Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 185-192).

CHAPITRE XXI

JOË DEVANT SON PÈRE

L’avant et l’arrière du Dazzler amarrés, Frisco Kid s’assit sur le gros câble fixé le long du petit wharf pour amortir les accostages.

« Et alors ? commandant que faisons-nous maintenant ? »

Surpris, Joë leva les yeux.

« Euh… je… que me chantes-tu là ?

— Eh bien ! N’es-tu pas commandant à présent ? Ne sommes-nous pas à terre ? Désormais, c’est moi l’équipage. J’attends tes ordres.

— Siffle l’équipage au petit déjeuner… c’est-à-dire, attends une minute. »

Joë plongea dans la cabine et s’empara de l’argent qu’il avait glissé dans son sac de marin en montant à bord. Puis il ferma à clef la porte de la cabine et les deux amis se rendirent en ville à la recherche d’un restaurant.

Tout en déjeunant, Joë élaborait des projets dont il fit part à Frisco Kid dès qu’ils se levèrent de table.

En réponse à sa demande, la caissière lui donna l’heure du prochain train pour San-Francisco. Il consulta la pendule.

« Il me reste juste le temps de le prendre, dit-il à Frisco Kid. Aie soin de toujours boucler à clef les portes de la cabine et ne laisse personne monter à bord. Tiens ! voici de l’argent. Tu mangeras au restaurant. Sèche tes couvertures et dors dans le cockpit. Je serai de retour dès demain… Surtout, que nul ne pénètre dans la cabine ! À bientôt ! »

Joë serra la main de son camarade et partit d’un trait jusqu’à la gare. En poinçonnant son billet, le contrôleur le regarda tout surpris. Quoi d’étonnant ? Il ne lui arrivait pas tous les jours de voir des voyageurs monter dans le train affublés de suroîts et de bottes de mer. Mais qu’importait à Joë ? Plongé dans la lecture d’un journal qu’il venait d’acheter, il ne remarqua même pas la mine stupéfaite de l’employé et bientôt son regard se fixa sur l’intéressant article que voici :


LE VOL DU COFFRE-FORT

Le remorqueur Sea-Queen, affrété par MM. Bronson et Tate, revient d’une inutile croisière au large des Heads. On n’a pu découvrir aucune piste sérieuse concernant les audacieux pirates qui, jeudi soir, se sont emparé du coffre-fort de cette maison dans les circonstances que l’on sait. Le gardien de phare des Farralones déclare avoir aperçu les deux sloops mercredi matin se débattant en pleine tempête, à quelque distance de la côte. De l’avis des marins, les voleurs auraient péri en mer avec leur trésor mal acquis. Il paraîtrait qu’en plus des dix mille dollars en or, le coffre contenait des documents de grande importance.

À la lecture de ces lignes, Joë éprouva un profond soulagement. De toute évidence, aucun crime n’avait été commis à San-Andréas la nuit du vol, sans quoi le journal en eût sûrement fait mention. Par ailleurs, si les reporters avaient possédé le moindre renseignement sur sa propre disparition, ils se seraient empressés de publier cette nouvelle sensationnelle.

À la gare de San-Francisco, les badauds furent surpris de voir un jeune garçon, en bottes de mer et en suroît, héler un taxi et filer à toute vitesse. Mais Joë n’avait pas une seconde à perdre. Il connaissait les heures de bureau de son père et craignait de ne pouvoir le joindre avant qu’il partît déjeuner.

Lorsqu’il poussa la porte et demanda à voir Mr Bronson, et le chef de bureau, appelé pour recevoir l’intrus, ne le reconnut pas tout d’abord.

« Vous ne me remettez pas, monsieur Willis ? »

Mr Willis le dévisagea une deuxième fois.

« Mais c’est Joë Bronson ! Si je m’attendais à vous voir ! D’où diable venez-vous donc ? Entrez par ici. Votre papa est dans son cabinet. »

Mr Bronson cessa de dicter à sa sténographe et leva les yeux.

« Eh bien ! d’où sors-tu ?… Où étais-tu ? demanda-t-il.

— En mer », répondit timidement Joë. Incertain de l’accueil que lui réserverait son père il tortillait nerveusement son suroît dans ses doigts.

« Le voyage a été court, hein ? Comment s’est-il passé ?

— Oh ! Couci-couça. »

Il surprit un clignotement dans l’œil de son père et comprit qu’il devait aller droit au but.

« Peuh… cela ne s’est pas trop mal passé, (étant)… donné…

— Étant donné quoi ?

— Je… je veux dire que les choses auraient pu aller plus mal.

— Voilà qui m’intéresse. Assois-toi. »

Et se tournant vers son secrétaire :

« Monsieur Brown, vous pouvez disposer. Je n’aurai pas besoin de vos services… pour le reste de la journée. »

Joë eut peine à retenir ses larmes, ému de la bienveillante réception. On eût dit qu’il ne s’était rien passé d’anormal, qu’il revenait simplement de vacances…

« Maintenant, raconte toute l’histoire, Joë. Voilà une minute, tu me parlais par énigmes et tu as éveillé ma curiosité à un degré peu ordinaire ! »

Là-dessus, Joë s’assit et fit le récit de ses aventures depuis le lundi soir précédent jusqu’à la minute présente. Il n’oublia pas le moindre incident ni le moindre détail, répéta ses conversations avec Frisco Kid et fit part à son père de ses promesses au jeune matelot.

Dans le feu de son discours, il sentit ses joues s’empourprer, tandis que Mr Bronson, impatient de connaître la suite, le pressait dès qu’il ralentissait quelque peu, l’écoutait bouche bée.

« Ainsi, tu vois, conclut Joë, les événements n’auraient pu mieux tourner.

— Eh ! prononça judicieusement Mr Bronson, ils auraient pu aussi bien tourner mal.

— Je ne crois pas. »

Joë éprouva une vive déception devant les félicitations plutôt mitigées de son père. À son sentiment, le retour du coffre-fort méritait une plus franche approbation.

De toute évidence, Mr Bronson comprenait pleinement le point de vue de son fils, car il poursuivit :

« Pour ce qui est du coffre, bravo ! Tu mérites la palme. Mr Tate et moi, nous avons déjà dépensé cinq cents dollars pour tenter de le retrouver. Le contenu en est si important que nous avons offert une récompense de cinq mille dollars et que, ce matin même, nous songions à augmenter cette somme. Mais, mon cher fils… »

Mr Bronson se leva et posa une main affectueuse sur l’épaule du jeune garçon :

« Il existe au monde des choses plus précieuses que l’or ou les papiers représentant ce que l’on peut se procurer avec de l’or. Parlons de toi, par exemple. À cet instant même, consentirais-tu à compromettre ton avenir pour un million de dollars ? »

Joë hocha la tête.

« Tous les trésors du monde ne sauraient acheter une vie humaine, pas plus qu’ils ne sauraient réparer une vie perdue, remplir et embellir une vie laide et mesquine. Dis-moi, quel sera l’effet de ces extraordinaires aventures sur le reste de ton existence ? Serais-tu prêt à partir et à les vivre une seconde fois aujourd’hui, demain, après-demain ?

« Comprends-moi, Joë. T’imagines-tu une seule minute que je voudrais risquer les plus belles années de la vie de mon fils contre le vil contenu d’un coffre-fort ? Pour le moment, je ne puis présumer des résultats bons ou mauvais de cette fugue. Un dollar ressemble comme un frère à un autre dollar, et il n’en manque point de par le monde ; mais aucun Joë ne ressemble à mon Joë et nul ne saurait le remplacer. Saisis-tu, à présent, Joë ? »

La voix de Mr Bronson se brisa légèrement et l’instant d’après Joë sanglotait, comme si son cœur allait se fendre. Jusque-là il avait mal interprété les sentiments paternels ; maintenant, il concevait tout le chagrin qu’il avait dû causer à son père, à sa mère et à sa sœur. Mais les quatre journées émouvantes qu’il avait passées sur mer lui avaient permis de mieux connaître les hommes, et comme il avait le don d’exprimer sa pensée en paroles, il exposa son point de vue et les leçons qu’il retenait de cette aventure.

Les conclusions, il les avait tirées de ses entretiens avec Frisco Kid, de ses relations avec Pete-le-Français, de l’image mentale qu’il gardait du Reindeer et de Nelson-le-Rouge, au moment où le bateau sombrait sous ses yeux dans l’abîme des vagues.

Suspendu aux lèvres de son fils, Mr Bronson comprit à son tour.

« Que va devenir Frisco Kid, père ? lui demanda Joë lorsqu’il eut achevé.

— Ce garçon-là, ma foi, me semble plein de promesses, d’après ce que tu en racontes. »

Mr Bronson tourna la tête pour dissimuler l’éclair de malice qui brillait dans ses yeux.

« À mon sens, il me semble parfaitement capable de se débrouiller tout seul.

— Père ? »

Joë ne put en croire ses oreilles.

« Voyons un peu, continuait Mr Bronson. Il a droit maintenant à la moitié des cinq mille dollars ; l’autre moitié t’appartient. Grâce à vos efforts conjugués, le coffre-fort ne gît pas au fond du Pacifique. Si seulement vous aviez tardé un peu, M. Tate et moi nous aurions augmenté le chiffre de la récompense. »

Joë saisit l’allusion.

« La chose peut encore s’arranger. Je refuse, père, ma part. Quant à l’autre moitié, ce n’est pas précisément ce qu’ambitionne Frisco Kid. Il désire surtout avoir des amis, et… et… bien que tu aies omis d’en parler tout à l’heure, l’amitié vaut plus que tout ce que l’argent et l’or sauraient acheter. Oui, Frisco Kid souhaiterait avoir des amis et acquérir de l’instruction. Pour lui, ces bienfaits-là valent tous les dollars du monde !

— Ne crois-tu pas que ce serait à lui de choisir ?

— Tout est déjà décidé.

— Comment ça ?

— Oui, père. Sur mer, c’est lui le capitaine, mais sur terre, c’est moi qui prends le commandement. Maintenant, il est sous mes ordres.

— En d’autres termes, tu as tous pouvoirs pour négocier en son nom ? Eh bien, je te soumets une proposition. Sa part de deux mille cinq cents dollars sera déposée entre mes mains et restera à son entière disposition. Nous réglerons ensuite vos affaires. J’emploierai ton camarade à l’essai dans nos bureaux, disons pour un an. Tu pourras le diriger dans ses études, car je suis sûr que tu vas continuer les tiennes à présent, ou bien il fréquentera les cours du soir. Après quoi, s’il se tire honorablement de cette période d’épreuves, je lui offrirai les mêmes chances qu’à toi de suivre les cours de l’Université. Tout va dépendre de lui. Alors, monsieur le fondé de pouvoirs, qu’avez-vous à répondre à mon offre en faveur de votre client ?

— Je suis entièrement d’accord avec vous, monsieur mon père. »

Père et fils se serrèrent les mains.

« Que comptes-tu faire Joë, en sortant d’ici ?

— Envoyer un télégramme à Frisco Kid et rentrer bien vite à la maison.

— Bien. Attends-moi une minute. Je téléphone à San-Andréas pour annoncer la bonne nouvelle à mon associé, M. Tate, et je te suis.

— Monsieur Willis, annonça M. Bronson en quittant le bureau, le coffre-fort de San-Andréas est retrouvé et nous allons prendre tous un petit congé. Ayez l’obligeance d’avertir les employés qu’ils sont libres pour le reste de la journée. Et, dites-moi, rappela-t-il en pénétrant dans l’ascenseur, qu’on n’oublie pas le garçon de bureau ! »