La Culture des idées/La Morale de l’Amour

(p. 205-233).


                            LA MORALE DE L’AMOUR
                                    I


Quelques médecins ont proposé très sérieusement, au nom de la science, au nom de la vertu, au nom du bien social (car les idées vivent dorénavant dans la promiscuité la plus triste), de considérer comme un délit tout acte sexuel perpétré en dehors du mariage. C’est le désir de M. Ribbing[1], entre autres, et le désir de M. Féré, auteurs tous les deux de dissertations plutôt provocatrices. Les ouvrages de ces éminents docteurs de l’amour ont remplacé dans les lectures secrètes les surannés manuels des confesseurs et les piquantes dissertations in sexto qui charmèrent tant de collégiens ; ils ont même chassé du tiroir, tel est le prestige de la science ! les petits livres grivois qui firent la fortune et la réputation de la Belgique. Et pourtant qu’ils sont médiocres, ces professeurs de sexualité, à peine moins qu’un Meursius ! J’ai lu presque tous ces livres (oh ! que la chair est triste) et je n’en ai pas rencontré un seul qui m’apprît quelque chose de nouveau, quelque chose qu’ignorerait un homme qui a vécu et qui a regardé la vie des autres hommes. Il y a quelques années, on poursuivit devant les tribunaux le travail d’un certain docteur Moll, qui avait traité ce sujet galant, les « perversions de l’instinct sexuel », et cela parut ridicule, car les plus fortes révélations du savant homme étaient déjà dans Tardieu, et avant Tardieu dans Liguori, et avant Liguori dans Martial et dans les Priapées, et ainsi de suite jusqu’au commencement du monde. Si, aux derniers siècles, la littérature grave est peu abondante sur ces matières, réservées à l’arrière-boutique des libraires voués à la place de Grève, c’est qu’on savait le latin et que l’antiquité subvenait aux curiosités ; c’est aussi que la sodomie était tenue pour un crime capital et que le saphisme, au contraire, semblait à nos ancêtres indulgents le passe-temps naturel des filles sages. Au XVIIe siècle, il était avoué et entré dans la galanterie des précieuses. Il faut la grossièreté provinciale de la Palatine pour injurier à ce propos la vertueuse Maintenon. On appelait cela « un commerce innocent », et de tels jeux on raillait la « joie imparfaite »[2], et les « secrétaires des demoiselles » donnent pour ces petites intrigues des modèles d’épîtres amoureuses. Notre civilisation, en devenant démocratique, s’est mise à tout prendre au sérieux ; le monde fut guidé par des parvenus intellectuels qui se prirent à trembler devant le catéchisme que les aristocraties de jadis faisaient enseigner au peuple par leurs domestiques. C’est ainsi qu’il s’est formé une morale sexuelle et qu’on est amené à traiter sérieusement, puisqu’il faut tenir compte de l’opinion, des questions que l’humanité a depuis longtemps résolues à son profit.

« La sobriété, dit La Rochefoucauld, est l’amour de la santé et l’impuissance de manger beaucoup ». La chasteté se définit par les mêmes mots, hormis l’avant-dernier, auquel on substituera un terme moins honnête. Et on devrait peut-être en rester là et s’amuser à varier à l’infini les nuances relatives d’une maxime diététique qui aurait fondé une nouvelle philosophie, si les hommes savaient lire. Elle s’adapte aux vertus qui ne sont que passives, et, renversée, à toutes les autres ; car il y a un impératif physiologique et nous n’avons de moyen de lui résister que dans la faiblesse des organes qu’il doit mettre en jeu pour se faire obéir. Cette faiblesse est un signe de décadence organique ; l’impuissance de manger beaucoup peut aller jusqu’à l’incapacité de se nourrir ; c’est la diète, c’est la continence. On s’imagine généralement que les hommes chastes exercent sur leurs désirs une perpétuelle tyrannie ; la continence du clergé est pour les femmes l’exemple d’un martyre incessant. Les femmes se trompent ; non pas qu’elles estiment trop les plaisirs dont elles disposent ; mais, et cela ne leur est pas particulier, elles prennent ici la cause pour l’effet ; elles renversent les termes tels qu’ils se posent dans le thème d’une bonne logique.

L’homme qui, de son plein gré, se voue à la continence, c’est qu’il est glacé. Voilà la vérité. Et la femme qui entre volontairement dans un couvent, elle affirme la nullité de ses désirs charnels. Leur chasteté est un état physiologique et qui, en général, ne comporte pas plus l’idée de vertu que, chez un vieillard, la frigidité. Il y a ou il n’y a pas désir et, hors les cas où il n’est que morbide, le désir se résout en acte. Cela est particulièrement impérieux dans la sexualité ; l’évacuation est fatale. M. Féré, qui n’est pourtant mu par aucune idée religieuse, parle ici comme un bon vieux théologien : « Pour l’individu continent, les pollutions nocturnes constituent une sauvegarde contre la turbulence sexuelle[3] ». Cela, c’est la contrepartie de l’ostentation vertueuse ou de la vertu forcée ; la vertu physiologique, celle qui est la conséquence légitime de la faiblesse des organes, s’épargne du moins de telles « sauvegardes ». On n’agit décemment qu’en conformité avec sa propre nature ; les gens qui veulent agir ou ne pas agir d’après les ordres d’une morale extérieure à leur vérité personnelle finissent, Dieu aidant, dans les compromis les plus saugrenus. Il nous reste à nous demander si, quand on punira de la prison (ou, qui sait, de la mort, car aux grands maux les grands remèdes) les actes sexuels extra conjugaux, il sera permis de se complaire avec le succube. C’est une question que traitent très sérieusement les casuistes, et quelques-uns sont indulgents aux plaisirs qui nous viennent en songe.

La science, qui ne devrait être que la constatation des faits et la recherche des causes, en est arrivée, par impuissance de faire son devoir, à la période législatrice. L’amour libre engendre des maux évidents et que nul ne dénie : une loi contre l’amour ; l’alcool est néfaste : une loi contre l’alcool ; l’opium, l’éther nous menacent, ou peut-être le kif : une loi contre ces drogues. Et pourquoi pas aussi contre le gibier, les truffes et le bourgogne, si cruels à certains tempéraments ? Et pourquoi enfin l’hygiène ne serait-elle pas codifiée comme la morale ? Ne rationne-t-on point les animaux domestiques ? Parmi les paradoxes de Campanella, qui n’ont pas été dépassés, ni atteints, même par la science sexuelle, on trouve ceci : qu’il est absurde de donner tant de soins à l’amélioration de la race des chiens et des chevaux, quand on néglige sa propre race. Saint Thomas d’Aquin, dont les socialistes reprennent ingénieusement les idées, pensait aussi que, la génération étant faite pour conserver l’espèce, l’acte par quoi elle est assurée doit être soustrait aux caprices particuliers. Mais le théologien trouva dans la discipline de l’Église un frein à sa logique ; Campanella qui, quoique moine et bon moine, prétend au droit de rédiger des rêveries à la fois anti-chrétiennes et anti-humaines, est allé jusqu’au bout de la théorie. Son organisation de l’amour est épouvantable et curieuse ; elle est moins dure et moins absurde que celle de la tyrannie scientifique :

« L’âge auquel on peut commencer à se livrer au travail de la génération est fixé pour les femmes à dix-neuf ans ; pour les hommes à vingt et un ans. Cette époque est encore reculée pour les individus d’un tempérament froid ; en revanche, il est permis à plusieurs autres de voir avant cet âge quelques femmes, mais ils ne peuvent avoir de rapports qu’avec celles qui sont ou stériles ou enceintes. Cette permission leur est accordée, de crainte qu’ils ne satisfassent leurs passions par des moyens contre nature ; des maîtresses matrones et des maîtres vieillards pourvoient aux besoins charnels de ceux qu’un tempérament plus ardent stimule davantage. Les jeunes gens confient en secret leurs désirs à ces maîtres qui savent d’ailleurs les pénétrer à la fougue que montrent les adultes dans les jeux publics. Cependant rien ne peut se faire à cet égard sans l’autorisation du magistrat spécialement préposé à la génération, et qui est un très habile médecin dépendant immédiatement du triumvir Amour… Dans les jeux publics, hommes et femmes paraissent sans aucun vêtement, à la manière des Lacédémoniens, et les magistrats voient quels sont ceux qui, par leur conformation, doivent être plus ou moins aptes aux unions sexuelles, et dont les parties se conviennent réciproquement le mieux. C’est après s’être baignés et seulement toutes les trois nuits qu’ils peuvent se livrer à l’acte générateur. Les femmes grandes et belles ne sont unies qu’à des hommes grands et bien constitués ; les femmes qui ont de l’embonpoint sont unies à des hommes secs ; et celles qui n’en ont pas sont réservées à des hommes gras, pour que leurs divers tempéraments se fondent et qu’ils produisent une race bien constituée… L’homme et la femme dorment dans deux cellules séparées jusqu’à l’heure de l’union ; une matrone vient ouvrir les deux portes à l’instant fixé. L’astrologue et le médecin décident quelle est l’heure la plus propice[4] ». L’astrologue donne à ce programme érotique un tour naïf qui n’est pas sans agrément ; l’astrologue manque au projet de loi de M. Ribbing, mais on y verrait sans surprise la matrone, qui préside déjà à tant d’unions subreptices. Ce serait sa réhabilitation que de tenir désormais la chandelle conjugale et de donner aux époux, sur l’avis de la Faculté, le signal du départ.

On aurait pu aussi bien citer Platon, République, V, que Campanella suit d’assez près, mais avec son originalité propre. Platon, au vrai, en tout ce chapitre, n’est pas moins naïf que le rêveur du XVIIe siècle. L’absence de psychologie sérieuse, de sages observations scientifiques, donne à toute cette philosophie politique de jadis un air décidément enfantin. Les esprits politiques de notre temps qu’on appelle « avancé », les collectivistes, par exemple, ont cet air enfantin, à cause de leur croyance, d’origine religieuse, qu’on peut changer la nature humaine, en changeant les lois humaines. Ils brident le cheval par la queue avec un entêtement doux. Comme Platon est supérieur, aux deux livres VIII et IX de cette même République, où il considère l’histoire pour en tirer une philosophie ! Là il travaille sur des faits réels et non plus sur des faits créés par sa logique ou celle de Lycurgue. Aimé-Martin, qui aimait si fort Platon, a fait du Platon utopiste le plus cruel éloge en disant : « Qui connaît Platon le retrouve partout dans les écrits de Plutarque, de Fénelon, de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre. Ces grands hommes… » Non, c’est ici le coin des utopistes ; disons : ces grands enfants.

Plus heureux que Platon et que Campanella, les législateurs modernes de l’amour ouvrent une voie où ils ont, hélas ! beaucoup de chances d’être suivis. Ils flattent si adroitement la manière tyrannique des démocraties ! Il est naturel que si le pouvoir est aux mains des faibles les lois tendent à protéger la faiblesse. Le peuple a une certaine conscience de son incapacité à se conduire et il est assez probable qu’il accepterait avec plaisir, en même temps qu’une loi qui l’empêcherait de se soûler, une loi qui le protégerait contre la syphilis. La tendance moderne est de faire deux parts des libertés humaines ; après qu’on aura supprimé toutes celles qu’il est possible de supprimer, les autres subiront une réglementation rigoureuse. Sur quoi pourrait s’appuyer une loi contre l’amour ? Mais, répond M. Féré, qui philosophe volontiers et pas sans talent, « sur l’utilité privée et publique, sur l’utilité dans le milieu actuel qui est la morale actuelle ». C’est un principe, cela, et il commence à se répandre. Ne le prenons pas au tragique, cependant, car les théories individualistes fournissent pour le détruire assez d’arguments connus et souvent maniés. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il est né ; Goethe a daigné en rire ; quand Auguste Comte en fit la base de son système social, un homme d’esprit reconnut aussitôt qu’il s’agissait de créer une humanité heureuse avec des hommes dont on aurait détruit le bonheur individuel. La critique est bonne, puisqu’elle s’attaque directement à l’idée même. On peut la préciser.


                                    II

L’homme est une colonie animale douée d’un système nerveux central, d’un centre de conscience et d’action, au moins illusionnel. La société est une colonie animale sans système nerveux central. La conscience d’un peuple, la conscience de l’humanité : métaphores. Il s’agit toujours d’une conscience particulière à laquelle par imitation s’agrègent les consciences éparses ; mais la loi de l’unisson est fort loin d’être absolue et, même plus énergiques ou plus nombreuses, les divergences qui se taisent ou qui n’ont pas trouvé leur organe sont vaincues par un assentiment qui paraît unanime. Les hommes sont très souvent dupes des métaphores qu’ils ont créées eux-mêmes. On risque une comparaison, on la pousse un peu, une transformation s’opère. Paris est devenu le cerveau de la France. L’image admise, et elle n’a rien de fâcheux, voici les artères, les nerfs, les muscles, le squelette, une personne humaine vivante et vraie, la France, et nous sommes dupes : car tous les raisonnements qui agréaient à notre logique, appliqués au corps humain, nous allons les répéter avec innocence sur un être fictif et qui, en tant que matière à dissection psychologique, ne peut être sérieusement comparé à rien. Un homme est un homme, un pays est un pays. Si on n’en revient pas là après quelques figures, on n’a fait qu’une excursion ridicule dans la mauvaise littérature[5].

Cependant si on analyse ces mots, pays, nation, société, peuple, et d’autres, d’inégale imprécision, on y trouve toujours pour élément essentiel l’homme ; c’est cet élément, qui a son importance, que les sociologues s’appliquent à méconnaître. Satisfaits du Gargantua qu’ils ont laborieusement créé, ils font tenir tous les hommes dans les poches de sa houppelande, et le monstre les dévore un à un, comme fait des boeufs, des moutons et des moines le père de Pantagruel, selon les images de Gustave Doré. L’homme n’est rien, c’est vrai ; et il est tout, étant la condition même de l’existence du monde. Le monde, qui est créé par lui, est encore créé pour lui, et les sociétés, où il n’est qu’un atôme, dès qu’elles le froissent, deviennent haïssables et peut-être caduques. Que l’on tienne pour bon ce théorème : tout ce qui est utile à l’abeille est utile à la ruche ; et qu’on n’essaie pas d’en renverser les termes, si l’on ne veut être tenu pour un simple faiseur de jeux de mots. La sensibilité est dans l’homme et non dans la société ; il s’agit de moi, et de moi seul, même quand je refuse de me séparer du groupe social. Le véritable ciment d’une communauté, c’est l’égoïsme ; au moment qu’un homme se fortifie et se grandit, il assure par cela même la santé et la puissance de la république.

L’idée de sacrifice est parmi les plus perverses qu’ait intronisées le christianisme. Mise en action elle s’exprime ainsi : négation d’un bien connu en faveur d’un bien inconnu. On sait ce que l’on sacrifie et le plaisir dont on se prive ; on ignore la répercussion véritable de ce sacrifice en autrui et souvent le mal que nous assumons sera pour notre favori un mal plus grand encore.

Que de femmes, puisqu’il s’agit d’amour, auraient dû, pour leur bonheur éternel, être violentées, et combien ont pâti de la réserve trop noble de leur amant ! Et que d’enfants, et particulièrement de jeunes filles chrétiennes élevées au biberon du sacrifice, dont la vie effroyable traîne comme une chaîne un des versets de l’évangile juif ! Si une société ne peut vivre sans la notion et la pratique du sacrifice, je ne sais si elle est mauvaise, mais elle est absurde. La force a les droits de la force ; elle les outrepasse en jetant à travers le monde des aphorismes enveloppés de vertu comme des pièges cachés sous des feuilles mortes. Le sacrifice, s’il n’est pas un acte spontané d’amour, s’il est imposé par un catéchisme ou un code, est un des crimes les plus révoltants que l’homme puisse commettre contre lui-même : que ce sacrifice soit d’un homme à un homme, ou d’un homme à un groupe, il ne change de caractère que pour s’aggraver. C’est un plaisir encore de renoncer à un plaisir pour assurer la joie ou le repos d’un être que l’on aime ; et c’est un plaisir, parce que c’est un acte égoïste ; parce que complaire à un autre soi-même, c’est se complaire à soi-même. Ici nous sommes dans la règle naturelle et dans la logique de la sensibilité. Mais quelle est la valeur de ce renoncement, si c’est au profit d’un inconnu ou, ce qui va plus loin, au profit d’une abstraction, de l’un des mots du dictionnaire ? Quelle valeur exacte ? Celle d’un acte de servitude. Les esclavages volontaires sont les pires : le sacrifice est toujours volontaire, puisqu’il implique au moins le consentement du martyr. Lors donc que l’on demande aux hommes de sacrifier leurs plaisirs personnels à la prospérité de la société, on leur demande d’agir en esclaves, de remettre aux lois le gouvernement de leurs sensations, la direction de leurs gestes, le maniement général de leur sensibilité. Nous retrouvons le troupeau avec ses étalons privilégiés, ses femelles reproductrices et la troupe des neutres sacrifiés, sous prétexte de bien général, à une utilité qui n’a même plus aucun rapport avec la conservation de l’espèce.

Le droit d’une législature médicale à réglementer l’amour pourrait être très étendu ; car quelles fantaisies l’utilité sociale n’a-t-elle pas inspirées aux Lycurgues ? Schopenhauer proposait la castration comme châtiment des criminels. Rien de plus scientifique. Les médecins l’imposeraient, non plus aux seuls délinquants, mais à tous les tarés de l’hérédité : moyen radical de supprimer en quelques générations les diathèses transmissibles. Voilà les bœufs de la prairie sociale : qu’en fera-t-on, quand ils seront gras ? Mais la question ne se pose pas encore. Il s’agit seulement, « au nom de l’utilité actuelle, qui est la morale actuelle, » de réduire l’amour à des actes conjugaux, de faire enfin régner la loi mosaïque dont les hommes ne connaissent pas encore toute la douceur. L’utopiste, ayant réalisé cet effort original, s’arrête et doute ; non de lui-même, mais de la possibilité de réaliser son idéal. Cette faiblesse nous prive de considérations piquantes sur l’état présent des mœurs et aussi sur la nature humaine. On y suppléera. L’utopiste est un type fort bien connu et que l’on peut dépecer de souvenir.

Il y a deux manières de vivre : dans la sensation et dans l’abstraction. L’utopiste, même homme de science, même excellent observateur de menus faits, abandonne, dès qu’il veut généraliser ses idées, tout contact avec la réalité. Voyant, par exemple, que la prostitution sévit dans les sociétés modernes, il en conclut immédiatement : la prostitution est un fait social, et lié à une certaine forme de la société. Construisez une société où toutes les filles seront mariées à dix-huit ans, il n’y aura plus de prostituées. Cette sorte de raisonnement ne manque pas d’élégance. Cependant, si l’on insinuait que la prostitution est un fait humain, avant d’être un fait social, on arriverait sans doute, par d’analogues déductions, à prouver que toutes les sociétés, quelles soient-elles, et même ordonnées selon les imaginations les plus scrupuleuses, contiendront des prostituées, et toutes en nombre à peu près égal. La prostitution changera de forme sociale selon la forme de la société, elle ne changera que de forme. Aucunes lois n’empêcheront ni une femme bavarde de parler, ni une femme lascive de chercher des amants. On pourrait objecter que les prostituées ne font pas l’amour par plaisir ; non, pas au point où elles le pratiquent et sous trop de formes peu plaisantes pour elles ; mais au début de sa carrière une prostituée a presque toujours été la victime de son tempérament, de ses curiosités vicieuses, de son goût pour le mâle. Par quelle magie les utopistes changeront-ils l’ordre des réactions dans un système nerveux ? A moins (ce que je crois) qu’ils ne jouent innocemment sur les mots, ils conviendront, et c’est d’ailleurs l’opinion de M. Féré, que ce qui constitue la prostitution, ce n’est pas le salaire, mais la promiscuité. Alors le mariage, appliqué à tous les couples, à moins qu’on ne lui accorde une valeur mystérieuse de sacrement en quoi réfrénera-t-il sérieusement la promiscuité ? Le mariage, même civil, a-t-il sur les maladies vénériennes l’effet de l’étole de saint Hubert ? Peut-être cependant les utopistes croient-ils que dans leur utopie le mariage sera respecté ? Cela dépendra de la rigueur de la loi. Mais les Germains appliquaient, en matière d’adultère, la peine de mort, et ils avaient occasion de l’appliquer. Parfois des hommes, même lâches, préfèrent la mort à certaines tristesses : on se suicidera beaucoup dans le paradis des législateurs de l’amour.


                                   III

Quelle est la morale de l’amour ?

Il n’y en a pas, en dehors des codes et des usages sociaux, dont les codes, pour être sages, ne doivent être que la rédaction ; mais dans tous les pays civilisés l’usage social, en ce qui touche aux manifestations sexuelles, se confond avec la liberté absolue. Cette expression, pays civilisés, est peut-être hypothétique : si elle n’a pas d’application présente, puisque nous vivons sous le joug d’une morale ennemie des instincts de notre race, on se reportera, pour la comprendre, à la glorieuse période de l’empire romain, aux siècles calomniés par les démagogues chrétiens, ou de l’Italie du Quattrocento ou de la France de François Ier. L’amour, même en ses gestes publics, est du domaine privé ; et il a tous les droits, précisément parce qu’il est un instinct, et l’instinct par excellence[6]. C’est ce que reconnaissent implicitement même les moralistes de la science en appelant ainsi leurs écrits. Qu’il est vain d’insérer, sous ce titre, « l’instinct sexuel, » des menaces contre la vie, contre les moyens que choisit à son gré pour se perpétuer la vie éternelle ! Oser dire à l’instinct qu’il se trompe, c’est une des prétentions de la raison, mais peu raisonnable ; la raison n’est là qu’une spectatrice qui compte et catalogue des attitudes que son essence même lui interdit de comprendre. Le peuple, oui le peuple du XIXe siècle (ou du XXe siècle), qui s’ébahit aux éclipses et en applaudit « le succès »[7], n’est pas sans croire que la Science est pour quelque chose dans la belle ordonnance du phénomène. Nos décrets contre l’instinct vital pourraient fort bien faire illusion au peuple de la science, mais non aux véritables observateurs et dont la sagesse ne veut pas dépasser un rôle déjà difficile.

Cependant on peut obtenir les déviations. En séparant les sexes et en les tassant dans des lieux clos à l’époque de la première effervescence génitale, on obtient à coup sûr la sodomie et le saphisme. Les Romains cultivaient déjà ces tendances dans les couvents de Vestales et les collèges de Galles ; nous avons singulièrement perfectionné leurs institutions avec nos casernes, nos internats. Il est certain que la personne qui choisit de passer exclusivement sa vie avec des personnes de son propre sexe traduit par cela même des tendances particulières qui doivent être respectées, mais est-ce le rôle de l’État de favoriser et même de faire éclore ces vocations, et sont-ils sensés ces moralistes qui, peut-être sans mesurer la conséquence de leurs désirs, demandent des réglementations qui aboutiraient nécessairement au même résultat ?

Toute atteinte à la liberté de l’amour est une protection accordée au vice. Quand on barre un fleuve, il déborde ; quand on comprime une passion, elle déraille. Buffon avait une belette qui, privée de compagnie vivante, assaillait une femelle empaillée. On n’insistera pas sur ce sujet, par peur d’avoir à démontrer que les milieux sociaux qui affichent une plus grande sévérité de mœurs sont précisément ceux qui sont ravagés ou par les perversions ou, ce qui est beaucoup plus fréquent, par ce que les théologiens appellent doucement mollities. Il sera plus à propos de rechercher d’où vient la férocité du moralisme moderne contre l’amour, et d’abord, car elle n’est le reflet du sentiment public, à quelle cause on peut faire remonter l’origine de cet état d’esprit.

Pour les pères de l’Église, il n’y a pas de milieu entre la virginité et la débauche ; et le mariage n’est qu’un remedium amoris accordé par la bonté de Dieu à la turpitude humaine. Saint Paul parle de l’amour avec le même mépris matérialiste que Spinoza. Ces deux illustres Juifs ont la même âme. « Amor est titillatio quaedam concomitante idea causae externae, » dit Spinoza. Saint Paul avait désigné d’avance le philactère à cette démangeaison, le mariage. Il ne le concède que comme antidote au libertinage ; à la débauche, δια δε ταδ πορνειας, mot que le latin ecclésiastique fornicatio ne rend que d’une façon équivoque. πορνεια entraîne au contraire l’idée de prostitution, et, en somme, son édifiant conseil se traduisait en français vulgaire : mariez-vous ; cela vaut mieux que d’aller voir les filles. Voilà sur quelle parole se serait fondée la famille nouvelle si l’opulence verbale du catholicisme païen n’avait su entourer de phrases sensuelles la parole brutale de l’apôtre juif ; l’Église substitua à l’idée de πορνεια la musique d’alcove du Cantique des Cantiques. Cependant les moralistes mystiques commentèrent à l’envi saint Paul dont ils réussirent à exagérer encore le mépris pour les oeuvres de vie. Le tisseur de tentes en poil de chameau, et que rien ne préparait à la littérature et au sacerdoce, n’est pas toujours très précis. Qui n’a été choqué de la comparaison dont il use pour flétrir les raffinements sexuels, les appelant des pratiques more bestiarum, alors que le propre de l’animal est précisément de ne demander à la copulation que la satisfaction rapide d’un désir inconscient. Les inversions de l’instinct sont rares chez les animaux en liberté et ce n’est que de nos jours qu’on les a observées[8]. L’apôtre n’usait donc que d’un de ces grossiers lieux communs qui n’ont même pas le mérite de renfermer une vieille vérité d’observation. Que de fois cependant cette allusion fut-elle répétée par ceux qui feignent de croire que les inventions de l’homme dans la volupté sont méprisables ! La franchise de saint Paul accrue par le ton arrogant de ses commentateurs eut du moins cet heureux résultat de faire condamner dans leur ensemble, mais non dans leur détail, les pratiques sexuelles. La règle des mystiques est le tout ou rien ; ils dédaignent les distinctions où devaient plus tard se complaire les casuistes, en ces curieux traités où ils font preuve, à défaut de goût, d’une science de bon aloi et puisée, quoique pas toujours, aux sources de la réalité. De ce dédain il résulta une certaine liberté de mœurs. Bien des amusements parurent permis à tous ceux qui étaient restés dans le siècle ; la littérature du moyen âge témoigne de cette aisance dans les relations sociales. Dès le XIIe siècle, la religion n’est plus qu’une tradition formelle dont l’influence est nulle sur la sensibilité ; et l’intelligence elle-même se dégage du lien théologique, comme on le saurait si on avait recueilli avec plus de soin les aveux d’incrédulité qui ne sont rares, ni chez les poètes, ni chez les philosophes scolastiques. L’amour ne s’embarrasse d’aucun préjugé, il suit son désir, confiant dans l’innocuité des rapports sexuels.

Ici on arrive à un point délicat qui n’a jamais été traité et qu’il est d’ailleurs difficile d’aborder : l’influence de la syphilis sur la morale de l’amour.

L’état de l’humanité en Europe depuis les temps fabuleux jusqu’aux premières années du XVIe siècle correspond à ce qu’on appellerait, en termes d’allégorie, l’innocence du monde ; de Christophe Colomb se date l’ère du péché. Que l’on se figure une société où l’amour, en quelque condition de hasard qu’il s’accomplisse, n’a jamais de graves conséquences morbides ; où les baisers les plus profonds n’entraînent guère plus de dangers physiques que les caresses maternelles ou les manifestations de l’amitié ; elle différera de la nôtre à un tel point qu’il nous est difficile de la concevoir, car les désirs charnels y évoluent librement selon leur force naturelle, sans peur et sans pudeur. Le mot pudor n’a pas du tout le même sens en latin et dans nos langues modernes ; là, il se traduit par honneur, convenance, dignité ; ici, par crainte, tremblement devant les délices de la fleur peut-être empoisonnée. Avant la syphilis, le baiser sur la bouche est une salutation ; il disparaît devant la tare des muqueuses : les femmes présentent le front si la passion charnelle ne trouble pas leur volonté ; puis les deux sexes s’éloignent encore d’un pas : c’est le hochement de tête, ou la main qu’il faut à peine effleurer, ou des gants qui se touchent avec défiance. La syphilis a détruit, non pas l’amour, qui est plus fort que la mort, puisqu’il est la vie, mais la fraternité sexuelle. Il y a, depuis l’Amérique, entre l’homme et la femme la peur de l’enfer ; ce que les religions les plus menaçantes n’avaient réussi que temporairement un virus l’a accompli : et les lèvres ont été désunies.

C’est par la syphilis que les historiens qui voudront faire l’histoire de la morale de l’amour la relieront à l’hygiène. Il dut se faire un grand désarroi dans les mœurs :

     Obstupuit gens Europae ritusque sacrorum
     Contagemque alio non usquam tempore visam,

dit Fracastor, qui avait vu avec des yeux de médecin et de poète les premières horreurs du mal nouveau. « Obstupuit gens ; » ce fut une épouvante universelle ; on se crut à la fin de l’amour et à la fin du monde.

Il fallut pour conserver, non pas sa vertu, mais sa santé, renoncer à ce que les moralistes de la science appellent assez justement la promiscuité ; la peur d’un mal physique immédiat et évident opéra entre les deux sexes une disjonction qui a survécu à la période aiguë du mal. La réaction évangélique acheva l’œuvre de la syphilis et les sociétés européennes se trouvèrent dans des conditions si nouvelles qu’une nouvelle morale leur fut nécessaire. La vieille opposition entre la virginité et la turpitude, basée sur des conceptions purement théologiques, disparut ; tout acte sexuel devenant dangereux et la virginité n’étant pas moins dangereuse, de son côté, par ses conséquences négatives, il fallut trouver un compromis. L’instinct social, d’accord, et d’avance, il est juste de le reconnaître, avec les conclusions futures des hygiénistes, plaça ce compromis dans le mariage, qui se trouva tout à coup honoré, après trois siècles de dérision. Cela n’apaisa pas le bouillonnement des mauvaises mœurs ; mais le péril qu’on y courait déconsidéra la liberté qui en faisait l’attrait. La réserve des filles devint extrême ; elles apprirent inconsciemment à changer en minauderies pudiques la mimique de la peur ; peu à peu elles se dupèrent sur la cause de leur vertu, puis elles l’oublièrent, et vint un moment où la chasteté des femmes fut attribuée avec ingénuité ou à l’influence de la religion ou à une sorte de divinité occulte, à on ne sait quel raffinement sentimental.

Le motif initial de la nouvelle morale sexuelle agit toujours à notre insu. Il est de tradition administrative d’encourager les musées de figures de cire qui détaillent les conséquences de la promiscuité ; toute une littérature sur ce sujet se vend, approuvée par ceux-là mêmes qui poursuivent si âprement les images sensuelles. La syphilis a fait ce miracle qu’une figure humaine, belle de sa pleine nudité, est condamnée parce qu’elle excite à l’amour, l’amour étant considéré comme dangereux.

Cette manière de voir serait défendable si on ne faisait pas intervenir dans la question la force brutale des lois ; si la parole seule se chargeait de persuader une morale que son utilité pourrait défendre contre le sarcasme et l’ironie. L’ancienne licence d’avant la syphilis ne sera pas rendue aux hommes d’ici de longs siècles, si le mal qui a créé la défiance sexuelle finit jamais par s’éteindre épuisé. Mais que chacun soit libre même de jouer avec le feu ; la prudence se conseille et ne doit pas s’imposer.

De ce que la morale de l’amour a une origine moitié religieuse, moitié médicale, il ne s’en suit pas que l’on doive, pour en traiter, s’astreindre à des considérations ou théologiques ou pharmaceutiques. Des accidents, même d’importance extraordinaire, ne sont que des accidents. Il faut parler de l’amour comme si l’âge d’or de l’amour régnait encore et n’en retenir que l’essentiel, loin de s’arrêter aux phénomènes de surface et passagers. Il y a peu d’absolu dans les sociétés humaines ; presque tout s’y peut modifier, hormis précisément les relations des sexes. C’est que, là, on rencontre le cœur même de la vie, sa cause et sa fin, entrelacées comme un chiffre indéchiffrable. La vie se maintient par l’acte même qui est but de la vie. Ceci est absurde pour la raison, qui serait forcée d’y contempler un effet identique à la cause qui la produit et aussi puissant ; elle ne doit pas intervenir. Non que cela soit au-dessus de ses forces ; mais si elle peut imaginer des lois qui régissent les manifestations de l’amour et les appliquer pour un temps, ces lois sont nécessairement moins bonnes que les lois naturelles. Il faut aussi prendre garde que des lois naturelles l’homme n’est pas responsable, dès qu’il leur obéit comme un petit enfant ; mais celles qu’il promulgue retombent un jour non seulement sur sa chair, mais sur son intelligence. Car tout se tient et l’aisance intellectuelle est certainement liée à la liberté des sensations. Qui n’est pas à même de tout sentir ne peut tout comprendre, et ne pas tout comprendre c’est ne comprendre rien. La littérature, l’art, la philosophie, la science même et tous les gestes humains où il y a de l’intelligence sont dépendants de la sensibilité. Les fantaisies de Lycurgue coûtèrent à Sparte son intelligence ; les hommes y furent beaux comme des chevaux de course et les femmes y marchaient nues drapées de leur seule stupidité ; l’Athènes des courtisanes et de la liberté de l’amour a donné au monde moderne sa conscience intellectuelle.


Juillet 1900.


  1. L’Hygiène sexuelle et ses conséquences morales, p. 215.
  2. Sur deux filles couchées ensemble, l’une faisant le garçon et parlant à sa compagne. Cette pièce se trouve dans plusieurs Recueils du temps.
  3. L’Instinct sexuel ; évolution et dissolution, p. 301.
  4. La Cité du Soleil ; trad. de J. Rosset, p. 181, Oeuvres choisies de Campanella. Paris, 1847.
  5. La comparaison de l’organisme social au corps humain, c’est encore du Platon. Il résume son invention en cette phrase de la République, V : « Nous sommes convenus de ce qui était le plus grand bien de la société, et nous avons comparé en ce point une république bien gouvernée au corps, dont tous les membres ressentent en commun le plaisir et la douleur d’un seul membre ».
  6. Tout le monde connaît les vers de Baudelaire contre ceux qui veulent « aux choses de l’amour mêler l’honnêteté ». Ces vers sont la paraphrase d’un propos hardi de la Tullia de Meursius (Colloquium VII, Fescennini) : « Honestatem qui quaerit in voluptate, tenebras et quaerat in luce. Libidini nihil inhonestum… »
  7. Des dépêches d’Espagne nous ont certifié cela.
  8. Il y a un bien intéressant chapitre sur ce sujet dans l’ouvrage de M. Féré.