), mystique, sermonaire et historien, qui a d’ailleurs traité, mais en latin, des sujets analogues dans son histoire des Croisades. Jacques de Vitry, qui voyagea en Orient et qui savait le grec, a pu consulter des manuscrits byzantins et recueillir les traditions orales. Après lui la légende des bêtes ne fait plus aucune acquisition.
  10. La Cathédrale, p. 464.
  11. Saint Méliton, évêque de Sardes, vécut au IIe siècle et fut un des grands théologiens grecs. On lui attribuait une Clef de la sainte Écriture : cet ouvrage apocryphe, invoqué par l’abbé Auber dans son grand ouvrage sur le Symbolisme, est également cher à l’auteur de la Cathédrale. Il est peu probable qu’une compilation où l’on disserte sur la symbolique des églises gothiques ait pour auteur un évêque grec du IIe siècle ; cependant M. Huysmans écrit, après avoir cité Durand de Mende (XIIIe siècle)
  12. La Cathédrale, p. 438.
  13. A. Bonnetty : Traditions primitives (Annales de Philosophie Chrétienne, 1839).
  14. Cardinal Lamberti : De Canonis. (Cité par Brière de Boismont, Hallucinations, 2e éd., p. 523.)
  15. Les hallucinations de ce genre ne sont pas très rares dans le délire hystérique. Cf. Brière de Boismont, op. cit., observations 73 et 74.
  16. Revue des Deux-Mondes, 15 mai 1880.
  17. De Divinitate, III, iii.
  18. A Leyde, chez Jean Sambix, 1667. Cette édition est rare. Celle de Jean de Tournes, à Genèvre, un peu antérieure l’est davantage encore. On suit celle d’Amsterdam, 1744.
  19. Phénicie, dans la Grande Encyclopédie.
  20. Exode, XXXIV, 23 ; Deut., XII, 2, 3.
  21. Voir page 142.
  22. Everardus Otto, De Diis vialibus. Magdebourg, 1714. XXXI, 1.
  23. XXXI, I.
  24. Cf. G.H. Nieupoort, Rituum qui olim ap. Roman. obtinuerunt Liber ; Trèves, 1723.
  25. Sur cette question M. Gaidoz, directeur de Mèlusine, est l’homme du monde le mieux documenté.
  26. Il y a des renseignements là-dessus, mais pas toujours très sûrs, dans la Lettre écrite de Rome, de Conyers Middleton Amsterdam, 1764.
  27. Paganism in the Roman Church, by the Rev. Th. Trede, pastor of the evangelical church of Naples (The Open Court, June 1899). Ce révérend continue, mais avec une bonne humeur ironique et attristée, le travail des Conformités. On ne saurait trop encourager ces sortes de travaux ; dirigés contre le romanisme populaire, ils en sont la plus utile et la plus belle apologie. Nous utilisons la charmante étude de M. Trede.
  28. Cf. Sainte Venise, et voyez page 142 du présent ouvrage.
  29. La Médecine dans l’église au VIe siècle ; Paris, Picard, 1887.
  30. Cf. la préface des Mimes d’Hérondas, trad. de P. Quillard ; Paris, Mercure de France, 1900.
  31. Traité de l’art de bien mourir, t. III.