XXXV


À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
POSTE RESTANTE, À ROUEN.


Paris, 12 août 18…

Ce que je vous ai écrit hier est bien incroyable, bien infâme. Vous pensez que c’est tout ; eh bien ! non ! Vous n’avez encore que la moitié de l’histoire. La main me tremble de colère, et j’écrase ma plume sur mon papier. — Le reste est le comble de l’odieux et de la perfidie ; c’était une trahison en partie double ; nous étions joués tous deux, vous comme époux, moi comme amant. Tout ceci vous paraîtra incohérent comme un rêve. Que puis-je avoir de commun avec Irène que je n’ai jamais vue ? Attendez, vous allez voir !

Mon fidèle Joseph avait découvert que le mariage devait se faire à l’église de la Madeleine, à six heures du matin.

J’étais si agité, si inquiet, si tourmenté de pressentiments funestes, que je ne me couchai pas. — Dès que l’heure fut venue, je sortis enveloppé dans mon manteau. Quoique nous soyons en été, j’avais froid ; un vague frisson de fièvre me parcourait les membres. J’étais déjà pâle de la catastrophe future.

La Madeleine se détachait blafarde sur le ciel gris du matin. Quelques figures livides de débauchés, surpris par le jour, se montraient çà et là aux angles des rues. Le mouvement de la ville n’avait pas encore commencé. Je croyais être arrivé trop tôt, mais une voiture, de couleur sombre, sans armoiries ni chiffres, gardée par un domestique en livrée vague, stationnait discrètement dans une des contre-allées qui longent l’église.

Je montai les degrés d’un pas mal affermi et je vis bientôt, à une de ces chapelles bâtardes qu’on a eu tant de peine à loger dans ce faux temple grec, une lueur de cierge et des gestes de prêtre qui officiait.

La mariée ensevelie dans ses voiles, prosternée sur le dos de sa chaise, paraissait prier avec ferveur ; le mari, comme s’il n’était pas le plus lâche des hommes, tenait le front haut et rayonnait d’une tranquille béatitude. La cérémonie tirait à sa fin, Irène releva la tête, mais j’étais placé de façon à ne pouvoir distinguer ses traits.

Je m’adossai contre une colonne pour jeter à Irène, lors de son passage, un de ces mots aigus comme les poignards de cristal des bravi de Venise qu’on casse dans la plaie, qui tuent et ne font pas saigner. — Irène s’avançait légèrement, appuyée au bras de Raymond, avec une démarche ondulée, rhythmique, comme si ses pieds, au lieu du froid pavé de l’église, eussent effleuré la molle ouate des nuages. Elle ne tenait pas à la terre, son bonheur la soulevait, l’ardeur de sa joie m’a fait comprendre ces assomptions de saintes qui, dans leur extase, quittaient le sol de leurs cellules ou de leurs cavernes ; elle éprouvait ce ravissement profond d’une femme qui se perd.

Quand elle arriva à la hauteur de la colonne qui m’abritait, un courant électrique l’avertit sans doute de ma présence, car elle tressaillit comme atteinte par une flèche invisible et retourna vivement la tête ; un rayon de soleil égaré illumina sa figure, et je reconnus dans Irène de Châteaudun Louise Guérin ; dans la riche héritière, l’enlumineuse de Pont-de-l’Arche !

Irène et Louise c’était la même personne !

Nous avons été traités en Cassandres de comédie ; nous avons joué sérieusement la scène d’Horace et d’Arnolphe. Nous nous racontions nos amours, nos espoirs et nos tristesses. C’est fort bouffon ; mais, contre l’usage, la tragédie suivra la farce, et nous saurons si bien nous y prendre, que nul ne sera tenté de rire de notre mésaventure : d’une chose ridicule nous ferons une chose terrible. Ah ! mademoiselle Irène de Châteaudun, vous vous imaginiez qu’on pouvait s’amuser ainsi de deux hommes comme le prince Roger de Monbert et comme Edgard de Meilhan, et qu’il n’en serait que cela, et qu’il suffirait de leur dire : « J’en aime mieux un autre ? » Et vous, maître Raymond, vous espériez que votre réputation vertueuse ferait passer votre perfidie pour un acte de dévouement ? Non, non ; dans le drame où la grande dame était une aventurière, l’ingénue une rouée, le héros un traître, l’amant un niais et le fiancé un Géronte, les rôles vont changer.

Un cri rauque s’échappa de mon gosier. Irène serra convulsivement le bras de Raymond et sortit de l’église à pas précipités. Raymond, sans rien comprendre à cet élan subit, y céda et descendit très-vite l’escalier. La voiture était avancée ; ils montèrent dedans tous deux ; le cocher fouetta les chevaux ; le tout disparut.

Irène, Louise, quel qu’ait été votre nom ou votre masque, vous ne serez pas longtemps madame de Villiers ; un prompt veuvage vous permettra de recommencer vos manéges. Je regrette de vous frapper à travers un autre, car vous avez mérité la mort.

Edgard de Meilhan.