Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 123-133).

CHAPITRE XIV

SUR LES BANCS D’HUITRES

Les deux jeunes gens avaient perdu toute notion du temps et du monde. Ils furent brusquement tirés de leur sommeil par la voix rauque de Pete-le-Français.

« Debout, là-dedans ! Et en route ! braillait-il. Toi, Joë, ici ! Largue les garcettes. Et toi, Kid, le foc ! »

Ignorant le nom des agrès et davantage encore leur emplacement, Joë était maladroit dans l’obscurité ; cependant, il faisait depuis peu quelques progrès. Lorsqu’il eut jeté les garcettes dans le cockpit, le Français lui donna l’ordre de se rendre à l’avant pour aider à hisser la grand-voile. Après quoi l’ancre fut levée et le foc établi. Enfin ils lovèrent les drisses et remirent tout en ordre avant de retourner à l’arrière.

« Très bien, très bien, félicita Pete comme Joë enjambait la lisse du dehors. Splendide ! Tu feras un excellent marin. J’en réponds. »

Frisco Kid leva le couvercle d’un des placards du cockpit et interrogea Pete du regard.

« Bien sûr, répondit l’homme. Accroche les feux de côté. »

Frisco Kid emporta dans la cabine la lanterne rouge et la lanterne verte, alluma et remonta à l’avant accompagné de Joë, chargé de les suspendre dans le gréement.

« Je ne crois pas qu’ils oseront, dit Frisco Kid à voix basse.

— Qu’ils oseront quoi ?

— Faire le grand coup dont je te parlais tout à l’heure. Il y a si gros à risquer que Pete, je le suppose, craint de s’y lancer. Nelson-le-Rouge, lui, n’hésiterait pas une seconde… s’il savait exactement comment s’y prendre. Mais sans Pete, il ne peut rien faire.

Où allons-nous maintenant ? interrogea Joë.

— Je ne sais pas, mais il me semble que notre bateau met le cap sur les bancs d’huîtres. »

Le voyage se poursuivit sans incidents. Le vent se leva derrière eux, dans la nuit, et souffla sans discontinuer pendant plus d’une heure. Puis il tomba et il n’y eut plus que des brises folles, intermittentes, soufflant tantôt d’un bord, tantôt de l’autre. Pete-le-Français demeura à la barre tandis que, de temps à autre, Joë ou Frisco Kid serrait ou mollissait une voile.

Le sens d’orientation de Pete laissait Joë dans un émerveillement voisin de la stupeur. Il se croyait perdu au sein d’une obscurité impénétrable. Un épais brouillard, venu du Pacifique, s’interposait entre eux et les étoiles, les privant ainsi de cette pauvre clarté.

Cependant, Pete-le-Français semblait connaître d’instinct la direction vers laquelle il conduisait son bateau. En réponse à une question de Joë, il se targua même de pouvoir se diriger d’après une sorte de « contact » avec l’extérieur.

« Je « sens » la marée, le vent, la vitesse, expliqua-t-il. Et même la terre, je te l’affirme. Comment ? Je l’ignore moi-même. Tout ce que je sais, c’est qu’il me semble « toucher » la terre, comme si mon bras s’allongeait sur des kilomètres et des kilomètres ; je pose ma main à même la côte, je la tâte et je sais qu’elle se trouve à tel ou tel endroit. »

Joë jeta sur Frisco Kid un regard incrédule.

« C’est exact, confirma Frisco. Quand on a longtemps navigué, on arrive à « toucher » la terre, et même à la flairer, si l’on est pourvu d’un bon odorat. »

Une heure plus tard, Joë déduisit, à l’attitude du Français, qu’ils approchaient de leur destination. Constamment sur le qui-vive, l’homme ne cessait de scruter les ténèbres à l’avant, comme s’il s’attendait à voir surgir quelque chose à chaque seconde. Mais Joë eut beau écarquiller les yeux, tout pour lui demeurait obscur.

« Tâte un peu du bâton, ordonna Pete. Je crois que le moment est venu. » Frisco Kid détacha une longue perche du toit de la cabine, puis, se plantant sur le pont étroit au milieu du bateau, il l’enfonça d’un seul coup dans l’eau.

« Quinze pieds environ, annonça-t-il.

— Et le fond ?

— De la vase.

— Attendons encore un peu, nous recommencerons tout à l’heure.

Au bout de cinq minutes, Frisco Kid plongea de nouveau la perche.

« Deux brasses. Des coquilles. »

Pete se frotta les mains de contentement.

« Très bien, très bien, dit-il. Chaque fois je touche juste. Inutile d’essayer de rouler un vieux singe comme moi. »

Frisco Kid continua de manœuvrer la perche et de donner les résultats de ses recherches à la stupéfaction de Joë, pour qui les connaissances exactes de ses deux compagnons concernant le fond de la baie restaient un mystère.

« Dix pieds ; des coquilles, poursuivait Frisco Kid de sa voix monotone. Onze pieds ; des coquilles. Quatorze pieds ; mou. Seize pieds ; vase. Pas de fond.

— Le chenal ! » répliqua Pete.

Pendant quelques minutes, Frisco Kid ne trouva plus de fond. Enfin, il s’écria :

« Huit pieds ; dur !

— Ça va, fit Pete-le-Français. Cours à l’avant, toi, Joë, et largue le foc. Toi, Kid, paré à mouiller. »

Joë parvint à trouver la drisse de foc et la détacha de son taquet. La voile battit légèrement puis descendit peu à peu, tirée par le hale-bas.

« Mouille ! », ordonna le patron.

Et l’ancre plongea dans l’eau, n’entraînant avec elle qu’une courte longueur de chaîne.

Frisco Kid y ajouta une bonne quantité de « mou » et amarra. Alors, ils serrèrent les voiles, remirent les choses en ordre, descendirent dans la cabine et se couchèrent.

À six heures. Joë se réveilla et sortit dans le cockpit pour jeter un coup d’œil. La brise et la mer s’étaient levés, le Dazzler roulait et tanguait, tirant sur la chaîne d’ancre avec de violentes secousses. Il dut se cramponner au gui au-dessus de sa tête pour garder son équilibre. Le jour était gris et accablant, sans la moindre promesse de soleil dans un ciel obscurci par de grosses masses de nuages emportées sur les ailes du vent. Joë chercha des yeux la terre. Elle gisait là-bas, à un mille et demi : une longue grève de sable blanc, très basse, où venaient s’étaler les flots avec un bruit de tonnerre. Derrière, apparaissait une étendue désolée de marécages et bien plus au loin se dressaient, imposantes, les montagnes de Contra-Costa.

Détournant son regard, Joë tressaillit à la vue d’un petit sloop qui roulait et plongeait sur son ancre, à une centaine de mètres de là, presque sous le vent. Une légère secousse de l’embarcation lui permit d’en lire le nom : Le Hollandais-Volant, Joë le reconnut aussitôt, pour l’avoir vu, parmi les autres, amarrés au quai d’Oakland. Un peu à gauche, il découvrit Le Fantôme et, plus loin, une demi-douzaine d’autres sloops au mouillage.

« Hein ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? »

Joë regarda vivement par-dessus son épaule. Pete-le-Français, sorti de la cabine, contemplait le spectacle, l’œil triomphant.

« Qu’est-ce que je t’avais dit ? On ne peut duper le vieux renard que je suis. Voilà. Je me dirige dans la nuit avec autant de précision qu’en plein soleil. Pas d’erreur possible…

— Ça va souffler dur ? », demanda Frisco Kid de la cabine, où il commençait d’allumer le feu.

Pendant une bonne minute le Français, étudia gravement la mer et le ciel.

« Peut-être que oui, peut-être que non, répondit-il évasivement. Préparez vite le petit déjeuner et nous nous mettrons au dragage. »

La fumée s’élevait des cabines des différents sloops éparpillés dans les parages, preuve que tout le monde autour d’eux se disposait à prendre le premier repas du jour. Sur le Dazzler, l’affaire fut liquidée en cinq sec ; bientôt les trois compagnons prenaient un ris dans la grand-voile et s’apprêtaient à lever l’ancre.

La curiosité de Joë le turlupinait de plus en plus. Ils trouvaient sans aucun doute au-dessus des bancs d’huîtres, mais comment diantre, dans cette mer houleuse, allaient-ils pêcher les mollusques ? Il ne tarda pas à l’apprendre. Soulevant une partie du plancher du cockpit, le Français ramena deux châssis de fer triangulaires. Au sommet d’un de ces triangles, il lia une grosse corde dans un anneau prévu à cet effet. Deux des côtés, des tiges de fer d’un pouce d’épaisseur s’écartaient presque à angle droit sur une longueur d’au moins un mètre vingt-cinq et venaient rejoindre le troisième côté du triangle, que formait le fond de la drague : une plaque d’acier longue d’un mètre, à laquelle était fixée par des boulons une rangée de dents, d’acier elles aussi, longues et pointues. Un filet de pêche en grosse ficelle solidement accroché à la plaque d’acier et de chaque côté du châssis, servait, ainsi que le devina Joë, à recueillir au fond de la baie les huîtres ratissées par les dents.

Retenue par une corde, chacune des dragues, fut lancée à l’eau à bâbord et à tribord du Dazzler. Lorsqu’elles eurent touché le fond, ils tirèrent sur le filin en modérant sensiblement la vitesse du bateau. Joë prit en main une des lignes et sentit nettement les secousses, les vibrations et le grincement de l’appareil raclant le fond de l’eau.

« Rentrez tout ! », cria Pete-le-Français.

Les deux garçons saisirent le filin, hissèrent la drague et ramenèrent un filet rempli de vase, de limon, de petites huîtres mélangées à quelques grosses. Ils déchargèrent sur le pont ce tas informe et, tandis que la drague recommençait à fonctionner, ils choisirent les grosses huîtres qu’ils lancèrent dans le cockpit. À la pelle, ils rejetèrent le reste par-dessus bord.

Pas un instant de répit, car à ce moment-là il fallut vider l’autre drague. La besogne faite et les huîtres triées, ils durent haler les deux dragues afin que Pete-le-Français pût faire virer le Dazzler et marcher sous l’amure de l’autre bord.

Le reste de la flottille était en marche et draguait de la même façon. Parfois, lorsque des sloops s’approchaient du Dazzler, les pilleurs d’huîtres échangeaient des saluts, des bribes de conversation et de grossières plaisanteries. Mais en général on travaillait ferme et au bout d’une heure Joë ressentit dans le dos une vive douleur, causée par l’effort extraordinaire qu’il venait de fournir. Ses doigts étaient coupés et saignaient d’avoir manipulé si maladroitement les huîtres aux bords tranchants.

« À la bonne heure ! approuva Pete-le-Français. Le métier entre ! Bientôt tu en connaîtras toutes les ficelles. »

Joë grimaça un sourire, souhaitant, à part lui, que l’heure du déjeuner fût sonnée. De temps à autre, quand une drague peu remplie arrivait à bord, les deux garçons reprenaient haleine et bavardaient un brin.

« Voilà l’île des Asperges, dit Frisco Kid indiquant la rive. Du moins les pêcheurs et les mariniers la nomment ainsi. Les gens qui l’habitent l’appellent, eux, l’île de la Ferme de la Baie. »

Il pointa son doigt plus à droite.

« Là-bas, c’est San Léandro. Tu ne peux le voir, mais il y est tout de même.

— Tu y es déjà allé ? », demanda Joë.

Frisco Kid lui répondit de la tête et lui fit signe de l’aider à remonter la drague à tribord.

« Nous sommes sur ce qu’on appelle les anciens bancs d’huîtres, reprit-il. Ils n’appartiennent à personne, de sorte que les pilleurs d’huîtres viennent ici pour faire semblant d’y travailler.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sont des pirates et qu’ils veulent donner le change aux patrouilleurs. Ils savent qu’il y a certes beaucoup plus d’argent à gagner en faisant des incursions sur les bancs d’huîtres privés. »

D’un large geste, il désigna l’Est et le Sud-Est.

« Ces bancs-là se trouvent de ce côté-là. S’il n’y a pas d’orage, toute la flottille s’y rendra cette nuit.

— Et s’il y a de l’orage ?

— Eh bien, nous n’irons pas, et Pete sera d’humeur massacrante, voilà tout. Il déteste de voir le mauvais temps contrecarrer ses plans. Mais le vent ne parait pas devoir lâcher et c’est ici le plus mauvais coin de la côte par Sud-Ouest. Pete s’obstinera peut-être à rester ici, mais, selon moi, il vaudrait mieux déguerpir avant que la tempête ne se déchaîne. »

Tout d’abord, on crut que le temps allait s’améliorer. La brise carabinée du Sud-Ouest tomba sensiblement, et, à midi, lorsqu’ils jetèrent l’ancre pour déjeuner, le soleil se frayait, par à-coups, un chemin à travers les nuages.

« Tout cela est parfait, prononça Frisco Kid, mais voilà trop longtemps que je vis sur la baie pour ne pas savoir de quoi il retourne. Sans erreur, nous aurons du fil à retordre tout à l’heure.

— Je partage à peu près ton avis, Kid, accorda Pete-le-Français. Néanmoins quoi qu’il arrive, le Dazzler ne quittera pas ces parages. La dernière fois, nous sommes partis et il y a eu une belle nuit. Ce soir, nous ne bougeons pas. Compris, hein ? Alors ça va. »