Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 105-112).

CHAPITRE XII

JOË ESSAYE DE FILER À L’ANGLAISE

Joë ne s’en affecta pas le moins du monde. Au contraire, il se félicita de n’avoir pas capturé le premier poisson, car il pouvait ainsi mettre à exécution un petit plan qu’il avait élaboré tout à l’heure en nageant.

Il jeta dans un baquet le dernier poisson nettoyé et promena ses regards autour de lui. Le poste de quarantaine se trouvait à peine à un kilomètre et il parvenait à distinguer, au loin, une sentinelle qui faisait les cent pas sur la grève.

Descendu dans la cabine, il écouta le ronflement sonore des dormeurs. Il lui fallait passer si près de Frisco Kid pour prendre son ballot d’effets qu’il préféra s’abstenir. Une fois sur le pont, il tira le youyou avec mille précautions le long du bateau, y descendit avec une paire d’avirons, et détacha l’amarre.

Tout d’abord, il s’éloigna très lentement dans la direction du poste de quarantaine, redoutant qu’une hâte intempestive ne le trahît. Puis peu à peu il augmenta la force de ses coups d’aviron et leur donna bientôt la longueur voulue. Lorsqu’il eut couvert la moitié de la distance, il regarda à la ronde. À présent, sa fuite était assurée : même s’il était découvert, le Dazzler ne pourrait appareiller et le rattraper, avant qu’il eût gagné la terre et demandé protection à l’homme portant l’uniforme des soldats de l’oncle Sam. Un coup de fusil partit du rivage, mais Joë tournait le dos et ne crut pas devoir bouger. Une seconde détonation suivit et une balle fendit l’eau à soixante centimètres de sa rame. Seulement alors, il prit la peine de se retourner : le soldat le couchait en joue pour la troisième fois.

Joë se sentit dans une situation très critique. Dans quelques minutes, à grand renfort de rames, il atteindrait la grève et se trouverait en sûreté ; mais sur cette grève, pour une inexplicable raison, se tenait un soldat américain qui persistait à lui tirer dessus.

Lorsque Joë vit le canon du fusil braqué sur lui, il s’empressa de manœuvrer en arrière. Le youyou s’arrêta aussitôt et le soldat, abaissant son arme, ne quitta plus des yeux le jeune garçon.

« Je veux atterrir ! Important ! » lui lança Joë.

L’homme en uniforme hocha la tête.

« Mais c’est important, que je vous dis ! Ne voulez-vous pas me laisser débarquer ? »

Il jeta un rapide coup d’œil dans la direction du Dazzler. Les coups de feu avaient, de toute évidence, éveillé Pete-le-Français, car la grand-voile était hissée, l’ancre était dérapée et le foc se gonflait sous la brise.

« Défense de débarquer ici ! hurla le militaire. Variole !

— Il faut que je débarque ! cria Joë, étouffant un sanglot et reprenant ses avirons.

— Si vous avancez, je tire ! » fut la réponse réconfortante du soldat, qui épaulait de nouveau.

Joë se mit à réfléchir rapidement. L’île était grande. Peut-être un peu plus loin n’y avait-il pas de sentinelle et, s’il parvenait à débarquer, qu’importait ou non qu’il fût pris ? Il risquait de contracter la variole, mais cela ne valait-il pas mieux que de retourner vers les pirates de la baie ? Il fit légèrement virer le youyou à tribord et rama de toutes ses forces.

La crique était vaste et le point où il comptait débarquer se trouvait encore à bonne distance. S’il eût été un peu plus marin, il aurait viré dans la direction opposée et ses poursuivants auraient eu ainsi vent debout, tandis que, dans sa position présente, le Dazzler avait un angle de vent qui lui permettait de le rattraper.

Un moment la situation demeura indécise. La brise, légère, soufflait par intermittence, en sorte que tantôt Joë gagnait de la vitesse, tantôt c’était au tour de ceux qui lui donnaient la chasse. Elle se mit à fraîchir lorsque le sloop fut à une centaine de mètres de lui, puis elle tomba brusquement, et la grand-voile du Dazzler s’agita indolemment d’un côté et de l’autre.

« Ah ! Tu as volé le youyou ? Attends un peu ! tonitrua Pete-le-Français, courant dans la cabine chercher son fusil. Tu vas me le payer ! Reviens tout de suite ou je t’abats comme un chien ! »

Mais l’homme savait que le soldat les observait du rivage et il n’osait tirer, même pas par-dessus la tête du gamin.

Ces menaces laissèrent Joë indifférent.

Lui qui n’avait jamais essuyé un coup de feu de sa vie, ne venait-on pas de le canarder à deux reprises en moins d’une heure ? Une fois de plus, qu’importait ? Il continua de ramer comme si de rien n’était, tandis que Pete-le-Français, explosant de rage, lui promettait toutes sortes de châtiments dès qu’il lui mettrait la main dessus. Pour compliquer les choses, Frisco Kid se révolta.

« Essaie un peu de tirer sur lui et tu verras si je ne te fais pas pendre ! menaça-t-il. Laisse-le partir. Ce brave gosse n’a pas été élevé pour la vie abjecte que nous menons, toi et moi.

— De quoi te mêles-tu ? hurla le Français, écumant de rage. Je vais te régler ton compte, à toi aussi, vaurien ! »

Et il s’élança pour saisir Frisco Kid, mais celui-ci prit aussitôt ses jambes à son cou et l’entraîna dans une course éperdue sur le pont du bateau. Une assez forte risée survenant au même instant, Pete-le-Français lâcha la poursuite pour se consacrer à Joë. Il bondit au gouvernail, laissa légèrement filer la grand-voile à la demande, car la brise devenait favorable, et dirigea son sloop tout droit sur Joë. Après un prodigieux effort, Joë, en désespoir de cause, abandonna la partie et rentra ses avirons. Pete-le-Français largua la grand-voile, se mit en perte de vitesse et vint se ranger le long du youyou immobile dont il fit sortir le malheureux Joë.

« Chut ! Pas un mot ! murmura Frisco Kid à l’oreille de son camarade, tandis que le Français, furieux, attachait la remorque. Ne réponds rien. Laisse-le rouspéter à son aise. Tiens-toi tranquille. Ça n’en vaudra que mieux. » Mais le sang anglo-saxon de Joë lui bouillait dans les veines ; il ne put se contenir davantage :

« Écoutez, Monsieur Pete-le-Français, — ou quel que soit votre nom, — mettez-vous bien dans la tête que je veux m’en aller et que, de toute façon, je m’en irai. Je vous demande donc de me conduire à terre. Sinon, je vous ferai emprisonner, ou je ne m’appelle pas Joë Bronson. »

Frisco Kid attendait le dénouement avec inquiétude. Pete-le-Français demeura un instant abasourdi. Lui, défié à bord de son propre bateau, et par un gosse ! Jamais il n’avait essuyé pareil affront. Il savait bien commettre un acte illégal en gardant Joë contre son gré, mais il redoutait en même temps de le laisser filer avec les renseignements qu’il possédait sur le sloop et sur son rôle. Le jeune garçon avait exprimé une vérité exacte, sinon agréable : d’après les lois américaines, il était à même de faire coffrer Pete-le-Français. Il ne restait à celui-ci qu’un seul moyen à employer : l’intimidation. De sa voix perçante, il s’écria, furieux :

« Ah ! Tu veux me faire mettre au violon ? Eh bien, tu y viendras toi aussi. Tu as manœuvré le bateau hier soir, hein ? Ose le nier ! Tu as volé de la fonte… ose le nier ! Tu t’es sauvé… ose le nier encore cela ! Et tu me menaces de la prison ! Ah ! la, la !!!

— J’ignorais… protesta Joë.

— Elle est bien bonne ! Tu raconteras ta petite histoire au juge, hein ? Ça le fera peut-être rigoler, lui aussi !

— Je dis que j’ignorais m’être embarqué avec une bande de voleurs », répéta Joë d’une voix ferme.

Frisco Kid tressaillit en entendant l’épithète. Si Joë l’avait regardé en ce moment, il eût remarqué un afflux de sang qui lui montait au visage.

« Et maintenant que je sais vraiment ce dont il retourne, je veux revenir à terre. Si je ne connais pas grand-chose en matière de lois, du moins je suis capable de discerner le bien d’avec le mal, et je suis tout disposé à répondre devant un juge des fautes que j’ai pu commettre… même devant le premier magistrat d’Amérique. Et c’est beaucoup plus que vous n’en sauriez dire, monsieur Pete.

— Parle, mon garçon, c’est parfait. N’empêche que tu es toi-même un vulgaire voleur.

— Moi, un voleur ? Essayez encore de m’appeler voleur ! »

Joë était devenu blême et il tremblait, mais pas de peur.

« Voleur, répliqua le Français.

— Vous en avez menti ! »

Joë n’était pas pour rien un garçon parmi les garçons. Il connaissait le risque encouru à proférer cette insulte et il s’attendait à encaisser. Aussi ne fut-il pas surpris outre mesure lorsque, deux secondes plus tard, il se releva sur le plancher du cockpit, la tête toute sonore d’un coup de poing formidable entre les yeux.

« Répète-le ! » hurla Pete-le-Français, le poing levé, prêt à frapper de nouveau.

Des larmes de colère humectaient les yeux de Joë, cependant il garda son sang-froid et mesura toute la portée de ses paroles :

« Lorsque vous prétendez que je suis un voleur, Pete, vous mentez. Tuez-moi si vous voulez, vous ne m’empêcherez pas d’affirmer que vous êtes un menteur.

— Ça suffit ! »

Frisco Kid s’était élancé, avec la souplesse d’un chat, et évitant un second coup, avait repoussé le Français de l’autre côté du cockpit.

« Laisse le gamin tranquille ! continua-t-il, en démontant soudain la lourde barre d’acier et en s’armant pour s’interposer.

« La comédie a assez duré. Espèce d’andouille, tu ne comprends donc pas le caractère de ce gosse-là ? Il dit la vérité. Il a raison et il le sait, et tu pourrais, en effet, le tuer sans lui en faire démordre. Vas-y de cinq, Joë ! »

Se détournant, il serra la main à Joë, qui lui rendit son shake-hand.

« À la bonne heure, tu as du cran, fiston, et au moins tu n’as pas peur de le montrer. »

Pete-le-Français tordit la bouche dans un faible sourire, que démentait la lueur mauvaise de ses yeux. Il haussa les épaules.

« Ah ! Oui ? Il ne veut pas qu’on lui donne des petits noms d’amitié. Ah ! Ah ! Entre marins la plaisanterie est permise. Voyons… comment dit-on… oublions l’incident… C’est cela… oublions l’incident. »

Il allongea la main, mais Joë refusa de la prendre. Frisco Kid approuva de la tête tandis que Pete-leFrançais, le sourire toujours aux lèvres et continuant de hausser les épaules, descendait dans la cabine.

« Mollissez la grand-voile, cria-t-il, et le cap sur Hunter la pointe. Pour cette fois, je m’occupe de la popote. Vous allez me dire des nouvelles de mon dîner. Pete-le-Français est un grand chef !

— C’est sa façon de procéder déclara Frisco Kid lorsque, après une querelle, il désire se raccommoder avec nous, il redevient aimable et invariablement s’offre à nous préparer la tambouille. Il introduisait la barre dans la tête du gouvernail obéissant à l’ordre de Pete. « Il ne faut pas trop se fier pourtant à ce gaillard-là. »

Joë fit un signe affirmatif, mais garda le silence. Il ne se sentait pas d’humeur à entamer une conversation. Les derniers incidents l’avaient surexcité au point qu’il en tremblait encore d’émotion. S’était-il bien comporté en l’occurrence et, au tréfonds de lui-même, il ne trouvait rien dans sa conduite dont il eût à rougir.