XXXVI


À MONSIEUR
MONSIEUR LE COMTE DE VILLIERS
AU CHÂTEAU DE VILLIERS (CREUSE).


16 août 18…
Monsieur,

Ce matin, à mon lever, je suis bien aise de vous envoyer, en forme d’apologue, une anecdote, dont vous pouvez retirer quelque profit.

J’ai rencontré dans mes voyages un homme estimable. C’était un créole de la colonie du Port-Natal : il avait nom Smollett !

J’allais quelquefois en chasse du côté de son habitation : je lui demandai même deux fois l’hospitalité. Il me reçut d’une façon équivoque, m’admit à sa table, me parla peu, me servit du vin de Constance, refusa ma main que je lui présentai, et me donna son lit.

Du Port-Natal j’écrivis à ce sauvage deux billets de remercîments, avec cette formule : Mon cher ami. Je ne pouvais lui donner, en lui écrivant, un titre de noblesse, je lui donnais un titre d’affection : Mon cher ami.

Il ne répondit pas à mes deux billets. Au fond, je ne demandais rien ; il n’y avait donc rien à répondre.

Ayant rencontré un soir le créole Smollett sous les arbres de l’avenue occidentale du Port-Natal, je l’abordai affectueusement, et je lui tendis les mains. Encore une fois, mes mains ne doublèrent pas les siennes. Je fis un mouvement de dépit.

« Monsieur, me dit le sauvage, vous me paraissez un bon enfant, un jeune homme sincère, et très-peu européen. Il faut donc vous éclairer dans votre candeur. appelé deux ou trois fois votre cher ami ; cela pourrait vous coûter cher, et j’en serais au désespoir ; je ne suis pas votre ami, je ne suis l’ami de personne… au contraire… évitez-moi, monsieur ; évitez mon voisinage, évitez mon habitation. Retirez-moi la confiance que vous m’avez donnée avec votre légèreté de voyageur. Adieu. »

Cet adieu fut accompagné d’un sourire à contractions félines et d’un regard fauve peu rassurant.

Je pris des informations, à bonne source, sur le créole Smollett, et mon ignorance fut instruite. Cet homme estimable était tout simplement un bandit de profession !

J’espère, monsieur de Villiers, que le sens de cet apologue ne vous échappera pas. Cependant, à tout hasard, j’ajouterai quelques lignes pour secourir la naïveté de votre intelligence.

Vous avez toujours été mon ami, vous, monsieur ; vous n’avez jamais renié ce titre : vos mains ont toujours serré les miennes, dans toutes nos rencontres, n’est-ce pas ?

En peu de mots, voici l’histoire de votre amitié ; elle a justifié ma confiance, et je serais bien ingrat si je vous estimais moins que le créole en question.

Vous avez organisé contre moi, avec madame de Braimes, une trame domestique pleine d’élégance et de gracieuse noirceur. Vous appelez cela, sans doute, une association ; je lui donne, moi, le nom de complicité. J’entends d’ici les railleries piquantes et les rires fous que vous avez mêlés à mon nom, avec madame de Braimes. Je suis encore heureux de penser que, dans ces deux amis, il y a peut-être un homme ; en présence de deux femmes, je n’aurais point de satisfaction à demander.

Vous avez été avec moi d’une complaisance merveilleuse. Quand je cherchais mademoiselle de Châteaudun, avec une anxiété aveugle et folle, vous m’avez charitablement aidé dans toutes mes perquisitions. Vous étiez mon guide, ma boussole, mon soutien. Vous me conduisiez sur tous les chemins où Irène ne passerait pas ; votre itinéraire était si bien combiné, qu’au bout de mes poursuites, vous avez trouvé, vous seul, ce que nous avions cherché inutilement tous les deux. Comme cela doit vous avoir paru plaisant, monsieur ! Madame de Braimes en a-t-elle bien ri ?

Vraiment, monsieur, vous êtes plus vieux que votre âge, et votre éducation ne s’est pas bornée au grec et au latin ; vous avez acquis des talents qui font supposer de longues études et l’expérience du monde civilisé. Vous jouez à ravir les rôles de haute comédie, et votre ambition, moins modeste, devrait vous engager à monter sur un théâtre plus brillant. Je suis seul à vous applaudir quand vous jouez ; je forme seul votre parterre et votre public. C’est vraiment dommage il faut élargir votre scène, vous ne vous connaissez pas. Regardez-vous.

Vous jouez l’étonnement, le désintéressement, la candeur, la générosité, la grandeur d’âme, et une pléiade d’autres vertus, écloses comme des fleurs dans les jardins de l’âge d’or. Vous êtes un comédien raffiné. Si vous aviez au cœur toutes les vertus de votre masque, le ciel serait jaloux de vous, comme il le fut d’Henoch, et vous seriez enlevé à notre admiration par un nuage intelligent. Un homme vertueux de votre force serait un fléau moral dans notre société corrompue ; il humilierait trop orgueilleusement ses voisins : en 18…, la nature ne doit pas se permettre un pareil écart de fécondité vertueuse. Mettez-nous tous à notre aise, en acceptant le titre de comédien.

Permettez-moi une question à ce propos. Le courage est aussi une vertu, qui peut être jouée au naturel, comme une autre, lorsqu’on ne l’a pas au cœur. Je serais bien aise de vous mettre à l’épreuve pour le rôle de comédien courageux. En attendant votre réponse, je suis forcé de vous faire l’injure de penser que ce dernier talent manque à votre riche répertoire. Veuillez bien donner un prompt démenti à mon doute, et montrez-vous comédien accompli.

Votre public dévoué,

Prince de Monbert.