La Crise actuelle de la Métaphysique/02

La Crise actuelle de la Métaphysique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 87 (p. 115-142).
◄  01
LA
CRISE ACTUELLE
DE LA METAPHYSIQUE

II.[1]
LA MÉTAPHYSIQUE FONDÉE SUR LA MORALE.

I. Charles Renouvier, Essai d’une classification méthodique des systèmes philosophiques, 1886. — II. Charles Secrétan, la Civilisation et la Croyance, 1887.

A l’adage banal du moyen âge, philosophia ancilla theologia, les nouveaux disciples de Kant semblent en vouloir substituer un autre : la métaphysique est la servante de la morale. C’est ce que le maître lui-même appelait « la primauté de la raison pratique sur la raison spéculative. » Le monde intelligible, à jamais fermé pour la métaphysique selon Kant, se rouvre pour la morale, à la condition que ces trois idées suprêmes, — liberté, immortalité, divinité, — ne soient plus présentées comme objets d’un savoir quelconque, ni certain ni même probable, mais comme objets de foi. De là le mot célèbre où Kant résume son œuvre entière : « Je devais abolir la science pour édifier la foi. » La seule méthode légitime en métaphysique devient alors ce que les kantiens appellent la méthode morale ; c’est celle qui juge les systèmes d’après leur rapport avec la volonté et avec sa loi, le devoir. Cette méthode, dont on retrouve les antécédens chez certains mystiques du christianisme, puis chez Pascal, et que reproduisirent plus tard Kant, Fichte, Maine de Biran, Hamilton, est soutenue aujourd’hui par presque tous les kantiens orthodoxes ou hétérodoxes, notamment MM. Renouvier, Secrétan, Lachelier. Pour la justifier et la répandre, M. Renouvier a fondé une revue qui rend de grands services à la philosophie et qui, en même temps, pose les bases d’un protestantisme large et libéral. Le dernier livre de M. Renouvier suspend la métaphysique entière à une décision du libre arbitre pour ou contre les trois postulats de la morale : liberté, immortalité et Dieu. M. Secrétan, à son tour, déclare que « l’obligation morale est le principe de toute certitude[2]. »

La question est de la plus haute importance, puisqu’il s’agit des droits réciproques de la science, de la morale et de la métaphysique. Bien plus, la religion y est tout entière intéressée, parce qu’elle repose tout entière sur la « foi. » Aussi les nouveaux apologistes de la religion, en Allemagne et en Angleterre comme en France, ont-ils fait du kantisme l’introduction au christianisme. S’il y a une foi essentiellement distincte de la connaissance à ses divers degrés, du savoir appliqué au certain, au probable et au possible; s’il y a une foi résultant de notre seule volonté, non de la somme de nos idées combinées avec la somme de nos sentimens et de nos amours, la religion se trouvera avoir en nous un fondement propre, distinct de la science et de la philosophie : il n’y aura plus qu’à étendre le domaine de la foi et à faire porter notre volonté de croire sur tels symboles, tels mystères, tels miracles, pour arriver aux religions positives. Cette méthode a été suivie par M. Secrétan. L’étude des principes sur lesquels elle s’appuie est particulièrement propre à faire comprendre la période critique que traverse la métaphysique contemporaine.


I.

La théorie de M. Renouvier sur le rôle du libre arbitre comme produisant la certitude est celle de son ami Jules Lequier, dont il a publié pieusement les beaux fragmens sur la Recherche d’une première vérité. Cette « première vérité, » comme nous allons le voir, n’est autre chose qu’un acte de foi libre. Un jour, dans le jardin paternel, au moment de prendre une feuille de charmille, Jules Lequier encore enfant s’émerveilla tout à coup de se sentir, à ce qu’il lui semblait, « le maître absolu de cette action, si insignifiante qu’elle fût : faire ou ne pas faire !» — « Une même cause, moi, capable au même instant, comme si j’étais double, de deux effets tout à fait opposés ! » — Jules Lequier allait mettre la main sur la branche et « créer de bonne foi,» comme il dit, « un mode de l’être, » quand il leva les yeux et s’arrêta à un léger bruit qui sortait du feuillage. Un oiseau effarouché avait pris la fuite. S’envoler, pour l’oiseau, ce fut périr : un épervier qui passait le saisit au milieu des airs, « c’est moi qui l’ai livré, » se dit alors l’enfant avec tristesse. Puis, se mettant à réfléchir sur l’enchaînement des choses, il en vint à se demander si, contrairement à sa première impression, cet enchaînement n’était pas fatal, si l’acte qui lui avait d’abord paru libre et qui avait eu cette conséquence inattendue, n’avait pas été lui-même déterminé par la série sans fin de tous les événemens antérieurs. Il eut la vision du déterminisme universel, « semblable à l’aube pleine de tristesse d’un jour révélateur : » il se vit, au-delà même de ses souvenirs, dans son germe déposé à son insu en un point de l’univers ; puis, dans les perspectives de la mémoire de lui-même qu’il prolongea des perspectives supposées de sa mémoire future, il s’apparut « multiplié en une suite de personnages divers, » dont le dernier, s’il se tournait vers les autres un jour, à un moment suprême, et leur demandait : « Pourquoi ils avaient agi de la sorte? » les entendrait de proche en proche en appeler sans fin les uns aux autres. Il était donc irresponsable, et la force personnelle qu’il avait cru avoir en lui n’était que la force universelle. S’il la sentait à son passage, c’est qu’elle le submergeait d’une de ses vagues, cette force occupée à entretenir le flux et reflux de l’univers. Une seule idée, celle de la nécessité absolue, infinie, éternelle, envahit alors sa pensée, avec cette conséquence terrible : le bien et le mal confondus, égaux, fruits nés de la même sève sur la même tige. « À cette idée, qui révolta tout mon être, je poussai un cri de détresse et d’effroi : la feuille échappa de mes mains, et comme si j’eusse touché l’arbre de la science, je baissai la tête en pleurant. Soudain je la relevai ; ressaisissant ma foi en ma liberté par ma liberté même, sans raisonnement, sans hésitation, je venais de me dire, dans la sécurité d’une certitude superbe : cela n’est pas, je suis libre. Et la chimère de la nécessité s’était évanouie, pareille à ces fantômes formés pendant la nuit d’un jeu de l’ombre avec les lueurs du foyer, qui tiennent immobile de peur, sous leurs yeux flamboyans, l’enfant réveillé en sursaut, encore à demi perdu dans un songe : complice du prestige, il ignore qu’il l’entretient lui-même par la fixité du point de vue; mais, sitôt qu’il s’en doute, il le dissipe d’un regard au premier mouvement qu’il ose faire. » À ces paroles éloquentes et enflammées, à cette sorte de coup de la grâce, on reconnaît la race des Pascal. Comme Pascal, Jules Lequier finit par se mettre en face d’un dilemme; comme Pascal, il en sort par une espèce de pari, par un « choix libre » en faveur d’une des thèses. « Définitivement, conclut Lequier, deux hypothèses : la liberté ou la nécessité. A choisir entre l’une et l’autre, avec l’une ou avec l’autre. Je préfère affirmer la liberté et affirmer que je l’affirme au moyen de la liberté. Mais je renonce à imiter ceux qui cherchent à affirmer quelque chose qui les force d’affirmer... J’embrasse la certitude dont je suis l’auteur. Et j’ai trouvé la première vérité que je cherche. » C’est donc bien un acte de foi libre et individuelle qui, dans cette doctrine, constitue ce qu’on appelle la première vérité. »

M. Renouvier, généralisant la théorie, a étendu le a dilemme de Jules Lequier » à la philosophie entière. Dans sa classification des systèmes philosophiques, M. Renouvier les représente comme logiquement réductibles à deux, entre lesquels nous devons choisir, librement. L’un de ces systèmes ramène tout aux lois de la Nature, éternellement existante, immense, se développant par une évolution sans commencement et sans fin, en vertu d’un déterminisme universel dont nos idées elles-mêmes et nos volitions font partie. L’autre système prend pour point de départ la conscience et construit l’univers d’après ses formes ou ses lois, «comme un ensemble fini d’existences finies, ayant eu un premier commencement et pouvant encore produire, par des actes de libre arbitre, des commencemens premiers de phénomènes, en conformité ou en opposition avec la loi du devoir. » Appelons la première doctrine le système naturaliste, la seconde le système moral v tout se réduit en somme à savoir si, oui ou non, il existe seulement un ordre naturel, ou s’il existe aussi un ordre moral auquel l’ordre naturel est subordonné. Or c’est précisément ce que, selon M. Renouvier, nous ne pouvons pas savoir de science certaine ni même induire par voie de probabilité scientifique. Nous ne pouvons que croire ou ne pas croire librement à l’existence et à la valeur de l’ordre moral. Dans cette alternative, M. Renouvier ne voit d’autre moyen de décision que le « pari » volontaire, soit pour, soit contre : aussi son dernier livre aboutit-il tout entier au dilemme de Lequier, résolu par ce qu’il nomme le « pari moral. »

Il a soin d’ailleurs d’opposer ce pari, tel qu’il l’entend, à celui de Rousseau et à celui de Pascal. On sait qu’un jour Rousseau, tout en rêvant à l’enfer, s’exerçait machinalement à lancer des pierres contre les troncs d’arbres. Au milieu de ce bel exercice, il s’avise de faire une sorte de pari et de pronostic pour se tirer d’inquiétude. « Je me dis : je m’en vais jeter cette pierre contre l’arbre qui est vis-à-vis de moi ; si je le touche, signe de salut ; si je le manque, signe de damnation. Tout en disant ainsi, je jette ma pierre d’une main tremblante et avec un horrible battement de cœur ; elle va frapper au beau milieu de l’arbre ; ce qui n’était vraiment pas difficile, car j’avais eu soin de le choisir fort gros et fort près. Depuis lors, je n’ai plus douté de mon salut. » Voilà donc une foi fondée sur un lien arbitrairement établi par l’imagination entre le mouvement de la pierre et le salut de Rousseau ! Cette foi semble avec raison à M. Renouvier un exemple de « vertige mental. » C’est en effet une « impulsion subjective irréfléchie, » comme celle qui nous fait jeter dans un précipice sous l’influence de la sensation même que nous en avons. Le pari de Pascal, lui, était moins absurde. Pascal établissait un lien non plus entre le jet d’une pierre et le salut, mais entre les pratiques de la religion catholique et le salut. Une fois ce lien admis, Pascal nous enferme dans son célèbre dilemme : « Pariez contre, vous risquez de perdre une éternité bienheureuse ; pariez pour, vous ne risquez de perdre que quelques plaisirs fugitifs ; vous devez donc parier pour. » Par malheur, le lien entre la pratique du catholicisme et le salut éternel n’aurait pu être établi que par une critique préalable des témoignages en faveur de la révélation chrétienne. Pascal s’en dispense ; par conséquent le pari qu’il propose n’est pas plus nécessaire qu’un pari du même genre proposé par un mahométan ou par un bouddhiste. En l’absence de toute critique des témoignages, c’est chose aussi arbitraire de dire : « Prenez de l’eau bénite, allez à la messe, et vous serez sauvé, » que de dire : « Frappez cet arbre d’une pierre, et vous serez sauvé. »

Dans le pari de Pascal, M. Renouvier reconnaît cependant un fond de vérité mal interprétée, un procédé de méthode morale mal appliqué. Il ne faut, dit-il, que généraliser convenablement la méthode, la faire porter sur des objets d’un ordre universel, l’appliquer à des « données nécessaires de l’esprit humain. » Pour cela, faisons porter le pari sur l’existence ou la non-existence d’un ordre moral dans le monde. Le pari devient alors vraiment « forcé, » et nous pouvons dire avec Pascal : « Vous êtes embarqué ; » car, en agissant, nous ne pouvons pas ne pas prendre parti pour ou contre cet ordre moral. L’abstention même serait encore ici une action. Si des lois d’ordre moral existent, « un positiviste aura parié contre, en son indifférence, aussi bien qu’il eût fait en sa négation formelle ; et il aura perdu, puisqu’il se sera mis mentalement dans la situation de celui qui n’en a cure, et qu’il subira les conséquences de cette situation ou de la conduite qu’elle lui aura dictée. Si de telles lois n’existent pas, il aura gagné ; mais, dans tous les cas, il y a un pari forcé, et celui qui ne parie pas pour parie contre dans le fond, et doit gagner ou perdre nécessairement. »

M. Renan, lui aussi, aboutit à une sorte de pari moral. « Une complète obscurité, providentielle peut-être, nous cache les fins morales de l’univers. Sur cette matière, on parie, on tire à la courte paille ; en réalité, on ne sait rien. Notre gageure, à nous, notre real acierto à la façon espagnole, c’est que l’inspiration intérieure qui nous fait affirmer le devoir est une sorte d’oracle, une voix infaillible, venant du dehors et correspondant à une réalité objective. Nous mettons notre noblesse en cette affirmation obstinée ; nous faisons bien ; il faut y tenir, même contre l’évidence. Mais il y a presque autant de chances pour que tout le contraire soit vrai. » Dans cette alternative, M. Renan aboutit à une autre conclusion que celle de Pascal et celle même de M. Renouvier : « Il faut, dit-il, nous arranger de manière à ce que, dans les deux hypothèses, nous n’ayons pas eu complètement tort. Il faut écouter les voix supérieures, mais de façon à ce que, dans le cas où la seconde hypothèse serait la vraie, nous n’ayons pas été trop dupés. Si le monde, en effet, n’est pas chose sérieuse, ce sont les gens dogmatiques qui auront été frivoles, et les gens du monde, ceux que les théologiens traitent d’étourdis, qui auront été les vrais sages. Ce qui semble de la sorte conseillé, c’est une sagesse à deux tranchans, prête également aux deux éventualités du dilemme, une voie moyenne dans laquelle, de façon ou d’autre, on n’ait pas à dire : ergo erracimus. » — Cette solution du dilemme, proposée par M. Renan, est évidemment une solution fantaisiste, inapplicable dans la majorité des cas : entre mourir à son poste ou prendre la fuite, il n’y a point pour le soldat de voie moyenne; entre le parjure ou la mort, il n’y a point pour les Régulus de « sagesse à deux tranchans. « Il faut, dans toutes les grandes alternatives morales, prendre une direction détermi-ée et exclusive, un parti radical, au lieu de louvoyer à travers des solutions moyennes et éclectiques.

Après avoir cité M. Renan, M. Renouvier ajoute :— « Un penseur contemporain d’une autre humeur que le précédent, mais également attaché aux principes de l’évolutionisme, et qui formule un optimisme progressiviste plus décidé ou plus constant, sous la forme d’une force prêtée aux idées, avec une direction qui est le devenir de l’idéal s’est placé à un point de vue de la conscience et de la connaissance où se retrouvent aussi les élémens d’un certain pari. » Il s’agit de ce que nous avons dit jadis ici même: « Le désintéressement actif et aimant est, comme l’égoïsme actif, une spéculation sur le sens du mystère universel et éternel... L’homme aimant et bon propose à tous l’universelle bonté comme la valeur la plus rapprochée de la suprême inconnue. » Pourtant, malgré quelques ressemblances extérieures, il y a un abîme, — Et M. Renouvier le reconnaît, — Entre ceux qui subordonnent la spéculation métaphysique à la morale et ceux qui, au contraire, voient dans la moralité même le prolongement, l’expression extérieure, l’application active d’une spéculation métaphysique. Le problème est d’un intérêt si général et, à vrai dire, si impérieux pour toutes les consciences, qu’il est nécessaire de l’examiner à tous les points de vue, sans reculer devant les abstractions indispensables à l’analyse philosophique. Essayons donc de juger impartialement et à sa véritable valeur cette méthode morale qui place la croyance sous la certitude, substitue aux raisons spéculatives les postulats pratiques, à l’appréciation raisonnée des probabilités un libre pari, et qui ne sort ainsi du doute que par un acte de foi.


II.

D’abord, quelle est la vraie nature de la croyance ? Selon M. Renouvier, la foi est une affirmation volontaire, une certitude que nous produisons nous-mêmes, un acte de libre arbitre qui jette dans le flot mouvant l’ancre immobile. Cette conception de M. Renouvier est d’accord avec la conception fondamentale de la foi religieuse ; il y a toutefois cette différence que la foi religieuse est œuvre de grâce autant que de liberté.

Pour nous, nous ne saurions admettre que la croyance soit une affirmation libre, ni, en général, qu’un jugement sur le vrai ou le faux, le possible ou l’impossible, le probable ou l’improbable, puisse être volontaire. La vérité d’un jugement, en effet, est sa conformité à l’objet; comment cette conformité pourrait-elle être subordonnée à mon libre arbitre ? C’est au fond une contradiction que de dire : — Il dépend de ma volonté d’être certain d’une chose dont la vérité est indépendante de ma volonté. La foi prétendue libre à une idée n’est que la force inhérente à cette idée et au désir qui en est inséparable. En ce sens, assurément, il est vrai que la foi transporte les montagnes, mais sa puissance n’est, en dernière analyse, que celle d’une connaissance portant sur un idéal et sur sa réalisation possible. L’idée n’est donc active et pratique que par l’élément spéculatif qu’elle enveloppe plus ou moins obscurément et par le sentiment qui s’y attache : elle n’emprunte pas son efficace à un acte de libre arbitre différent de la pensée, du sentiment et du désir. « Je crois à la liberté, a dit Kant avant MM. Renouvier et Secrétan, parce que je veux y croire ; la liberté existe,

<ref> Barine, Critique de la raison pratique, p« 363. parce que je le veux ; » c’est facile à dire, mais en quoi ma volonté peut-elle entraîner l’existence de son objet? l’amour d’une beauté idéale entraîne-t-il sa réalité? Un acte de foi peut-il faire une vérité? Entraîné par son cœur, le croyant confond l’acte de volonté qui décide de réaliser un idéal avec l’acte d’intelligence qui affirme la réalité de cet idéal en dehors de nous. La volonté a pour tâche de faire exister son objet, mais notre intelligence, elle, a pour tâche de voir ce qui existe, sauf à en déduire ou à en induire ce qui peut exister, ce qui doit exister.

La foi proprement dite, comme volonté libre de croire au-delà des motifs et mobiles de toutes sortes qui peuvent justifier l’induction, ne peut plus être que l’une ou l’autre de ces deux choses : soit un phénomène de vertige mental, soit un mensonge. M. Renouvier, qui a si bien reconnu ce vertige dans la foi de Pascal, ne s’aperçoit pas qu’il le conserve encore dans ses propres croyances. Tant qu’il y a des raisons, je n’ai pas besoin de la foi volontaire; quand il n’y en a plus, la foi en apparence volontaire n’est qu’une impression aveugle, et le vertige mental se réduit à un vertige mécanique. Cette vision qu’eut un jour Jules Lequier, cette vision d’une nécessité universelle dans laquelle nous ne pourrions faire un seul mouvement, paralysés par le tout, c’était sans doute, comme il le dit, un « prestige» et déjà un vertige; mais comment se dissipa en lui cette vision, sinon par un autre vertige, qui n(était que l’affirmation passionnée, non raisonnée, d’un libre arbitre encore plus prestigieux que la nécessité absolue des fatalistes? Cette application de la méthode morale, malgré toute sa poésie, est une preuve de ce qu’elle a de peu philosophique. Pascal, Rousseau, Jules Lequier, autant de penseurs qui prennent la passion pour la raison, la volonté désespérée de croire pour une première vérité. L’espèce de coup d’état intérieur par lequel Jules Lequier fait commencer la philosophie, c’est l’arbitraire installé au début même de la connaissance. Dès lors, toutes les imaginations pourront se donner carrière. Au lieu de poser comme lui le dilemme entre la « croyance nécessitée par les raisons » et la « croyance libre, » d’autres pourront poser des dilemmes entre la croyance qui serait notre œuvre et celle qui serait l’œuvre de la grâce. Ils diront : «Ou c’est moi qui affirme, ou c’est la grâce qui me fait affirmer; à choisir entre l’un et l’autre, par le moyen de l’un ou de l’autre, je préfère affirmer que j’affirme en vertu de la grâce. » Qui sait si d’autres encore n’imagineront pas, au lieu d’une inspiration divine, une inspiration diabolique, sous prétexte qu’après tout la non-existence du démon est scientifiquement indémontrable? Sans prétendre au dogmatisme, sans nous flatter de pénétrer dans « le temple auguste » de la certitude absolue, au moins devons-nous chercher les affirmations les plus nécessaires ce qui ne veut pas dire qu’elles doivent être pour cela l’œuvre d’une force extérieure et brutale. La connaissance est l’application des nécessités propres de la pensée aux nécessités qui nous viennent des choses mêmes : ce n’est pas le contingent ni le libre qu’elle poursuit, c’est le réel, qui est ce qu’il est, comme il est, et non comme nous voulons qu’il soit.

« Dans ses pages les moins oubliées, écrit à son tour M. Secrétan, Jouffroy retrace avec une éloquence un peu voulue la nuit où s’écroulèrent les croyances de sa jeunesse : si j’ai quelquefois envié ce don d’éloquence, c’eût été pour fixer l’instant où, dans une soirée d’hiver, sur la terrasse d’une vieille église, je sentis entrer en moi, avec le rayon d’une étoile, l’intelligence de l’amour de Dieu. Il y a bien cinquante ans de cela, car mon foyer n’était pas fondé ; je rentrai avec quelque hâte, j’essayai de me concentrer et d’adorer. Pressé de traduire l’impression reçue en pensées distinctes, j’écrivis avec une impétuosité que j’ignorais et qui ne m’est jamais revenue; je m’efforçai de graver l’éclair sur des pages que je n’ai jamais relues. Je crois que le cahier qui les renferme est encore là, mais je n’ose l’ouvrir, certain que l’écart serait trop grand entre la lumière aperçue et les mots tracés alors par ma plume. Depuis ce moment, j’ai vécu, j’ai souffert;.. j’ai essayé de bâtir des systèmes que j’ai laissés tomber avec assez d’indifférence ; j’ai vu les difficultés se dresser l’une au-dessus de l’autre, j’ai compris que je n’avais réponse à rien, mais je n’ai jamais douté... » Nous ne saurions, pour notre part, accepter cette position mentale, cette sorte de discorde intérieure. La croyance doit être l’équation de notre affirmation à nos raisons d’affirmer, de quelque ordre d’ailleurs que soient ces raisons et sans exclure le moins du monde les motifs d’ordre moral. Une affirmation volontairement inadéquate à la totalité de ses raisons serait un mensonge. Affirmer parce qu’on veut affirmer, c’est se mentir à soi-même et aux autres : si la chose n’était pas douteuse, vous n’auriez pas besoin de vouloir l’affirmer ; vous ne voulez donc l’affirmer que parce que l’affirmation n’a point de base suffisante; toute raison de croire au-delà des raisons est réellement une raison de ne pas croire. Si je m’aperçois que je suis « l’auteur de la vérité que j’embrasse, » je médis aussitôt que j’embrasse une ombre, et je cesse de croire à cette prétendue vérité.

— Mais en fait, répond M. Renouvier, comme les problèmes métaphysiques intéressent notre nature, notre origine, notre destinée, il est impossible au métaphysicien de ne pas mêler à son étude ses passions, ses désirs, sa volonté. — Sans doute, mais c’est l’imperfection de l’analyse métaphysique qui en est cause. Eriger en méthode une intrusion du sentiment et de la volonté comme tels, qui est précisément un défaut de méthode et une cause perturbatrice de la vision intellectuelle, c’est faire comme un juge qui érigerait en théorie la partialité au lieu de poursuivre l’impartialité.

Les raisons esthétiques ou morales, en tant que raisons, font partie des élémens d’appréciation intellectuelle et spéculative ; mais il n’y a pas deux manières de raisonner, l’une spéculative et l’autre pratique : tenir compte de toutes les raisons, selon leur valeur relative, voilà la seule vraie et bonne manière de raisonner. Nous ne devons pas séparer notre être en deux ni dire comme certain savant : « Quand j’entre dans mon oratoire, j’oublie mon laboratoire, et quand je retourne à mon laboratoire, j’oublie mon oratoire. » La métaphysique est essentiellement une synthèse de toutes les raisons, une réduction de tout à l’unité. Les raisons sentimentales, esthétiques, morales, peuvent donc et doivent être invoquées avec les autres raisons, ou même en l’absence des autres raisons, mais elles ne sont jamais invoquées pour leur valeur « subjective ; » elles le sont pour les élémens de valeur objective qu’elles peuvent renfermer ; elles viennent à la fin et non au commencement, elles n’ont pas la primauté.


III.

Voyons cependant à l’œuvre la méthode morale qu’on nous propose, qu’on nous impose même au nom du devoir. Cette méthode permettra-t-elle au métaphysicien de relever dans la pratique, sous le nom de postulats, ce qu’il aura renversé dans la spéculation ? Permettra-t-elle tout au moins de remplacer les incertitudes de la spéculation par des certitudes pratiques?

Selon MM. Renouvier et Secrétan, la morale « est la seule base d’objectivité pour la spéculation, » parce que, dans la pratique, nous sommes forcés d’agir dans un sens ou dans l’autre, et obligés moralement d’agir dans un seul des sens ; or, ajoutent-ils, la nécessité d’agir entraîne la nécessité d’affirmer, et le devoir d’agir dans un sens entraîne le devoir d’affirmer dans le même sens. Examinons ces divers points, dont l’importance et la difficulté ne sauraient échapper à personne.

« Le pari est forcé, » nous dit d’abord M. Renouvier avec Pascal, donc l’affirmation est également forcée en un sens ou en un autre. — Entendons-nous bien : qu’y a-t-il de forcé ? Est-ce l’affirmation de Pune ou de l’autre thèse? Pas le moins du monde ; c’est seulement l’action dans l’un ou l’autre sens. Perdu dans la forêt entre deux voies, j’en choisis une, quoique incertaine, parce qu’il est certain que, si je reste là, j’y mourrai de faim; est-ce que mon action est une affirmation relative aux deux voies ? Non, elles demeurent pour moi aussi incertaines qu’auparavant ; il n’y a de certain que mon embarras et la nécessité de faire un effort pour en sortir. Que je marche en un sens ou en l’autre, le nord ne cessera pas d’être au nord ; quand je prends une voie plutôt que l’autre, je n’ affirme pas pour cela que le nord soit dans cette direction, mais, ce qui est bien différent, que je le cherche dans cette direction. Pareillement, en certaines alternatives morales, je puis être forcé de me décider pour un parti à l’exclusion d’un autre, parce qu’il y a nécessité certaine d’agir sans qu’aucun des partis soit lui-même certain ; mais est-ce que cette nécessité pratique enrichira d’un atome de certitude le parti choisi ?

— Oui, répondent MM. Secrétan et Renouvier, car il n’y a pas seulement ici, en fait, nécessité de prendre parti, mais devoir de prendre tel parti ; donc il y a aussi devoir de croire et d’affirmer. — « Finalement, dit M. Secrétan, nous ne savons rien de rien, nous ne comprenons rien à rien ; nous devons croire, et nous croyons au mépris de toutes les apparences contraires. » — « Une proposition caractéristique du criticisme, dit aussi M. Renouvier, c’est que la morale exclut le doute sur la réalité des objets de ses affirmations. »

Selon nous, la morale n’exclut en rien le doute sur la réalité de ces objets ; elle ne l’exclut pas plus en droit qu’en fait. Quand j’agis comme si l’ordre moral était supérieur à l’ordre physique, comme si le triomphe final du bien dans l’univers était possible, comme si j’étais un être supérieur au temps et immortel, comme s’il existait une divinité vers laquelle le monde se meut, je ne cesse pas de comprendre que ces idées sublimes sont en même temps invérifiables et incertaines, que mon action en vue du bien universel est peut-être un effort vers l’impossible : je ne sais pas si je réussirai, si je serai en quelque sorte payé de retour, soit par les autres hommes, soit par l’univers ; je ne sais pas si je ne me serai point dévoué en vain, et pourtant je me dévoue. Il ne m’est pas nécessaire d’avoir un bandeau sur les yeux ni de juger certain ce qui est incertain, pour préférer la beauté morale à la laideur morale. La moralité laisse douteux ce qui est douteux ; l’action n’est que l’affirmation de notre propre idée, de notre propre désir, de notre propre vouloir, non des objets de notre désir et de notre vouloir. Elle n’affirme de ces objets qu’une chose, c’est que leur supériorité comme idéal est certaine et que leur impossibilité de fait n’est pas pour nous démontrée : ils sont ce qu’il y a de meilleur, et ils ne sont pas certainement impossibles ; cela suffit, osons. Nous n’accorderons donc ni à M. Renouvier, ni à M. Secrétan, que le désir commande une affirmation volontaire au-delà des raisons qui rendent une chose, soit certaine, soit probable : le premier des devoirs est la sincérité. Si nous ne sommes pas certains de la liberté, de l’immortalité et de l’existence de Dieu, nous devons dire que nous ne sommes pas certains, et non affirmer quand même. Si nous avons, par ailleurs, des raisons qui rendent l’immortalité possible ou probable, et si parmi ces raisons se trouvent des raisons morales, nous devons affirmer simplement une possibilité ou une probabilité, soit métaphysique, soit morale ; dans tous les cas, notre jugement doit traduire avec fidélité le degré de notre connaissance, il doit être l’énoncé exact et franc de notre état spéculatif. Ce qui peut aller plus loin que la spéculation, c’est l’action. Nous pouvons agir comme si nous devions être immortels, agir comme si Dieu existait ; nous pouvons vouloir l’immortalité, vouloir l’existence de Dieu ; mais ce n’est point là affirmer, ni spéculalivement, ni même pratiquement. Il ne sert à rien de s’étourdir en se disant : « Je veux affirmer, je veux croire ; » tout ce que nous avons le droit de dire, c’est : je veux faire, je veux agir, je veux réaliser cette idée, parce que mon intelligence me la montre comme possible ou comme probable, en tout cas comme la meilleure et la plus belle ; et mon cœur suit mon intelligence, et ma volonté suit mon cœur. Si le devoir de l’intelligence est la sincérité, qui s’arrête exactement aux limites de ce qu’elle voit, le devoir de la volonté est l’énergie qui va en avant et tend à dépasser toute limite ; mais le vrai courage n’est pas celui qui prend l’incertain pour le certain, c’est celui qui, dans l’incertitude même et dans les ténèbres, guidé par une lumière lointaine et indécise, se dit : j’irai.


IV.

Nous venons de le voir, les postulats ne peuvent être pratiquement que des traductions de notre volonté, et spéculativement que des hypothèses soumises, comme toutes les autres, à l’appréciation logique des probabilités : ils n’offrent point le caractère d’affirmations libres dépassant la connaissance. C’est ce que rendra plus clair l’examen particulier de chacun de ces grands postulats : divinité, immortalité, liberté ; cherchons si la décision morale peut leur conférer une certitude qu’ils n’auraient pas sans elle, changer de simples possibilités ou de simples probabilités en réalités.

M. Secrétan définit Dieu en termes admirables : « La perfection, dit-il, c’est la volonté éternelle, immuable, que le bien soit… Cette vivante volonté du bien, nous ne saurions la figurer que sous les traits d’une personne… Le bien est voulu d’une volonté absolue. parce que nous devons le vouloir invariablement nous-mêmes, et que nous ne pouvons le vouloir ainsi que si nous y voyons la vérité, » — La vérité, oui sans doute, en ce sens que le bien est le véritable idéal de l’humanité et même du monde; mais la plus haute vérité est-elle une « réalité? » ce qui doit être est-il déjà réel ? Tel est toujours le problème.

Voici ce qu’on pourrait dire : — Dans les questions relatives à l’existence ou à la non-existence du divin, affirmer la possibilité de Dieu revient à affirmer sa réalité, parce que, quand il s’agit de choses éternelles, il n’y a plus de différence entre le possible et l’actuel : elles sont déjà ou elles sont chimériques; les déclarer possibles, c’est donc les déclarer actuelles, c’est prononcer qu’il y a quelque éternelle réalité qui les rend éternellement possibles ; car l’acte, dit Aristote, fonde la puissance. En d’autres termes, toute décision morale affirme la possibilité du règne de Dieu, donc elle affirme la réalité actuelle de ce qui rend ce règne possible, c’est-à-dire la réalité actuelle de Dieu.

Tel est le meilleur argument moral en faveur de la divinité; mais ne nous méprenons pas sur sa portée. L’acte moral n’affirme en rien la possibilité intrinsèque d’un règne universel du bien, encore moins la réalité des conditions, quelles qu’elles soient, qui rendraient ce règne possible ; l’acte moral affirme seulement que l’impossibilité d’un triomphe final pour le bien universel ne m’est pas connue, à moi : c’est donc simplement mon ignorance que j’affirme relativement à la possibilité ou à l’impossibilité du monde moral, et j’affirme en même temps ma volonté de faire effort pour réaliser ce monde, au cas où il serait possible comme il est certainement désirable. Quant à l’éternelle identité du possible et de l’actuel en un être suprême, c’est une des manières dont nous nous représentons subjectivement les conditions objectives qui rendraient possible un monde moral. Je puis faire là-dessus des spéculations métaphysiques et des inductions; ces spéculations peuvent offrir tel ou tel degré de probabilité théorique, mais l’acte moral ne saurait changer le probable en certain; il n’affirme rien au-delà de lui-même ni au-delà de tout ce que la spéculation peut établir de certain, de probable ou de possible sur son objet.

Il y a dans le livre de M. Secrétan une belle et noble parole : « Pour peu qu’il soit possible de croire en Dieu, nous devons y croire. «  — Oui, certes, dans la mesure même où nous voyons des raisons qui rendent pour nous possible ou probable l’existence de Dieu ; mais, si M. Secrétan veut dire que nous devons fermer les yeux aux raisons contre et ne voir que les raisons pour, affirmer dès lors comme certaine une existence qui nous paraît seulement possible, probable, en tout cas désirable, nous ne saurions admettre cette façon de croire en s’aveuglant, ce devoir de contredire par nos paroles les dictées de notre intelligence. Ce qui est vrai, c’est qu’il faut, dans ces grandes questions qui intéressent la morale autant que la métaphysique, se garder avec plus de soin qu’ailleurs de toute négation précipitée : la négation de l’athée est, au fond, un dogmatisme aussi orgueilleux que l’affirmation du croyant, a Pour peu qu’il soit possible de croire en Dieu,» nous ne devons pas nier son existence ; de plus, nous devons désirer, nous devons vouloir que Dieu soit. Nous devons surtout agir comme s’il existait, et dire avec Diderot à la fin de son Interprétation de la nature : « O Dieu ! je ne sais si tu es, mais j’agirai comme si tu lisais dans mon âme, je vivrai comme si j’étais devant toi ! » Et, en effet, si le suprême idéal de la moralité et de l’amour n’est pas réel encore, il faut le créer ; au moins qu’il existe en moi, en vous, en nous tous, s’il n’existe pas dans l’univers ; peut-être alors finira-t-il par exister dans l’univers lui-même; peut-être la bonne volonté se révélera-t-elle comme la véritable expression de la volonté universelle; peut-être, à la fin, quand la lumière se sera faite, toutes les volontés se reconnaîtront-elles pour une seule et même volonté du bien dans des êtres différens. Non, l’homme ne peut dire avec certitude, pas plus au nom de la morale que de la métaphysique : « Dieu est ; » encore moins : « Dieu n’est pas ; » mais il doit dire, et en paroles, et en pensées, et en actions : — Que Dieu soit, fiat Deus !

De même pour l’immortalité. Je veux l’immortalité du bien et mon immortalité dans le bien ; mais en quoi cette volonté est-elle une « affirmation de la réalité de son objet ? » En quoi peut-elle constituer une certitude, même une certitude morale? MM. Renouvier et Secrétan invoqueront-ils l’idée de l’harmonie qui doit exister entre la vertu désintéressée et le bonheur ? Mais, si le devoir me commande catégoriquement et par lui-même un désintéressement absolu, comment pourrai-je précisément conclure de là une relation nécessaire de mon intérêt avec ce désintéressement ? Je n’ai qu’à obéir sans savoir ce qui adviendra, voilà tout. L’harmonie finale du bien et du bonheur peut sans doute être un objet d’inductions et de spéculations métaphysiques, mais mon choix moral ne change rien à la valeur intrinsèque de ces spéculations.

M. Secrétan sourit des philosophes qui se représentent la possibilité du progrès dans le monde et la réalisation à venir du bien idéal autrement que par la réalité certaine de Dieu et de la vie éternelle. « Le bien idéal, dit-il, n’a pas perdu son empire ; tout en lui refusant avec passion l’être permanent, on lui promet l’avenir. Notre espoir le plus aventureux semble le calcul d’un esprit positif au prix des rêves dont se bercent les Comte, les Spencer, les Guyau, sans se demander comment pourra se produire un état de choses dont le principe ne subsiste pas.» — Mais c’est précisément la façon d’entendre ce principe et Sa manière de « subsister » qui est l’objet des hypothèses métaphysiques. Quelle que soit la thèse à laquelle on s’arrête, éternité du bien ou devenir du bien, elle ne peut être qu’un objet de spéculation, et ce n’est pas la pratique qui peut changer ici une hypothèse en certitude. Au reste, M. Secrétan finit par dire lui-même excellemment : « Ceux qui voient dans l’ordre moral autre chose qu’une apparence éphémère, ceux qui jugent qu’il a ses racines dans la constitution de l’univers et que, malgré tout, il doit prévaloir en vertu d’une loi de l’univers, ces hommes-là croient à l’existence de Dieu : la preuve morale, en sa forme consacrée, n’est qu’une expression anthropomorphique de cette croyance. » Kant avait déjà avoué que les idées de la divinité et de l’immortalité sont de simples moyens de nous figurer le triomphe final du bien dans l’univers. Dieu est ainsi réduit au rôle d’une sorte de rouage supérieur propre à rétablir l’harmonie de la vertu avec la félicité; or, comment démontrer, sans spéculations métaphysiques et au nom du pur devoir, que ce moyen est le seul et que ce rouage est absolument nécessaire? Ne peut-on concevoir d’aucune autre manière l’harmonie finale du bien de chacun avec le bien de tous? N’est-ce point même rabaisser la notion de Dieu que de le représenter comme un Deus ex machina qui, dans cette tragédie du monde où les justes sont malheureux et les injustes triomphans, intervient d’en haut pour corriger le dénoûment à la commune satisfaction des acteurs et des spectateurs ? Pour être parfaitement logique et conséquent avec sa notion du devoir absolu, Kant aurait dû dire : « Obéissez aveuglément au devoir, pour sa seule forme impérative et catégorique, sans rien demander de plus, sans rien postuler, ni immortalité, ni divinité. » Mais, par égard sans doute pour notre humaine faiblesse, il nous permet de nous représenter humainement l’harmonie finale du bien et du bonheur : divinité et immortalité sont pour lui des symboles destinés à satisfaire notre esprit et à rassurer notre cœur, des rêves propres à nous étourdir et à nous suivre au moment du sacrifice ; c’est ainsi qu’on donne un cordial au condamné qui va mourir.

Nous avons vu que les deux premiers postulats moraux et religieux, divinité et immortalité, se ramènent, pour les partisans mêmes de la suprématie du devoir, aux hypothèses ordinaires de la spéculation : ils ne constituent point un procédé de méthode essentiellement distinct des procédés de la métaphysique ; ils ne confèrent aucune suprématie à la morale par rapport à la raison théorique, n’étant eux-mêmes que des théories finalistes où l’univers est orienté vers la moralité humaine. Reste la liberté. Selon MM. Renouvier et Secrétan, l’acte moral affirme la réalité de notre liberté, qui est sa propre condition. Selon nous, il affirme seulement que j’ai l’idée de liberté, que j’agis sous cette idée, en vue de cette idée, que je m’efforce de la réaliser en moi, et qu’il me semble qu’en effet je la réalise ; mais, tant que la spéculation laissera planer un doute sur la réalité de cette idée, l’action n’aura pas le pouvoir de supprimer ce doute : j’agirai pour être libre et comme si j’étais libre ; le succès au moins apparent de mes efforts augmentera ma confiance en ma liberté possible ; il ne me permettra jamais d’appeler certaine une liberté qui resterait douteuse pour ma pensée. M. Secrétan, qui nous prend à partie sur cette question de la liberté, nous objecte que penser ainsi, « c’est nier l’autorité que la conscience affirme, c’est prendre une position que la conscience réprouve. » — Nous ne saurions admettre en philosophie cette sorte de question préalable par laquelle on repousserait a priori les argumens de l’adversaire en prétendant que « la conscience les réprouve. » Il faut laisser aux théologiens ce mode d’argumentation expéditive, M. Secrétan l’emploie encore ailleurs lorsqu’il dit : « Il est clair que le bien moral, primant tout, contient les raisons de tout. Nul ne saurait contester cela,.. car c’est proclamer son ignominie que de mettre quelque chose en balance avec la probité. » Est-il donc si clair que la « probité, » primant tout dans notre conscience, contienne les « raisons » de tout ce qui existe, de tant de mondes qui nous ignorent, des étoiles qui se consument sur nos têtes et des animaux qui s’entre-dévorent autour de nous? S’il en était ainsi, divinité, immortalité et liberté ne seraient même pas des postulats, mais des évidences.

— Soit, dira-t-on, nous consentons à laisser dans le doute les postulats du devoir, divinité, immortalité, liberté; mais au moins y a-t-il un objet dont l’acte moral affirme la réalité, c’est le devoir même, c’est la loi impérative et catégorique, qui cependant, pour la pure spéculation, reste douteuse. — Admettons, ce qui n’est pas démontré et demanderait examen, que, dans la spéculation, la loi morale reste en effet douteuse, au moins comme loi absolue et catégorique, je réponds qu’elle restera douteuse quoi que je fasse ; alors même que je me sacrifierai pour cette idée, je reconnaîtrai que je me sacrifie à la plus haute des idées sans être certain de sa réalité objective. MM. Secrétan et Renouvier répètent sans c se : « c’est un devoir d’être certain du devoir et de l’affirmer. » Dans l’abstrait, rien de plus spécieux que cette formule ; mais, de deux choses l’une : ou l’on est dans le domaine de la spéculation philosophique, et alors la proposition est contradictoire ; car, si le devoir a un caractère de certitude spéculative, il n’y a pas lieu de dire qu’on doit en être certain, ce qui suppose la possibilité de n’en être pas certain. Croire que deux et deux font quatre n’est pas un devoir. Ou l’on est dans le domaine de la volonté et de la pratique; on veut alors et on agit sous l’idée du devoir, parce que cette idée est certainement supérieure aux autres idées, et parce que, d’autre part, l’impossibilité de son objet n’est pas pour nous certaine; mais, ici encore, l’action n’empêche pas le doute intellectuel de subsister là où il existe et d’envelopper comme d’une pénombre l’astre intérieur de la conscience. — Ce doute est incompatible avec l’idée du devoir; il est déjà une injure au devoir. — Pourquoi? Ne peut-on se demander, au contraire, si le suprême désintéressement ne consiste pas à vouloir l’existence et l’accomplissement du bien universel sans être intellectuellement certain ni de l’objectivité absolue du devoir comme loi impérative, ni du succès final de notre volonté propre?

Nous ne prétendons pas, comme MVI. Renouvier et Secrétan nous le font dire, que le doute métaphysique soit « le principe même de la moralité; » mais nous soutenons que ce doute est une des conditions de la moralité. La moralité, en un mot, a pour principe une certitude et pour condition une incertitude. Le principe certain de la morale, c’est que le bien universel, qui consisterait dans le plus haut degré possible de puissance, d’intelligence, d’amour réciproque chez tous les êtres, et qui aurait pour conséquence immédiate le bonheur universel, est pour nous le plus haut idéal concevable, ce que Platon appelait le suprême intelligible et le suprême désirable. De plus, outre cet idéal d’une société universelle embrassant le monde, nous concevons aussi l’idéal plus restreint de la société humaine; nous pouvons même déterminer scientifiquement les conditions nécessaires d’existence et de progrès pour cette société. Enfin, nous concevons un idéal plus restreint encore, qui est le nôtre, c’est-à-dire l’achèvement de nos puissances et la perfection de notre propre nature. Sur tous ces points nous avons des certitudes, fournies à la fois par la sociologie et la psychologie. Où commence le doute? Il porte sur la possibilité de réaliser l’idéal, ou du moins sur l’étendue et les limites de sa réalisation. Avons-nous en nous-mêmes la liberté, nécessaire pour vouloir le bien universel? En supposant que nous ayons cette liberté, les autres hommes voudront-ils ce que nous voulons? Et quand tous les hommes le voudraient, la nature n’y opposera-t-elle point le veto de ses lois aveugles et brutales? Enfin, le bien universel, qui est l’idéal, est-il en harmonie réelle avec notre bien propre, ou y a-t-il une opposition absolue, définitive, entre notre intérêt personnel et le bien universel? Toutes ces questions laissent place au doute en même temps qu’à la spéculation métaphysique. Remarquons d’ailleurs que, si le doute métaphysique frappe d’incertitude la possibilité du monde idéal, conséquemment son degré de réalité actuelle ou future, il frappe également d’incertitude le degré de réalité et de valeur qui appartient à ce qu’on est convenu d’appeler le « monde réel. » Nous ne savons pas, en effet, si le monde connu ou même connaissable est tout, s’il n’y a rien au-delà des limites de notre savoir actuel ou possible : la relativité même de notre science nous empêche donc d’ériger la réalité connue en réalité absolue. La reconnaissance à la fois théorique et pratique de cette relativité, de ce doute dont la métaphysique frappe à la fois le monde sensible et le monde intelligible, voilà ce que nous présentons comme la condition essentielle, mais non comme le principe de la moralité.

Ce doute même est, selon nous, nécessaire au vrai désintéressement et, pour parler comme Kant, à l’autonomie; la certitude serait une hétéronomie. Comment, d’ailleurs, pourrions-nous être certains objectivement du devoir ? Le devoir n’est pas un objet, une réalité au sens objectif de ce mot : par objectif, entendez ce qui est donné au sujet pensant sans être produit par lui, ce qui est placé en face de lui comme le point d’application de son activité spéculative ou pratique. Telle n’est pas la moralité, qui ne peut être que la direction normale inhérente à notre volonté même, un déploiement et une expansion de notre volonté en ce qu’elle a de plus essentiel, une expression anticipée de ce qu’elle serait si elle ne rencontrait pas d’obstacles dans les objets extérieurs, dans le milieu ambiant, dans la nature. Complètement libre, elle irait au bien universel, elle serait désintéressée, libérale, aimante; elle serait la « bonne volonté. » Voilà pourquoi, pour notre part, au lieu de parler d’impératif catégorique, nous appelons plutôt la moralité un idéal à la fois hypothétique et persuasif, un but que la volonté se pose à elle-même par l’expansion normale de sa puissance propre, sans être certaine que ce but puisse exister en dehors d’elle-même. Nous concevons un idéal universel, nous l’aimons et le voulons; nous nous l’imposons à nous-mêmes comme règle de conduite, par une « autonomie » qui, cette fois, n’est pas seulement nominale, mais réelle. Ce n’est donc plus un « impératif» véritable, un commandement, une « forme » de pensée que nous trouverions toute faite en nous avec un caractère de nécessité ; c’est au contraire une expression de notre volonté la plus intime, c’est-à-dire de notre tendance spontanée au plus grand bien pour nous et pour tous, — volonté qu’il ne faut pas confondre avec le libre arbitre des psychologues. Si cependant la moralité, en fait, nous apparaît comme une nécessité imposée par le milieu, c’est en vertu des lois de l’hérédité et de l’instinct, c’est aussi en vertu des lois sociales et des conditions d’existence collective ; mais ce n’est plus alors la moralité proprement dite : celle-ci n’existe que quand, nous étant délivrés de l’obsession de l’instinct et des nécessités du milieu, nous nous proposons à nous-mêmes un but universel, sans nous faire illusion sur le caractère idéal de ce but. Nous nous vouons ainsi à une pure idée dont nous espérons commencer la réalisation dans le monde, sans savoir si le monde se ploiera à notre pensée et à notre désir, sans savoir si le bien que nous voulons nous-mêmes est « éternellement voulu » par une volonté supérieure à la nôtre et absolue.

Quelle est donc, à vrai dire, l’attitude d’esprit qui constitue une « offense » au bien moral? — C’est l’attitude de celui qui ne considère pas le bien moral comme le plus haut idéal et le plus aimable. Mais, dès qu’il s’agit de savoir jusqu’à quel point cet idéal est réalisé ou réalisable en nous et autour de nous dans l’univers, ou dans le principe de l’univers, la sincérité nous commande d’avouer que nous sommes dans l’incertitude. « Dieu même, a-t-on dit, doit vouloir que nous doutions de lui si nous voyons des raisons d’en douter ; » de même, encore une fois, le devoir ne peut m’imposer l’obligation de mentir à ma pensée. Ce n’est pas faire injure au bien moral que de reconnaître les limites de ma connaissance même : la morale ne saurait me commander d’affirmer ce que j’ignore. La seule chose que j’affirme, c’est que je place le bien moral au-dessus de tout dans ma pensée et dans mon cœur, et que je veux sa réalisation : le reste demeure et demeurera toujours entouré de nuages.


IV.

Nous croyons qu’il faut remplacer la méthode morale a priori, dogmatique et déductive, par une méthode vraiment inductive. A la métaphysique fondée sur la morale, nous substituons une métaphysique tenant compte des faits de l’ordre moral comme de tous les autres. Aux « raisons du cœur que la raison ne connaît pas, » nous substituons les raisons du cœur que la raison connaît et place à leur véritable rang. Ce n’est donc pas par des actes de foi, ni par des postulats, ni par des « impératifs catégoriques a priori, » que devra procéder une métaphysique réellement morale; c’est par des analyses, par des inductions, par des hypothèses rationnellement construites. C’est sur le type de la philosophie et de la science, non sur celui des religions positives ou de la poésie, que la conception d’un univers moral devra être tentée : ce ne sera plus une pratique s’érigeant d’avance en nécessité absolue et indiscutable ; ce sera une spéculation sur les principes derniers de l’action comme de la pensée, spéculation tendant d’ailleurs à passer dans la pratique par la force même des idées.

Ainsi entendue, la métaphysique morale pourra reprendre, en les interprétant et en les transposant pour ainsi dire, certaines propositions de l’école de Kant dont nous avons montré le côté inexact et le sens inadmissible. Elle devra se placer successivement au point de vue naturaliste et au point de vue idéaliste, afin d’indiquer les perspectives morales qui peuvent s’ouvrir devant elle. En premier lieu, il s’agit d’interpréter la nature; or, la volonté fait partie de la nature : elle peut donc nous éclairer sur le fond et sur la direction de la nature elle-même. De là ce premier problème: Quelle est la direction normale de toutes les volontés, par analogie avec la nôtre? Cette direction normale est-elle fidèlement exprimée par la vraie moralité? — Viendra ensuite un second problème : Jusqu’à quel point l’idéal, conçu par notre pensée, peut-il modifier la nature et se l’adapter? Jusqu’à quel point les idées sont-elles des forces, et, parmi elles, l’idée morale? — La réponse à cette question aboutira à un nouveau genre d’idéalisme conciliable avec le naturalisme. C’est ainsi, pour notre part, que nous entendons le rétablissement rationnel de l’élément moral dans la métaphysique.

Le premier problème, avons-nous dit, consiste à interpréter la nature d’après notre volonté et ses lois, qui font partie de la nature même, non plus seulement d’après notre intelligence et ses lois. Nous l’avons montré par une précédente étude, ce qu’il y a de vrai dans la « philosophie de l’intelligence, » dans la métaphysique intellectualiste, c’est que la pensée a le droit d’être prise en considération et d’entrer comme élément dans une conception complète du monde : la pensée peut ne pas avoir la suprématie, mais elle ne peut avoir un rôle nul. De même, ce qu’il y a de solide dans la métaphysique morale, qui est en définitive une « philosophie de la volonté, » c’est que la volonté, avec sa tendance à un idéal universel, a le droit d’être prise en considération dans le système de l’univers, soit qu’on lui accorde la « primauté, » soit qu’on lui marque une place subordonnée. La moralité n’est pas un fait d’une importance assez médiocre pour qu’une théorie de l’univers la rejette a priori parmi les quantités négligeables. En tout cas, il faut expliquer la moralité comme le reste, et il faut se demander jusqu’à quel point son existence peut nous éclairer sur le sens général du monde. Mais ce n’est plus là le dogmatisme moral des kantiens ; c’est un problème, non une solution anticipée. Au point de vue théorique, un système métaphysique qui, à ses autres qualités d’analyse radicale et de synthèse compréhensive, joindrait l’avantage d’être d’accord avec les tendances morales de la volonté humaine, serait par cela même supérieur, puisqu’il aurait plus de compréhension et plus d’étendue. D’autre part, au point de vue de la pratique et des faits, un système métaphysique en contradiction formelle avec les vraies tendances morales et sociales de l’homme n’est point viable au sein de l’humanité : l’humanité pratique ne consentira jamais, par exemple, à une philosophie de négation absolue, de désespoir absolu, qui serait la mort de toute activité. L’instinct même de conservation pour l’espèce s’y oppose, la sélection des idées élimine celles qui seraient funestes au genre humain. Donc, au point de vue théorique et au point de vue pratique, la moralité a le droit d’être prise en considération par le métaphysicien. De plus, l’antinomie complète entre la théorie et la pratique, entre la réalité ultime et la volonté normale des êtres intelligens, constituerait dans l’univers un dualisme improbable : il est donc à croire que la vraie métaphysique est d’accord, dans le fond, avec la vraie morale, c’est-à dire avec les vraies conditions de conservation ou de progrès pour la société humaine.

Nous pouvons même faire une part, en philosophie, à la célèbre doctrine de Kant sur la « primauté de la raison pratique; » mais nous l’interprétons simplement comme une doctrine métaphysique qui attribue à la volonté, à l’activité, la priorité par rapport à la pensée. Si vous cherchez, en effet, l’expression la plus rapprochée du fond de l’être, l’action vous paraîtra plus radicale que la pensée proprement dite. Mais cette conclusion doit dériver d’une analyse toute métaphysique, nullement d’un acte de foi moral a priori. En nous, la psychologie trouve que l’activité et la vie sont quelque chose de plus radical que la connaissance, car nous agissons et vivons alors même que nous ne connaissons pas notre action et ne réfléchissons pas sur notre vie. De même, en dehors de nous, la plante vit sans le savoir; le minéral agit sans le savoir. Et comme toute action, pour notre conscience réfléchie, ne peut se représenter que sous la forme d’un désir, d’un appétit, d’un vouloir plus ou moins obscur, il en résulte que le vouloir nous paraît partout antérieur au penser. Maintenant, de ce principe à la fois psychologique, scientifique et métaphysique, on peut tirer des conséquences morales. La moralité, en effet, est la plus haute manifestation de la volonté ou de l’activité; en même temps, dans l’acte moral, où la totalité de notre énergie est mise au service d’une idée universelle, la plus grande intensité du vouloir vient se confondre avec la plus grande universalité de la pensée; si donc c’est la volonté, si c’est l’action qui fait le fond de la vie et le fond même de l’être, nous voyons de nouveau qu’on ne peut traiter la moralité comme un phénomène superficiel et accidentel. Le métaphysicien a le droit et le devoir de faire entrer la moralité dans son interprétation de l’ensemble des choses, de se demander si l’homme moral, après tout, n’est pas plus savant que le savant, mieux éclairé sur la vraie essence du monde que le physicien, l’astronome ou le mécanicien. En ce sens, on peut dire avec Fichte : « Nous n’agissons pas parce que nous savons, mais nous savons parce que nous agissons ; » l’action doit donc être plus vraie que la spéculation abstraite, les lois de l’action doivent être plus fondamentales que les lois de la pensée; celles-ci ne sont même qu’un dérivé de celles-là: car, pour penser, il faut avoir quelque chose à penser, et pour que ce quelque chose existe, il faut qu’il agisse. Partant de ces principes, le métaphysicien soumettra à l’analyse les lois de l’action comme révélation probable de la réalité dernière; et s’il parvient à montrer que la moralité est l’expression la plus fidèle, la plus complète, la plus élevée des vraies lois de l’action et de la vie, il en résultera que la moralité est une ouverture sur le fond des choses, un voile déchiré sur la face même de la vérité.

On voit la difficulté du problème que l’école de Kant suppose si commodément résolu : « suprématie du point de vue moral en métaphysique. » Cette suprématie, au lieu d’être un principe, ne pourra être que le dernier résultat des inductions sur l’univers tirées de l’instinct moral. Il faudra donc soumettre à la critique la valeur et la portée des instincts en général et, en particulier, de l’instinct moral essentiel à l’humanité. Cet instinct est-il simplement une condition de conservation pour l’individu et l’espèce, comme les instincts animaux, ou est-il encore une manifestation du fond des choses, une divination de l’avenir du monde? Quelle est, en d’autres termes, la part d’illusion humaine et la part de vérité universelle contenue dans nos idées morales et dans nos instincts moraux? Voilà comment, ici encore, devra se poser le problème. Au lieu de le trancher a priori par un coup d’autorité, comme le fait l’école de Kant, le métaphysicien demandera à l’expérience même et ses motifs de doute et ses motifs d’espérance. Nous croyons que la philosophie de l’évolution, plus largement interprétée qu’elle ne l’est d’ordinaire, fournira les uns et les autres. Son principe, c’est que tout instinct général, toute croyance commune à l’espèce entière doit renfermer une vérité relative, et que cette part de vérité doit aller croissant à mesure que l’espèce atteint un plus haut degré dans l’évolution. En effet, toute harmonie entre les instincts et le milieu, entre les croyances naturelles et la réalité, entre les rapports imprimés dans notre cerveau et les rapports existans dans les choses, entraîne pour l’espèce une appropriation plus parfaite aux conditions extérieures. Une société dont la conscience collective est mieux adaptée à la réalité a donc un avantage dans la lutte des nations pour la vie ou pour la prééminence. Toute action collective et commune suppose de communes idées-forces, et les idées ont plus de force durable en raison de la vérité qu’elles enveloppent. La sélection sociale tend donc à délimiter et même à éliminer progressivement les erreurs collectives comme les erreurs individuelles. Enfin, la vérité a une dernière supériorité : c’est qu’elle persiste, c’est qu’elle est faite de rapports immuables, tandis que le reste change ; la vérité doit donc s’imprimer de plus en plus dans les organismes pensans, dans leurs instincts intellectuels et dans leurs croyances natives; elle est, en définitive, la force suprême qui l’emportera tôt ou tard, pourvu qu’on lui laisse le temps. Ainsi, à tous les points de vue, la sélection ne peut manquer de s’exercer entre les idées directrices de l’humanité, entre les idées-forces, et c’est sans doute à la vérité supérieure qu’appartiendra un jour la force supérieure.

Malheureusement, les vérités sont relatives dans l’intelligence humaine et toujours mêlées de quelque erreur, de même que les erreurs sont relatives et toujours mêlées de quelque vérité. Il ne suffit donc pas de montrer qu’une idée-force est aujourd’hui commune à toute une nation ou même à l’humanité entière pour établir sa vérité objective : elle peut n’avoir encore que cette sorte de vérité subjective qui consiste dans l’utilité. On a vu des religions objectivement fausses rendre des services aux peuples qu’elles groupaient autour d’une même idée-force. Tout drapeau est un symbole, et le symbole d’une vérité mêlée d’illusion, car la patrie n’est pas l’idée suprême et absolue ; elle est au fond inférieure à l’idée de l’humanité et à celle de l’univers ; ce qui n’empêche pas, à coup sûr, qu’elle n’ait sa vérité et sa beauté, comme son utilité. La plupart de nos idées sont ainsi des drapeaux aux couleurs symboliques, même nos idées morales, à plus forte raison nos idées religieuses. C’est ce qui fait précisément la fausseté de l’absolutisme moral et religieux, surtout quand il veut s’ériger en révélation directe et se déclarer supérieur à la spéculation métaphysique.

Loin d’être dans tous les cas un sûr moyen d’éliminer l’illusion, la sélection naturelle a pu contribuer à fixer provisoirement certaines illusions utiles. Par exemple, dans l’instinct vulgaire et tout animal de la colère et de la haine, il y a une illusion, qu’un philosophe comme Spinoza, avec sa sereine intelligence, n’aura pas de peine à mettre à nu; la passion même, en général, est illusoire, et Spinoza a pu dire : Sapiens, quatenus ut talis consideratur, vix animo movetur, sed semper et sui et Dei et rerum œternâ quâdam necessitate conscius, numquam esse desinit, sed semper verâ animi acquiescentiâ potitur. Pourtant, la colère a été de fait, parmi les animaux, un utile instrument de sélection naturelle : elle est un excitant du courage, un moteur de la volonté, un ressort énergique qui fait se tendre tous les muscles pour la lutte, et qui les fait ensuite se décharger sur l’ennemi comme la foudre. Dans le règne animal on peut dire : « Bienheureux ceux qui n’ont pas le cœur doux, car c’est à eux qu’appartient la terre! » Jusque dans l’humanité, le règne de la brutalité et de la colère continue. Et pourtant c’est le Christ qui a raison : c’est aux cœurs doux qu’appartiendra un jour le règne de la terre, — vers l’an huit ou neuf cent mille peut-être! À cette époque, espérons-le, la douceur sera devenue la force sociale, le règne de la bonté aura remplacé celui de la haine. La sélection naturelle aura alors fini par faire triompher une idée plus vraie; mais, en attendant, elle aura fait triompher l’une après l’autre bien des idées fausses. Le critérium social, auquel se ramène en partie le critérium moral, n’est donc pas absolument certain, car il répond à un état social donné, toujours particulier, toujours provisoire : il exprime la vérité d’aujourd’hui, non celle de demain.

Autre exemple. La croyance ordinaire au libre arbitre et à la liberté d’indifférence, commune à tous les hommes, et dont les philosophes eux-mêmes ne peuvent s’affranchir, est faite en partie d’illusion ; mais cette part d’illusion est utile et même nécessaire. C’est d’ailleurs, en un sens, une illusion féconde, car elle accroît le pouvoir effectif que nous avons sur nos passions ; elle nous confère une force supérieure, soit dans la lutte avec nous-mêmes, soit dans la lutte avec les autres. Par cela même, elle doit renfermer aussi quelque vérité. En tout cas (comme nous croyons l’avoir montré ailleurs), elle crée elle-même progressivement sa propre vérité, en réalisant de plus en plus dans nos actes une approximation de la liberté vraie. Nous avons encore ici un mélange de vérité et d’erreur; l’universalité et la nécessité d’une croyance ne sont donc point des signes suffisans de sa vérité. Un jour viendra peut-être où l’humanité sera déterministe en un sens très large, et où elle trouvera le moyen de concevoir la liberté morale sous une forme compatible avec le déterminisme bien compris : le point de vue moral aura alors changé aussi profondément que le point de vue astronomique changea de Ptolémée à Copernic. On peut, en lisant l’Éthique de Spinoza, se donner une vision anticipée, mais très incomplète et partiellement inexacte, des conséquences logiques de ce changement. Si le déterminisme triomphait un jour dans l’humanité, il est clair que l’idée de devoir serait elle-même complètement transformée. On peut donc se demander jusqu’à quel point l’illusion entre dans cette forme d’impératif catégorique donnée par Kant à l’idée du devoir, en conformité avec la conscience de l’humanité actuelle. Qui ne connaît les pages de Schopenhauer sur l’amour? Selon lui, ce serait une illusion qui doit sa force et sa persistance à ce que, sans elle, la conservation de l’espèce est impossible. Le « génie de l’espèce » nous dupe et nous fait servir à ses fins. La loi catégorique et impérative s’adressant au libre arbitre est peut-être aussi, en partie, une duperie de la nature, quoiqu’elle exprime certainement, à un autre point de vue, comme l’amour même, la plus profonde des vérités.

On voit combien le critère de la nécessité, invoqué par l’école de Kant, est insuffisant et peut devenir suspect quand il s’agit de vérité objective. Il faudrait précisément pouvoir se dépouiller de toute nécessité constitutionnelle, de tout intérêt humain et surtout animal ou vital, pour pouvoir contempler le vrai face à face. La sélection, qui imprime peu à peu dans l’espèce des croyances nécessaires, est à la fois une ouvrière de mensonge et une ouvrière de vérité. La méthode rigoureuse consiste à faire le partage. Ce n’est pas ici encore, par les impératifs de Kant, ni par les postulats volontaires de M. Renouvier, mais par une série d’inductions et d’analyses qu’on pourra déterminer la part du vrai et du faux dans les croyances morales.

Nous ne considérons pas la tâche comme impossible. Pour l’accomplir, il faudrait, selon nous, dégager l’instinct moral pur et vraiment rationnel de ses accessoires animaux ; il faudrait montrer que, par cela même qu’un être conçoit l’universel, il doit y avoir en lui un point de contact avec l’univers, non plus seulement avec un milieu plus ou moins restreint, soit animal, soit social; que la conservation de l’humanité intelligente et raisonnable, douée du pouvoir de comprendre et de vouloir l’universel, doit se confondre avec les lois de conservation de l’univers même; qu’il y a ainsi coïncidence entre le vrai fond de notre pensée, de notre vouloir, et le vrai fond de la pensée ou du vouloir universel. En un mot, il faudrait montrer que le cœur de l’homme raisonnable et désintéressé bat à l’unisson avec le cœur même de la nature, malgré les apparences contraires, et que ses idées-forces sont ou peuvent devenir à la fin les idées directrices de l’univers. Telle serait la méthode d’un naturalisme élargi, embrassant dans ses formules toutes les données que fournit l’expérience intérieure, tenant compte de nos plus hauts sentimens et de nos volontés les plus hautes, aussi bien que de nos pensées les plus larges.

À cette première méthode, nous l’avons dit, doit s’en ajouter une autre, qui, au lieu de considérer seulement le réel, considère aussi l’idéal. L’idéalisme ne cherche plus seulement ce qui est, mais ce qui peut être et doit être par le moyen des idées mêmes que nous en avons. Toute idée, en effet, est une force qui tend à réaliser son propre objet; il ne suffit donc pas de se demander, avec le naturalisme si telle ou telle idée est actuellement réalisée et objective ; il faut se demander encore et surtout si elle peut s’incarner elle-même se rendre vraie en se concevant et en s’imposant au dehors. Nous parlions tout à l’heure du libre arbitre comme enveloppant peut-être quelque illusion que son utilité aurait rendue commune à tous les hommes ; mais, outre que tout n’est pas illusoire dans cette idée, il reste toujours à savoir si elle ne peut pas éliminer progressivement ce qu’elle a de fictif, pour se réaliser dans ce qu’elle a de possible en même temps que de bon et de vraiment moral. Cette question, nous l’avons longuement traitée dans le travail spécial où nous avons essayé de montrer qu’en effet l’idée de liberté tend à nous rendre libres. En généralisant, nous appliquons le même procédé d’analyse à toutes nos idées directrices : chacune devient un moyen de sa propre réalité future. Si donc nos croyances naturelles, nos idées morales et sociales ne peuvent toujours instruire sur ce qui est, elles peuvent instruire sur ce qui sera, à la condition que ce qui sera dépende de nous et de notre idée même. L’avenir est une équation dans laquelle notre pensée entre comme facteur ; l’équation du monde ne se résout pas sans nous et en dehors de nous : nous faisons partie des données du problème universel, nos idées sont parmi ses valeurs. De plus, comme les êtres intelligens sont légion, au moins sur la terre, la valeur qu’ils constituent ne peut être sans importance. Le rapport exact de cette valeur avec le tout, le degré de force qui appartient à nos idées non-seulement sur nous-mêmes, mais sur le cours des choses, voilà la grande inconnue. Nous ne pouvons ici que faire des inductions et des hypothèses, fondées à la fois sur la psychologie et la cosmologie.


Résumons, en terminant, la situation d’esprit à laquelle aboutit selon nous la spéculation métaphysique, et les conséquences pratiques qui en dérivent. D’une part, nous l’avons vu, l’idéal moral est certain comme idéal, c’est-à-dire qu’une société universelle d’êtres consciens, aimans, heureux, est certainement le plus haut objet de la pensée, du sentiment et de la volonté. D’autre part, la réalisation future de cet idéal est incertaine, parce qu’elle dépend à la fois de l’ensemble des volontés conscientes et de la coopération ou de la résistance finale que ces volontés peuvent rencontrer dans les forces encore inconscientes de la nature. La plus haute des certitudes vient donc coïncider en nous avec le plus anxieux des doutes : le suprême idéal est aussi le suprême incertain. Telle est la position critique où la spéculation nous laisse. Dans la pratique, une nouvelle certitude intervient d’abord : c’est la nécessité d’agir et de décider notre choix, soit en faveur du bien universel, certain comme idéal et incertain comme réalité, soit en faveur de notre bien individuel, certain comme bien présent et égoïste, incertain comme bien final et actuellement en opposition avec le bien universel. De là l’alternative morale qui se pose au fond de toutes les consciences. Pour la résoudre, est-il nécessaire d’ériger, comme nous y invitent les disciples de Kant, les probabilités en certitudes, les possibilités en articles de foi, les doutes en dogmes, l’idéal souverainement persuasif en commandement impératif? — Nous avons essayé de montrer le contraire. La vraie moralité ne consiste pas à vouloir croire, encore moins à vouloir affirmer malgré ses doutes, mais à vouloir agir dans le doute même, en présence d’un bien aussi certain comme idéal que sa réalisation est incertaine; la moralité consiste à préférer le meilleur sous l’impulsion de l’espérance et de l’amour. C’est en ce sens purement pratique que le pari de Pascal est acceptable : il ne porte pas, comme l’a cru Pascal, comme le répètent MM. Renouvier et Secrétan, sur une chose à affirmer, mais sur une chose à entreprendre. De plus, le risque couru sous l’empire d’une idée-force n’est nullement analogue au pari que fait un spectateur près d’une table de jeu où la roulette tourne sans son concours : ici, l’idée influe sur le résultat même. Il serait donc moins inexact de comparer l’enjeu de notre effort (je ne dis pas de notre affirmation) à l’enjeu du soldat dans la bataille : nous sommes obligés en effet, non de parier en amateurs et de loin, comme ferait volontiers M. Renan, mais de parier de notre personne. Nous ne sommes même pas simples soldats : il faut que chacun de nous se fasse général en chef conçoive un plan de bataille, se forme une idée du monde et cherche les moyens de faire triompher la cause morale. C’est l’idée la plus vraie, soutenue par la volonté la plus forte, qui gagnera la bataille. Le nom que nous avons donné à l’application morale des idées métaphysiques distingue notre doctrine du dogmatisme de MM. Renouvier et Secrétan comme du dilettantisme de M. Renan : c’est une spéculation en pensée et en acte sur le sens du monde et de la vie. Chaque homme est à la fois spéculatif et spéculateur. L’acte moral exprime la manière dont sa conscience entière, avec ses idées, ses sentimens et ses tendances, réagit par rapport à la société humaine et à l’univers. C’est l’application à la conduite d’une thèse complexe de psychologie, de sociologie, de cosmologie et de métaphysique, thèse où vient se résumer la conception que l’homme se fait de sa propre nature, de ses rapports avec ses semblables, de ses rapports avec le tout; l’idée morale est, en raccourci, une théorie métaphysique sur la valeur finale des choses, sur le dernier fond de la réalité et sur la vraie direction de l’idéal. Loin de dominer la théorie, la pratique n’est donc que la mise en œuvre d’une théorie plus ou moins confuse ou claire. La foi de Colomb était faite d’idées et de sentimens, non d’affirmations volontaires : elle était une idée dominatrice, une idée-force, et la volonté même de Colomb n’était que le prolongement intérieur de cette force, comme son voyage en était la propagation à l’extérieur : cette idée s’est manifestée à chaque vague franchie par son navire, elle s’est manifestée au rivage qu’il a pu aborder. Le sillage du navire a disparu pour nos yeux, quoique, comme les « vaisseaux de Pompée, » il fasse encore frémir la mer en secret; mais le sillage de l’idée, lui, est toujours visible : il ne s’effacera point tant qu’il y aura une civilisation nouvelle en Amérique, tant qu’il y aura communication entre l’Amérique et l’Europe, tant que, sous les océans, la pensée circulera d’un continent à l’autre avec le frisson de l’électricité. Nous sommes tous, comme Christophe Colomb, à la recherche d’un nouveau monde, avec le risque du grand naufrage, et nous agissons, comme Colomb, en vertu de spéculations vraies ou fausses sur l’au-delà dont un océan nous sépare.

Foi, espérance, charité, — ces trois vertus théologales du christianisme, comme les trois Grâces du paganisme, se tiennent par la main et sont étroitement enlacées; mais, dans ce chœur divin, ou, si l’on veut, dans cette union de vertus profondément humaines, c’est la pensée même de l’idéal, non une foi mystique, qui entraîne à sa suite l’espérance et l’amour. La pensée n’a pas besoin de faire appel à un acte mystérieux et vertigineux de libre arbitre, à un acte de croyance au-delà des raisons ; sa foi n’est autre que sa bonne foi ; la sincérité absolue est sa règle. Quant à l’espérance, la pensée l’enveloppe en elle-même, puisque penser un idéal, c’est en commencer déjà la réalisation à venir. Enfin la pensée enveloppe l’amour, puisque penser un idéal, c’est le penser pour autrui comme pour soi, et c’est déjà tendre à le réaliser pour les autres en même temps que pour soi. Voilà, croyons-nous, la vraie « religion dans les limites de la raison, » que cherchait Kant; elle est la méta- physique même, avec la morale qui en est l’application.


ALFRED FOUILLEE.

  1. Voir la Revue du 1er mars.
  2. La Civilisation et la Croyance, p. 224.