La Coupe en forêt/Chapitre 2

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 3p. 370-374).
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II


En Russie, il y a trois types essentiels de soldats auxquels on peut ramener les soldats de toutes les armes : troupes du Caucase, de la ligne, de la garde, de l’infanterie, de la cavalerie, de l’artillerie, etc.

Ces types principaux, avec de nombreuses divisions et nuances, sont :

1° Les soumis ;

2° Les autoritaires ;

3° Les crânes.

Les soumis se divisent ainsi : a) les soumis de sang froid ; b) les soumis empressés.

Les autoritaires comprennent : a) les autoritaires brusques ; b) les autoritaires diplomates.

Et les crânes : a) les crânes plaisants ; b) les crânes dépravés.

Le type le plus fréquent, le type le plus charmant et le plus sympathique et qui le plus souvent rassemble en lui les meilleures vertus chrétiennes : douceur, piété, patience, résignation à la volonté de Dieu, c’est en général le type d’un soumis. Le trait caractéristique du soumis de sang-froid c’est un calme que rien ne peut ébranler et le mépris pour toutes les malveillances que le sort peut lui réserver.

Le trait essentiel d’un soumis qui boit, c’est la tendance douce, poétique et la sentimentalité. Le trait essentiel d’un soumis empressé c’est la pauvreté des capacités intellectuelles unies à l’amour du travail sans but, et le zèle.

Le type des autoritaires se rencontre principalement dans une classe plus élevée des soldats : des caporaux, des sous-officiers, etc. ; et dans la première division, celle des autoritaires brusques, il y a un type très noble, énergique, essentiellement militaire mais qui n’exclut pas de hauts élans poétiques. (À ce type appartenait le caporal Antonov que j’ai l’intention de présenter au lecteur). La deuxième division, celle des autoritaires diplomates, depuis un certain temps se répand de plus en plus. L’autoritaire diplomate est toujours éloquent, lettré, porte une chemise rose, ne mange pas à la gamelle, fume parfois le tabac de Mousatov, se croit beaucoup plus que le simple soldat, et lui-même est rarement aussi bon soldat que les autoritaires de la première sorte.

Le type du crâne, de même que le type de l’autoritaire, est bon dans la première catégorie. Les traits particuliers des crânes plaisants sont : la gaieté inébranlable, de grandes capacités pour tout, l’abondance de la nature et la hardiesse. Ce type est très mauvais dans la deuxième catégorie. Cependant, il faut dire à l’honneur de l’armée russe que les crânes dépravés sont assez rares, et s’ils se rencontrent, ils sont éloignés de la camaraderie par les soldats eux-mêmes. L’incrédulité et une certaine fanfaronnade dans le vice sont les traits principaux du caractère de cette catégorie.

Velentchouk appartenait à la catégorie des soumis empressés. Il était d’origine petite-russienne, il servait depuis déjà quinze ans ; c’était un soldat ordinaire et pas trop habile, mais très naïf, bon, très zélé, en général mal à propos, et extrêmement honnête. Je dis extrêmement honnête, car l’année précédente cette probité avait eu l’occasion de se montrer sous son plein jour. Il faut noter que presque chaque soldat a un métier. Les plus répandus sont ceux de tailleur et de cordonnier. Velentchouk avait appris soi-même le premier, et à en juger par ce fait, que le sergent-major Mikhaïl Doroféitch en personne lui confiait la confection de ses habits, il avait atteint un certain degré d’habileté.

L’année précédente, au camp, Velentchouk se chargea de faire un manteau de drap fin à Mikhaïl Doroféitch. Mais cette nuit même, quand, après avoir taillé le drap et bâti la doublure, il le serra dans sa tente, sous son oreiller, il lui arriva un malheur ; le drap, qui coûtait sept roubles, disparut !

Velentchouk, les larmes aux yeux, les lèvres décolorées, tremblantes, avec des sanglots contenus, déclara ce malheur au sergent-major. Mikhaïl Doroféitch se fâcha. Au premier moment, de dépit, il menaça le tailleur ; mais ensuite, en homme bon et aisé, il laissa tomber l’affaire et n’exigea pas de Velentchouk la remise du prix du manteau. Malgré toute la peine que se donnait Velentchouk, empressé, malgré tous les pleurs qu’il versait en racontant ce malheur, le voleur ne se trouva point. Les soupçons se portaient très fort sur un terrible débauché, le soldat Tchernov qui dormait avec lui dans la même tente, mais il n’y avait acune preuve positive. L’autoritaire très diplomate Mikhaïl Doroféitch, en homme aisé qui s’occupe de petits tripotages avec le surveillant de l’arsenal et le chef de l’artel, les aristocrates de la batterie, oublia bien vite la perte de son vêtement. Velentchouk, au contraire, n’oubliait pas son malheur. Les soldats racontaient qu’alors ils eurent peur qu’il ne se suicidât ou ne s’enfuît dans les montagnes, tellement ce malheur l’avait impressionné. Il ne buvait ni ne mangeait, il ne pouvait même travailler et pleurait sans cesse. Trois jours après, il vint trouver Mikhaïl Doroféitch et tout pâle, d’une main tremblante, tira du parement de sa manche une pièce d’or et la lui tendit. « Je jure que c’est tout ce que j’ai, Mikhaïl Doroféitch, et je l’ai même emprunté chez Idanov, » fit-il en sanglotant de nouveau ; « et pour les deux roubles qui restent, je vous jure que je vous les remettrai dès que je les aurai gagnés. Lui (qui était ce lui ? Velentchouk lui-même le savait pas) m’a fait passer à vos yeux pour un voleur, lui — que le diable prenne son âme maudite — a pris à son frère soldat, tout jusqu’au dernier kopeck ; et moi, je sers depuis quinze ans… »

Il faut dire à l’honneur de Mikhaïl Doroféitch qu’il n’accepta pas les deux roubles manquants, lorsque, deux mois plus tard, Velentchouk les lui apporta.