La Crise actuelle de la Métaphysique/01
- I. Lange, Histoire du matérialisme. — II. Lotze, Métaphysique. — III. Ravaisson, Essai sur la philosophie en France au XIXe siècle, 2e édition. — IV. Hodgson, Philosophy of reflection. — VI. Guyau, l’Irréligion de l’avenir.
Nous avons montré ici même, à plusieurs reprises, la crise que traverse la morale; la métaphysique en subit une semblable. Il existe à notre époque, chez beaucoup d’esprits, une tendance à dépouiller la métaphysique de toute valeur comme savoir, pour en faire, soit une poésie supérieure, soit une simple conséquence de la morale, soit une religion individuelle où les mythes sont remplacés par des symboles abstraits. Un des philosophes de l’Allemagne qui attirèrent le plus l’attention dans ces dernières années, Lange, le pénétrant critique du matérialisme, peut être considéré comme le principal représentant de la doctrine, soutenue aussi chez nous par M. Renan, qui réduit la métaphysique à la « poésie de l’idéal. » — « Kant, dit Lange, ne voulait pas comprendre, et déjà Platon n’avait pas voulu comprendre que le monde intelligible est un monde de poésie, que c’est précisément en cela que consistent sa valeur et sa dignité. » La métaphysique n’est sans doute pas obligée, ajoute Lange, de prendre la forme de la poésie, mais elle y trouve son expression la plus sincère : les poèmes de Schiller en sont un exemple, surtout celui où il nous montre la fuite de Prométhée vers le monde idéal. Le salut de la métaphysique, c’est de se donner pour ce qu’elle est, c’est-à-dire pour le « domaine de la fiction. » Le monde idéal, précisément parce qu’il est idéal, n’est pas réel, et cependant nous nous envolons dans ce « royaume des ombres,» ainsi que l’appelait Schiller, comme dans «la vraie pairie de nos esprits. » C’est un empyrée dont la claire atmosphère nous enveloppe et nous satisfait intérieurement plus que ne pourrait le faire tout le monde des choses sensibles : c’est le « rêve céleste de la vie actuelle. » Il y a une poésie nécessaire de l’idéal comme il y a une science nécessaire du réel.
Cette théorie de Lange est l’expression systématique d’une opinion aujourd’hui en faveur parmi les savans, à savoir que la métaphysique est une série de mythes abstraits et de belles espérances dont l’homme, selon le mot de Platon, « s’enchante lui-même. » — « Les métaphysiciens, a-t-on dit, sont des poètes qui ont manqué leur vocation. » M. Ribot adopte cette définition et ajoute : « Quand la métaphysique sera devenue ce qu’elle doit être, qu’il n’y aura plus en elle que du général, des abstractions des idées, qu’elle sera complètement en dehors des faits, alors il apparaîtra clairement aux yeux de tous qu’elle est une œuvre d’art plutôt que de science : poésie ennuyeuse et mal écrite pour les uns, élevée, puissante, vraiment divine pour les autres. » Ce qui est chez les savans un motif de dédain a beau devenir pour Lange et M. Renan le principal titre de la métaphysique, on ne peut s’empêcher de concevoir quelques doutes sur ce titre d’un nouveau genre ; on se demande si la métaphysique s’accommodera, comme la poésie dans la république de Platon, d’être « reléguée hors de toute réalité, » avec le front couronné non plus seulement de fleurs, mais d’une auréole sidérale. On se demande enfin si c’est « donner à l’idéal une force irrésistible » que de l’exiler purement et simplement « dans le domaine de l’imagination. »
En fait, sous nos yeux mêmes, un mouvement s’annonce dans les recherches métaphysiques qui, loin d’être cette « fuite vers l’idéal » préconisée par Lange et par M. Renan, est au contraire une poursuite de la réalité. Même en Allemagne, ce pays des grandes aventures spéculatives, Schopenhauer a essayé de fonder la métaphysique sur l’expérience, « mais sur l’expérience interne, dit-il, aussi bien que sur l’externe. » Si Schopenhauer a abusé de l’imagination, et s’il a souvent substitué la fantaisie à l’expérience, c’est peut-être qu’il est difficile de rompre d’un coup avec le passé. Son disciple, l’auteur de la Philosophie de l’inconscient, pour parer d’une étiquette séduisante ses spéculations les plus arbitraires, a inscrit ces mots sous le titre même de son livre : «Résultats spéculatifs obtenus par la méthode inductive des sciences de la nature. » M. de Hartmann n’ayant suivi nulle part la méthode annoncée, il n’est pas étonnant qu’il ait écrit une pure apocalypse. Lotze fait une large part à l’expérience dans sa Métaphysique, M. Wundt, esprit éminemment scientifique, est arrivé à une vue d’ensemble sur le monde où la volonté occupe le rang d’élément primitif. En Angleterre, la production métaphysique est considérable; la revue du Mind, consacrée en principe à la psychologie, est envahie par la métaphysique. Seulement les nouveaux métaphysiciens anglais, laissant à l’Allemagne ce que Heine appelait « le clair de lune transcendental, » déclarent travailler au grand jour de l’expérience. M. Spencer a essayé de systématiser l’expérience entière ; Clifford donne pour fond positif à toutes choses ce qu’il appelle l’étoffe mentale (mind-stuff), M. Hodgson, dans sa Philosophie de la réflexion, représente le monde entier de l’expérience comme l’objet de la vraie métaphysique. Que M. Spencer, en s’attachant à la vague notion de force et en abusant du mécanisme, ait réussi à faire convenablement, soit l’analyse préalable, soit la synthèse finale de l’expérience, c’est une tout autre question; de même pour les théories de Clifford et de M. Hodgson ; mais c’est la méthode qui importe. En France, M. Ravaisson, M. Taine, M. Renouvier, M. Vacherot, — Et plusieurs autres, — ont aussi, à des points de vue très divers et avec des succès très divers, invoqué l’expérience, tenté de faire reposer une synthèse universelle sur l’analyse des premières données de la conscience, sensation, représentation, pensée, action, etc. On peut donc dire que, dans tous les pays, la crise philosophique aboutit à une direction nouvelle des recherches. Si les résultats obtenus nous offrent encore un mélange d’ontologie abstraite et d’expérience véritable, c’est probablement parce que nous sommes à une période de transition. Il n’en est pas moins vrai que la métaphysique, loin de consentir à se perdre dans la poésie et dans la rêverie, prétend aujourd’hui se constituer comme savoir en partie expérimental, en partie inductif et déductif.
Le sort de la métaphysique est si étroitement lié à celui de la morale et de la religion que Schopenhauer a pu dire : « La morale est suspendue tout entière à cette affirmation : il y a une métaphysique. » Aussi est-il superflu d’insister sur la gravité de la crise actuelle. Tout homme qui pense et agit a le devoir d’aborder les problèmes fondamentaux de l’existence, de se faire une réponse quelconque à cette question : que vaut la vie? Raisonnées ou aveugles, ce sont les solutions qu’on adopte sur ce point qui donnent à la vie sa direction suprême. S’abstenir, ici, c’est encore prendre parti pour un système plus ou moins négatif. Il importe donc de déterminer la véritable relation de la métaphysique avec la science et avec la poésie, par cela même son exacte valeur, son originalité propre, les droits qu’elle peut avoir à une éternelle durée.
Deux questions principales s’imposeront successivement à notre attention. En premier lieu, la métaphysique n’est-elle vraiment qu’une « poésie de l’idéal, » un rêve qui n’a pas besoin d’être vrai, pourvu qu’il soit beau, agréable, consolateur; n’est-elle tout au plus qu’une « science idéale, » selon l’expression de M. Berthelot, c’est-à-dire construite avec de pures idées? La métaphysique n’est-elle point, au contraire, l’étude méthodique des diverses représentations que nous pouvons nous faire de la réalité universelle, et la critique rigoureuse des certitudes, des incertitudes, des probabilités que ces représentations peuvent offrir? En second lieu, jusqu’à quel point la métaphysique peut-elle espérer réussir dans son interprétation de la réalité universelle, soit par l’expérience, soit par la spéculation, désormais conçue comme le prolongement logique de l’expérience? M. Renan a dit à cette même place, dans un sens analogue à la pensée de Lange: — « Ne nions pas qu’il n’y ait des sciences de l’éternel, mais mettons-les bien nettement hors de toute réalité. » Sans contester la part inévitable de l’idéal et de l’art dans les dernières spéculations de la métaphysique, sans interdire au philosophe de mêler à ses considérations un peu de cette poésie que le sujet comporte, nous essaierons, malgré la difficulté de la tâche, de faire voir que la métaphysique future aura pour caractère de chercher sa base dans la totalité de l’expérience intérieure et extérieure, afin de s’appuyer ainsi sur la vraie et complète réalité. S’efforcer, par induction, de reconstruire l’univers dans ses traits essentiels, en prenant pour règle que cette reconstruction soit d’accord tout ensemble avec les résultats les plus généraux des sciences objectives et avec les données les plus primordiales de la conscience, ce n’est pas construire des « palais d’idées » dans la région mouvante des nuages.
Comment naît le problème métaphysique? Est-il artificiel ou essentiel à la pensée, et conséquemment éternel? Les positivistes s’en font une idée fausse ; c’est pour cela qu’ils condamnent la métaphysique à disparaître devant les sciences positives, la « philosophie de l’ignorance » devant la a philosophie du savoir[1]. » Répondons-leur d’abord en quelques mots.
Dans leur théorie des trois âges, ils nous répètent à satiété, comme leur grande découverte, que la théologie consistait à expliquer les choses de la nature par des volontés surnaturelles, la métaphysique par des entités abstraites, forces, substances, idées, etc., tandis que la science, enfin souveraine, les explique par des lois. — Or, la vraie métaphysique n’a nullement à chercher l’explication de phénomènes particuliers et naturels. Ce fut sans doute l’erreur de la scolastique ; mais, de nos jours, la philosophie a pour première règle de ne jamais usurper sur le domaine des sciences particulières et de se maintenir au point de vue du tout. Le problème métaphysique, en effet, surgit par la mise en rapport de ces deux termes : notre organisme mental d’une part, et de l’autre l’univers. Si on convient d’appeler science, au sens large du mot, ou au moins connaissance, un système raisonné de faits et d’idées capable d’entraîner la certitude ou la probabilité, la métaphysique pourra se définir la science qui étudie et apprécie la manière dont tout notre organisme mental réagit par rapport à la totalité des impressions qu’il reçoit de l’univers. La métaphysique cherche quelles sont les diverses réactions possibles, la part qui revient à la constitution propre de la pensée, la part qui revient à l’action du milieu extérieur ; elle détermine, classe, critique nos différentes conceptions de l’ensemble des choses. La réaction peut-elle même aller jusqu’à dépasser le monde visible, et, si elle va au-delà, est-elle légitime? Voilà ce qu’elle se demande. En un mot, elle est la recherche des représentations subjectives de l’univers les mieux en harmonie avec l’état actuel des sciences objectives, en même temps qu’avec les formes essentielles de la pensée.
De plus, ce n’est pas seulement notre intelligence qui agit et réagit, c’est aussi notre sensibilité, c’est aussi notre volonté. Il y a des sentimens esthétiques et moraux qui sont comme une réponse du cœur de l’homme à l’univers; il y a des volitions, des actions en vue de l’universel, qui semblent constituer précisément la plus haute moralité. L’imagination même réagit par la conception des symboles religieux. La métaphysique doit étudier et apprécier toutes ces réactions de la conscience humaine devant la réalité totale, non pour en faire la description psychologique, mais pour chercher ce qu’elles peuvent avoir d’illusoire, ce qu’elles peuvent renfermer d’intelligible et de vrai. Aussi, à la question directe et ambitieuse de l’ancienne métaphysique : « Qu’est-ce que l’univers? » nous substituons cette question indirecte et plus modeste : « Comment l’univers est-il senti, pensé, voulu par la conscience humaine; » quelle est, parmi toutes les conceptions de l’ensemble des choses, celle qui s’accorde le mieux avec elle-même, avec les lois constitutives de la pensée et avec la totalité de notre expérience actuelle?
Il nous semble que les positivistes ne peuvent méconnaître là un problème original. La science de la nature, la science objective se propose d’éliminer, autant qu’elle le peut, la réaction de notre organisme et de notre conscience, pour ne considérer que les choses extérieures et leur action ; son point de vue est donc partiel. La pure psychologie, de son côté, se renferme dans le moi indépendamment de l’univers; son point de vue est encore partiel. La métaphysique, elle, met en rapport les deux termes et cherche quelle est, parmi les diverses façons de réagir, celle qui aboutit à la plus complète harmonie de la conscience avec la réalité universelle. Le point de vue de la métaphysique n’est donc plus partiel, mais total : la « spécialité » du métaphysicien, c’est la recherche de l’universel.
Par cela même, le point de vue métaphysique est le moins « abstrait » de tous, le plus voisin de la réalité concrète. En effet, quand la science de la nature étudie les choses indépendamment de notre réaction propre, il est clair qu’elle coupe le monde en deux et qu’elle en retranche une partie intégrante, à savoir nous-mêmes, notre cerveau, notre conscience : nous aussi, pourtant, nous faisons partie de l’univers. D’autre part, quand la psychologie, comme science positive, se borne à l’étude des faits et des lois de la conscience, il n’est pas moins clair qu’elle s’en tient aussi à une vision unilatérale et abstraite. Quelle est donc la seule perspective sur la réalité concrète? Il faut considérer les deux termes, nature et conscience, dans leur mutuelle action, chercher le système le plus simple et le plus complet dans lequel cette action et cette réaction puissent être comprises. En astronomie, n’étudier que l’influence du soleil sur la terre ou celle de la terre sur le soleil, ce serait s’en tenir à de simples extraits de l’universelle gravitation: de fait, les deux astres s’influencent l’un l’autre et sont influencés par la totalité des corps célestes. La métaphysique est, de toutes les études, la seule qui soit orientée vers la réalité même.
Aussi la métaphysique, selon nous, doit-elle être une synthèse de la psychologie et de la cosmologie, synthèse originale qui ne peut rentrer dans le domaine d’aucune de ces deux sciences. Étant donnés les élémens les plus irréductibles de l’expérience psychologique, d’une part, et les lois les plus générales du monde, d’autre part, quelle lumière les premiers peuvent-ils répandre sur les seconds, et réciproquement? Jusqu’à quel point peut-on interpréter l’univers par ce qu’il y a de plus radical dans la conscience, et la conscience par ce qu’il y a de plus général dans l’univers? Une telle application des deux grandes sciences l’une à l’autre est le seul moyen d’atteindre à une vue d’ensemble sur la réalité.
Nous pouvons donc répondre aux positivistes qui accusent les philosophes de travailler sur des «abstractions » ou sur des « idées : » — Votre monde des sciences objectives, lui aussi, lui surtout, est un monde abstrait, essentiellement et nécessairement abstrait ; — et cela parce qu’il exclut, en le traitant de « subjectif, » tout élément de conscience, toute sensation comme telle, tout sentiment d’existence, toute action, tout ce que nous appelons vivre, sentir, désirer, agir, en un mot tout ce qui constitue la réalité pour elle-même, la présence immédiate de la réalité à soi. Que nous montrent vos sciences objectives? Elles nous apprennent dans quel ordre constant s’accompagnent ou se suivent tels et tels phénomènes donnés, quelles que soient en nous les sensations qui nous les révèlent, quelles que soient en dehors de nous les actions qui les produisent. La science positive a donc pour objet les lois, non les choses, la vérité, non la réalité, les formes constantes et les cadres de notre expérience, non le contenu vivant et intuitif de l’expérience même, non le sentiment intime de l’être et de l’action. La science, même psychologique, ne se soucie point de la sensation comme telle, mais seulement des rapports de nos sensations ; si un homme voit rouge ce qu’un autre voit bleu, qu’importe au savant, pourvu que tous les rapports des sensations restent les mêmes? La science ne se soucie pas davantage des phénomènes comme tels, puisque ce qu’il y a de spécifique en leur contenu se réduit à nos sensations. Elle range les phénomènes dans l’espace et dans le temps; elle les compte, elle les pèse, elle les nomme : elle ne les regarde jamais en eux-mêmes. Sa méthode est tout extérieure ; ses objets sont comme des miroirs à facettes brillantes qui se renvoient la lumière de l’un à l’autre, à l’infini; cette lumière, toujours réfléchie par des surfaces impénétrables, ne transperce rien d’un rayon direct : tout brille au dehors, tout reste obscur au dedans.
Dès lors, c’est à la science positive que convient proprement la qualification attribuée à la métaphysique par M. Berthelot ; la qualification de « science idéale, » puisqu’elle ne roule que sur des rapports indépendamment des termes, — rapports certains et vrais, assurément, mais par cela même logiques et idéaux.
Ce n’est pas tout. La vérité de la science est, plus encore peut-être que celle de la métaphysique, d’une nature toute relative et symbolique, puisqu’elle est simplement représentative d’objets qui demeurent inconnus. La science, comme l’a montré M. Spencer, est une série de symboles ordonnés d’une manière symétrique avec la mystérieuse série des choses : c’est une algèbre. La science, dit aussi Lewes, n’est nullement une transcription des faits tels qu’ils se produisent, ni des réalités telles qu’elles sont; elle est une « construction idéale. » Lewes a raison : les lois que la science découvre ne sont pas et ne peuvent pas être des actes réels ni de réels procédés de la nature ; ces lois n’ont pas une existence vraiment objective et active : ce sont seulement des « notations de la marche observée dans les phénomènes » ou, comme on dit, de leurs processus; nous détachons par notre pensée des rapports de simultanéité ou de succession, nous généralisons ces rapports en les étendant à tous les phénomènes semblables; mais nos lois sont, en définitive, des types abstraits que nous construisons en substituant au procédé réel un procédé tout idéal. La loi ressemble aux choses comme la courbe tracée par le sphygmographe ressemble aux pulsations de la vie. Le gaz réel ne se dilate pas par la vertu de la loi de Mariotte ; il se dilate sous des actions mystérieuses dont la loi n’exprime que les effets lointains et les combinaisons mathématiques. La réalité ignore le « rapport inverse des pressions, » elle ignore nos nombres, nos lois, nos modes de figuration, et même « l’axiome éternel » de M. Taine. Goethe, dans le second Faust, a décrit le monde sublime et morne où règnent les lois, ces « mères qui trônent dans l’infini, éternellement solitaires, la tête ceinte des images de la vie, mais sans vie. » Le monde des lois est en effet un monde d’idées. La science a donc précisément pour domaine ce « royaume impalpable et invisible » que vous prétendez réserver à la métaphysique. La science, elle aussi, le peuple de « fictions, » pour parler comme Lange ; ses fictions mathématiques et mécaniques diffèrent profondément des fictions du poète en ce qu’elles sont construites selon des règles rigoureuses, sous la pression des choses mêmes; ce sont des artifices exacts et efficaces qui nous permettent, par un mouvement tournant, de bloquer les bataillons serrés des phénomènes et de faire, en apparence, capituler la nature. La nature n’en continue pas moins d’opérer et d’agir par des voies toutes différentes de nos lois ou formules scientifiques. Cessez donc d’ériger les effets en causes, de confondre des résultantes uniformes avec les forces cachées, avec les vraies « mères fécondes des phénomènes. » Schopenhauer aimait à dire, avec les platoniciens, que la conception de la matière est un mensonge vrai, ἀληθινὸν ψεῦδος, c’est-à-dire une fiction qui s’adapte à la réalité sans lui ressembler ; on en peut dire autant de la science positive : c’est un mensonge vrai.
Transportez-vous à quelques milliards d’années ; supposez la tâche des sciences positives de plus en plus avancée, supposez même réalisé le rêve de M. Spencer, « complète unification du savoir, » ou le rêve analogue de M. Taine, découverte d’une loi primordiale. d’une formule sublime du haut de laquelle, comme un jet d’eau retombe en nappes de plus en plus larges, nous verrions découler le torrent infini des phénomènes. Notre pensée s’estimerait-elle entièrement satisfaite ? Trouverait-elle remplie, comblée, son idée de la réalité ? Ne se demanderait-elle point, avec Kant, si ces phénomènes, leurs lois et la loi de leurs lois, sont le tout, s’il n’y a rien ni au dedans ni au-delà, si nous n’avons plus, comme Héraclite, qu’à regarder couler sans fin le torrent d’apparences qui nous emporte nous-mêmes en vertu de l’inflexible Ἀνάγϰη ? La science de la nature, même entière, nous ferait encore l’effet d’un rêve bien lié, car sa formule suprême laisserait l’être en dehors de ses prises. Même « unifiée, » la science positive conserverait encore ce caractère partiel que nous lui avons reconnu, puisqu’elle ne répondrait point à toutes les questions que l’esprit humain, tel qu’il est constitué, ne peut s’empêcher de se poser à lui-même. La somme des lois générales découvertes par la science n’est pas le tout de la réalité ; le comment n’est qu’une des réactions de notre cerveau par rapport au monde, qu’un des problèmes qu’il élève devant le monde en vertu de sa nature propre.
Faut-il se tirer d’affaire en supprimant les autres problèmes, comme nous y invitent les positivistes ? — Mais vous ne pouvez pas les supprimer : vous ne pouvez pas empêcher votre cerveau de réagir tout entier par rapport à l’univers et de se demander : — Qu’est-ce que cette grande image qui vient se peindre en moi et où je me retrouve moi-même, luttant, souffrant, parfois jouissant, un instant victorieux, toujours sûr d’être à la fin vaincu ? Pourquoi existe-il ceci plutôt que cela, de la douleur plutôt que du plaisir, du plaisir plutôt que de la douleur, quelque chose plutôt que rien ? — L’intelligence a ses besoins naturels : légitimes ou illégitimes, il faut les examiner ; elle a ses nécessités constitutives, il faut en rechercher la valeur ; elle a ses illusions natives, il faut en montrer l’inanité. Dans l’ordre physique, les problèmes ne sortent que des faits particuliers et sont plus ou moins accidentels : il n’est pas nécessaire au fonctionnement cérébral de se demander si les planètes sont habitées ; aussi, ce qui se passe dans Uranus ou dans Neptune, que d’hommes ne s’en préoccupent point ! Mais tout cerveau humain se demande nécessairement si cette nature visible se suffit ou ne se suffit pas à elle-même, s’il y a un principe dernier d’où tout dérive, si ce principe doit être conçu sur le type de la matière ou sur celui de la conscience, ou s’il est absolument indéterminable ; si le monde a ou n’a pas de bornes dans l’espace, s’il a eu ou n’a pas eu de commencement, si les idées mêmes de commencement et de fin ne perdent pas leur sens dans leur application au tout ; s’il n’y a que nécessité dans le monde ou s’il y a place pour quelque contingence, pour quelque flexibilité du déterminisme universel ; si le monde est capable de progrès, ou s’il tourne éternellement sur lui-même comme la roue d’Ixion; quelle est notre vraie nature à nous-mêmes, notre origine, notre destinée; si notre moralité est une loi purement humaine et sociale, ou si elle répond en outre à quelque aspiration profonde de la nature entière; si l’agitation universelle a un sens et un but, si l’univers même est bon, mauvais ou indifférent à ces apparences transitoires que nous nommons bien et mal, simples tressaillemens de vagues intérieures qui n’empêchent pas l’éternelle impassibilité de l’océan. Il y a là des besoins de la raison qui ne sont plus accidentels, mais essentiels ; vous ne pouvez plus accuser notre cerveau de curiosité indiscrète, puisque c’est une curiosité que lui impose sa constitution, peu à peu façonnée par le monde entier; ces questions, c’est l’univers qui se les adresse à lui-même par l’intermédiaire de l’homme: il veut faire en nous et par nous son examen de conscience.
De plus, tous ces besoins intellectuels sont liés à des besoins pratiques, car nous agissons différemment selon la valeur même que nous attribuons à la vie et à l’action dans l’univers. Notre moralité sera-t-elle la même si nous apercevons le côté sérieux et même « tragique » de l’existence, ou si nous ne voyons dans le spectacle du monde qu’une immense comédie, où le mieux est de se divertir soi-même le plus possible? Sous le nom de religion, de philosophie, de science même, chacun se fait sa métaphysique, petite ou grande, instinctive ou raisonnée. Un problème nécessaire entraîne un besoin nécessaire de solution, affirmative ou négative, certaine ou hypothétique. Le scepticisme positiviste est lui-même une réponse, et une réponse dogmatique, puisqu’il affirme d’ores et déjà l’impossibilité absolue de toute solution, même hypothétique. Au reste, le plus positif des positivistes a beau professer une complète suspension de jugement, soyez sûrs qu’il a sur le compte de l’univers sa pensée de derrière la tête.
Puisque nos savans admettent que la réaction, en définitive, ne peut jamais dépasser l’action, ils doivent en conclure qu’il y a dans la réalité même quelque inévitable action qui provoque et légitime la réaction de la conscience humaine, quelque secret ressort qui nous force à ne pas nous contenter des apparences sensibles. La métaphysique durera donc tant qu’il y aura des cerveaux humains et un monde dont ils subiront l’influence. L’homme est un « animal métaphysique. »
— Qu’importe, diront les criticistes ou disciples de Kant, auxquels nous devons maintenant répondre, qu’importe que le problème soit éternel, s’il est éternellement insoluble? Qu’importe que la métaphysique soit nécessaire, si elle est impossible? Il y a des tentations de l’esprit qui sont inévitables, et auxquelles il faut pourtant résister comme à celles de la chair. Rappelez-vous comment, dans la Tentation de saint Antoine, Flaubert a dépeint le grand Sphinx immobile et songeur depuis les siècles des siècles, autour duquel voltige la Chimère, la pensée ailée et curieuse. Elle l’enveloppe des méandres de son vol, elle le regarde, elle l’interroge : Chimère inquiète, monte au plus haut du ciel visible, descends jusqu’aux abîmes; jamais tu ne pénétreras l’impénétrable, jamais le front du monstre, plus dur que le diamant, ne se laissera entamer au frôlement de ton aile.
— Cependant, pourrait-on répondre, sur les flancs mêmes du Sphinx sont gravés des caractères sacrés qui, dans une langue inconnue, racontent une partie de son histoire. Au lieu de voltiger au hasard, la pensée s’arrête, médite, se replie sur soi. Par analogie avec ce qu’elle trouve en elle-même, elle attribue un sens aux mots d’une ligne, et ce sens réussit; il réussit de même pour les mots des lignes suivantes ; ne peut-elle espérer qu’elle trouvera peu à peu la clé du mystérieux hiéroglyphe? Lui est-il interdit de conjecturer le sens profond de la réalité, la pensée secrète du Sphinx, d’après tous les signes extérieurs qu’elle en découvre, et d’après les sentimens intérieurs qu’elle saisit en elle-même ?
— Impossible ! répondra-t-on. Toute spéculation de ce genre repose sur ce principe caché : « Il est permis de raisonner par analogie de nos pensées et de leurs objets à la réalité telle qu’elle est en soi. » Eh bien ! c’est précisément ce qu’on ne saurait admettre. Vous pouvez, il est vrai, reconstruire une langue perdue, comme on l’a fait pour la langue de Zoroastre ou pour les hiéroglyphes d’Egypte ; mais c’est que vous admettez, chez ceux qui parlaient et écrivaient cette langue, les mêmes idées fondamentales et les mêmes lois intellectuelles que les vôtres. Si, au contraire, on vous propose de deviner le sens d’un livre écrit par des êtres qui ne pensent, ne sentent rien comme vous, la clé du mystère ne sera-t-elle pas à jamais introuvable? En un mot, vous pouvez raisonner de l’expérience réelle à l’expérience possible, parce que la même loi relie les deux expériences ; vous pouvez induire de notre monde à d’autres mondes que l’expérience atteindrait si elle était plus puissante ; mais vous ne pouvez raisonner de l’expérience à ce qui, par sa nature, dépasse non-seulement l’expérience réelle, mais même l’expérience possible. L’hypothèse, ici, est un passage de l’homogène à l’hétérogène, et, comme dit Kant, un « bond dans le vide. » La pensée ne peut pas plus s’élever au-dessus de l’expérience que la colombe ne peut voler au-dessus de l’atmosphère, qui lui semble un obstacle et qui est son seul point d’appui. Voici ce qu’on peut répondre à Lange et aux kantiens : — Votre objection vient de la manière dont vous définissez la réalité en soi, la « chose en soi. » Il y a deux conceptions possibles ou, si l’on veut, deux faces concevables de la réalité ; vous, vous ne la concevez que comme un « au-delà, » comme une existence transcendante, extérieure à l’univers y compris nous-mêmes, extérieure tout ensemble au contenu et aux formes de la pensée. Cette réalité en soi n’a plus aucun rapport avec rien en nous; le réel, à vous en croire, c’est ce qui n’est ni senti, ni sentant, ni perçu, ni percevant, ni connu, ni connaissant, ni connaissable ; l’être, c’est ce dont nous n’avons plus aucune raison d’affirmer que cela est. Quelle étrange définition ! Dès que l’être se sent exister, dès que l’être se pense et pense qu’il est, le malheureux, ce n’est plus l’être! Ainsi, dans ce que vous appelez, par ironie sans doute, le monde « intelligible, » vous avez soin de faire entrer a priori une propriété exclusive de tout rapport avec l’intelligence, une inintelligibilité absolue. Après quoi vous avez beau jeu. Une fois admis que la réalité dernière est ce qui n’a absolument aucune relation avec la pensée, il est trop aisé d’en conclure l’impossibilité de la penser. Le problème métaphysique se trouve réduit à ces termes contradictoires : Trouver l’introuvable! Reste à savoir si cet absolu, ou, pour mieux dire, cette matière brute, au lieu d’être le Sphinx, n’est pas la Chimère.
Comme il y a deux conceptions possibles de la réalité, il y a aussi deux sortes de métaphysique : l’une « transcendante, » l’autre « immanente. » Le criticisme a mis fin à la première dans le domaine de la spéculation, soit. Encore peut-on faire une part légitime à la métaphysique transcendante : c’est de lui laisser l’idée de l’au-delà. Seulement l’au-delà, le Noumène de Kant, l’Inconnaissable auquel M. Spencer élève un autel comme au « dieu inconnu, » doit demeurer une conception toute problématique, une simple question que l’intelligence se pose à elle-même. Après avoir conçu par la pensée la totalité du monde connaissable, le cerveau humain arrive à se demander s’il n’existe point encore autre chose. L’enfant curieux regarde au-delà du miroir pour voir ce qu’il y a derrière ; nous regardons ainsi au-delà de chaque chose, puis, continuant le mouvement commencé, nous voulons regarder au-delà de toutes choses, et nous disons : — Le Tout de notre pensée n’est peut-être pas le Tout de la réalité. Qui sait, demandons-nous avec Pascal, si « l’ample sein » de l’être ne peut pas fournir plus que la pensée ne peut concevoir? — Il est vrai que cet ample sein de l’être est lui-même une conception de la pensée. Cette notion de l’au-delà, du « transcendant, » qui semble d’abord si loin de l’expérience, est encore tout expérimentale : elle est l’expression en quelque sorte hyperbolique de l’expérience même que nous avons de nos ignorances, des bornes indestructibles de notre savoir. Notion toute limitative, nécessaire pour limiter notre orgueil scientifique, nécessaire aussi pour limiter notre égoïsme pratique, qui, sans cela, ferait du moi le tout. Mais, une fois ce grand point d’interrogation posé aux limites du monde connaissable, nous ne devons plus, par une voie détournée, faire de l’au-delà un objet de connaissance. Comment prétendre déterminer ce qui est indéterminable? Comment voir les ténèbres avec une lumière qui les dissipe?
La réalité qui nous intéresse véritablement est celle qui n’exclut pas toute relation de nous à elle. L’autre n’est peut-être elle-même qu’un mirage lointain de notre pensée. Aussi est-il impossible d’en rester à une métaphysique exclusivement transcendante, qui, pour être rigoureuse, devrait être toute négative et tenir dans ce seul signe : X.
Passons donc à la seconde conception de la réalité, celle d’une existence intérieure en quelque manière aux choses dont nous avons l’expérience, et qui n’est plus toute au-delà de l’expérience même. Aristote définit la métaphysique la science de l’être en tant qu’être ; M. ais, si nous voulons connaître ce que l’être est, que pouvons-nous faire, sinon de nous demander avec quels caractères fondamentaux il est connu? L’être, pour toute métaphysique postérieure à Kant, ne peut donc plus être que l’objet connu et saisi dans la conscience ou, en général, dans l’expérience : par l’expérience seule, et principalement par la réflexion psychologique, nous atteindrons le réel autant qu’il est possible de l’atteindre. Dès lors, nous ne raisonnerons plus de l’expérience à ce qui dépasse l’expérience, même possible; nous raisonnerons par induction de l’expérience partielle à la totalité de l’expérience possible. La « question préalable » opposée par Lange et les kantiens n’aura plus de valeur : la métaphysique ne sera plus condamnée par définition même. Elle aura pour objet non cette partie problématique de la réalité qui est à jamais opaque, mais cette partie certaine qui peut devenir de plus en plus diaphane pour la pensée,
— Mais alors, s’écrieront les disciples de Kant et de Lange, si la métaphysique renonce aux « choses en soi » de Platon, aux objets indépendans de la pensée, elle prendra un caractère tout subjectif! — Le problème est grave et ardu; pour le résoudre, il faut renoncer, selon nous, à une illusion généralement répandue. La terreur du « subjectif » est une obsession que Kant a introduite dans la philosophie, et qui fait que, par un matérialisme inconscient, on assimile la métaphysique aux sciences de la nature. L’astronome qui calcule la place et la distance d’un astre élimine avec raison de ses calculs tout ce qui tient au jeu de la lumière dans ses yeux et dans son télescope : les sciences de la nature, en effet, s’efforcent de connaître les choses telles qu’elles sont indépendamment de tout être sentant et pensant. Mais la métaphysique peut-elle et doit-elle se proposer cette exclusion absolue du sujet qui pense ? Non, puisque son objet est le tout, et que le tout, comprenant des êtres pensans, ne serait pas complet sans une part attribuée à la pensée. Lange adresse à tout métaphysicien le reproche de « mêler son être à l’être des choses, » de faire, « par l’acte même de la synthèse, entrer son propre être dans l’objet. » Ce reproche n’a nullement la portée qu’il lui attribue, et nous l’acceptons volontiers comme un éloge : est-ce qu’en fait notre être n’est pas mêlé à l’être des choses ? L’objet de la métaphysique doit donc nous comprendre nous-mêmes.
Dès lors, pourquoi voulez-vous que la pensée soit complètement éliminée de l’univers, comme si elle n’était pas elle-même une des manifestations, et la plus haute, de l’activité universelle ? Voir le réel à travers la pensée, ce n’est pas enlever au réel sa réalité, c’est la compléter au contraire, en la prolongeant sous cette forme supérieure, condensée, intense, qui est la conscience. L’être qui arrive à exister pour soi est-il donc moins réel que celui qui existerait seulement en soi, s’il y en a de tels ? Tout au contraire. Ainsi nous reconnaissons de nouveau que la science positive, par cela même qu’elle s’efforce d’abstraire le sujet pensant, reste une vue abstraite des choses, tandis que la métaphysique, en laissant sa part légitime au sujet pensant, est une vue plus concrète de la totalité des choses. Ne rabaissons pas le point de vue universel de la métaphysique au point de vue partiel de la science. Montrer que la science est subjective serait lui faire, à son propre point de vue, une objection véritable ; mais la métaphysique, elle, cherchant l’unité même du sujet et de l’objet, ne peut pas ne pas être subjective en même temps qu’objective. Le métaphysicien ne doit pas considérer la pensée comme un pur obstacle à ses recherches, comme une sorte de mal nécessaire, mais bien comme un des élémens indispensables de la solution. Il doit éliminer, autant qu’il est possible, ce qu’il y a dans la pensée d’individuel, de variable, d’accidentel, mais il ne peut se proposer d’abstraire entièrement le monde réel de la pensée : outre que l’amputation est impossible, et que son succès aboutirait à une sorte de suicide intellectuel, le monde ainsi obtenu ne serait plus celui que la métaphysique cherche à se représenter. N’en déplaise aux idéalistes d’une part et aux matérialistes de l’autre, le monde réel, c’est le monde à la fois objectif et subjectif, physique et mental, à moins qu’on ne nous mette nous-mêmes en dehors de la réalité universelle, qui alors ne sera plus universelle. C’est ce qui fait l’essentielle fausseté métaphysique du matérialisme exclusif et de l’idéalisme exclusif. L’aspect physique et l’aspect mental de l’univers doivent être comme les images du stéréoscope : différentes pour chacun des deux yeux, elles se superposent dès que la vue est au point exact, et elles donnent la sensation d’un même objet en relief, réel et vivant.
Une fois ces principes établis, les problèmes essentiels de la métaphysique se posent d’une façon qui n’exclut plus d’avance toute solution intelligible. Le premier de ces problèmes est celui qui concerne notre propre nature, et qui consiste à chercher ce qu’il y a en nous d’irréductible, de fondamental. Voilà une « chose en soi » qui ne doit plus être aussi loin de moi, puisque en définitive c’est moi-même. En me demandant ce que je suis et en descendant au fond de ma conscience par la réflexion, je ne saute pas nécessairement dans le vide. Kant et Lange supposent, il est vrai, que ma réalité est d’un côté et ma conscience d’un autre, comme les tronçons d’un serpent coupé en deux qui cherchent vainement à se réunir ; ils nous parlent d’un moi « transcendant » qui ne serait point le moi que je connais. Mais comme, mon sosie et moi, nous sommes tous les deux aussi hétérogènes que des êtres sans lien, toute hypothèse m’est interdite sur la nature et même sur l’existence de ce « moi absolu ; » laissons-le donc flotter en l’air, vision fantastique, au-dessus du moi de l’expérience, qui continuera d’être le seul objet de notre étude.
De même, quand je risque des hypothèses sur la permanence indéfinie de mon être, quelque hasardeuses que soient de telles hypothèses, ce ne sont pas nécessairement des suppositions sur une existence transcendante, indéterminée et indéterminable, qui, n’ayant rien de commun avec ce que nous sommes aujourd’hui, serait toujours notre anéantissement. « l’éternité » de Spinosa n’est point ce que l’homme, à tort ou à raison, rêve après la vie présente : l’homme aspire à l’achèvement des puissances réelles qui ne sont maintenant en lui qu’à l’état d’ébauche. La seule immortalité qui lui semble avoir du prix serait celle de la conscience fondamentale, de la volonté, du sentiment : ce serait donc une vie « homogène, » en ses attributs les plus essentiels et les plus précieux, avec la vie présente. La question est de savoir si les lois de la nature sont et seront toujours absolument exclusives de toute persistance indéfinie du vouloir et de la pensée, ainsi que de leurs organes les plus immédiats, peut-être invisibles. Là-dessus, on peut discuter pour ou contre, sans faire un bond hors des conditions de toute pensée.
De même, quand je passe à un autre des plus grands problèmes philosophiques, quand je me demande si l’univers a une fin suprême à laquelle il tend, si même en général il y a des fins ; quand je recherche si, d’après ce que nous en connaissons, ce monde est bon ou mauvais, beau ou laid, heureux ou malheureux, en un mot quand j’agite la question du pessimisme et de l’optimisme, je ne spécule pas sur des choses absolument étrangères à ma pensée, car je fais partie de cet univers et, s’il a un but, je tends moi-même au but où aspire son effort; mon histoire individuelle se confond, comme un épisode, avec l’histoire universelle : mon bonheur ou mon malheur fait partie de la destinée heureuse ou malheureuse du grand tout : il pleure ou sourit en moi et avec moi. Quand je me demande si les plus hautes lois du monde sont des lois de justice comme celles dont je m’impose à moi-même le respect et l’accomplissement, je ne cherche pas ce qui a lieu dans un «royaume de chimères,» qui ne serait qu’une patrie poétique et un refuge pour l’imagination; je me demande, au contraire, si la direction normale de ma volonté n’est pas celle de toute volonté, si je n’ai pas dans tous les êtres réels des auxiliaires, qui s’ignorent encore, pour l’idée dont je poursuis la réalisation.
Enfin, quand je m’efforce de remonter à quelque réalité initiale d’où procèdent toutes choses, s’il y en a une, je ne cherche pas à saisir un absolu insaisissable ; je cherche à communiquer plus intimement avec un principe communicable, quel qu’il soit, matière ou esprit, puisque en fait il se communique à moi et aux autres êtres, puisque en fait il m’est intérieur ainsi qu’à tous les autres. Il est des hommes qui éprouvent le besoin de personnifier ce principe suprême des choses, et de là viennent les religions; ils font alors de l’absolu une puissance absolue, une intelligence absolue, une bonté absolue. Ils croient qu’une divinité sans rapport avec l’homme occuperait dans la pensée et dans l’univers une vraie sinécure; que l’homme ne s’inquiète point de ce qui lui est absolument étranger et indifférent :
Si la douleur et la misère
N’atteignent pas ta majesté,
Garde ta grandeur solitaire.
Ferme à jamais l’immensité.
Cette humanisation du divin est-elle légitime? C’est un problème que
le métaphysicien doit examiner. Il fera sans doute mainte objection
à l’existence d’un Dieu qui ne serait que l’homme plus parfait,
mais ces objections mêmes prouvent qu’on discute sur des choses
qui ont un sens, et un sens expérimental. Aussi ne saurait-on
accorder à Schopenhauer que la philosophie doive s’occuper exclusivement de « ce monde. » — « Elle laisse les dieux en repos, dit-il,
et elle espère qu’ils feront de même à son égard. » Cette boutade
n’est pas sérieuse: la métaphysique doit embrasser et interpréter la totalité de l’existence et l’ensemble des choses concevables, soit
que « ce monde » l’épuise, soit qu’il ne l’épuise pas. C’est une question qu’on ne doit pas préjuger. Il faut laisser, comme disait Stuart Mill, « toutes les portes ouvertes, » même celle qui donne sur le septième ciel.
En somme, la possibilité ou l’impossibilité de la métaphysique dépend de la manière dont on conçoit le rapport de la pensée à la réalité. Ou bien la pensée est séparée de la réalité et faite de manière à la penser comme elle n’est pas, semblable à un miroir inexact qui représenterait nécessairement une maison quand il faudrait représenter un homme ; encore y aurait-il toujours un rapport déterminé entre la fausse apparence et la réalité. En ce cas, cependant, il est clair que toute spéculation sur le réel me serait interdite. Mais aussi je puis laisser ce prétendu réel dans le vide où il se cache : il est pour moi comme s’il n’était pas. Ou bien il y a une certaine harmonie fondamentale entre la pensée et la réalité, soit parce qu’elles se ramènent à une identité ultime, soit parce que la réalité a produit la pensée et a dû s’y empreindre, soit enfin parce que c’est la pensée même qui conçoit la réalité. En ce cas, l’homme ne peut sans doute se faire une conception adéquate et comme une image parfaite de la réalité totale; pourtant, il peut trouver des points de repère dans l’expérience, qui atteint la réalité partielle; il peut se former, sur l’ensemble des choses, une conception incomplète et inadéquate, mais régulièrement liée avec le tout. Cette conception sera encore en partie « symbolique; » comme les systèmes scientifiques sont des traductions de la vérité, les systèmes métaphysiques seront des traductions de la réalité en langage humain ; mais les symboles n’auront pas tous pour cela la même valeur. On pourra établir entre eux des degrés, selon qu’ils seront des projections plus ou moins lointaines et déformées. L’aveugle-né qui se représentait la couleur écarlate par analogie avec le sonde la trompette s’en formait une conception plus vraie que s’il se l’était figurée comme un son doux de flûte. Les religions n’ont été également que des symboles, en partie théologiques, en partie cosmologiques, exprimés non plus dans le langage de la raison, mais dans celui de l’imagination et du sentiment; elles n’en ont pas moins eu une valeur très inégale. Mettrez-vous sur le même rang le christianisme des Européens et le fétichisme des anthropophages sous prétexte qu’il y a une égale « hétérogénéité » entre ces religions et leur objet mystérieux ?
A vrai dire, l’objection des kantiens repose sur une définition paradoxale de la réalité, qu’ils placent a priori hors de toute pensée. Ils supposent deux mondes séparés l’un de l’autre : phénomènes et choses en soi, apparences sans réalité et réalité sans apparences; selon nous, il n’y a qu’un univers. Le monde des phénomènes, c’est la réalité partielle ; le monde des choses, c’est la réalité totale. Par les faits de conscience, par les sensations, par les pensées, par les volontés, nous pénétrons donc déjà dans la réalité même ; par la porte des phénomènes, nous sommes déjà entrés dans cette « Thèbe aux cent portes » dont par le Schopenhauer, dans ce monde des choses en soi dont nous-mêmes faisons partie, in quo vicimus, movemus et sumus. La métaphysique n’est donc plus nécessairement une science transcendante et vaine : elle est un savoir immanent, portant sur le réel, savoir vrai, quoique incomplet, — d’autant plus vrai que nous y réunissons plus indivisiblement les choses objectives et la conscience prétendue subjective par laquelle nous mêlons notre vie à la vie du tout.
La méthode de la métaphysique dérive des considérations qui précèdent. Nous avons vu que l’objet de la métaphysique est la réalité complète; or celle-ci doit se trouver dans les élémens irréductibles et dans le tout : la métaphysique doit donc avoir pour point de départ une analyse radicale de l’expérience et pour but une synthèse universelle.
Les sciences particulières, par une suppression commode des difficultés, placent leurs propres fondemens en dehors de leurs recherches : étendue, temps, mouvement, masse, force, matière, vie, etc. Ramener ces fondemens de la science à la clarté de l’expérience réfléchie, exclure tout préjugé, toute affirmation a priori, toute hypothèse, tout postulat, pour prendre sur le fait ce qu’il y a de primitif et de radical dans l’expérience, pour sonder en quelque sorte le fond même de l’expérience universelle et le rendre transparent, comme le fond d’un lac se révèle sous l’eau devenue claire, — telle est la première tâche de la métaphysique. Loin de travailler en l’air, elle doit être à son début la plus expérimentale des études, puisqu’elle est l’anatomie même de l’expérience et de ses conditions.
Les sciences particulières n’ont pour objet qu’un fragment de la nature ; aucune ne prend et ne peut prendre pour objet l’univers, la totalité de l’être. Cette idée même de l’univers, du grand tout, est déjà métaphysique. Au point de vue des sciences étroitement positives, que savons-nous si les êtres forment une vraie totalité, une unité quelconque embrassant toutes choses, un univers, plutôt qu’une série discontinue de phénomènes sans lien, une dispersion d’êtres jaillissant dans le temps et dans l’espace, en un mot ce qu’Aristote appelait « une mauvaise tragédie faite d’épisodes? » L’univers est une idée de l’homme, idée directrice que la science confirme de plus en plus, mais dont elle ne peut fournir l’entière vérification. Le dieu Pan est fils de notre pensée. De là la nécessité d’une étude supérieure qui ramène à l’unité l’expérience entière, en l’interprétant au moyen des données mêmes qu’elle fournit : c’est la métaphysique. Schopenhauer comparait les savans à ces ouvriers de Genève qui ne font toujours, l’un que des verres de montre, l’autre que des ressorts, l’autre que des chaînes : le philosophe est l’horloger qui de ces parties fait un tout, et un tout capable de marcher, d’offrir un sens, de nous donner avec une inexactitude de mieux en mieux corrigée l’heure de l’univers.
Il en résulte que la première condition requise pour qu’une théorie métaphysique soit désormais légitime, c’est de pouvoir toujours se retraduire en termes d’expérience, de pouvoir se ramènera cette analyse radicale de l’expérience et de la pensée dont nous avons parlé. La philosophie ne doit plus se construire avec de pures idées : être, non-être, unité, pluralité, substance, absolu, etc. La métaphysique transcendante se perdait dans les conceptions abstraites et dans les termes généraux. L’effet des longues manipulations et transformations qu’elle leur faisait subir, c’était de leur retrancher graduellement tout contenu réel et de les rendre à la fin intraduisibles en aucun fait d’expérience. On arrivait ainsi à cet étrange résultat : étant donnés un monde physique et même des consciences individuelles, les déduire d’idées abstraites ou de noms généraux. C’est comme si on voulait, du nombre cinq, tirer une fleur réelle à cinq pétales, une églantine. De là ces luttes interminables entre les systèmes. On pourfendait des ombres, toujours transpercées et toujours reformées, dans le « Walhalla » métaphysique.
La seconde condition requise pour une théorie métaphysique, c’est d’être une généralisation de l’expérience même, mais une généralisation vraie et non apparente. Souvent les métaphysiciens, par une fausse interprétation du platonisme, ont cru généraliser en retranchant tout le positif des choses particulières pour ne conserver qu’un signe commun, un cadre vide : être pur, être en soi, unité absolue, etc. Pour rapprocher les choses dans une même idée, on en excluait tout ce qui les constitue ce qu’elles sont ; synthèse illusoire qui recouvrait simplement une abstraction, c’est-à-dire une élimination de la réalité vivante au profit d’une sorte de caput mortuum. Au contraire, étendre à l’univers tel ou tel élément irréductible découvert par l’analyse au fond de toute expérience, placer par exemple en toutes choses, soit une sensibilité rudimentaire, telle que la « sensibilité prémusculaire » de certains psychologues, soit l’analogue de l’effort et de l’appétit, c’est faire une généralisation qui, vraie ou fausse, aboutit à un rapprochement des choses mêmes et non plus seulement des idées, à une vraie parenté de tous les êtres. Le problème de la synthèse métaphysique, tel qu’on le conçoit dans la philosophie contemporaine, est donc le suivant : — Quelle est la donnée d’expérience qui, en vertu de l’expérience même, c’est-à-dire, d’une part, de l’analyse psychologique et, d’autre part, des derniers résultats de la science actuelle, se prête le mieux à la généralisation et permet d’interpréter l’univers entier en termes d’expérience? Est-ce la force, comme le croit M. Spencer ; est-ce la sensation, comme le croit M. Taine; est-ce le vouloir, comme le croit Schopenhauer ? l’unité à laquelle aboutira la synthèse ainsi entendue ne sera plus une abstraction, comme dans l’ancienne ontologie, puisque cette synthèse aura consisté à trouver, dans l’expérience même, quelque fondement ou élément concret qui puisse être commun à tous les phénomènes, soit extérieurs, soit intérieurs. Sans doute cette généralisation, cette induction universelle conservera un caractère hypothétique, que présentent elles-mêmes les inductions les plus hardies des sciences positives, mais elle ne sera pas pour cela arbitraire, puisqu’elle s’appuiera sur l’analyse de plus en plus radicale et sur les résultats de plus en plus généraux de notre expérience.
Comment apprécier la certitude, tout au moins la probabilité de ces grands essais de synthèse philosophique où on s’efforce d’embrasser l’ensemble des choses, comme du sommet d’une montagne on embrasse l’horizon ? La probabilité même est-elle admissible en métaphysique? Un théorème de géométrie n’est pas probable, il est vrai ou faux ; ne doit-il pas en être ainsi des constructions métaphysiques, qui semblent avoir pour objet quelque chose de nécessaire?
Cette objection, comme les précédentes, n’est valable que contre la métaphysique « exclusivement rationnelle. » Celle-ci essaie de se fonder a priori sur des idées de la raison pure ayant un caractère de nécessité absolue; par là elle s’oblige elle-même à être, comme la géométrie, absolument démonstrative et certaine, ou à n’être rien : pas de milieu. A vrai dire, cette métaphysique rationnelle ne salirait atteindre que les formes universelles de la pensée et de l’être, qui enveloppent toutes choses de leur immutabilité au moins apparente, comme le ciel fixe des anciens enveloppait le ciel planétaire. La métaphysique qui cherche non pas seulement les formes, mais le contenu de l’expérience, ne saurait avoir les prétentions de l’ontologie ou de l’éthique spinoziste ; elle est surtout inductive, et l’induction admet la probabilité. «L’appréciation des probables, disait déjà Leibniz, devrait faire partie de la philosophie; j’y ai souvent songé. »
— Mais comment mesurer les degrés de probabilité philosophique? — Dans ce calcul on n’a pas besoin, comme M. de Hartmann, de mettre en avant tout un appareil d’algèbre[2]. Même dans les sciences positives, par exemple en histoire, en astronomie, dans les sciences naturelles, il y a des probabilités qui ne se prêtent pas à la mesure mathématique et qui, cependant, n’échappent point à l’appréciation logique.
Selon nous, chaque système doit être d’abord considéré en soi, avant toute confirmation de l’expérience. À ce premier point de vue, un système sera d’autant plus probable qu’il sera plus simple dans ses principes et plus riche dans ses conséquences, de manière à relier un plus grand nombre d’idées et de faits, tout en restant toujours d’accord avec lui-même. Dans les mathématiques, étant donnés des nombres qui se suivent au hasard et irrégulièrement, on peut toujours trouver diverses formules qui les relient, mais la meilleure sera tout ensemble la plus simple et la plus complète. De même en philosophie : les faits intérieurs et extérieurs sont comme des points donnés entre lesquels il faut tracer la ligne la plus simple et le plus court chemin. Ou plutôt, un système est un organisme dont toutes les parties doivent être nécessaires l’une à l’autre et se soutenir mutuellement. Aussi Schopenhauer est-il allé jusqu’à dire que l’unique critérium d’un système métaphysique, c’est la consistance[3].
Le critérium logique est en même temps conforme à ce que Leibniz appelait le « dynamisme universel. » L’esprit, comme la nature, obéit à la loi qui veut que les plus grands effets soient obtenus avec la moindre dépense de force. Comprendre les choses, c’est ramener de plus en plus à l’unité la diversité infinie des impressions sensibles et des réactions de notre conscience ; la simplification constante des principes d’explication est la fin instinctivement poursuivie et de mieux en mieux réalisée par la pensée. C’est ce que Hamilton entendait par la loi d’économie, Leibniz par la loi de la moindre action. La métaphysique qui obéit le mieux à cette loi est celle qui a le plus de chances de suivre la nature même, de penser comme la nature agit.
Outre la valeur tout intrinsèque que peut avoir un système quand il offre le plus grand ordre possible dans ses élémens, il peut encore, selon nous, acquérir une valeur nouvelle par son rapport avec les systèmes adverses. Il sera d’autant plus probable, à nos yeux, qu’il sera moins exclusif et plus compréhensif, par conséquent plus capable d’embrasser dans une synthèse supérieure les élémens positifs des divers systèmes. Une doctrine qui concilie les autres au lieu de les détruire augmente sa propre valeur de la valeur même des autres. Si un système nouveau, en même temps qu’il offre un caractère original, apparaît comme le complément des systèmes antérieurs, si même on peut montrer que les autres systèmes y aspirent et en ont besoin pour se soutenir, il sera possible d’établir une hiérarchie entre les doctrines : leur probabilité croîtra avec leur largeur même. C’est ce que nous avons appelé la méthode de conciliation. On a faussement interprété cette méthode comme une substitution de l’histoire à la théorie. Certes, l’étude des grands systèmes historiques a une valeur particulière en métaphysique, non qu’il importe de connaître l’histoire pour l’histoire même, mais parce que les grandes doctrines philosophiques sont des représentations différentes de l’univers dans des cerveaux différens ; or, quand il s’agit de l’universel, il est difficile de ne pas tenir compte des diverses projections de la réalité dans les têtes humaines, depuis les Platon et les Aristote jusqu’aux Spinoza et aux Kant. Celui qui poursuit l’universel ne saurait être trop compréhensif. L’éclectisme, lui, supposait que la vérité est déjà tout entière dans les doctrines des philosophes antérieurs, d’où il n’y aurait plus qu’à l’extraire par un heureux « choix. » La méthode de conciliation, au contraire, est essentiellement théorique et spéculative. Les doctrines des philosophes antérieurs ne lui servent que comme moyens de déterminer, par des exemples probans, les divers systèmes théoriquement possibles et typiques, les diverses hypothèses concevables en métaphysique, dont chacune doit contenir des élémens précieux de solution. Aussi cette méthode n’exclut-elle nullement la nécessité de synthèses nouvelles et originales ; elle appelle, au contraire, de nouvelles idées, soit comme moyens termes et anneaux de liaison, soit comme termes supérieurs et centres de convergence. Pour faire une vraie synthèse, il faut ajouter ; pour concilier, il faut inventer. La méthode de conciliation est analogue à l’effort du géomètre qui découvre un seul système de perspective capable d’unir, de coordonner et d’expliquer des aspects différens[4].
— Fort bien, nous dira-t-on; mais comment passerez-vous de la valeur logique des systèmes à leur vérification dans la réalité? Il ne suffit pas de construire un monde dans sa pensée en spéculant sur l’univers et sur ses principes : il faut savoir encore si cette construction a une valeur en dehors de notre esprit; ce n’est pas assez que les idées d’un Spinoza ou d’un Hegel soient liées entre elles ; il faut encore qu’elles soient liées avec les choses. L’hypothèse explique la réalité, disait Descartes, mais c’est la réalité qui prouve l’hypothèse. Faire une hypothèse fausse, en présence de la nature, c’est ressembler à un musicien qui, au milieu d’un concert, chante dans un ton autre que celui de l’ensemble.
Reconnaissons d’abord que la vérification sensible, la confirmation des idées par les sensations, ne saurait se produire dans la métaphysique : le fond intime de l’homme et de tous les êtres, les premiers principes et les lois suprêmes de l’univers ne peuvent avoir rien de sensible. Le dogmatisme mystique nous par le bien quelquefois, par exemple, de la perception ou de l’expérience intime qu’il prétend avoir de Dieu[5] ; mais, quand même un être qui se donnerait le nom de Dieu nous ferait entendre sa voix ou se révélerait à nous par une perception quelconque, interne ou externe, nous pourrions toujours nous demander si cette voix est bien celle de l’Être infini, si cette perception est celle du parfait. Rien n’assurait Moïse que l’être entrevu dans le buisson ardent fût Dieu même, que la voix entendue dans les éclairs du Sinaï fût la voix de Jéhovah. De même, si nous nous trouvions réveillés après la mort dans une autre vie avec le souvenir de la vie actuelle, nous n’aurions pas fait pour cela l’expérience de notre immortalité indéfinie, car nous pourrions nous demander si cette seconde vie ne sera point la dernière. Nous aurions une probabilité plus grande, nous n’aurions pas une certitude expérimentale. De même encore pour la « fin suprême du monde, » s’il y en a une, et pour le « triomphe final du bien, » s’il doit arriver; nous ne pourrons jamais être certains physiquement de ce triomphe : nous pourrons toujours nous demander s’il est définitif, si Ahriman est à jamais réconcilié avec Ormuzd. La vraie confirmation des synthèses universelles de la métaphysique ne consiste pas, comme celle des hypothèses scientifiques, dans leur accord avec tel ou tel fait particulier, ou dans leur application à quelque nouvelle classe de faits dont elles auraient fourni d’avance l’explication. Les systèmes métaphysiques n’ont pas été inventés pour expliquer des faits particuliers ou pour en faire découvrir. D’où peut donc, en dernière analyse, résulter leur confirmation? — De leur harmonie avec la totalité des faits de conscience et des faits actuellement connus par la science. En d’autres termes, il se produit une confrontation de la métaphysique avec la science tout entière, mentale ou physique, et, par cet intermédiaire, avec une portion toujours croissante de la réalité expérimentale.
L’alchimie a précédé la chimie ; tout en cherchant la pierre philosophale, elle a trouvé l’alcool, l’antimoine et d’autres substances utiles; elle a préparé la forme scientifique de la chimie. L’ontologie a précédé aussi la métaphysique inductive, et trouvé des matériaux précieux pour un édifice dont les bases mêmes sont encore mal assurées. L’organisation positive des sciences et de leurs méthodes est de date relativement récente ; il ne faut donc pas s’étonner que la métaphysique ne soit point encore organisée, puisque, d’une part, son organisation est partiellement subordonnée à celle des sciences de la nature et de l’homme, et que, d’autre part, ses problèmes propres sont les plus difficiles de tous. Elle n’en a pas moins pris, dès aujourd’hui, une forme supérieure aux anciennes, celle de la critique, qui annonce et prépare une organisation plus dogmatique.
Le progrès continu de la science a un double effet, l’un négatif et l’autre positif, l’un d’élimination par rapport aux systèmes anti-scientifiques, l’autre de suggestion par rapport aux doctrines qui sont le prolongement logique de l’expérience. En premier lieu, nul ne niera le progrès métaphysique dû à la puissance d’élimination qu’exerce la science par rapport aux systèmes qui la contredisent : la science, voilà le grand moyen d’exorciser « les fantômes métaphysiques. » Qui soutiendrait aujourd’hui les théories du moyen âge sur les causes occultes, sur les substances, sur la liberté d’indifférence, sur les causes finales particulières, sur les créations spéciales? Dans les idées religieuses, ne voyons-nous pas une élimination progressive des croyances anthropomorphiques, comme la jalousie et la vengeance éternelle de Dieu ? Le progrès des sciences naturelles, morales et sociales, agit donc sur la métaphysique et les religions, ne fût-ce que d’une manière négative : il les épure, il fait le triage de leur partie caduque.
Par cela même se produit une sélection positive au profit de certaines doctrines déterminées, une suggestion croissante en leur faveur. Le monde, dit Lange, est une Iliade que la science épelle phrase par phrase; ajoutons que le sens se dégage de mieux en mieux. Les vérités métaphysiques ont leur expression, quoique incomplète, dans les faits d’expérience; cette expression peut être étudiée et interprétée par une méthode qui n’est pas sans quelque analogie avec celle du calcul infinitésimal. Il y a dans le domaine de notre expérience certaines relations qui invitent l’esprit, par leur constance, à les transporter au-delà de notre expérience actuelle : l’esprit cède ainsi, pour ainsi dire, à la vitesse acquise. Si, par exemple, le domaine de la vie et de la sensibilité s’augmente sans cesse sous les yeux du savant, si, au contraire, le domaine des choses brutes et inertes diminue d’une manière indéfinie, ce sera une confirmation progressive, quoique toujours incomplète, des doctrines qui placent en toutes choses vie, activité, appétit. C’est ainsi que l’apparition de mondes de plus en plus nombreux à des télescopes de plus en plus puissans nous porte à induire l’infinité des mondes. Quand on nous dit qu’au bout d’un certain nombre de lieues il n’y a plus rien qu’un grand vide sans bornes, nous secouons la tête. De même encore certains faits d’expérience observés par une physiologie de plus en plus avancée, comme ceux de suggestion hypnotique, peuvent montrer de plus en plus la dépendance de toutes les opérations psychologiques par rapport aux organes. Le domaine du déterminisme peut aussi aller croissant sous nos yeux, envahir de plus en plus le champ de notre expérience. Les lois de l’évolution peuvent être confirmées de plus en plus par les découvertes scientifiques aux dépens des systèmes qui admettent des solutions de continuité, des hiatus, des sauts dans la nature.
De là, pour les systèmes métaphysiques, la nécessité de s’accommoder à l’état actuel de la psychologie et des sciences de la nature, comme au seul milieu viable. Ainsi que tout ce qui a force et vie, les idées métaphysiques sont soumises à la lutte et à la concurrence vitale, d’où résulte la sélection, le progrès des systèmes. Il y a dans la pensée comme dans la nature une flore antédiluvienne qui tend à disparaître. La persistance d’une idée à travers les âges, la vitalité d’une hypothèse métaphysique révélera sa force d’adaptation à l’atmosphère scientifique. La science toujours élargie ne laissera subsister, au moins à l’état de possibilités, que certaines solutions métaphysiques mieux déterminées et moins nombreuses. M. Renouvier croit qu’il ne restera que deux systèmes en présence, et que la morale permettra seule de choisir, « de parier; » c’est une opinion que nous examinerons dans une étude ultérieure. L’auteur de l’Irreligion de l’avenir admet un plus grand nombre de systèmes possibles; il laisse même la métaphysique entière à l’état flottant et, en quelque sorte, « anarchique, » comme il y laisse la religion et la morale, pour lesquelles il n’espère guère d’unification finale. Il faut, dit-il, construire des systèmes « pour un certain nombre d’années, » comme l’architecte construit pour trois ou quatre siècles quelque admirable édifice. Les systèmes meurent, et à plus forte raison les dogmes; ce qui reste, ce sont les sentimens et les idées, « Toutes les constructions tombent en poussière; ce qui est éternel, c’est cette poussière même des doctrines, toujours prête à rentrer dans un moule nouveau, dans une forme provisoire, toujours vivante, et qui, loin de recevoir la vie de ces formes fugitives où elle passe, la leur donne. » Les pensées humaines vivent non par leurs contours, mais par leur fond. Pour les comprendre, il faut les saisir non dans leur immobilité, au sein d’un système particulier, mais dans leur mouvement, à travers la succession des doctrines les plus diverses. « Ainsi que la spéculation même et l’hypothèse, le sentiment philosophique et métaphysique qui y correspond (et qui fait le fond du sentiment religieux) est éternel, mais il est aussi éternellement changeant[6]. » Sans méconnaître les changemens nécessaires à la vie même de la philosophie comme à toute vie, sans méconnaître le caractère relatif et plus ou moins provisoire des systèmes métaphysiques, nous croyons cependant qu’un triage et un équilibre progressif de ces doctrines est inévitable, par le seul effet de l’action et de la réaction réciproques de la métaphysique et de la science, comme il est inévitable qu’un équilibre s’établisse dans les corps en réciprocité d’influence. Par la lente action du temps, l’état encore nébuleux de la philosophie aboutira à une sorte de système astronomique d’idées, à une classification régulière et rigoureuse des objets de connaissance et des objets d’ignorance. On aura une solution de plus en plus parfaite, en partie dogmatique, en partie critique, des problèmes de l’existence ; et cette solution s’imposera progressivement. Les hypothèses métaphysiques se distribueront comme d’elles-mêmes dans un ordre hiérarchique, selon le degré d’intelligibilité qu’elles auront répandu sur l’ensemble des choses; la plus probable sera celle qui se montrera à la fois la plus analytique et la plus synthétique, la plus pénétrante et la plus large. Nous pensons qu’après un nombre suffisant de siècles, cette interprétation supérieure en intelligibilité se dégagera des autres, montera sur l’horizon intellectuel, réunira un nombre croissant d’adhésions parmi les esprits éclairés. Mais, comme le mystère de l’existence ne sera jamais entièrement éclairci, comme la face d’Isis ne sera jamais entièrement dévoilée, il restera encore une place, au-dessous de l’hypothèse de plus en plus dominante, à bien des opinions de détail, à bien des conjectures, à des croyances individuelles et même à des rêves, optimistes ou pessimistes. C’est là le domaine de la « fiction » poétique que Lange et M. Renan ont confondu avec la vraie métaphysique ; et c’est aussi le domaine des « symboles religieux, » qui pourront durer bien plus longtemps que ne semble le croire l’auteur de l’Irréligion de l’avenir.
Nous sommes ainsi amené à chercher les vrais rapports de la métaphysique avec l’art. Entre la totalité de l’expérience actuelle, résumée par la science, et la totalité de l’expérience possible, induite par la métaphysique, il y aura toujours une distance qui, pour être franchie, exige les procédés de l’art en même temps que ceux de la science. C’est là le côté vrai des théories de Lange, de M. Renan, de ceux qui attribuent à la poésie un rôle dans la métaphysique. Il est faux de dire avec eux que la métaphysique se réduise tout entière à l’art ; il est vrai de dire qu’à son sommet, dans ses dernières conjectures, elle laisse une place à l’art. Seulement, ce n’est plus de l’art pour l’art, c’est de l’art pour la vérité.
Même dans les sciences de la nature, le rôle de l’invention artistique va croissant à mesure que la part de l’observation positive diminue. Il y a dans la science, dit Tyndall, des torys qui considèrent l’imagination comme une faculté à bannir ; autant condamner les machines à vapeur parce qu’il y a des chaudières qui éclatent. Guidée par la raison, « l’imagination est le plus puissant instrument des découvertes scientifiques. Sans elle, notre connaissance de la nature se bornerait à des tables de coexistence et de succession, nous ne connaîtrions nulle part de lois. » Ainsi Tyndall ne craint pas de proclamer l’imagination législative de la science ; et, en effet, une loi est un rapport, un rapport est une synthèse, une synthèse est une construction de la pensée, une construction est une création, ποιήσις, une poésie au sens grec du mot. Savoir, c’est faire, disait Aristote ; pour connaître les choses, il faut les refaire dans sa pensée. S’il en est ainsi, c’est dans la métaphysique que l’invention doit atteindra son plus haut degré. La partie constructive et synthétique de la philosophie renferme nécessairement la principale part d’art et de poésie, puisqu’elle doit s’achever dans l’unité, et que l’unité finale du tout, ne pouvant être saisie ni démontrée, devient pour le penseur analogue à celle qu’on met soi-même dans une œuvre d’art. Le métaphysicien, s’il veut se faire une représentation du tout, est donc obligé, après avoir eu d’abord la rigueur et la conscience du savant, d’avoir à la fin les hardiesses de l’artiste, mais il ne doit jamais confondre ses divinations avec ses inductions. C’est seulement dans ses dernières spéculations que la métaphysique finit par offrir les signes d’une œuvre d’art. Le savant ajoute une vérité à des vérités déjà acquises, et la science se forme par la juxtaposition de ces vérités[7]. L’artiste, lui, ne se contente pas d’ajouter un trait du beau à d’autres traits déjà trouvés, et l’art n’est pas une juxtaposition de beautés diverses ; chaque artiste, a-t-on dit avec raison, essaie de mettre dans son œuvre, d’un seul effort, toute la beauté telle qu’il la conçoit, la sent, la veut ; il poursuit non la partie, mais le tout. Ainsi procède à la fin le philosophe qui veut fixer l’image du monde, image ressemblante sans doute, mais cependant vue par lui et sous un aspect nécessairement humain : comme le peintre se met lui-même dans le portrait d’autrui, le philosophe finit par se mettre lui-même dans la représentation de l’univers. Le procédé n’est pas illégitime en soi, parce qu’il s’agit d’une vue d’ensemble où nous avons montré que le subjectif même doit avoir sa place. Reste seulement à apprécier ce que le philosophe met de lui-même dans sa conception du tout, à voir s’il s’y met dans ce qu’il a de plus profond. C’est à quoi réussissent seuls les grands génies philosophiques : après avoir épuisé toutes les ressources de la logique pure, ils s’efforcent, avec ce qu’ils ont en eux de plus intime, de saisir ce qu’il y a de plus intime dans la réalité. Qu’arrive-t-il alors ? C’est que ce qui semblait d’abord le plus personnel peut atteindre à une réelle impersonnalité. Comme il y a une vérité éternelle dans la beauté d’une grande œuvre d’art, quelque individuelle et originale qu’elle soit, et même parce qu’elle est originale, ainsi il y a une perspective éternellement ouverte sur l’intérieur des choses dans les grands systèmes philosophiques dus au génie des Platon, des Aristote, des Spinoza, des Leibniz : ils n’ont pas travaillé en vain. Il y a probablement une identité fondamentale du génie artistique avec le génie scientifique lui-même, à plus forte raison avec le génie philosophique. C’est ce qui fait que tous les grands métaphysiciens, comme tous les savans de premier ordre, ont été des poètes à leur manière : Héraclite, Parménide, Platon, et même Aristote, car le douzième livre de la Métaphysique est un poème austère, le poème de la pensée éternelle, qui, se laissant entrevoir au monde, attire le monde vers elle par le ressort du désir. Heine a dit de Spinoza lui-même : « La lecture de Spinoza nous saisit comme l’aspect de la grande nature dans son calme vivant : c’est une forêt de pensées hautes comme le ciel. » Mais il y aura toujours une différence profonde entre la poésie et la métaphysique : la poésie est libre dans son fond et liée dans sa forme; la métaphysique est libre dans sa forme, liée dans son fond : la science lui impose, non pour l’arrangement des mots, mais pour la coordination des idées, l’inflexible rythme de ses lois et la matière déterminée de l’expérience. De plus, la poésie tend à individualiser et à incorporer dans une forme sensible toutes ses créations, même les types généraux; la métaphysique roule sur l’universel et, dans le particulier même, c’est l’universel qu’elle cherche à saisir et à dégager de ses formes. Enfin la poésie tend à l’idéal, la métaphysique au réel. Lange et M. Renan ont eu le double tort de représenter l’idéal comme un rêve et d’y voir l’objet de la métaphysique. Au lieu d’être une « fiction, » l’idéal doit être un prolongement et un achèvement du réel : il doit être un aspect supérieur de la réalité même, une idée à laquelle elle s’élève naturellement et qui tend à se réaliser par cela même qu’elle se conçoit. Ce que la pensée enfante selon des lois régulières et naturelles, c’est la nature même qui l’enfante, et la pensée ne peut être plus stérile que la nature. Mais, à vrai dire, l’idéal est l’objet propre de la morale, non de la métaphysique, où il n’entre que par son rapport même avec la réalité. La métaphysique est essentiellement la représentation du réel par ce qui en est l’équivalent le plus complet dans notre expérience. Qu’elle réussisse ou non, l’objet qu’elle voudrait rendre transparent à la pensée est si peu imaginaire, « fictif, » « abstrait, » qu’il est l’être même des choses, leur action propre, leur vie, le cœur palpitant de la nature entière.
En résumé, quelles que soient les prétentions du positivisme ou, comme on dit de nos jours, de « l’agnosticisme, » les sciences de la nature et de l’homme ne supprimeront jamais la métaphysique, parce qu’elles auront toujours besoin de deux choses : 1° d’être maintenues dans leur vraies limites par la critique, 2° d’être interprétées dans leurs élémens et complétées dans leur ensemble par la spéculation. Sans la critique, la science est exposée à des affirmations et surtout à des négations non justifiées; elle est entraînée à méconnaître ses propres bornes, à dépasser ses colonnes d’Hercule. Sans la spéculation, la science demeure fragmentaire et abstraite. La métaphysique est un effort pour ramener à l’unité réelle du tout le point de vue partiel des sciences purement physiques ou objectives et le point de vue également partiel des sciences mentales ou subjectives. Aussi avons-nous réagi, dans l’étude qu’on vient de lire, contre cette défiance exagérée à l’égard du « subjectif » que Kant a introduite dans la philosophie; nous avons montré les droits de la conscience à être regardée comme partie intégrante de la réalité, de cette réalité que le philosophe, à la différence du savant, interprète non plus en ses fragmens, mais en son tout. Le prétendu « subjectif » est, en définitive, le côté interne, la face concave de l’objet réel. Loin d’être exclu de la métaphysique ou de n’y entrer que honteux et déguisé, le mental doit, selon nous, y réclamer ouvertement sa place légitime. La métaphysique est sans doute impossible si l’on suppose que la « réalité » est toute en en dehors de la conscience et de l’expérience, c’est-à-dire du sujet pensant ; mais elle est progressivement réalisable si on admet que la réalité est partiellement enveloppée dans notre expérience même, et que la partie a le droit de replacer dans le tout ses élémens constitutifs.
Au lieu donc de se perdre dans « l’Inconnaissable, » la métaphysique nouvelle devra raisonner par analogie avec la seule réalité que nous puissions atteindre, celle de l’expérience intérieure et extérieure. La doctrine la plus vraie sera à la fois, nous l’avons vu, la plus réductible aux données essentielles de l’expérience et la plus capable de les ramener toutes à l’unité par la généralisation; ce sera celle qui offrira ce double mérite d’être la plus expérimentale et la plus unitaire. S’il en est ainsi, il est permis de prévoir, dès à présent, que le système le plus propre à remplir ces deux conditions d’une analyse radicale et d’une synthèse complète sera sans doute celui qu’on appelle aujourd’hui le monisme expérimental, c’est-à-dire le système qui étend au tout une donnée de l’expérience intérieure considérée comme fondamentale et conséquemment universelle. On ne s’entend pas encore sur la donnée à choisir, volonté, appétit, effort, résistance, force, vie, pensée, sentiment; mais on s’entend déjà sur la méthode : Aristote l’avait pressentie, les métaphysiciens contemporains l’ont adoptée, sauf à ne pas toujours l’appliquer.
Le temps n’est plus où la métaphysique pouvait se présenter comme la science absolue, mais ce n’est pas une raison pour la déclarer impossible, pour lui refuser le titre de connaissance, pour la réduire tout entière, soit à la science, soit à la religion, bien qu’elle soit effectivement à sa base la systématisation de la science actuelle, à son sommet la plus haute des poésies et la plus sublime des religions. Tout savoir n’a pas nécessairement pour unique résultat des certitudes : savoir que telle chose est simplement probable, possible, incertaine ou même inconnaissable, c’est encore savoir. On peut déterminer scientifiquement les lacunes et les bornes de notre science, comme on marque dans le firmament constellé de grands trous noirs où aucun instrument n’est assez puissant pour apercevoir des étoiles. D’ailleurs, si la métaphysique a sa partie nécessairement conjecturale, qui est la synthèse de l’univers, elle peut avoir aussi ses certitudes, qui sont précisément au fond de toutes les autres, dans l’analyse de la conscience. Même en ses hypothèses et en ses constructions, elle devra demeurer soumise aux règles ordinaires de la logique et de l’architecture mentale ; son degré de probabilité se mesurera au degré d’intelligibilité qu’elle aura répandu sur l’univers.
Évitons à la fois cet excès d’orgueil scientifique qui est le dogmatisme, et cette fausse humilité qui est le scepticisme. Il y a longtemps que Bacon comparait la philosophie à l’araignée qui tisse sa toile de sa propre substance ; qu’importe, si cette substance est une portion de la réalité même, la seule directement saisie, la réalité victorieuse des ténèbres qui arrive à la lumière de la conscience et qui seule peut dire : « Je suis !» — Le savant, lui aussi, tisse une toile ou un réseau d’idées, puis s’efforce d’y embrasser une portion de la nature ; quand il n’y réussit point, c’est qu’il n’a pas fait sa toile assez solide ou assez large. Assurément, la difficulté est bien plus grande dans la métaphysique, car celle-ci, avec tous les points d’appui possibles dans l’expérience intérieure et extérieure, s’efforce d’embrasser l’ensemble des choses. Pourtant, si l’univers est immense à sa manière, il ne faut pas oublier que notre pensée l’est aussi à la sienne : c’est elle qui conçoit l’immensité même, l’éternité, l’infinité, la totalité de l’être. Si donc, au point de vue physique, nous sommes compris dans l’univers, rien ne prouve qu’au point de vue intellectuel l’univers, en ses lois fondamentales et en ses formes génératrices, sinon en ses détails particuliers, ne puisse être compris dans notre pensée. Le « réel » caché sous les apparences sensibles, ce fond dernier de l’être, ce punctum saliens de la vie universelle, c’est nous, en définitive, qui le concevons, comme si, par quelque côté de notre être où il est présent et qu’il anime, nous y pouvions déjà toucher. L’univers peut dire comme le dieu de Pascal : « Tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais déjà trouvé. » Quand il s’agit de problèmes qui s’étendent à la totalité de l’être, la réponse sera sans doute toujours partielle, toujours incomplète, toujours humaine ; mais ce qui est vraiment divin dans la pensée, c’est l’interrogation plutôt que la réponse. Et l’interrogation ne se taira jamais : le silence serait la mort même de la pensée.
ALFRED FOUILLEE.
- ↑ Roberty, l’Ancienne et la nouvelle philosophie, 1887.
- ↑ M. de Hartmann prétend démontrer, par le calcul des probabilités, que si l’oiseau couve ses œufs, c’est en vertu des causes finales. L’argumentation, sous son apparence algébrique, n’en est pas moins enfantine, comme Lange l’a excellemment démontré.
- ↑ « Toute conception d’une nécessité vitale, dit à son tour M. Spencer, c’est-à-dire telle qu’on ne peut la séparer du reste ans exposer l’esprit à une dissolution, doit être reçue pour vraie par provision. Il n’y a pas deux moyens de prouver la solidité d’une croyance, mais un seul : c’est de faire voir qu’elle concorde entièrement avec toutes les autres; la philosophie, réduite à faire ces suppositions fondamentales sans lesquelles il n’y a plus de pensée possible, doit, pour les justifier, montrer qu’elles concordent avec toutes les autres affirmations de la conscience... Une fois que de ces suppositions provisoires on a tiré les conséquences, et que l’accord de ces conséquences entre elles et avec les suppositions premières a été démontré, ces suppositions sont justifiées. » Ajoutons que ces suppositions dont par le M. Spencer, et qu’il semble présenter comme des hypothèses, doivent être des données réelles, des thèses ou positions solides dans la conscience même, établies et justifiées par l’analyse ultime de l’expérience et de la connaissance, qui est le fondement de la métaphysique.
- ↑ Deux grands procédés sont ici également légitimes : on peut concilier des principes opposés, comme la liberté de notre volonté et le déterminisme de la nature, soit par un procédé de distinction, en montrant qu’ils sont vrais à des points de vue différens, soit par un procédé d’unification, en montrant qu’ils dépendent d’un commun principe et d’une idée supérieure.
- ↑ Voir le père Gratry.
- ↑ Guyau, l’Irréligion de l’avenir. Conclusion.
- ↑ Voir M. Boutroux dans son Introduction à l’Histoire de la philosophie des Grecs par Zeller.